Archive, architecture, art

L’écriture architecturale qui m’intéresse n’est pas compatible avec la tradition philosophico-architecturale dominante. Tout se passe, donc, comme si j’étais devenu philosophe et philosophe déconstructeur pour libérer une écriture architecturale qui n’était pas possible. Je ne dis pas qu’elle est maintenant possible pour moi, mais je perçois ce que j’écris sous forme discursive comme un analogue de cette architecture dont je rêve et qui est à la fois réprimée et interdite. Comment décrirai-je cette architecture que je connais sans connaître ? Je peux au moins en dire qu’en elle l’architecture et la musique s’accordent. […] Je ne suis ni architecte ni musicien au sens classique, professionnel et courant du terme. Je n’ai pas de compétence d’architecte, je n’ai pas de compétence de musicien. Et pourtant, ce que j’écris, me semble-t-il, c’est quelque chose qui tente de réconcilier entre elles l’architecture et la musique. Maintenant, cette réconciliation n’est pas simplement une réconciliation, mais autre chose encore : une tension, les espacements et recoupements des deux desseins, une œuvre chorale, justement.
Jacques Derrida, « Postface à Chora L Works. Entretien avec Jeffrey Kipnis », in Les Arts de l’espace[1].

1 Qu’est-ce qui lie l’archive, l’architecture et… l’art ? Rien, à première vue, que l’insistance d’une assonance, d’une allitération, de l’archi à l’arche à l’art. Rien que le retour d’une lettre, R, en pensant au titre du premier texte de Jacques Derrida consacré à Valerio Adami, « + R (par-dessus le marché) [2] ».

2 Peut-être s’agit-il toujours seulement de cela, du déplacement d’une lettre, de sa capacité à s’espacer, de sa différance (avec un a), de sa revenance aussi, de sa résistance à se laisser cloisonner, à se laisser confiner à demeure. Entre l’archive et l’architecture, il se passe quelque chose de toute évidence qui a trait au lieu, au domicile, à la maison, à l’oikos ; au commencement et au commandement aussi (l’archive est architectonique en son principe). Entre l’architecture et l’art, il se passe également quelque chose, même si c’est moins évident, mais on ne peut manquer de citer la formule célèbre de Kant, à laquelle revient si souvent Derrida : « L’architectonique est l’art des systèmes [3] ». Si Kant faisait du système son maître mot, celui d’« art » est tout aussi important. Mais qu’est-ce qui est « art » dans l’architectonique ? Et quel art ? Pour Jacques Derrida, il est intéressant de le noter, l’architecture n’est pas tant du côté du visible, du voir, que de la musique (et du labyrinthe, tympan et oreille toujours : Jérôme Lèbre y revient dans la deuxième partie de ce texte). C’est déjà là un aspect indiscutablement original de l’approche derridienne des « arts de l’espace » et de leur différence.

3 Un mot rapide au sujet du « contexte », d’abord, qui nous a conduits, Jérôme Lèbre et moi, à essayer de parler dans cette intervention, entre tant d’autres possibles, de ces trois mots : « archive », « architecture », « art ».

4 Le point de départ a été le projet d’édition qui a consisté à réunir dans un premier temps les écrits que Jacques Derrida a consacrés aux arts de 1979 à 2004 et que nous avons, mes collègues Joana Masó, Javier Bassas et moi, mis à l’enseigne d’une proposition emblématique empruntée au titre d’une des dernières conférences de Derrida sur l’art : Penser à ne pas voir[4]. Ce premier volet, qui concerne les « arts du visible » (dessin, peinture, photographie, vidéo, cinéma, théâtre), avait dû laisser de côté pour un second volume tous les écrits et interventions ayant trait à l’architecture tant ils étaient nombreux. En préparant cette édition, nous avons eu la chance non seulement de redécouvrir un riche ensemble de textes en « plus d’une langue » (français, anglais, italien, allemand) mais aussi de trouver dans le Fonds Jacques Derrida de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) correspondances, transcriptions de séances de travail (sur rouleaux de papier-fax) et autres documents : bref, tout un corpus – un corpus dans son corpus – qui nous a encore mieux donné à comprendre la portée que donnait Jacques Derrida à ce mot, « espacement ». En parcourant cette partie de son œuvre, nous avons en effet souvent eu l’impression de faire la « traversée […] d’un espace qui n’[était] pas donné d’avance mais qui s’ouvr[ait] à mesure qu’on avan[çait] [5] ». Je voudrais donc, pour amorcer cet échange autour de l’« archi » que partagent à la fois l’architecture et l’archive, signaler quelques lignes de force de la pensée de Derrida telle qu’elle se déploie dans cette partie de son corpus – partie peut-être plus grande que le tout, selon ces topologiques qu’il nous a appris à penser –, corpus singulier de son travail philosophique où il s’est agi pour lui de réfléchir dans tous ses aspects cette « expérience de l’espace ». S’il était besoin de souligner l’importance que revêt cette question de l’architecture pour sa pensée, il suffirait de rappeler cette déclaration de « Afterword », un entretien avec Jeffrey Kipnis dans Chora L Works, qui en souligne, on ne peut plus clairement, la portée :

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[…] la déconstruction architecturale est plus affirmative, conséquente et effective qu’une déconstruction discursive ; elle rencontre et doit essayer de surmonter les résistances les plus effectives, c’est-à-dire des résistances culturelles, politiques, sociales, économiques, financières, matérielles et architecturales. […] l’architecture et, pour des raisons analogues, le droit représentent des épreuves décisives pour la déconstruction[6].

6 De 1984 jusqu’en 1997, Derrida poursuit donc des échanges très substantiels sur l’architecture dont témoignent non seulement les trois textes devenus canoniques parus dans Psyché en 1987 – « Point de folie – maintenant l’architecture » (1986) ; « Pourquoi Peter Eisenman écrit de si bons livres » (1986) et « Cinquante-deux aphorismes pour un avant-propos [7] » (1987) –, mais aussi tous ceux que nous avons réunis dans cet ouvrage où nous présentons en outre deux interventions inédites en français, retrouvées dans le fonds de l’IMEC : d’une part, une conférence « improvisée » en 1985 au Musée d’art de la province de Trente, intitulée « Maintenant l’architecture » (qu’on ne doit pas confondre avec le texte consacré à Tschumi, paru un an plus tard) et, d’autre part, une table ronde sur les rapports entre déconstruction et architecture qui s’est tenue à l’École technique supérieure d’architecture de Madrid en 1997. Ces deux textes, l’un initial, l’autre plus rétrospectif, permettent ainsi de mieux redessiner la trajectoire de ces travaux qui s’échelonnent sur une quinzaine d’années. Sans prétendre à l’exhaustivité, cette édition réunit donc l’essentiel des textes, entretiens et interventions de Derrida sur l’architecture parus en langue française dans des revues ou des ouvrages collectifs ; mais il nous a aussi paru essentiel de proposer les interventions et polémiques diffusées en d’autres langues (nous avons ainsi traduit les réponses de Peter Eisenman et de Daniel Libeskind), de manière à pouvoir avoir une meilleure perception d’ensemble des enjeux de la réflexion de Derrida dans ce domaine.

7 Car ce qui retient d’abord l’attention dans tous ces textes, c’est la nature résolument interactive et dynamique (conférences, débats, forums) de ces réflexions qui se présentent elles-mêmes résolument sous le signe de l’œuvre chorale, matériaux d’un vaste chantier abordant l’architexture dans tous ses aspects (philosophiques, métaphoriques, topologiques, politiques, technologiques). En étroite résonance les unes avec les autres, ces diverses pièces donnent ainsi à lire au fil du temps toute la cohérence, mais aussi la mobilité, les modulations de la pensée de Derrida dans ce champ. À travers ces textes qui portent tant sur des projets spécifiques (le Parc de la Villette avec Bernard Tschumi, Chora L Works avec Peter Eisenman, le Musée juif de Berlin de Daniel Libeskind) que sur les questions architecturales liées à la ville, à sa configuration matérielle et virtuelle, à ses télécommunications en expansion, à sa refondation, à son nom, à ses mémoires et à son avenir (Babel, Prague, Berlin), on suit le mouvement d’ensemble de la pensée de Derrida qui interroge tous les aspects les plus « fondamentaux » de la discipline. Ce qui s’affirme en effet avec une indiscutable évidence dans tous ces échanges, c’est non seulement la portée résolument internationale de sa pensée, qui se déploie alors simultanément tant en Europe qu’aux États-Unis et au Japon, mais aussi l’importance politique que revêt cette rencontre entre la déconstruction et l’architecture.

8 D’autre part, et il est important de le souligner, l’intérêt de Derrida pour l’architecture est aussi étroitement lié à la fondation d’une nouvelle institution, le Collège international de philosophie, institution internationale et délocalisée qui a précisément à inventer son architecture, son espace de pensée, et qui est constamment à l’arrière-plan de ses réflexions. (Un exemple éloquent en atteste : un état du texte « Maintenant l’architecture » est dactylographié à l’endos d’une lettre datée du 18 mai 1982, sur papier à en-tête du « Ministère d’État. Ministère de la recherche et de la technologie – Mission pour la création du Collège international de philosophie », et signée par Jacques Derrida, « Chargé de coordonner les travaux de la Mission » « pour François Châtelet, Jean-Pierre Faye, Dominique Lecourt ».)

9 Rappelons quelques étapes importantes. En 1984, un premier entretien avec Eva Meyer est réalisé autour de la question de l’espacement et des rapports entre le texte et l’architecture, et dès 1985, année au cours de laquelle Jacques Derrida est invité par Bernard Tschumi à travailler avec Peter Eisenman à un projet de jardin sans végétation au Parc de la Villette de Paris, ses échanges avec les architectes vont s’intensifier et former un pan non négligeable de son travail philosophique. Durant cette quinzaine d’années, Jacques Derrida participe ainsi à plusieurs colloques : celui de Prague tenu en 1991, Prague. Avenir d’une ville historique capitale, de même qu’à la série des colloques « Anyone », qui eut lieu la même année à Los Angeles et Santa Monica, et « Anywhere », organisé par l’architecte Arata Isozaki et le philosophe Akira Asada au Japon en 1992 ; il entretient également des discussions nourries avec différents architectes et théoriciens, comme en témoignent le Stadtforum Berlin de 1991 avec Kurt Forster, Akira Asada et, entre autres, Wim Wenders, le débat animé par Mark Wigley en 1991 à l’Université Columbia et la table ronde avec les architectes de Madrid en 1997. Derrida élabore aussi sa réflexion sur les rapports entre architecture et philosophie dans plusieurs entretiens approfondis (avec Christopher Norris (1988), Daniel Libeskind, Jeffrey Kipnis et Catherine Ingraham (1992)), où il explique les raisons pour lesquelles « dans la déconstruction […] l’appel à l’architecture était nécessaire », pour ne pas dire inévitable :

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La déconstruction est peut-être une manière de remettre en question le modèle architectural lui-même – ce modèle architectural qui est une question d’ordre général, même au cœur de la philosophie, la métaphore des fondations, des superstructures, ce que Kant appelle « l’architectonique », etc., ainsi, également, que le concept de l’arkhê… Aussi la déconstruction implique-t-elle de remettre en question l’architecture dans la philosophie, et peut-être l’architecture elle-même[8].

11 Faut-il rappeler que, dès son travail sur L’Origine de la géométrie de Husserl, Derrida s’est soucié d’espace et d’architecture en commentant la notion husserlienne d’horizon, qu’il qualifie de « décisive [9] » ? De même, comme le montrent bien La Vérité en peinture et plusieurs textes où il traite de la question des arts, la question du voir pour lui ne se limite pas à la sculpture ou à la peinture, Derrida s’intéressant toujours à la « condition architecturale d’une expérimentation pour dépasser peinture ou sculpture en tant que genres des Beaux-Arts [10] ». Cette question des fondements et de l’espacement est évidemment au cœur de son intérêt pour la discipline de l’architecture et, au-delà d’elle, pour son architectonique, indissociable de celle de la philosophie.

12 Une rencontre importante se produit donc dès les années quatre-vingt entre Derrida et plusieurs architectes, avec lesquels il engage un débat stimulant non seulement à partir de propositions philosophiques et théoriques mais aussi de projets et d’expérimentations concrètes, qui donneront lieu à l’appellation controversée d’architecture « déconstructiviste ». Trois architectes surtout prendront part à ce dialogue : Bernard Tschumi, Peter Eisenman et Daniel Libeskind ; d’autres architectes (Rem Koolhaas, Akira Asada) participeront aussi à ces débats, de même que des théoriciens et professeurs d’histoire de l’architecture et d’esthétique (Jeffrey Kipnis, Arata Isozaki, Kurt Forster, Anthony Vidler, Rosalind Krauss) ou commissaires d’exposition (Mark Wigley, co-commissaire de l’exposition « Deconstructivist Architecture » au MoMA de New York en 1988 [11]). De manière significative, Derrida raconte avoir été « jeté » dans l’architecture par Bernard Tschumi, qui a rendu possible sa rencontre avec Peter Eisenman ; les fruits de ce dialogue, La Case vide et Chora L Works, font état de leurs travaux conjoints sur le Parc de la Villette. Toutefois, et bien au-delà des collaborations autour de projets proprement architecturaux, l’architecture s’avère un passage obligé dans la déconstruction, qui est d’abord une pensée de l’espacement. La déconstruction derridienne est d’entrée de jeu étroitement liée à diverses formes topologiques (puits et pyramides, cryptes et colonnes, ruines et édifications, délimitations dedans/dehors, support/surface, etc.), de même que, plus largement, elle touche l’idée même de système, d’institution, de juridiction à l’œuvre dans des espaces concrets. La déconstruction est elle-même impensable sans toute une série de figures (tympan, labyrinthe, détour, seuil, coin, levier) qui remettent en question la stabilité, le fondement, l’édification et généralement toute archi (arkhê) et fond, questionnant la notion de limite et tout particulièrement celles de l’oikos, de la demeure et de l’habiter, qui présentent « toutes les stratégies du propre, de l’appropriation, de l’habitation, de l’économie [12] ». Hanté par les motifs de mémoire et de la crypte, Derrida accorde aussi une grande importance à la question du deuil et de la mémoire (bibliothèques, archives, cimetières) et à la hantise qui imprègne le lieu pour lui.

13 Dans ses écrits et interventions orales, Derrida poursuit également une explication avec plusieurs textes philosophiques, notamment ceux de Platon (le Timée tout particulièrement pour la notion cruciale de khôra), de Kant et de Heidegger. À partir de la question de l’architecture, il ne cesse de remettre en question les prémisses qui permettent d’assurer un sol stable, une « assise » ou un « fondement ». Si l’histoire de la pensée occidentale lie indissociablement logos et architecture, la « métaphore » architecturale jouit incontestablement d’un privilège qu’il s’agit de questionner : « L’analogie entre logos (logie) et architecture n’est pas une analogie parmi d’autres. Pas plus qu’elle ne se réduit à une simple figure de rhétorique », et Derrida tiendra à préciser que la « “déconstruction” n’est pas une métaphore architecturale [13] ». « Construction », « fondation », « édification », « érection », « constitution » et, bien entendu, « déconstruction » : si ce lexique s’impose ici à l’évidence, Derrida dit néanmoins qu’il « privilégierai[t] le mot “institutions” plutôt que “déconstruction et architecture” [14] », laissant entendre qu’il y a pour lui une asymétrie entre ces deux expressions. Le trait d’union entre « déconstruction » et « architecture » désignerait alors une certaine pensée sur et de l’institution : « L’architecte est celui qui se tient au plus près du principe d’arkhê : commencement et commandement [15] », de sorte qu’entre la figure du philosophe et celle de l’architecte, il y a des affinités qui ont pour enjeux les questions de la souveraineté et de la décision politique.

14 La réflexion de Derrida sur l’architecture et les institutions s’attache aussi, dans le sillage du texte de Heidegger intitulé « Bâtir habiter penser [16] », à cette question de l’habiter et du vivre, du séjour, de la demeure. S’intéressant au seuil, aux bordures et autres limitrophies, la pensée de Derrida ouvre toujours à des interrogations politiques, présentes pour lui dans la question de la polis et de la forme-ville, et qui mène aux grands motifs de la ville-refuge, du droit de résidence, de l’hospitalité et de la « démocratie à venir ». Qu’il s’agisse de la question des logements sociaux ou des sans-abri, de celle des normes et fonctions toujours présentes dans l’architecture, de la dimension anthropo-zoologique du nomadisme, des traces de pas et des empreintes, ou encore de la métaphysique et du principe prétendument fondamental d’une raison (Grund), l’architecture apparaît non seulement comme l’art du lieu mais comme le lieu de l’espace, de l’espacement par excellence – « l’espace ouvert, l’intervalle, la localité [17] ». Elle rejoint à cet égard la notion de khôra, héritée du Timée de Platon, mais à laquelle Derrida donne dans ces écrits une tout autre portée : ni vide ni chaos, ni étant ni néant, ni sensible ni intelligible, khôra[18] désigne un milieu spatial qui ne se réduit pas à un lieu (topos). Derrida reviendra souvent à cette notion complexe qui lui permet d’éviter les écueils de la théologie négative – notamment le culte de l’absence, le désir de sacralité – souvent au cœur de son différend avec Libeskind ou Eisenman. D’autre part, Derrida se montre également sensible dans ces textes à ces autres notions heideggériennes que sont l’« être-jeté » et l’« être en route (ou en chemin) », et qui, soulignant encore l’instabilité de toute architecture, font signe pour lui vers la figure, de plus en plus présente au fil des années, du spectre et de la hantise, du « hanter » comme double de l’« habiter ». Dans une des définitions de l’exposition Les Immatériaux, Derrida demande s’il y a une « Différence entre hanter et habiter [19] ? ».

15 Invité à Prague, puis à Berlin, où on lui demande de donner son avis sur la forme que devraient prendre cette ville après la chute du Mur, Derrida se montre très sensible à la question de la fondation non seulement sous son jour politique mais aussi et surtout comme site ou situation même de la prise de décision et des responsabilités dans cette « époque posturbaine » qui serait la nôtre. À l’instar de la tour de Babel, qu’il commente dans l’entretien avec Eva Meyer et, par l’entremise de Kafka, dans « Générations d’une ville : mémoire, prophétie, responsabilités » [20], il s’agit de prendre conscience de l’essentielle déconstructibilité de toute construction spatiale, ainsi que le soulignait déjà le sous-titre de ses Mémoires d’aveugle (1990) : L’autoportrait et autres ruines. Car, écrit-il dans une lettre à Eisenman, « toute architecture est finie ; […] elle porte en elle, selon des modes chaque fois originaux, les traces de sa destruction à venir ; […] elle décrit le futur antérieur de sa ruine, […] elle est hantée, voire signée par la silhouette spectrale de ce qui reste à peine [21] ». Dans cette lettre de 1989, Derrida, convoquant le texte de Walter Benjamin « Expérience et pauvreté », formulait déjà l’une des questions centrales qu’il posait non seulement à Eisenman mais à l’architecture en général : quelles seraient les conséquences économiques, politiques, sociales d’une architecture et d’une culture de la transparence – Glaskultur ? Comment pourrait-elle œuvrer à une culture de la trace dans les partages reçus du public et le privé, de l’ouvert et du secret, du fini, du fragment et de l’incomplet ?

16 La ruine qui hante pour Derrida tout édifice comme son fondement même fait écho, encore une fois, à la tour de Babel et à la confusion linguistique que son effondrement entraîne (il reprend ici cette question à partir des récits de Kafka). Ce n’est donc pas un hasard si, à travers ces échanges qui ont souvent lieu « ailleurs » (à Los Angeles, New York, Tokyo, Berlin ou Prague), Derrida se montre particulièrement attentif à la question de la traduction, de même qu’à l’omniprésente question des nouvelles télétechnologies qui délocalisent et disloquent toujours davantage, à grande vitesse, la forme même de la ville, l’écriture et la prise de parole qui s’y rapportent, comme le montre si bien « Faxitexture » (« Je ne sais pas encore dans quelle langue ces remarques préliminaires seront adressées, lues ou entendues, si même elles le sont jamais où que ce soit (anywhere) et dans quelque langue que ce soit. Une fois déplié, le titre lui-même, faxitexture, jouerait entre des idiomes grec, latin et anglais : architecture, fac, tele-fax, c’est-à-dire télé-fac-simile, fact et fake, false, faux, fausse-facture, fausse préface, etc. [22] »). Ce n’est certes pas le moindre intérêt de la réflexion de Derrida que de cerner les transformations dont la ville est l’objet, notamment en ce qui a trait à la mémoire lors de sa « reconstruction » ou à l’impact croissant des télétechnologies la virtualisant.

17 *

18 La ville, l’architecture se transforment, les nouvelles technologies les orientent l’une et l’autre vers un avenir que nous commençons à peine à percevoir, les archives semblent enfouies. Peut-être l’architecture est-elle en effet l’art qui s’applique le mieux à enfouir ses propres archives, quitte à figurer cet enfouissement par la construction, après coup, d’une crypte.

19 Derrida est hanté par ce motif de la crypte, vient de nous dire Ginette Michaud ; il le confirme dans un entretien : « L’architecture ne nomme rien de pur et d’identique à soi. C’est une crypte ou un pseudonyme [23] ». Cette crypte s’avère indissociable d’un rêve, celui que nous avons, Ginette et moi, mis en exergue ici même : le rêve d’une architecture en accord avec un autre art, la musique, mais qui s’avère « réprimée et interdite », parce qu’elle « n’est pas compatible avec la tradition philosophico-architecturale dominante [24] ». Cela est écrit au terme d’un écrit d’architecture, impliquant Eisenman et Derrida, Chora L Works, comme les cryptes se construisaient sous les chœurs des églises romanes.

20 Mais il n’y a pas plus de crypte sans fondations que de rêve sans archives. Derrida est le premier à remarquer, en citant l’Eupalinos de Valéry, que l’alliance entre l’architecture et la musique peut être pensée en termes traditionnels. Les lois de proportion qui régissent les relations entre les colonnes, le toit, le tympan d’un temple grec sont aussi celles de l’harmonie, dans une tradition pythagoricienne que reprend Valéry en écrivant que les temples chantent. Selon cette perspective, le rôle de Platon aura été de fonder la philosophie en faisant reposer les rapports mathématiques sur une idée dépassant son actualisation mathématique, l’idée du Bien, laquelle est sans mesure. Toute l’architectonique des systèmes philosophiques et des édifices européens (avant tout les églises, les théâtres et les opéras) repose sur cette refondation philosophique puis théologique du lien entre architecture et musique – lien confirmé tant au moment où l’art moderne cherche son unité dans l’analogie (Goethe : l’architecture est « une musique figée [25] ») que par l’architecture archi-dominante de la période contemporaine, celle de Le Corbusier, reprenant dans ses plans les rythmes des partitions de Xenakis. Le rêve de Derrida entretient donc un rapport serré avec la tradition philosophico-architecturale qui le réprime et l’interdit, c’est ainsi qu’il nous parvient singulièrement crypté.

21 La crypte est éclairée par l’architecture même. L’écrit le plus principiel, le plus dominant dans ce domaine, est le De Architectura de Vitruve. Celui-ci, dès ses premières lignes, établit la domination de l’architecture sur tous les savoirs, philosophie comprise. L’architecte doit avant tout « connaître les lettres, afin de rédiger facilement ses mémoires [26] » : l’écriture est au principe même de l’architecture, selon cette double idée que la rhétorique obéit aux mêmes lois que les édifices et que l’architecte doit savoir présenter ses plans pour convaincre ses commanditaires. La capacité à dessiner les plans ne vient qu’en seconde position. Les qualités suivantes de l’architecte (connaissances en géométrie, optique, arithmétique) rappellent la base mathématique de la construction, liée à son économie, puisqu’il s’agit autant de calculer les mesures dans l’espace que le prix du chantier. Ensuite seulement vient la philosophie. Sa première fonction est d’ôter à l’architecte « toute arrogance », de lui apprendre à distinguer le vrai bien et les biens quantifiables, parmi lesquels se trouve la rentabilité de son savoir. Sa deuxième fonction, presque inverse, est de refonder sur la « nature des choses » les compétences de l’architecte pour les augmenter : « il lui importe de la bien connaître, pour être en état de résoudre quantité de questions, comme lorsqu’il s’agit de la conduite des eaux ». Juste après la philosophie vient la musique, « indispensable afin que l’on saisisse bien la proportion canonique et mathématique », précise Vitruve ; elle permet de tendre « les balistes, les catapultes, les scorpions », les machines de guerre s’accordant comme les instruments. Elle « est encore nécessaire pour les théâtres » (Vitruve déterminera leur construction et leur acoustique). Dernier argument sur ce point : « Quant aux machines hydrauliques et autres semblables, il serait impossible de les construire sans la connaissance de la musique ». Vitruve se demande alors comment un homme peut se dire architecte, alors que l’architecture est « ornée et enrichie de connaissances si nombreuses et si variées » et répond en revenant à une philosophie qu’il ne nomme plus : ce qui rend l’architecture possible, c’est l’enchaînement des connaissances, leur mise en ordre dans une encyclopédie universelle. Moins compétent que chaque spécialiste, l’architecte accède alors en puissance, comme le métaphysicien, à l’ensemble de ces savoirs. Ainsi s’engage une véritable concurrence entre le savoir du philosophe et celui de l’architecte, entre l’architectonique de la science et cette architecture première.

22 Il semble alors que Derrida, au moment où il refuse de s’attribuer la moindre compétence d’architecte ou de musicien, rêve encore sur ces lignes de Vitruve pour les renverser : il entend mettre fin à cette concurrence entre les architectoniques en se dégageant de tout savoir, afin de donner une nouvelle dimension à l’articulation entre architecture et musique.

23 L’archive de ce rêve serait alors un texte plus ancien que la postface de Chora L Works, « Tympan ». On y lit que le tympan est l’organe de l’oreille qui permet l’écoute, celui que fait résonner le « marteau ». Tout savoir ex auditu, et donc toute la tradition philosophique et musicale, passe par lui : produisant dans l’oreille un « effet de proximité, de propriété absolue [27] », il est l’organe de l’appropriation métaphysique du sens. Même si l’on philosophe à coups de marteau pour détruire l’architectonique philosophique, tout est déjà amorti pour être intériorisé et entendu. Pour mettre fin aux luttes d’appropriation du savoir par les sciences premières, il faut alors plutôt « luxer l’oreille philosophique [28] », en écoutant tous les sens « im-propres » du mot « tympan [29] ». Celui-ci est à la fois l’ornement architectural situé sur l’entrée des temples et des églises, un instrument de musique (le tympanon est proche de la cithare) et l’une des machines hydrauliques décrite et améliorée – par Vitruve : une roue dont les cloisons en arcs de cercle s’emplissent d’eau puis se vident par le centre. Enfin, le tympan est une vraie machine d’écriture : les tympans sont deux pièces de la presse manuelle, qui permettent de cadrer la page et de tracer les marges. Ouvrant déjà sur « l’impensé, le réprimé, le refoulé de la philosophie [30] », ce texte articule donc l’écoute, la musique et l’architecture en les livrant à cette machine d’écriture qui résiste à toute systématisation et à tout principe d’unité, disséminant des significations jusque dans la marge du texte [31] : celle-ci s’emplit d’un texte de Michel Leiris associant Perséphone, le perce-oreille, la voix d’une cantatrice et la menace d’un tympan crevé. Des années après, au moment où il collabore effectivement avec des architectes, on peut être sûr que Derrida en rêve encore, de ce tympan crevé.

24 Le rêve de Derrida nous porte donc au-delà de l’accord traditionnel entre la musique et l’architecture, au-delà même de ce qui serait simplement concordia discors : reprise de tous les désaccords dans une architectonique supérieure. Dans les termes mêmes de Derrida, il est « autre chose encore : une tension, les espacements et recoupements de deux desseins, une œuvre chorale, justement [32] ». Cette tension entre les desseins nous semble être le fil rouge tant du rêve de Derrida que de sa coopération effective avec les architectes, en particulier Peter Eisenman.

25 Revenons à cette coopération au moment (1985) où Bernard Tschumi, chargé du plan général du Parc de la Villette, confie la réalisation d’un jardin à Derrida et Eisenman. En guise de première contribution, Derrida envoie à ce dernier un texte. Il aurait pu s’agir de « Tympan »… mais il envoie « Khôra », l’article qu’il était en train d’écrire au moment de l’appel téléphonique de Tschumi. Cet article inachevé n’a « rien à faire avec l’architecture », précise-t-il à son interlocuteur. Il y est plutôt question de ce qui fait vaciller toute archê, tout principe de construction ou de connaissance : la khôra, cet espace en lequel le démiurge du Timée de Platon inscrit les copies des idées pures, n’appartient ni à l’intelligible (ce lieu des idées et du principe premier, du bien) ni au sensible (les copies). Elle est irreprésentable, sans nature, dépourvue d’origine. Elle peut tout accueillir, mais ne se laisse informer par rien ; elle reste ce qu’elle est, lieu d’inscription sur lequel rien ne reste inscrit : elle n’est ni le plein ni le vide, elle est simplement toujours là, dans sa résistance à l’affirmation de toute présence.

26 Khôra est le lieu même de l’espacement, mais il n’y a pas d’espacement sans tension et de tension sans espacement. Cette tension habite le nom même de « khôra » : l’espacement indéterminé est aussi emplacement, région, contrée déterminée. Ce sur quoi rien ne s’inscrit offre aussi la possibilité de l’inscription et de l’établissement, de l’archive et de l’habitation, donc celle d’un lieu départagé, criblé, d’un espace organisé qui se transforme en principe territorial et en principe de sélection. C’est bien ce que dit Platon : la khôra « appartient à la vue comme infiniment diversifiée […] les quatre éléments ont été secoués par la réalité qui les avaient reçus et donc le mouvement propre leur communiquait des secousses, comme un crible [33] ». Ce crible rappelle celui que les agriculteurs utilisent pour séparer les bonnes semences des mauvaises. Il se lie à la régulation des mariages et des naissances préservant dans la Cité la bonne population – au sens quantitatif et qualitatif. Il a donc aussi un lien étroit avec la délimitation de l’espace urbain et politique, avec le « templum » que l’on trace sur le sol, espace sacré qui oriente toute construction ultérieure, tout établissement, toute habitation.

27 Cette tension interne à khôra entre l’espacement et le découpage de l’espace pouvait encore offrir un terrain d’accord entre Derrida et Eisenman, parce que c’étaient eux. Derrida a découvert en le lisant que l’architecte entendait justement libérer l’architecture de son « contrat sans âge » avec l’habitation [34]. Il entendait libérer l’architecture de toutes ses finalités externes (utilité, valeur, habitat), la mettre en relation avec d’autres médias, d’autres arts, « contaminer l’architecture » [35]. Réciproquement, pour Eisenman, l’architecture ne pouvait se libérer ainsi de sa tradition que par un effort théorique qui avait fait de lui un lecteur de Derrida : il avait trouvé chez ce dernier une pensée qui faisait vaciller la présence matérielle du bâti, lequel fige l’architecture en l’établissant. L’oscillation constante entre le vide et le plein, le décentrement des plans, le changement d’échelles, l’accumulation des strates était alors déjà l’équivalent architectural de l’écriture, travaillant chez Derrida au cœur de l’architectonique philosophique.

28 À une philosophie s’écartant de son dessein traditionnel, l’établissement architectonique de la vérité, répondait donc une architecture s’écartant de son propre dessein, l’établissement architectonique de l’utilité. L’une et l’autre n’avaient plus besoin de converger vers une autre valeur assurant la jonction du vrai et de l’utile, à savoir le beau. Il ne s’agissait alors pas de tendre à deux vers une synthèse esthétique, à vrai dire toujours ornementale, mais bien de tenter une nouvelle forme de contamination entre les champs et de recoupement entre les desseins. La déconstruction, qui est avant tout scripturale et grammaticale, ne devait pas devenir une métaphore architecturale, l’architecture ne devait pas devenir métaphore de la déconstruction, mais l’une est l’autre pouvait s’inscrire ensemble dans une « impureté architectonique à l’œuvre [36] ». C’est pourquoi avant même que Khôra soit achevé par Derrida, avant même qu’Eisenman ait reçu et lu ce texte, tous les deux étaient d’accord pour qu’il serve de contexte à leur dialogue. À ce stade, khôra, cet espacement qui déconstruit de l’intérieur l’habitation et l’établissement qu’il rend en même temps possibles, s’annonce, dans les termes du Timée repris par Valéry, « comme en un rêve [37] ».

29 L’accord doit aussi s’entendre au sens musical [38]. Eisenman ouvre cette dimension au cœur même du projet de jardin en inventant son titre, Chora L Works. Ainsi naît la possibilité d’une « architecture à plusieurs voix [39] ». Derrida se réjouit au passage de l’esprit antiwagnérien de l’architecte : entendons que rien ne le rapproche de l’opéra, théâtralisant la musique pour lui donner l’ampleur d’une humanité mythifiée ancrée sur un sol national. Ainsi s’expliquerait le retour d’Eisenman au motif nietzschéen du labyrinthe, déstabilisant toute présence et toute origine. Cependant, quand l’architecte propose d’utiliser ce motif pour le Parc de la Villette, Derrida refuse parce que le labyrinthe est une figure trop traditionnelle de la pensée et n’a rien à voir avec khôra. C’est pourquoi, tout en se disant incapable de dessiner, il accepte de tracer un équivalent architectural et musical de khôra, commenté dans une lettre jointe : « ni vertical ni horizontal, un cadre très solide ressemblant à une trame, à un crible ou à une grille (grid) et à un instrument de musique à cordes[40] ». Ainsi le crible du Timée est devenu grille, ou grid, reprenant ainsi un autre motif récurrent d’Eisenman : qu’il remplace une cloison ou un plancher, le grid permet de donner une structure rythmique à l’oscillation entre présence et absence. Ainsi philosophe et architecte se rejoignent hors du labyrinthe. Et comme la grille de Derrida a aussi la forme d’une lyre, le dessin du philosophe répond aux mots trouvés par l’architecte pour nommer le projet, Choral Work.

30 Mais il n’y a pas de khôra ni de lyre sans tension et celle-ci s’installe dans les entretiens préparant le projet de la Villette. La « matérialisation » (le mot, les guillemets sont de Derrida [41]) de Choral L Works dans les dessins d’Eisenman ne change rien à la résistance que la Khôra exerce contre sa représentation ou sa traduction. Eisenman, dans un rêve, voit naître le projet d’une carrière où les visiteurs trouveraient des pierres qu’ils pourraient transporter ailleurs : la construction leur reviendrait et laisserait les traces invisibles des pierres déplacées. Implicitement, il s’agit aussi du travail imposé aux Juifs dans les camps : le rêve est le souvenir crypté du deuil. Les visiteurs marcheraient sur du sable, l’eau effacerait régulièrement leurs traces… Mais Derrida résiste au rêve en rappelant que Khôra n’est pas représentable, et surtout, il l’inverse, en se plaçant du côté du projet entièrement réalisé : « c’est comme si vous étiez le rêveur et moi l’architecte, le technicien, dit-il à son interlocuteur. Vous êtes le théoricien et je pense tout le temps aux conséquences pratiques [42] ». Alors que son propre texte n’est pas achevé, Derrida estime qu’on ne peut laisser les futurs visiteurs déplacer des pierres et continuer le jardin : celui-ci doit plutôt être terminé avant que quiconque y pénètre. Il insiste sur le fait qu’un jardin doit être un jardin, avec des plantes, des arbres, des bancs et pas seulement du sable et des pierres. Quand Eisenman propose un matériau, Derrida applique un crible qui fait que ce matériau ne passe plus. Quand Eisenman propose de fermer une partie du jardin pour figurer l’impossibilité de représenter khôra, Derrida réplique qu’il doit être entièrement accessible : sans secret et sans crypte. Derrida n’est donc pas simplement le Socrate du Timée ; s’il accueille tout, s’il se dit vide d’idées depuis le premier appel de Tschumi et donc prêt à tout accueillir [43], il est aussi l’autre versant de la khôra, et donc aussi l’anti-Socrate de l’Eupalinos, l’architecte. Khôra est bien l’espace de la contamination entre les identités ou les signatures de Derrida et Eisenman, l’un se substituant à l’autre jusqu’à rendre la coopération impossible, si bien que le bureau de l’architecte ne peut que multiplier les esquisses.

31 Réciproquement, ces esquisses ne sont pas marquées par les paroles du philosophe : les plans d’Eisenman restent très similaires à ceux de ses autres projets, ses cribles n’accueillent pas de pensée du dehors [44]. C’est pourquoi la lyre ou le crible proposés par Derrida deviennent, d’un commun accord sur l’expression d’une discordance, un travail du philosophe rompant la cohérence du jardin dessiné par l’architecte : la coopération exige alors que cet objet n’en soit pas vraiment un, qu’il ne puisse être signé et sacralisé. Il doit osciller entre architecture, sculpture, musique, poésie, déstabilisant la distinction et l’ordre des arts dans l’architectonique hégélienne, la philosophie restant elle-même à l’état de trace, dans l’inscription de quelques mots grecs issus du Timée[45]. Marque d’une coopération irréalisable, la lyre ne fait alors que marquer la limite sans cesse excédée du réalisable : à la fois accueillante et dangereuse pour les futurs visiteurs, on ne peut l’imaginer que plongée dans l’eau et à moitié enterrée, comme une machine aquatique dont le fonctionnement et l’accessibilité seraient non exclus mais interdits.

32 Comme ce « travail commun » entre l’architecte et le philosophe excède les limites du réalisable, on ne peut même plus le nommer qu’entre guillemets (« notre » « travail » « commun », dira Derrida), sinon en la renommant « khôra ». L’excès peut aussi se dire en termes architecturaux : tout est trop cher (le projet dépasse très vite six fois le budget alloué). C’est pourquoi il ne reste du jardin qu’une archive : un livre, Chora L Works, avec ses dessins d’architectes, ses retranscriptions d’entretiens, sa double version de Khôra en français et en anglais. On peut même penser comme le président du comité du Parc de la Villette, Serge Golberg, que Derrida et Eisenman entendaient faire un livre plutôt qu’un jardin [46]. De fait, au cours des entretiens, l’écriture prend rapidement le dessus, surtout chez Eisenman, qui prévoit un ouvrage collectif où Tschumi parlerait de lui, lui de Derrida et Derrida de Platon, ainsi qu’un autre texte guidant les visiteurs dans le futur jardin. Derrida, lui, résiste, estimant que les visiteurs ne sont pas des lecteurs et doivent pouvoir se promener tranquillement…

33 Ce serait alors trop dire que le philosophe et l’architecte s’accordent dans l’écriture d’un livre. Bien au contraire, c’est dans l’écriture, et à propos d’elle, que la tension est menée jusqu’à la rupture. Quand Derrida se demande pourquoi Eisenman écrit de si bons livres, l’ironie perce déjà, puisque l’écriture est ce qui résiste à la forme livre, et donc à la totalisation théorique ou architecturale qui guette sans cesse Eisenman [47]. Le différend éclate alors que Derrida, qui ne peut se rendre à un colloque où il devait retrouver Eisenman, lui adresse une lettre attestant l’impossibilité de tout colloque, de toute parole commune. L’architecte n’aurait en effet jamais voulu rompre avec la tradition architectonique. Il prétend se libérer de toute arkhê, de tout établissement métaphysique, en résistant au poids de présence du bâtiment, en insistant sur le vide et l’effacement des traces, mais il ne fait que renforcer cet établissement en le fondant sur des bases franchement théologiques : « Cette référence cultivée, le sacrifice ou l’hommage de ce culte à l’absence, voilà peut-être l’une des choses qui m’ont le plus gêné dans vos écrits (vos “papers”) sur l’architecture [48] ». Il n’y aurait là qu’un judéo-transcendantalisme confus, fondé sur le vide du Saint des saints (ou dessin ?) au centre du Temple de Salomon. D’où la question de Derrida : « qu’est-ce qui distingue votre espace architectural de celui du temple, voire de la synagogue […] [49] ? » Alors même qu’Eisenman pouvait se réclamer d’un certain droit à mal lire (misreading) de façon à traduire architecturalement les textes de Derrida, ce dernier pointe l’échec d’une lecture architecturale vouée au Livre qui finit par prendre à rebours le dessein exprimé dans Khôra : « Je ne suis pas sûr que vous ayez dé-théologisé et dé-ontologisé khôra de façon aussi radicale que je l’aurais souhaité [50] ».

34 La réponse d’Eisenman sera sur le même ton. Il reproche au philosophe son excès d’abstraction : en théorisant le bâtiment, Derrida oublie sa matérialité. Ce dernier s’en tient aux signes linguistiques, faisant preuve d’une « naïveté » qui lui fait manquer la différence entre signe linguistique et signe architectural. Eisenman cite Glas, écrit de Derrida dirigé contre l’architectonique hégélienne et qui repose sur la dissémination sémantique et sonore du terme « glas » (gong funèbre, mais aussi verre en allemand ou en anglais) : « La textualité du verre architectural est différente de celle du glas, des lettres g, l, a, s. Certains modes de traduction, d’une langue à l’autre, d’une syntaxe à l’autre, peuvent se permettre des choses avec le mot “glass” que l’architecture ne peut pas [51] ». La déconstruction resterait scripturale, elle ne pourrait entamer l’obstacle massif de la présence architecturale : elle ignorerait tout des exigences qu’entraîne un simple trou dans un plan, quand on veut le détacher de son signifiant (fenêtre) et de son signifié (accès à la lumière) sans pour autant fragiliser la portance de la structure ou obscurcir la pièce : « Ce que vous faites avec le langage est improbable en architecture [52] ».

35 Le philosophe renvoie l’architecte à son présupposé théologique, l’architecte renvoie le philosophe à sa mauvaise utilisation du langage, chacun renvoyant l’autre à sa tradition métaphysique. Le différend prend ainsi une tournure traditionnelle qui laisse peu d’espace au rêve et à l’avenir. Mais parce qu’il mène la tension jusqu’à la rupture, il traverse la tradition philosophico-architecturale et la fait s’effondrer, rouvrant donc cet espace, offrant la possibilité d’une nouvelle inscription, d’un nouveau recoupement. En d’autres termes, Derrida et Eisenman peuvent encore s’accorder sur le fait que la philosophie comme l’architecture sont finies, c’est-à-dire marquées par leur finitude, laissées à l’état de ruine et donc de traces. Cette finitude philosophico-architecturale a déjà son histoire : celle du romantisme qui laisse apparaître dans ses constructions et ses jardins les ruines de l’architecture classique, dans ses fragments poétiques, les ruines du savoir ; et celle de la rupture avec toute synthèse romantique après l’extermination des juifs par les nazis, révélant la possibilité d’effacer toute trace et la nécessité de maintenir cette trace. Cette question de l’à venir des traces, Derrida la pose à Eisenman au-delà de toute polémique : « Qu’est-ce qui rapporterait encore à la ruine l’architecture de “ce temps-ci” […] [53] ? ».

36 La réponse d’Eisenman sera architecturale : elle se trouve dans le mémorial des juifs à Berlin, sol incliné parce que tout est instable et peut s’effondrer, mais pierres droites, pierres qui tiennent en silence, dans un rythme muet. La réponse de Derrida se trouve dans toute son écriture, pourrait-on dire, mais surtout dans un texte qui précède la rencontre avec Eisenman et parle de Roger Laporte. Quand toutes les possibilités d’écriture ont été épuisées, écrit alors Derrida, qu’« un immense travail s’est fait comme en pure perte, que toutes les traces déterminées ont été effacées ou emportées [54] », il reste une question : « Quelque chose s’est-il passé ? » « Pas rien », répond Derrida ; ce pas rien est un énoncé sans présence, la trace écrite d’une machine qui a fonctionné, un tombeau à la mémoire du rien. Or « le passé étrange et inquiétant du il y a eu écriture passe ici irréductiblement par du musical et du rythmique ». Il nous oblige à repenser « ce que nous disposons sous ces mots : musique-rythme [55] ».

37 Sous ces mots, se trouve une architecture impossible, un rêve, celui d’un jardin qu’accueillerait khôra, mais aussi l’unique dessin architectural de Derrida : tracé à l’aveugle, comme tout dessin (car on ne voit jamais le trait qu’on dessine) et dans un avion, bien loin du sol des architectes. Ce rêve et ce dessin hantent tous les écrits de Derrida réunis dans ce nouveau recueil de textes sur l’architecture. Il y a ainsi toujours la possibilité d’une crypte où architecture et philosophie se rejoignent dans une « articulation muette [56] ». Le sens reste scellé dans la pierre, quitte à ce que les pierres volent, que le silence devienne non seulement architecture et musique, mais aussi poésie : « La pierre dans l’air, celle que je suivais [57] », pourrait écrire Derrida après Celan pour cerner son rêve ou sa hantise.

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida, « Postface à Chora L Works. Entretien avec Jeffrey Kipnis », tr. fr. Cosmin Popovici-Toma, in Les Arts de l’espace. Écrits et interventions sur l’architecture, Ginette Michaud et Joana Masó (éds), avec la collaboration de C. Popovici-Toma, Paris, Éditions de la Différence, coll. « Essais », 2015, p. 317-318.
  • [2]
    J. Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs », 1978, p. 169-209.
  • [3]
    Emmanuel Kant, chapitre « Architectonique », in Critique de la raison pure, tr. fr. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty à partir de la traduction de Jules Barni, in Œuvres philosophiques, t. 1, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 1384.
  • [4]
    Voir J. Derrida, Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (1979-2004), Ginette Michaud, Joana Masó et Javier Bassas (éds), Paris, Éditions de la Différence, coll. « Essais », 2013.
  • [5]
    J. Derrida, Émission « Le bon plaisir », Institut national de l’audiovisuel (INA), 1986 ; document audio disponible à l’adresse suivante : http://www.ina.fr/audio/PHD99246569.
  • [6]
    J. Derrida, « Postface à Chora L Works », tr. fr. C. Popovici-Toma, in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 316 et p. 317. Je reprends dans les pages qui suivent quelques passages de l’avant-propos paru in Les Arts de l’espace (op. cit., p. 8 sq.). (G. M.)
  • [7]
    Ces trois textes ont paru dans Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Éditions Galilée, 1987, coll. « La philosophie en effet », p. 477-493, p. 495-508 et p. 509-518 (rééd., Psyché. Inventions de l’autre, t. II, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, respectivement p. 91-105, p. 107-119 et p. 121-129).
  • [8]
    J. Derrida, « Architecture et déconstruction. Entretien avec Christopher Norris », tr. fr. Philippe Romanski, in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 78.
  • [9]
    J. Derrida, « Introduction » à Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie (1936), traduction et annotation J. Derrida, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, coll. « Épiméthée », 2004 [1962], p. 123.
  • [10]
    Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur, Paris, Éditions de Minuit, 2001, p. 70. C’est l’auteur qui souligne.
  • [11]
    Une exposition-installation soulignera en 2013, vingt-cinq ans plus tard donc, l’importance de l’événement : « Deconstructivism : Retrospective Views and Actuality », commissaire : Barry Bergdoll, Musée d’art moderne de New York (MoMA). Peter Eisenman, Bernard Tschumi et Mark Wigley participèrent à cette occasion à un débat.
  • [12]
    Benoît Goetz, « Derrida. De architectura », in Derrida et la question de l’art. Déconstructions de l’esthétique, Adnen Jdey (dir.), Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2011, p. 422.
  • [13]
    J. Derrida, « Cinquante-deux aphorismes pour un avant-propos », in Psyché, op. cit., p. 509-510 et p. 517 (rééd., Psyché, t. II, op. cit., p. 121 et p. 128). C’est Jacques Derrida qui souligne.
  • [14]
    J. Derrida, « Invitation à la discussion. Entretien avec Mark Wigley », tr. fr. C. Popovici-Toma, in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 238.
  • [15]
    J. Derrida, « Labyrinthe et archi/texture. Entretien avec Eva Meyer », tr. fr. C. Popovici-Toma, in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 29.
  • [16]
    Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser » (1952), in Essais et conférences, tr. fr. André Préau, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Les Essais », 1958, p. 170-193.
  • [17]
    J. Derrida, « Invitation à la discussion. Entretien avec Mark Wigley », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 240.
  • [18]
    Le mot désigne aussi un instrument de musique, un crible ; Derrida y voit « une lyre couchée sur un plan oblique » : la forme même du livre dans Chora L Works, avec ses pages physiquement, « littéralement » trouées, fait écho à cette forme d’une « singulière topologie », à la fois « musicale et chorégraphique ». (Cf. B. Goetz, « Derrida, De architectura », in Derrida et la question de l’art, op. cit., p. 436.)
  • [19]
    J. Derrida, « Épreuves d’écriture. Fragments extraits de Les Immatériau », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 23.
  • [20]
    J. Derrida, « Génération d’une ville, mémoire, prophétie, responsabilité », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 125 sq.).
  • [21]
    J. Derrida, « Barbaries et papiers de verre ou La petite monnaie de l’“actuel”. Lettre à un architecte américain (fragment) », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 111. C’est Jacques Derrida qui souligne.
  • [22]
    J. Derrida, « Faxitexture », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 269.
  • [23]
    J. Derrida dans l’entretien « Eisenman et Derrida : parler d’écrire », tr. fr. C. Popovici-Toma, in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 307.
  • [24]
    J. Derrida, « Postface à Chora L Works », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 318 et p. 317.
  • [25]
    Goethe, conversation avec Eckermann, 23 mars 1829, in Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. fr. Jean Chuzeville revue par Claude Roëls, Paris, Éditions Gallimard, rééd. 1988, p. 286.
  • [26]
    Vitruve, De Architectura ; mis en ligne à l’adresse suivante : http://remacle.org/bloodwolf/erudits/Vitruve/. De même pour les citations suivantes.
  • [27]
    J. Derrida, « Tympan », in Margesde la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1972, p. X.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid., p. I-XXV.
  • [30]
    Ibid., p. XXIV.
  • [31]
    Ibid., p. II et p. IX.
  • [32]
    J. Derrida, « Postface à Chora L Works », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 317-318.
  • [33]
    Platon, Timée 52e-53a ; cité par J. Derrida dans Khôra, Paris, Éditions Galilée, coll. « Incises », 1993, p. 51. Cf. Marta Hernandez, « La khôra du Timée : Derrida, lecteur de Platon », in Revue Appareil, n° 11, 2013 ; texte mis en ligne à l’adresse suivante : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=1669.
  • [34]
    J. Derrida, « Cinquante-deux aphorismes pour un avant-propos », in Psyché, t. II, op. cit., p. 125.
  • [35]
    J. Derrida, « Architecture et déconstruction », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 78. C’est Jacques Derrida qui souligne.
  • [36]
    J. Derrida, « Maintenant l’architecture », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 57.
  • [37]
    Timée 52b, cité par J. Derrida in Khôra, op. cit., p. 17.
  • [38]
    Cet aspect du motif architectural, étroitement associé à la musique, trouvera une autre résonance encore dans les échanges de Derrida avec Daniel Libeskind. Cf. leurs textes respectifs in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 140-147 et p. 148-159.
  • [39]
    J. Derrida, « Pourquoi Peter Eisenman écrit de si bons livres », in Psyché, t. II, op. cit., p. 111.
  • [40]
    Lettre citée par J. Derrida dans « Pourquoi Peter Eisenman écrit de si bons livres », in Psyché, t. II, op. cit., p. 114.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Voir Jacques Derrida and Peter Eisenman : Chora L Works, Jeffrey Kipnis et Thomas Leeser (éds), New York, The Monacelli Press, 1997, p. 47-48. Ma traduction.
  • [43]
    J. Derrida, « Barbaries et papiers de verre ou La petite monnaie de l’“actuel” », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 104. Cette lettre à Peter Eisenman, datée du 12 octobre 1989, a paru en français in Rue Descartes (Paris, Éditions des Presses Universitaires de France), n° 10, juin 1994, p. 33-45.
  • [44]
    Voir Jeffrey Kipnis, « Twisting the separatrix », in Jacques Derrida and Peter Eisenman : Chora L Works, op. cit., p. 144.
  • [45]
    Ibid., p. 143.
  • [46]
    Voir Bernard Tschumi, « Introduction », in Jacques Derrida and Peter Eisenman : Chora L Works, op. cit., p. 125.
  • [47]
    J. Kipnis in Jacques Derrida and Peter Eisenman : Chora L Works, op. cit., p. 146.
  • [48]
    J. Derrida, « Barbaries et papiers de verre ou La petite monnaie de l’“actuel” », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 101.
  • [49]
    Ibid., p. 102.
  • [50]
    Ibid., p. 103. Sur ce droit au « misreading », cf. Jacques Derrida and Peter Eisenman : Chora L Works, op. cit., p. 11.
  • [51]
    Peter Eisenman, « Cartes post/el/les. Réponse à Jacques Derrida », tr. fr. C. Popovici-Toma, in J. Derrida, Les Arts de l’espace, op. cit., p. 120.
  • [52]
    Ibid.
  • [53]
    J. Derrida, « Barbaries et papiers de verre ou La petite monnaie de l’“actuel” », in Les Arts de l’espace, op. cit., p. 111.
  • [54]
    J. Derrida, « Ce qui reste à force de musique », in Psyché, Inventions de l’autre, t. I, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987-1998, p. 102.
  • [55]
    Ibid., p. 103. C’est Jacques Derrida qui souligne.
  • [56]
    J. Derrida, « Cinquante-deux aphorismes pour un avant-propos », in Psyché, t. II, op. cit., p. 121.
  • [57]
    Paul Celan, « Fleur », in Grille de parole, tr. fr. Martine Broda, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1991, p. 35.