La tulipe, l’androgyne et le vulgaire. Sexe en Derrida

Le sexe de la coupure pure

1 1. À quoi répond le beau ? À rien, et c’est pourquoi – sans pourquoi – il est beau. Il n’est beau qu’à la condition de ne répondre à rien. Mais le beau n’est pas rien : il est, il se forme, il est forme. S’il en était autrement, il se perdrait dans le non-apparaissant et le non-signifiant. Il ne se donnerait pas même à sentir. Or le beau est senti. Seulement, il est senti pour rien, en vue de rien, à cause de rien. Il ne donne rien mais il n’est pas rien. Voilà qui est, à strictement parler, pur et simple événement, événement à l’état pur.

2 C’est ce que Kant aurait visé dans la caractérisation du beau comme finalité sans fin. Le beau a tout d’une finalité, sauf la fin. Les produits de l’art (ars) se forment en vue d’une fin, qui est leur produit même, ce qui nous permet de les reconnaître comme tels, par exemple de les utiliser. De leur côté les fins naturelles, c’est-à-dire les êtres vivants, se forment en vue d’eux-mêmes, s’autoproduisent, se reproduisent et s’auto-organisent, sans qu’on puisse y repérer l’intelligence d’un producteur et l’ingénierie d’un outil. En revanche, le beau se coupe des fins, aussi bien des fins externes (intention du producteur), que des fins internes (auto-organisation, vie). Mais tantôt il ressemble à l’art parce qu’il est forme, présentation, produit, tantôt il ressemble aux êtres vivants parce qu’il est donné sans intention. Mais être beau veut dire ne pas être un produit parmi les produits et ne pas se soucier de la vie. Le beau ne donne pas de forme à des fins. Et c’est bien ce qu’il donne comme forme : une forme qui forme ceci, qu’elle se coupe des fins, des fins qui donnent forme aux formes. Voilà qui est, à strictement parler, pure et simple forme, forme à l’état pur.

3 2. La forme d’une fleur sauvage exemplifie pour Kant le beau, car il attend que son lecteur ne soit pas au courant du fait que la fleur est l’organe de la reproduction sexuelle de la plante. Kant écrit : « Ce que doit être cette chose, une fleur, presque personne ne le sait ». Ce non-savoir est condition pour que la forme de la fleur sauvage puisse être jugée belle. La beauté d’une fleur ne se forme pas en vue du savoir qui préjuge d’elle. Elle ne doit pas répondre à des fins ou à des raisons. Même pour le botaniste la fleur n’est belle qu’à la condition de se détacher des fins que lui, pourtant, connaît. « Le botaniste, qui y reconnaît l’organe de la fécondation de la plante, ne tient aucun compte de cette fin naturelle quand il en juge suivant le goût ». Il faut dire alors que la fleur, pour être jugée belle, non seulement doit se détacher du savoir spécialisé du botaniste ; elle doit aussi se détacher de tout savoir et de toute finalité en général. Même si on sait ce qu’est une fleur, ce savoir nous est indifférent. La fleur doit se couper du système du savoir comme tel, du système de la nature, du système de l’expérience. Elle ne doit pas éveiller de questions. Elle ne doit pas engager à la recherche. Et pourtant elle doit nous engager. À quoi ?

4 La fleur belle, la fleur sauvage, se coupe et des fins et des savoirs concernant les fins. Elle ne se soucie pas même de soi, de ne pas cesser d’être, de vivre et de se reproduire. Il est remarquable que dans ces conditions la vue de la fleur, qui n’est en vue de rien et belle pour cela, nous engage. Nous éprouvons du plaisir à la regarder. Du plaisir, peut-être, à ne plus nous soucier de la connaissance des raisons de ce plaisir lui-même, ou à ne plus nous soucier des raisons en général. Du plaisir à l’insouciance de la fleur pour elle-même et pour son être. Du plaisir à l’insouciance d’être en général. Plaisir au-delà du principe de plaisir.

5 3. Le beau n’est pas la simple absence d’un rapport à la fin. Comme si on pouvait dire : voilà un étant qu’on doit appeler beau car il n’est là pour rien. Le beau n’est pas non plus la perte de la fin, comme un outil abîmé ou un organe vieilli. Ainsi le beau de la fleur sauvage ne commence pas lorsque celle-ci devient stérile. Stérile, elle se formerait tout de même en vue d’une fin qu’elle cesse d’incarner. Le manque de la fin et la perte de la fin ne présentent pas forcément le rien en vue duquel la forme belle se forme en tant que forme pure ou sans fin. Il faut par contre le sans-fin, qui n’est pas le manque de la fin. Le manque de la fin risque d’arrêter la formation des formes ; il risque de tout engloutir dans un néant sans forme ni fin, et sans formes sans fin.

6 Il faut au contraire insister sur ceci : tout dans le beau pousse vers la fin. Tout se forme, tout s’apprête à incarner la fin (εν-τελέχεια), et pourtant il n’y a pas de fin, ni présente, ni passée, ni à venir. C’est pourquoi le sans-fin du beau, au lieu d’être une perte de la fin, est la finalité même ou la plénitude du beau, le beau dans son εντελέχεια. Le beau est la forme se coupant des fins : il est cette coupure même ou la coupure pure. Ce n’est pas la forme qui n’est là pour rien, mais la forme qui n’est là pour rien d’autre qu’elle-même ou que sa formation. Qu’elle soit, qu’elle forme ou qu’elle se forme, ou qu’elle ne forme que ça : non pas le manque de la fin ou l’imperfection ou l’incomplet mais la forme sans fin, la finalité sans fin – voilà le beau. Mais le sans-fin du beau n’est pas une nouvelle finalité pour le beau, ce qui reviendrait à poser le beau comme fin de lui-même. Si le beau était la formation de lui-même ou la fin de sa formation, il y aurait une fin pour répondre de la forme, une fin avant ou sans forme. Or le sans-fin du beau signifie que rien ne répond du beau, qui pourtant se forme et pour cette raison – sans raison – est beau.

7 Soit la beauté de cette fleur sauvage : c’est le processus de ne pas aboutir à la forme déterminée d’une fin, non parce qu’on la méconnaît, cette fin, mais parce qu’elle ne forme pas une forme déterminée ou parce que la forme ne se soucie pas de la fin, interrompt son rapport à la fin. La forme belle est forme, interrompant la forme déterminée d’un concept de la fin ou de la forme, ou donnant forme à une telle interruption. Elle entre dans le cycle de la forme déterminée (de la fécondation, dans le cas de la fleur) pour s’en sortir aussitôt, pour montrer qu’il n’est pas question de cycle, ni de reproduction, ni de sexualité, mais de ce qui s’y détache pour recommencer à se former sans jamais rien avoir commencé à former. Commencer sans aboutir, alors, au sens d’aboutir à couper le commencement de tout aboutissement lui donnant le sens d’un commencement. La formation des formes par la coupure pure aboutit donc moins à la simple interruption (qui présuppose le sens du commencement et de la fin) qu’à la dissémination des formes. Entrer dans ce qui n’aura plus de dehors, ni par conséquent de dedans (comme le parergon). Recommencer ce qui n’aura rien reproduit outre le plaisir de ne jamais en finir. Sexe pur.

8 4. Pur ne veut dire chez Kant qu’une seule chose : sans. Forme sans matière, intuition sans sensation, imagination sans sensibilité, entendement sans imagination, schématisme sans concept. Le beau de la fleur est finalité pure. C’est-à-dire vie pure ou sans reproduction, sans organisation, sans métabolisme, sans développement : dissémination de la vie ou vie sans la vie comme fin de la vie. C’est la vie se coupant de la tâche de ne pas cesser d’être. La vie sans défaut d’être ou sans manque d’être, sans le sans l’être qui la soucie d’être. Pas la vie comme fin de la vie, mais la vie sans fin.

9 5.

10

La tulipe est belle coupée de la fécondation. Non pas stérile : la stérilité est encore déterminée depuis la fin, ou comme fin de la fin, incomplétude de la complétude, imperfection. La tulipe est à cet égard puissante et complète. Elle doit pouvoir entrer dans le cycle de la fécondation. Mais elle n’est belle qu’à ne pas y entrer. La semence s’y perd mais non pas – ici le mot de perte risque à tout instant de recomposer l’adhérence, comme si un morceau était détourné d’une circulation à reconstituer – pour être perdue ou refinaliser sa perte en réglant le détournement sur le tour ou le retour, mais autrement. La semence s’erre. Ce qui est beau, c’est la dissémination, la coupure pure sans négativité, un sans sans négativité et sans signification.
(J. Derrida, La Vérité en peinture, p. 108.)

11 Juan Manuel Garrido

La vie sexuelle du philosophe

12 La question de la « différence sexuelle » est hantée chez Derrida par le rêve d’une héterogénèse. C’est le rêve « d’une sexualité innombrable » qui viendrait détourner la différence en tant qu’opposition binaire, en tant que « deux sexes », pour donner lieu « à ce nombre indéterminable de voix enchevêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque “individu”, le traverser, le diviser, le multiplier, qu’il soit classé comme “homme” ou “femme” [1] ».

13 Le rêve qui détourne la différence de l’opposition des sexes, en la libérant de « la perpétuité du chiffre 2 [2] », qui veut dire dualité en tant qu’opposition, trouve son appui dans la danse, qui est « atopique », qui change les places après son passage, en rendant la différence danseuse, c’est à dire « bilatéralement démesurée [3] ».

14 Or, nous savons que le rêve de cette « danse sexuelle », plus que « différence sexuelle », Derrida ne le rêve pas tout seul, mais il le partage avec beaucoup d’autres (Nietzsche, Mallarmé, Blanchot, Genet…), et surtout avec Hegel et Heidegger. C’est en rapport à ces derniers que, cependant, la méfiance envers le deux et son « triste destin » semble subir une sorte de rétractation : cela veut dire que la danse semble pouvoir être maintenue à l’intérieur d’une réélaboration de la dualité déjà présente bien que différemment traitée par Hegel et Heidegger.

15 On peut trouver la trace de cette rétractation dans les Envois de La Carte postale. Mais il faut arriver à cela et commencer par se demander pourquoi Hegel, pourquoi Heidegger.

Hegel

16 La question de « Ein Geschlecht », c’est à dire d’une différence sexuelle « leise » sans opposition, comme le dit Heidegger en lisant Trakl, s’est déjà présentée bien avant : chez Hegel. Elle témoigne d’une certaine impossibilité de la différence sexuelle.

17 Cette impossibilité commence à se montrer dans la nature, où l’écart entre l’individu et le genre est réduit par la copulation sexuelle, qui a la tâche d’enlever la différence des sexes à l’intérieur du genre. Chacun cherche le « sentiment de lui-même » dans l’autre, de façon que « la nature de chacun traverse les deux de part en part et tous les deux se trouvent au sein de la sphère de cette généralité [4] ».

18 Le genre est « trouble » comme le dit Judith Butler, même pour Hegel, il est affecté d’une tension, d’une Spannung, confirmée et compliquée dans le passage de la nature à l’esprit, où, dans la Sittlichkeit, qui est le départ de Derrida dans Glas, nous trouvons que le mariage relève encore, une deuxième fois, non seulement la différence sexuelle, mais la relève (ou le relèvement) de la différence sexuelle qui avait été déjà l’œuvre de la sexualité naturelle. Ici « le désir se libère du rapport à la jouissance ; il devient l’être-un (Einssein) immédiat des deux dans leur être pour soi absolu, autrement dit il devient amour ; et la jouissance est en cette intuition (Anschauen) de soi-même dans l’être de l’autre conscience [5] ».

19 Comme Derrida le souligne, pour Hegel le mariage n’a rien à faire avec le contrat, parce qu’il y a mariage là où il y a amour. Cela correspond à la philatélie de La Carte postale : « Phila-télie, c’est [alors] l’amour without, avec/sans mariage, et la collection de tous les timbres, l’amour du timbre avec ou sans amour timbré [6] ».

20 Que veut dire que dans le mariage : « le désir se libère du rapport à la jouissance », c’est à dire de son aboutissement naturel et que le lien spirituel se porte au-delà de la libido, si la libido était déjà la façon de se porter au-delà de la différence sexuelle ? De quoi s’agit–t-il dans cette deuxième élévation concernant le mariage ? Très éloquente est une lettre à Marie, elle aussi citée par Derrida, où Hegel écrit : « Ton amour pour moi, mon amour pour toi : ces expressions établissent une distinction (Unterscheidung) qui a séparé en deux notre amour ; et l’amour est seulement notre amour, il est seulement cette unité, seulement ce lien (Band). Détourne-toi de la réflexion relative à cette différence (Unterschied), tenons-nous fermement à cet un (diesem Einen) qui seul peut être ma force, ma nouvelle joie de vivre […] [7]. »

21 Or, le cas dans lequel la différence sexuelle reste suspendue dans sa signification – suspendue en ce sens qu’elle est différence sans opposition, qu’elle ne contient pas, dans sa différence, de différence en tant qu’opposition, négativité, désir – est le cas du frère et de la sœur ; le mariage semble avoir alors pour Hegel comme telos, le rêve d’un Geschlecht pur, c’est-à-dire ayant déjà neutralisé en soi l’opposition, la dualité en tant qu’opposition et la relève de l’opposition.

22 Mais le fait que le non-sexuel en tant que non-oppositif puisse devenir le but d’un rapport où le sexe est accueilli, conduit vers une autre différence sexuelle dont le modèle théorique n’est pas, n’est plus la « contrariété » (enantìosis) mais plutôt l’homòiosis. Cela aboutit à une sorte de « omoiosexualité » : les sexes qui se ressemblent.

Heidegger

23 Dans Geschlecht I, Derrida explicite l’idée que la Geschlechtlosigkeit du Dasein n’est pas absence de sexe, mais absence de marques sexuelles ; dans Geschlecht II et III, Derrida montre chez Heidegger, une réconsideration de la question de la dualité à partir de sa lecture de G. Trakl. Or, pour le poète il y a un premier Geschlecht où la différence marque les sexes sans parvenir à une opposition, avec un coup léger (den rechten Schlag[8]) qui n’est ni dissension ni guerre. Cela implique donc, comme le dit Heidegger, que « ce n’est pas la dualité comme telle, mais la dissension qui est la malédiction [9] ». Mais à propos de quoi la Geschlechtlosigkeit dont Heidegger parlait dans le Cours de 1928 se fait comprendre 30 ans plus tard comme absence de dissension entre les sexes ? À propos d’un âge d’or dont parle le poème de Trakl, où cette nouvelle dualité recherchée, rare et étrange est celle qui vient du rapport entre le frère et la sœur. Elle est dite simple, étrange, douce, faite d’un pli sans pli et elle garde surtout en soi la douce différence sexuelle (die sanfte Zwiefalt der Geschlechter).

24 La dualité frère-sœur est donc légère, la différence y glisse (comme dans l’effet du gl de Glas), « échappe discrètement en glissant », elle fait du Geschlecht un Geschlecht unique (ein Geschlecht), dans lequel le Schlag, le coup de la différence arrive tout doucement, sans séparer. « Sans se donner à remarquer, en effaçant ses limites [10] », comme le dit Derrida.

25 Heidegger et Derrida partagent donc le même refus des marques de la différence qui portent dans la dualité une différence comme opposition. À cause de cela ils refusent, avec l’opposition, la dualité (masculin/féminin) qui lui semble indissociable. Mais comme à Heidegger il arrive de dire que, par rapport à Trakl, « ce n’est pas la dualité comme telle, mais la dissension qui est la malédiction » – et cette nouvelle position – nouvelle par rapport au refus des marques de la différence de 1928 – semble révéler une sorte de « sexuation » de la Versammlung disséminée dans l’œuvre d’Heidegger, opérante dans le Riss, dans le Ort, dans l’aléthèia – et même, pour Derrida, nous assistons à une sorte de rétractation de la « tragédie » liée au fait que « il n’y aurait jamais que deux sexes [11] ». Cela se laisse apercevoir dans les Envois de La Carte postale.

26 * * *

27 La dualité qui sort des Envois témoigne pour toutes les « chorégraphies incalculables » qui étaient auparavant imaginés contre la dualité. Cette fois la dualité les inclut à tel point que la demande qui demande à l’autre : « qui es-tu ? » semble demander, en même temps, « combien êtes-vous ? ». Voilà le passage qui me suggère cela :

28

Qui es-tu mon amour ? Tu es si nombreuse, si partagée, toute compartimentée, même quand tu es là, toute présente et que je te parle. Ta sinistre « détermination » nous a coupés en deux, notre corps glorieux s’est divisé, il est redevenu normal, il a préféré s’opposer à lui-même et nous sommes tombés, nous nous sommes laissé tomber de part et d’autre. Notre ancien corps, le premier, je le savais monstrueux, mais je n’en ai pas connu de plus beau, je l’attends encore[12].

29 Combien de voix résonnent dans le regret du « corps glorieux » des amants et dans sa division ? Celle d’Aristophane, sans doute, introduite par celle de Hegel et celle de Heidegger, amplifiée par G. Trakl… Cet autre envoi bouge autour de l’idée du symbole qui travaille à l’intérieur du « corps glorieux » :

30

Tu t’éloignes de nouveau, je ne pleure pas, je deviens seulement de plus en plus grave, je marche plus lourdement, plus sérieusement, je m’aime de moins en moins. Tu ne me renvoies pas seulement, moi, tu me renvoies, à moi comme on émet un poison qui gagne le cœur sans attendre, une « image » de moi que j’aurai du mal à te pardonner. J’essaye de rester léger, de ressembler à celui que tu as cru aimer, je force le rire. Je n’ai plus rien à dire en mon nom. Je dessine seulement notre symbole, ces lignes de vie entrelacées, là, j’y mets toute la lenteur et toute l’application du monde[13].

31 Il y a donc un « symbole » qui s’impose dans les Envois, une symbolisation qui s’accroît, et qui me donne l’occasion d’un éclaircissement du mythe de l’androgyne raconté par Aristophane dans le Banquet de Platon, qui constitue l’archétype absolu de la symbolicité de l’éros.

32 Voici ma question :

33 Qu’est-ce qui reste de l’androgyne et comment revenir à une compréhension de son mythe à partir du « bifrontisme sexuel » de provenance hégélienne qui semble le rééditer et que Derrida reprend pour son propre compte ? Comment comprendre l’androgyne à partir de la mimesis, du symbole, de la ressemblance mais de la différence aussi, dont témoigne l’alternance « détermination »/« rémission » qui opère dans les Envois ?

34 On ne peut pas bien sûr comprendre la sphère d’Aristophane comme la trace d’un passé perdu où la fusion, le continu, c’était la vérité de l’eros – en réalité, même pour Platon c’était plutôt le contigu qui signifiait telle expérience. Et pourtant la sphère, le continu, la mêmeté, qui apparaissent avec l’eros dès l’origine jusqu’à Hegel et aux Envois de Derrida, demandent à être pensés et re-placés à l’intérieur de la contiguïté qui garde la distance dans l’eros.

35 Je crois que c’est dans le moment de la reconnaissance appelée par l’eros (« Qui es-tu mon amour ? ») que la « mémoire » de l’androgyne s’active – n’étant rien hors du présent de ce moment. Le mythe de l’androgyne re-naît, donc, au présent, sans être jamais né, sans référence, sans nostalgie et sans passé, comme un événement qui n’est précédé par rien. D’ailleurs, si le sens avait été celui d’une unité perdue du passé qui se donne à retrouver au présent, le thème de l’inceste comme image d’une différence légère, souple, aurait perdu sa valeur proprement érotique. La surprise de la ressemblance dans la différence aurait été perdue et défaite par la découverte de l’identité originaire. En revanche, le frère et la sœur, le père et la fille, reviennent dé-naturalisés, reconstitués par les amants, reproduits par l’amour qui voit la ressemblance dans la différence. Chez Hegel et Derrida, l’inceste devient une affaire proprement érotique parce qu’il atteste que la distance entre soi et l’autre qui reste un autre, tout en restant infinie, se donne comme un lieu d’unification.

36

Sous le prétexte de la « loi du genre » et de la « folie du jour », je parlerai de toi, ils ne le sauront pas, et du je/nous de ma fille unique, de cette folle alliée qui est ma loi et que mon « oui » effraie[14].
Tu es ma fille et je n’ai pas de fille[15].
Notre histoire est aussi une progéniture jumelle, une procession de Sosie/sosie, Atrée/Thyeste, Shem/Shaum, S/p, P/p (penman/postman) et de plus en plus je me métempsychose de toi, je suis avec les autres comme tu es avec moi (pour le meilleur mais aussi, je le vois bien, pour le pire, je leur fais les mêmes coups). Jamais je n’ai imité personne de façon aussi irrésistible[16].

37 À la mimesis et à l’image de l’inceste répondent ces autres passages sur l’hermaphroditisme et le changement de sexe :

38

Nous sommes Hermaphrodite lui-même. Hermaphrodite, pas des hermaphrodites, malgré nos bisexualités maintenant déchaînées dans le tête-à-tête absolu. Hermaphrodite en personne et proprement nommé. Hermès + Aphrodite. J’ai cessé de m’intéresser à ma vieille histoire Tot-Hermès. Ce qui me fascine maintenant chez le fils d’Hermès et d’Aphrodite, c’est la répétition et le redoublement de l’histoire : une fois uni à Salmacis, il forme avec elle, de nouveau, un corps à la double nature. Puis il obtient que quiconque se baignerait dans le lac Salmacis (dont elle était la nymphe) y perdrait sa virilité[17].
Je voudrais être ton secrétaire. Pendant que tu serais dehors, je transcrirais tes manuscrits de la nuit ou les bandes magnétiques sur lesquelles tu aurais improvisé, j’y ferais quelques interventions discrètes que tu serais seule à reconnaître, je m’occuperais des enfants que tu m’aurais donnés (c’est bien ton rêve, n’est-ce pas, à toi aussi), je les allaiterais même, et presque en permanence j’entendrais le suivant respirer dans mon ventre. Nous les garderions tous. Tu serais toujours en moi ou derrière moi, je ne serais accessible, au fond de moi, qu’à ta langue, à elle seule[18].

39 Au-delà de leur puissance mythique, de leur douceur et mélancolie, les Envois de La Carte postale nous présentent « l’autre différence sexuelle », autrefois recherchée, désormais autrement questionnée.

40 Que nous en disent ces Envois ? Plus fortement qu’ailleurs, ils attestent que la différence sexuelle n’est rien de disponible, qu’elle n’est pas un a priori qu’on peut présupposer, parce qu’elle est un fait qui arrive chaque fois dans la relation érotique. En faisant la différence, l’eros défait chaque présupposition naturelle et donne « un sexe pour chaque fois [19] », comme le dit Derrida. « Un sexe pour chaque fois » veut dire que la décision d’aimer décide aussi le sexe des amants.

41 Hésiode, dans sa Théogonie raconte qu’Éros n’a rien avant soi, sinon le Chaos et la Terre et qu’il est lysimelès, celui qui délie, qui dissout les membres. Comme en contre-chant, Derrida parle de la paralyse comme de la condition (qui vient de la « détermination » c’est-à-dire du détachement des amants) où il n’y a plus de lien, où toute liaison vient à se dénouer, à se résoudre ou à s’analyser, et où à cause de cette déliaison « rien ne va plus, rien ne tient plus ensemble, rien n’avance plus [20] ».

42 De Hésiode à Derrida, cela veut dire que l’eros fait et défait le corps, ce dernier n’ayant ni figure ni sexe avant lui.

43 Rosaria Caldarone

Conclusion vulgaire

44 Nous avons fait à trois, sinon l’amour du moins notre contribution à ce que Derrida aurait nommé une aimance ou bien une réarrivance ou bien juste cette revenance ou cette prévenance envers un motif chez lui aussi séminal que disséminé partout puisque tout ce qui tourne autour – d’un mouvement centripète autant que centrifuge – du phallogocentrisme a d’avance embarqué toutes les affaires de discours, de raison et de langage dans une commune destinerrance avec les affaires de sexe, de genre, de rapport, de transport et de – comme il dit – « jetée disséminale ».

45 Je suis donc intervenu troisième après les exposés de Juan-Manuel et de Rosaria. Bien entendu non troisième synthétique et relevant, pas plus que troisième hors-genre ni transsexué. Peut-être plutôt comme doit être un tiers en général : juste un mouvement des deux autres entre eux et hors d’eux. Comme l’Esprit entre Père et Fils, juste un souffle, un désir, un ébranlement de la machine.

46 Je retiens de Juan le sans et de Rosaria la déliaison.

47 Je crois qu’ensemble – ensemble ou pas, que veut donc dire « ensemble » ? pas ce qu’il semble, sans doute… – je crois que l’un et l’autre sans l’avoir voulu (par définition, nous ne nous sommes rien communiqué qu’au dernier moment) se sont rejoints asymptotiquement (c’est-à-dire sans se rejoindre ni se relier) en un point décisif. Le point où pour Derrida le sexe ouvre sa question – et plus que sa question sa non-question, son adresse, son interpellation, sa semonce, son appel et son alarme – très loin en dehors du rapport et de la différence que le rapport implique et fait jouer.

48 Je ne reviens pas sur leurs propos : j’en pars. Je pars donc de ce sans et de ce dé-. J’y trouve deux indications : l’une vers l’insouciance, l’autre vers l’indécence.

49 L’« insouciance d’être » est une des façons pour Juan-Manuel de caractériser l’au-delà du plaisir et le sans fin. L’« indécence » est un autre mot pour l’« inconvenance », c’est-à-dire ce qui ne convient pas : ce qui ne convient pas aux usages et ce qui ne convient pas entre l’un et l’autre, lorsque ça ne tient plus comme dit Rosaria. Au-delà de la fin, la vie vivante infiniment vouée à sa propre fin – au-delà de toute convenance, arrivant chaque fois, dans la différence et comme différence, la liaison déliée, l’amour, l’union sans unité.

50 Mais aussi, dans la mêlée de l’insouciance et de l’indécence, dans la dissémination incestueuse, dans la coupure pure et donc sans reste ni raccord, dans l’androgyne que rien ne précède ni ne suit, dans cet événement soudain et toujours déjà dérobé à lui-même qui défie toute mesure, toute assignation, toute préoccupation et toute présupposition, je discerne une dimension que Derrida n’a pas manqué de repérer. Celle de la vulgarité.

51 Pourquoi ? Précisément parce que l’insouciance et l’inconvenance ne peuvent pas ne pas glisser vers ce qu’on nomme « les mots crus » et vers ce qui, en-deçà des mots, ouvre l’obscène, le sale, le gênant et le honteux. Dans Glas, Genet ne se trouve pas par hasard contreposé à Hegel : il le défie, l’agace, le révèle aussi à lui-même tout autant que Hegel relève son désir jusque dans les étreintes et les travestissements des personnages de Genet. Cette vulgarité (dont ailleurs, dans « Jouis anniversaire », j’essaye de suivre le mouvement) est revendiquée par Derrida. Elle l’est non seulement au sujet du sexe mais à plus d’un autre sujet, comme lorsqu’il oppose à Heidegger qu’il n’y a pas de « concepts non vulgaires du temps » (dans « Ousia et grammè ») et en d’autres circonstances. Autant Derrida pouvait tenir à distance le vulgaire, par exemple, du « concept vulgaire de l’écriture », autant en même temps soulignait-il que l’« archi-écriture » « communique essentiellement » avec ce concept vulgaire (voir Grammatologie, p. 83).

52 Au phallogocentrisme (pour se contenter ici de ce terme bien repéré, même s’il est insuffisant) appartient d’évidence une vulgarité sexuelle (virile, bandante, etc.) aussi bien qu’une vulgarité de pensée (l’objet-sujet, l’image du monde). Mais c’est une vulgarité qui se repaît de mots et d’évaluations, qui sait le privilège du sens, de la fin, de l’unité, etc. Il est une autre vulgarité, innommable le plus souvent ou consistant plutôt à innommer – langage cru, argotique, graveleux, ordurier – et plus encore à faire, à toucher, secouer, irriter ce qui ne se laisse nommer qu’au prix d’un dégoût (d’une jouissance dégoûtée).

53 Ainsi Juan-Manuel, dont le texte ne contient certes aucune obscénité, cite-t-il Derrida qui écrit : « La semence s’erre ». Elle se perd, oui, elle s’égare – mais elle serre donc aussi, elle contracte, elle gonfle et provoque un spasme ; elle enlace, elle étreint, elle presse et engorge.

54 Rosaria pour sa part indique que c’est le contigu – même pour Platon, souligne-t-elle – plus que le continu qui fait la douceur androgyne où les amants se donnent chaque fois leurs sexes. Qu’est-ce que le contigu ? Ce qui touche, ce qui vient au plus près, ce qui presse et peut-être oppresse, ce qui visite l’intime.

55 Cette vulgarité d’amour, ni dicible, ni représentable, mais éminemment faisable (je dis pour les non francophones que je dissimule ici une expression très vulgaire) ne peut pas ne pas être alentour, ne peut pas ne pas rôder dans les parages lorsqu’on se risque à penser « la vie sexuelle ». Cela n’est pas accessible et c’est cet inaccessible auquel nous accédons ou qui nous saisit de son accès, troublant le discours et la langue.

56 Que dit donc Derrida lorsqu’il écrit ce que cite Rosaria : « je ne serais accessible, au fond de moi, qu’à ta langue, à elle seule » ? Que peut-il vouloir dire ? Que peut-il ne pas vouloir dire ? Que ne peut-il pas dire ?

57 J’imagine que le philosophe attendait ces citations, parmi, bien entendu, des milliers d’autres. Il attendait qu’on les cite, qu’on les récite, qu’on les excite.

58 Jean-Luc Nancy

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida, Chorégraphies, in Points de suspension, Éditions Galilée, Paris, 1992, p. 114-115.
  • [2]
    Ibid., p. 115.
  • [3]
    Ibid., p. 114.
  • [4]
    Cette phrase de Hegel tiré de l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé est cité par Derrida à la page 127 de l’édition italo-française de Glas (Bompiani, Milano 2006).
  • [5]
    Ibid., p. 142.
  • [6]
    J. Derrida, Envois, in La Carte postale, Éditions Flammarion, Paris, 1980, p. 63.
  • [7]
    Voir J. Derrida, Glas, p. 179.
  • [8]
    « Den rechten Schlag aber hat es nur mit jenem Geschlecht, dessen Zwiefaches aus der Zwietracht weg in die Sanftmut einer einfältigen Zwiefalt vorauswandert ». M. Heidegger, Die Sprache im Gedicht. Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht, in Unterwegs zur Sprache, Verlag Günther Neske, 2001, p. 50.
  • [9]
    Ibidem.
  • [10]
    Voir Ibid., p. 25.
  • [11]
    Chorégraphies, p. 115.
  • [12]
    Envois, p. 207-208.
  • [13]
    Ibid., p. 148.
  • [14]
    Ibid., p. 216.
  • [15]
    Ibid., p. 188.
  • [16]
    Ibid., p. 155.
  • [17]
    Ibid., p. 158.
  • [18]
    Ibid., p. 78.
  • [19]
    Chorégraphies, p. 106.
  • [20]
    Envois, p. 139.