Errances d’avec

1 Errance. Ailleurs. Nirgends. À dire de l’impossibilité du propre, d’un propre à la main qui écrit ; là où je prends, avec Derrida, cette expression dhavec. C’est lui-même qui l’a inventée pour l’écriture des aveux, des philosophes, il l’a inscrite à la périphrase 43 de sa Circonfession. Il l’a écrite d’abord avec un H entre les deux prépositions, en supprimant l’apostrophe, comme si elle appartenait telle quelle à la langue française :

2

J’invente le mot dhavec en ce jour de Pourim 5750, alors qu’Esther survit encore et depuis près d’un an et demi, sans s’être jamais intéressée, malgré mes appels, à ce nom d’Esther, encore moins au moment où elle survit à la conscience de moi, de son nom comme du mien, je me penche au-dessus de ses escarres bourgeonnantes, « ils sont beaux » disait l’infirmier rassurant, ils rugissent dans le carnage d’une protestation, la vie a toujours protesté chez ma mère, et si “le mauvais sang“est à tout jamais pour moi son expression, si d’elle seule je l’ai reçue, entendue ou apprise, de ses soupirs impatients, c’est que j’ai commencé à cette peur, par avoir peur de son mauvais sang, par ne pas en vouloir, d’où l’infinie séparation, le divorce initial et instantanément répété c’est-à-dire indéfiniment ajourné d’avec la plus proche cruauté qui ne fut pas celle de ma mère mais l’éloignement qu’elle m’enjoignit d’avec ma propre peau ainsi arrachée, là même, le long de l’artère crurale où s’inspirent mes livres, ils s’écrivent d’abord dans la peau, ils lisent la sentence de mort tenue en réserve de l’autre côté de l’écran car enfin depuis l’ordinateur j’ai la mémoire comme un ciel en face de moi, tous les secours, toutes le menaces d’un ciel, le simulacre pelliculé d’une autre subjectivité absolue, une transcendance dont je ferais ce qu’elle voudrait enfin, elle qui me veut à mort […][1]

3 C’est donc Derrida qui invente cette double préposition, avec un h, là où l’aspiration d’écrire demande encore de mettre une apostrophe, une suppression, mais aussi l’élision. Cette invention, la création d’un mot, saisit la frontière même du geste de Derrida en tant qu’écrivain-penseur juste au point où il nous demande de concevoir une langue étrangère dans sa langue à lui. L’idiome, s’il y en a, de Derrida fait penser la nécessité de se mettre avec l’autre, depuis l’autre. Cet idiome prend la pensée avec, comme étant encore plus indirecte, encore plus pré-positionnée que la présence même, à soi-même. Il faut dire d’abord que cette locution prépositionnelle décrit un acte de distinction, un essai d’effacement de toute ambiguïté. D’avec met la différence entre les mots qui pourraient paraître associés. Donc, disjonction là où a lieu une position de phrase, une position pour la régence des mots dans une phrase. Autrement dit, d’avec semble être employé pour endurer l’impossible du sens unique, pour endurer le chemin d’un dire qui ne possède jamais un proprement dit. C’est cela le pari : dire en écriture le déplacement de l’impossible.

4 Le H coupe le mot avec l’imprononçable, avec ce qui se présente comme l’incommunicable de la création (néologique, bien sûr, mais aussi, d’une pensée qui se fait en s’écrivant). Derrida attire l’attention sur la production et le sens du nom, le nom du mot dhavec et le nom de sa mère Esther, lui aussi porteur d’un h non prononcé, muet. Après sa première remarque à propos de l’invention du mot, il revient à la date, une date juive à laquelle Esther vit ou survit encore. Comme si le fils attendait de sa mère la célébration de la fête, comme s’il attendait d’elle la connaissance d’un sens majeur de son nom et de la survie. Pas sans limitation, l’intertexte d’une année de purification, telle qu’elle se trouve racontée dans le Livre d’Esther (2, 12), avec des aromates et de la myrrhe, un tout petit peu avant le choix du roi. Si la langue de Derrida nous permet de bien écouter (ou mieux, tympaniser) les silences d’Esther (est-ce taire, un nom ?), les relations des assonances sont aussi valables pour le nom de la mère et les escarres qui la couvrent pendant cette période. Une durée sans fin, pourrait-on dire ? Il confesse qu’elle « survit encore et depuis ». C’est ce temps là, de la survivance, mais surtout du « encore et depuis ». Deux circonstances qui mettent Esther, le personnage des confessions (à qui on confesse), à l’inscription du moi, « à la conscience de moi ». Il s’agit d’un H qui lie le nom de la mère au nom de ce qui confesse, qui s’approprie (« de son nom comme du mien ») l’imprononçable différance de la survie.

5 Il faut sans doute se rappeler le tétragramme hébreu pour le nom de dieu : yHWH, où il y a deux (ה), lettre prononçable d’un nom imprononçable. On tient le secret des noms, car ils restent toujours imprononçables à l’étranger, face à ceux qui viennent d’un ailleurs. Le , mais aussi le h, met en évidence la métaphore du nom au cœur d’une locution, au cœur d’une phrase sans ambiguïté. L’association, dans la tradition juive, du tétragramme avec le verbe être (haváh) réverbère le propre de toute création – même celle des mots. Solitude infinie du pouvoir révélateur de la parole, le tétragramme imprononcé, le h imprononcé restent comme des abîmes du nom sans qu’il puisse être sauvé. C’est le bris du texte poétique entre les subtilités d’une pensée qui ne se fait qu’avec l’autre. Être nommé – et sa mère est toujours nommée – partage déjà ce langage commun, il y participe ainsi que du nom pour l’appel. Gershom Scholem écrit que « le Nom de Dieu est marqué comme le Schem Ha-meforach, ce qui ne représente pas […] une désignation avec un seul signifié [2] », qu’on doit penser encore « un nom qui ne communique rien sauf à soi même [3] ». L’expérience du langage met en œuvre une coupure des significations référentielles, et, tout ensuite, fait d’un h une errance langagière pour la pensée du propre, mais d’un propre qui erre.

6 Il reste donc à conduire ce d’avec aux sentiers d’une pensée, d’une écriture qui, sans être proprement philosophique ni proprement littéraire, saisit l’errance, l’ailleurs et, enfin, le frayage. Tel comme un discours amoureux, l’errance en fait part pour une « réponse impossible [4] » qu’on ne peut jamais assumer. C’est cela que le fragment de Barthes met en scène. Le vaisseau fantôme, le vaisseau errant pour affirmer sans cesse l’impossible : le besoin d’un retour à la déclaration d’amour ; affirmer le propre dans l’amour. Une propriété qui lie l’un et l’autre et, donc, résiste à toute propriété, à tout fondement d’un soi, seule. Affirmer, dans l’amour, peut avoir le sens d’un appel, d’une demande extrême qui engage toujours le vaisseau dans encore plus d’errances, comme si l’amant – ou encore mieux, toujours au pluriel, les amants – « est voué à errer jusqu’à la mort, d’amour en amour [5] ». Un destin errant, comme celui de Gracchus, essaie de faire retourner à l’impossible propriété de soi, en se laissant pratiquer une revenance du nom de l’autre « comme du mien ». Il faut aussi aimer pour écrire. Mais aimer se donne par contraintes – mêmes celles d’un vaisseau hollandais sans port – où le savoir de la fin se cache dans l’errance, comme dit encore Barthes : « mais jamais je ne sais que je finis [6] ». Il s’agit d’un savoir qui a une fin, mais on ne la connaît jamais, car il faut être avec l’autre.

7 Penser et écrire d’avec, c’est ainsi une manière de penser la politique de l’amour, la philía, comme la décrit Derrida dans « L’oreille de Heidegger » : « La philía, c’est en somme le propre de l’autre, le don à l’autre de ce qui est à l’autre son propre ou sa propriété mêmes. Et qui donc lui est dû. Mais ce dû échappe sans doute à la dimension de la dette contractée [7] ». L’autre, porteur du don de la philía, met son propre dans le fait d’échapper à la dette, dans l’impossibilité d’un contrat signé. Dans un acte : il erre. Celui qui erre, ceux qui errent ne peuvent pas rencontrer de propriété, même s’ils sortaient pour la trouver. Cette ouverture au monde, l’errance même, donne à la recherche la négation de la propreté – qu’il semble y avoir dans toute pureté du propre. Les pieds sales restent en tant que taches traces d’un destin déjà marqué par la donation, comme ce qui donne à l’autre son altérité, son destin errant. Il reste des traces qui portent le monde et le sens, les conditions mêmes de l’écriture. Donc, la philía écrit toujours l’autre au moment même de l’autre, de celui qui écrit lui-même son errance, ses erreurs, l’impossibilité de prendre sur soi le sujet de l’écrit. Il s’agit d’un simulacre, tel que l’a avoué Derrida, un « simulacre pelliculé d’une autre subjectivité absolue, une transcendance ». L’écriture est ce geste où l’autre n’arrive pas à soi, il demeure en arrivant, il dit quelque chose d’avec, indirect, mais sans ambiguïté, complémentaire, supplémentaire. L’autre écrit en moi pour que moi ne devienne plus le souverain de la destination. C’est donc le propre, le plus propre qui demeure contestable. L’écriture, l’impossible, tel l’amour, erre l’autre.

8 Alors, il faut qu’on soit capable de lire cette « infinie séparation ». Ce que Derrida enseigne, ce qu’il nous confesse, donc, c’est qu’en écrivant, on fait errer le propre. Autrement dit, le propre commet d’une part une erreur, il fait sa faute, il dit quelque chose de mauvais, maudit, interdit ; et d’autre part, il erre, marche, donc, sans destin, sans but, sans rien, tel le Wanderer de Goethe, les champs calmes, le silence des sommets pour attendre le repos. Tout là dedans est cependant sans repos, sans demeure. Affirmer dans l’amour, c’est se lancer dans l’éloignement – « l’éloignement qu’elle m’enjoignit d’avec ma propre peau ainsi arrachée » – imposé par l’être avec l’autre, là où sa peau est arrachée par l’avec de l’autre. Cette distance commet une erreur d’héritage. La peau qu’il hérite, sa peau à soi, c’est aussi la peau de sa mère assemblée à l’écriture de l’errance confessionnelle. Sa peau est sa peau, quand elle s’éloigne dans le temps. Ainsi si l’errance « fait chatoyer [8] », comme le dit Barthes, ce qui brille et à la fois paraît diffus, c’est l’inscription de la mémoire de la mère, une inscription qui doit porter la scission sublime, les rayures d’un autre monde, des deux subjectivités qui permettent d’avoir les moyens de cette séparation, du lieu d’errance dans la peau (n’oublions jamais la peau perdue dans la circoncision) où écrire signifie apprendre à aimer, sous la « condition suspendue que j’écris à mort sur une peau plus grande que moi [9] ».

9 Cette peau erre entre la mère, celle qui donne en héritage l’étrange judéité, en part fictionnelle et secrète ; et le fils, celui qui écrit cet héritage comme une destination d’avec l’autre, celui qui peut dire : « je me sens l’héritier, le dépositaire d’un secret très grave auquel je n’ai pas moi-même accès. La parole ou l’écriture que je promène dans le monde transporte un secret qui reste inaccessible [10] ». La peau arrachée, c’est aussi l’inscription arrachée de l’essai de la mère, l’inscription de la mémoire de la mère, mais aussi d’un au-delà de la mère. Elle survit encore et depuis, elle le veut à mort. La distance de la mère reste telle la distance du vaisseau errant. L’homonyme mère et mer n’est pas ici de hasard : l’eau de la mer, l’au-delà mère. La distance pour écrire la phrase « ma vie » naît aussi de la mer qui sépare l’Europe de l’Algérie, la famille de la culture de l’essai, du c’est, comme rappelle Hélène Cixous : « la littérature française commence par des Essais. C’est un livre des c’est. C’est extraordinaire un jardin qui s’appelle d’Essai ! L’Esse latin : être [11] ». Il s’agit de l’éloignement pour récrire d’avec sa propre peau l’être avec, un dehors du c’est.

10 Si la pensée de l’être, c’est la pensée du propre cela ne pourrait pas être un propre de la pensée, mais déjà la pensée de l’être avec. Il faut plus d’un, parce que, toujours dans sa singularité plurielle, l’être avec veut dire aussi errer devant l’autre. Et, donc, écrire devant l’autre. Sans répétition, le texte se fait l’unique fois, telle la circoncision, mais toujours adressé à l’autre, au dehors du soi. Jean-Luc Nancy nous rappelle que « le dehors est menace et errance [12] » et que cela ne veut pas dire qu’on doit se garder de l’autre, dans une ontologie de l’être à soi, c’est lui-même qui nous a avertis : « soi n’est pas sans être touché, affecté et appelé par l’autre, par ce qui vient du dehors [13] ». L’écriture demeure dehors, on ne la porte jamais, c’est-à-dire, le « je » ne la peut pas porter. C’est même le cœur du langage poétique, comme le dit le poète brésilien, João Cabral de Melo Neto :

11

que a poesia não é de dentro,
que é como casa, que é de fora ;
que embora se viva de dentro
se há de construir, que é uma coisa
que quem faz faz para fazer-se[14].

12 La fente du faire du dehors. La poésie comme la pensée de l’être affirme, donc, un h muet qui sentencie à mort l’autre – les mots sont ceux de Derrida – pour penser le soi depuis ce dehors, qu’on ne vit pas, mais qu’on construit. Notre portée ne nous appartient pas, on hérite l’impossible errance d’avec. La destinerrance, autre mot de Derrida, revient à cette affirmation du propre du destin, des aléas d’un amour qui « me veut à mort ». Destiner à l’autre c’est demander d’errer au langage. Là où la politique et la poétique sont au seuil de la pensée et de l’écriture.

13 Dès qu’on convoque des textes, le sens, cela circule. Partition, l’existence du sens a lieu juste sur le point de la demande, de l’acte et de l’écriture qui, elle aussi, convoque le pluriel. Il faut cependant répondre pour l’avec de tout acte. Le partage qui rend possible cette convocation n’existe qu’à partir du moment où l’autre devient souci, mais aussi trace, à la fois absence et sens, présence et écart. Si on doit penser le propre à partir de cette convocation, il faudrait se demander s’il arrive ainsi, le propre de l’autre. Penser Derrida, c’est toujours, il me semble, penser avec, errer d’avec. C’est-à-dire qu’on doit frayer le passage sans protection, la voie de la vie comme un pas de l’impasse. Sans cesse, l’aporie d’un h mit entre deux prépositions, dans une locution pour faire cendre au signifiant, pour lui donner un autre silence, dedans et dehors. D’un h à l’autre, l’Asche. Cendre(s) sans nom, silence d’écrire.

Notes

  • [1]
    Jacques Derrida, Circonfession, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 190-192.
  • [2]
    Gershom Scholem. O nome de deus, a teoria da linguagem e outros estudos de cabala mística : Judaica II. São Paulo, Perspectiva, 1999, p. 17.
  • [3]
    Idem, p. 19.
  • [4]
    Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 119.
  • [5]
    Idem, p. 117.
  • [6]
    Idem, p. 118.
  • [7]
    J. Derrida. « L’oreille de Heidegger », dans Politiques de l’amitié, Paris, Éditions Galilée, 1994, p. 388.
  • [8]
    R. Barthes. Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 119.
  • [9]
    J. Derrida. Circonfession, op. cit., p. 193.
  • [10]
    J. Derrida, H. Cixous. « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques Derrida et Hélène Cixous », in Magazine Littéraire, n° 430, avril 2004, p. 29.
  • [11]
    Idem, p. 26.
  • [12]
    Jean-Luc Nancy, Danielle Cohen-Levinas. L’Invention à deux voix, Paris, Éditions du Félin, coll. « Les marches du temps », 2015, p. 122.
  • [13]
    Idem.
  • [14]
    João Cabral de Melo Neto, « Homenagem renovada a Marianne Moore ». Obra Completa, p. 558. Dans une traduction libre : « que la poésie n’est pas du dedans, – qu’elle est comme une maison, qui est du dehors ; – que, bien que vivant du dedans – il faut la construire, qui est une chose – qui la fait pour se faire. »