Jacques Derrida et la question de l’histoire

1 Notre objectif ici est d’examiner l’enjeu de la pensée de Derrida sur l’histoire. Nous avons choisi l’histoire pour illustrer ces mutations qui ont ébranlé les fondements de la métaphysique rationnelle elle-même [1]. Les Lumières du XVIIIe siècle et Hegel, déjà, avaient associé dans un même destin Raison et Histoire, l’histoire ne pouvait échapper aux attaques dirigées contre la métaphysique rationnelle [2]. Les révisions épistémologiques et méthodologiques proposées ont pour cadre l’empire textuel. Tout au long de notre démarche, nous nous attacherons à montrer comment, à partir du postulat philosophique et méthodologique de l’idéalisme linguistique, Jacques Derrida déconstruit l’histoire en tant que composante essentielle de la métaphysique rationnelle [3]. Une question essentielle retiendra notre attention, celle du poids du paradigme textuel, le but étant de ne pas perdre de vue les enjeux de cette question sur l’histoire.

1 – Jacques Derrida et la question de la présence comme caractéristique de l’histoire

2 L’une des caractéristiques majeures de la pensée de Derrida est sa rupture avec l’écriture dite phonétique. Au cœur de cette écriture se trouve l’idée de présence. [4] C’est cette présence qui détermine l’histoire. Pour Derrida, « l’histoire et le savoir, istoria et epistémè ont toujours été déterminés […] comme détours en vue de la réappropriation de la présence [5] ». Il s’agit donc pour Derrida de déconstruire « toutes les déterminations métaphysiques de la vérité [6] ». Ces déterminations sont « plus ou moins immédiatement inséparables de l’instance du logos ou d’une raison pensée dans la descendance du logos[7] ». Dans ce logos, « le lien originaire et essentiel à la phonè n’a jamais été rompu [8] ». Or comme le dit l’auteur De La Grammatologie, « L’essence de la phonè serait immédiatement proche de ce qui dans la “pensée” comme logos a rapport au “sens”, le produit, le reçoit, le dit, le “rassemble” [9] ».

3 Selon Derrida, ce « phonocentrisme se confond avec la détermination historiale du sens de l’être en général comme présence, avec toutes les sous-déterminations qui dépendent de cette forme générale et qui organisent en elle leur système et leur enchaînement historial [10] ».

4 Derrida, tout comme Heidegger, se détache de cette logique. Derrida illustre cette rupture avec le Dasein. « La différance – ontico-ontologique et son fondement dans le Dasein ne seraient plus “originaire [11]”, mais on ne pourrait plus l’appeler “origine” ni “fondement”, ces notions appartenant essentiellement à l’histoire de l’onto-théologie [12] ». C’est pourquoi Derrida, déconstruit l’histoire au sens traditionnel [13]. Quelle différence y a-t-il entre le concept d’histoire et celui d’historial, compte tenu de l’équivocité qui précède la question. Précisons que depuis la pensée de la différance, c’est le primat ou même la praticabilité d’une distinction entre historialité et historicité (au sens de l’histoire critique ordinaire) qui se trouve déplacée et déstabilisée. Suivons à ce sujet l’analyse que Derrida fait de Dilthey et de Heidegger.

2 – Jacques Derrida : L’histoire et l’historialité

5 Derrida souligne que, le « mérite de Dilthey [est] de s’élever contre la naturalisation positiviste de la vie de l’esprit [14] ». L’un des objectifs de Dilthey est de rechercher l’objectivité dans les sciences humaines par une toute autre approche : il veut isoler les sciences humaines des sciences physiques en cherchant leurs principes propres. Pour lui, les sciences humaines comme l’histoire, ne s’expliquent pas seulement, il faut aussi les comprendre. Autrement dit, l’histoire repose sur un type de connaissance qui ne culmine pas dans l’explication, mais la compréhension. Explication, signifiant, recherche, et énoncé de « lois causales ». Mais localement, les sciences historiques peuvent aussi expliquer, à leur façon. Qu’en est-il de la position de Husserl vis-à-vis de Dilthey. Derrida rappelle à ce sujet que pour Dilthey, « l’acte de comprendre » qu’il oppose à l’explication et à l’objectivation doit être la voie première de la vie de l’esprit [15] ». Dilthey se prononce en faveur de l’idée d’un principe de « compréhension » ou de re-compréhension, de « re-vivre [16] ». Derrida rappelle que, pour Husserl, la prétention de Dilthey à fonder la normativité sur une factualité mieux comprise n’est pas plus légitime [17]. Bien que plus soucieux de prendre en compte la spécificité des sciences historiques, à commencer par l’histoire elle-même, Dilthey retombe dans les travers de l’historicisme, c’est-à-dire l’irrationalisme, car vouloir fonder les normes sur les faits au lieu de les fonder sur des idéalités.

6 Cette idée du « revivre » de Dilthey est au cœur de la pensée d’un auteur comme Heidegger. Récusant cette logique, Heidegger pense que faire de l’histoire comme Dilthey en essayant de prendre la place d’un auteur historique pour comprendre un fait, c’est se situer à l’extérieur de la chose. Heidegger parlera ainsi d’un « style extérieur [18] ». Qui « aboutit à un grand point d’interrogation [19] ». Heidegger veut se débarrasser de l’approche historique et du formalisme de Dilthey pour revenir au « vécu [20] » et s’intéresse ainsi à l’« histoire non écrite [21] » de ce vécu [22]. Le « Dasein s’éloigne de lui-même autant qu’il s’intéresse au passé. C’est plutôt à sa vie, en tant que sujet historial, qu’il s’agit de revenir et non à une histoire qui l’éloigne de l’essentiel [23] ». C’est plutôt à la vie du Dasein, en tant que sujet historial, qu’il s’agit de revenir. Le Dasein « vit, voilà le noyau de l’historicité [24] ». Le « vivre » (Erleben) en question contient une critique implicite de l’approche husserlienne, qui essaie de reconstituer un homme à partir de l’agencement abstrait de vécus et de leurs enchaînements. Ce geste de réinscription du vécu dans le Dasein va de pair avec la reconduction de l’intentionnalité aux ek-stases du Dasein.

7 Dilthey est critiqué pour son retour à l’abstraction, à la psychologie, à la métaphysique et à la science. Au lieu de faire des études historiques, il faut questionner l’historialité du Dasein[25]. Une telle logique a fait dire à Derrida que « les urgences de la vie exigent qu’une réponse pratique s’organise sur le champ de l’existence historique et aille au-devant d’une science absolue [26] ». On revient à la lecture husserlienne de Dilthey, reconstituée ici par Derrida, en l’occurrence à sa compréhension de la Weltanschauung, et de la distinction entre sagesse et savoir, proposée par Dilthey. L’enjeu de cette discussion chez Husserl est de surmonter le relativisme (et le scepticisme éthique et théorique) qui se cache derrière l’historisme de Dilthey. En d’autres termes, de préserver les droits de la rationalité contre un usage incontrôlé de l’un de ses produits (l’histoire critique positive).

8 En effet, « l’histoire des événements, telle qu’elle est racontée par les historiens, nous donne l’impression que tout est clos, qu’on n’y peut plus rien [27] ». Cette impression du définitif est rejetée par Heidegger pour qui le recours à l’histoire, qui se fait sous forme de répétition, doit nous conduire à une réinvention de nous-mêmes [28]. La répétition en question n’a pas de sens dans la perspective de l’histoire positive (celle-ci ne se réduit pas cependant à l’histoire événementielle). Si l’on se tourne vers l’histoire sociale et économique, il peut y avoir du sens. Il voit dans l’histoire non pas seulement une dimension passéiste, mais aussi et surtout un fondement de nouvelles possibilités. C’est pourquoi il affirme que « l’historialité propre entend l’histoire comme la résurgence du possible et sait bien que la possibilité ne surgit que si l’existence, dans sa présence destinale à l’instant, lui est ouverte dans la répétition absolue [29] ». Une telle perspective donne au terme historial ou historicité tout son sens. Heidegger emploie ce terme pour désigner cette histoire qui se vit et qui ne se raconte pas. Le Dasein ne doit plus être dépossédé de la production de sens pour le recevoir de l’extérieur à partir d’une histoire racontée [30]. Il ne le produira pas à la manière des hommes de science qui se rapportent à la nature extérieure pour y trouver la substance historique [31]. Mais le Dasein produira le sens historique en existant. Sa vie est historiale dans la mesure où il est un être – jeté ayant pour nature d’être livré à sa Geschichte (que Vezin traduit par « aventure »).

9 La véritable histoire à retenir (historialité) lui semble être celle du Dasein en tant qu’il est livré à son aventure dans le monde. Poser la question de l’histoire, c’est donc saisir la temporalité d’un Dasein qui réinvente son monde [32] car, pour Derrida, le Dasein heideggérien est dévoilement [33]. Il s’en suit qu’une histoire qui se passerait en dehors de l’existence factuelle du Dasein est chose impossible [34]. Une telle histoire ne se raconte pas par les dates, les actes héroïques, les événements, elle est vécue sous la forme d’un destin individuel. Pour Derrida, « sans être connaissance, la temporalité de Heidegger est une extase, l’“être hors de soi” [35] ». Il ajoute plus loin : « non point transcendance de la théorie, mais déjà sortie d’une intériorité vers une extériorité [36] ». Heidegger récuse donc la conception causale de l’histoire qui tire le présent du passé [37]. Une telle conception linéaire de l’histoire ne convient pas à la vie telle que la mène le Dasein. C’est ici que la trace prend tout son sens. Dans cette logique par exemple, Derrida souligne que, ce qu’on appelle trace, c’est ce qui ne se laisse pas résumer dans la simplicité d’un présent [38]. Dans ce sens, pour Derrida, « si la trace renvoie à un passé absolu, c’est qu’elle nous oblige à penser un passé qu’on ne peut plus comprendre dans la forme de la présence modifiée, comme un présent-passé [39] ». La logique de la trace dépasse ainsi la logique linéaire du récit historique telle que conçue traditionnellement. Par conséquent, « le passé absolu qui se retient dans la trace ne mérite plus rigoureusement le nom de “passé” [40] ». Une telle approche fait dire à Derrida que la trace annonce autant qu’elle rappelle la différance : « la différance diffère [41] ».

3 – La question de la trace : la fin des origines

10 Derrida reproche à Heidegger l’archéologie qu’il nous prescrit. Celle-ci se limite à une subordination, mieux à une réduction de la métaphysique [42]. C’est pourquoi, pour sortir de cette logique, Derrida donne à la trace tout son sens. La trace est la marque qui reste de façon évanescente lorsque le fondement a été dilué. Derrida insiste sur le caractère arbitraire, gratuit de la trace en ce qu’elle n’a aucune « attache naturelle » avec quelque signifié que ce soit. Il insiste sur la nécessité de la rupture de cette « attache naturelle [43] ». La trace est en effet une institution. On ne peut la penser « sans penser la rétention de la différence dans une structure de renvoi où la différence apparaît comme telle[44] ». C’est cette différence qui, selon Derrida, permet la « liberté de variation entre les termes pleins », les contenus, les concepts de référence. Derrière la trace instituée, ne se profile ni le « présent transcendantal », ni « une autre origine du monde ». Derrida parle d’une « absence irréductible » du signifié. C’est par cette formule qu’il prétend contester la métaphysique, mais aussi décrire la structure impliquée dans « l’arbitraire du signe » qu’il saisit « en deçà de l’opposition dérivée entre nature et convention, symbole et signe », nature et culture. La caractéristique majeure de la trace est qu’elle ne renvoie pas à une « nature [45] ». La trace est « indéfiniment son propre devenir-immotivé [46] », arbitraire. Selon Derrida, « la trace […] n’est pas plus naturelle que culturelle, pas plus physique que psychique, biologique que spirituelle [47] ». La trace est « ce à partir de quoi un devenir-immotivé du signe est possible, et avec lui toutes les oppositions ultérieures entre la physis et son autre ».

11 Une telle approche ruine toute logique de fondement et d’origine pour laisser place à l’interprétation et à la substitution de trace à trace qui prend la place de la signification. La trace s’attaque aux questions du type : Où ? et quand cela a commencé ? Pour Derrida ces questions sont des « questions d’origine [48] » et sont donc liées à l’histoire [49]. Or, « qu’il n’y ait pas d’origine, c’est-à-dire d’origine simple ; que les questions d’origine transportent avec elle une métaphysique de la présence, c’est ce qu’une méditation de la trace devrait […] nous apprendre [50] ». Prenons un exemple. Où et quand peuvent ouvrir à des questions empiriques [51] ? On peut donc s’interroger : quels sont les lieux et les moments déterminés des premiers phénomènes d’écriture, dans l’histoire et dans le monde [52] ? Pour répondre à ces questions, nous devons nous appuyer sur l’enquête et la recherche des faits. Une telle perspective donne tout son sens à l’histoire traditionnelle – celle qu’ont pratiquée tous les archéologues, épigraphistes et préhistoriens qui ont interrogé les écritures dans le monde [53]. Soulignons que pour Derrida, « la question d’origine se confond d’abord avec la question d’essence [54] ». Derrida pense que cette question « présuppose une question onto-phénoménologique [55] ». On doit en effet savoir ce que c’est que l’écriture, pour pouvoir se demander, en sachant de quoi on parle et de quoi il est question, où et quand commence l’écriture. Qu’est-ce que l’écriture ? À quoi se reconnait-elle ? Quelle certitude d’essence doit guider l’enquête empirique [56] ? Notons qu’elle doit la guider en droit, car il y a une nécessité de fait à ce que l’enquête empirique féconde par précipitation la réflexion sur l’essence [57]. Celle-ci doit opérer sur des exemples et l’on pourrait montrer en quoi cette impossibilité de commencer par le commencement de droit, tel qu’il est assigné par la logique de la réflexion transcendantale, renvoie à l’origine de la trace, c’est-à-dire à la racine de l’écriture [58]. On peut conclure que la pensée de la trace ne peut pas être soumise à la question onto-phénoménologique de l’essence [59]. La trace n’est rien, elle n’est pas un étant, elle excède la question « qu’est-ce que ? » (question liée à l’essence) et la rend possible. Une telle logique donne à la déconstruction tout son sens.

4 – Jacques Derrida et le paradigme textuel : réduction de l’histoire à « une parade de signifiants »

12 La déconstruction de Jacques Derrida tire ses racines d’une version radicalement relativisée de la linguistique structuraliste de Ferdinand de Saussure. Pour ce dernier, les mots sont comme des signifiants dont la signification découle non pas d’une relation directe avec les choses qu’elles signifient mais d’une relation entre eux, faisant partie d’un système ordonné de signes [60]. Néanmoins, « à l’inverse de Derrida, Saussure n’a jamais prétendu que la réalité était la simple construction du langage [61] ». Cette logique constructiviste est au cœur du langage. Dans la perspective postmoderne, l’impérialisme langagier justifie le textualisme [62]. Le néo-pragmatisme par exemple annonce l’avènement d’une nouvelle ère où les théories scientifiques elles-mêmes et leurs discours « seront traitées exactement comme d’autres textes […] librement interprétées, construites ou déconstruites [63] ». Dans ce sens, mettre fin à l’historiographique postmoderne signifie d’abord appréhender l’histoire comme simple représentation, récit, narration, totalement désinvestie de tout pouvoir de dire la vérité [64]. Tel est l’objectif de la Nouvelle histoire. La Nouvelle histoire consiste à remettre « en question l’histoire [65] » et par conséquent les faits. Mamadou Diouf rappelle que cette logique « conteste de manière radicale le principe généalogique et la règle de la preuve et des faits – au bénéfice de l’autonomie du texte, qui propose des significations polymorphes et invite à des lectures multiples [66] ». Soulignons que la philosophie de Jacques Derrida a été décisive en proposant un « principe de narration qui substitue la fiction aux faits [67] ». À ce sujet, l’étude de Carole Edwards « conteste le postulat fondamental de l’historiographie postmoderne qui, s’appuyant sur l’argument des jeux de langage et la réduction de la réalité au texte, invite à substituer la fiction à tout savoir factuel et répertorié [68] ». Pour réaliser ses objectifs, la théorie de la déconstruction radicalise le rejet par la linguistique moderne de la relation entre les mots et les choses [69]. La déconstruction derridienne « rejette l’éventualité d’une relation entre réalité et langage et, plus précisément, les mots et les symboles qui le constituent [70] ». Telle est la logique qui définit la philosophie postmoderne. Carole Edwards souligne l’influence que des auteurs comme Roland Barthes, Paul de Man, Michel Foucault, Jacques Derrida, etc., ont exercé sur le développement de l’historiographie postmoderne. Puisant « sa principale idée du texte référentiel de la théorie littéraire moderne et de la philosophie », c’est notamment la déconstruction qui a permis de subvertir « la distinction perpétuée par l’historiographie moderne entre les événements objectifs et les interprétations subjectives des historiens [71] ». La déconstruction « remplace les personnages historiques, les auteurs, leur pensée originelle, leurs actions par le texte, le discours et les significations imposées par les historiens [72] ». Pour Carole Edwards, Roland Barthes souligne qu’il n’existe pas de passé objectif et indépendant relaté par les historiens [73]. En revanche, « il n’existe qu’un vide que les écrits historiques cherchent à combler [74] ». Il ajoute que « les méthodes de recherche qui visent à explorer les sources primaires créent simplement un effet de mirage de la réalité ». L’histoire est selon la linguistique postmoderne « une parade de signifiants qui se font passer pour une collecte de faits [75] » et dont l’objectivité n’est guère plus qu’« une illusion référentielle ». Derrida affirme dans ce sens « qu’il n’y a rien hors du texte [76] ». Des penseurs de cette tendance ne reconnaissent que l’existence d’un vide que les écrits historiques se chargent de combler. Ces penseurs soutiennent que les méthodes de recherche versées dans l’exploration des sources primaires s’illusionnent puisqu’elles se contentent de créer un effet de mirage de la réalité que le chercheur croit étudier [77]. Ainsi la linguistique postmoderne réduit-elle l’histoire à une simple inscription, à une banale « parade de signifiants qui se font passer pour une collecte de faits », contribuant ainsi à créer une grosse « illusion référentielle [78] ». Ces remarques concernent directement Derrida, car note Carole Edwards, « si un texte contient un sens différent à chaque fois qu’il est lu, alors il ne peut y avoir de lecture objective et factuelle de l’auteur, y compris dans la consultation des documents. En outre, aucune signification objective et correcte ne peut être tirée des documents historiques si les historiens qui lisent les documents sont ceux-là mêmes qui commentent et donc doivent varier les significations de manière impartiale et égale [79] ».

Conclusion

13 Dans les sciences de l’homme et de la société, il arrive que les questions épistémologiques et méthodologiques soulèvent à leur tour des questions idéologiques et politiques profondes [80]. Or dans le cas qui nous préoccupe ici, il se trouve que les théories de la société fondées sur le paradigme du langage [et du texte] étaient censées rompre avec les théorisations inspirées du paradigme de la production développé par Marx [81]. Le double paradigme du langage et du texte nous fait insister sur le sens de la répudiation de l’histoire en tant que science de l’intelligibilité du passé et le choix de l’herméneutique et de la sémiotique [82]. En affirmant qu’il « n’y a rien hors du texte [83] », Jacques Derrida voulait simplement montrer que rien ne peut exister en dehors du texte même. Pour lui, le langage n’a aucune signification inhérente ou prédéterminée, aucun signifié transcendantal qui puisse donner au langage sa signification [84]. Par conséquent, il n’y a aucune relation entre langage et réalité objective puisque seules les relations entre signifiants donnent un sens au langage [85]. Notons que ce sens se transforme à chaque fois qu’un mot est utilisé. Il en résulte alors « un jeu infini de significations », ou « un sens infini dans le langage [86] ». Précisons que cette différence dans le langage requiert que le texte soit lu de plusieurs manières. Par conséquent, le lecteur est celui qui donne à ce texte sa signification et qui l’oriente. C’est pourquoi, on peut envisager autant de lectures possibles que de lecteurs [87]. Pour Derrida, un texte contient un sens différent à chaque fois qu’il est lu. Dès lors, il ne peut y avoir de lecture objective et factuelle de l’auteur, y compris dans la consultation des documents historiques [88]. Ces documents deviennent arbitraires et non pas de référence [89]. Derrida n’hésite pas à condamner ceux qui croient à un processus rationnel dont le but est de découvrir des significations réelles et objectives communiquées par des auteurs qui exhibent l’illusion du logocentrisme [90]. Tel est l’enjeu de la déconstruction. Ainsi la déconstruction « remplace les personnages historiques, les auteurs, leur pensée originelle, leurs actions par le texte, le discours et les significations imposées par les historiens [91] ». Une telle orientation historique est au cœur de la Nouvelle histoire et de l’École des Annales.

Notes

  • [1]
    Nkolo Foé, « Le langage, le texte et l’histoire : À propos des mutations épistémologiques et méthodologiques intervenues dans les sciences de l’Homme et de la société à la faveur du tournant linguistique et du tournant culturel », p. 1. Inédit.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 20.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Idem, p. 21.
  • [10]
    Idem, p. 23.
  • [11]
    Idem, p 38.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    J. Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 238.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Idem, p. 238-239.
  • [18]
    Martin Heidegger, Être et temps, traduit par Francois Vezin, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 462.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Josué Delamour Foumane, « Le Problème de l’Histoire dans la philosophie de Heidegger : ses ramifications postmodernes et postcoloniales (post-théorie) », p. 5. Inédit.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    M. Heidegger, Être et temps, p. 467.
  • [25]
    J. Delamour Foumane, « Le Problème de l’Histoire dans la philosophie de Heidegger : ses ramifications postmodernes et postcoloniales (post-théorie) », p. 5.
  • [26]
    J. Derrida, L’Écriture et la différence, p. 239.
  • [27]
    J. Delamour Foumane, « Le Problème de l’Histoire dans la philosophie de Heidegger : ses ramifications postmodernes et postcoloniales (post-théorie) », p. 6.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    M. Heidegger, Être et temps, p. 456.
  • [30]
    J. Delamour Foumane, « Le Problème de l’Histoire dans la philosophie de Heidegger : ses ramifications postmodernes et postcoloniales (post-théorie) », p. 5.
  • [31]
    Ibid.
  • [32]
    J. Delamour Foumane, « Le Problème de l’Histoire dans la philosophie de Heidegger : ses ramifications postmodernes et postcoloniales (post-théorie) », p. 5.
  • [33]
    J. Derrida, L’Écriture et la Différence, p. 131.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    J. Derrida, L’Écriture et la différence, p. 132.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    J. Derrida, De la Grammatologie, p. 97.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Ibid.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    J. Derrida, L’Écriture et la différence, p. 121.
  • [43]
    J. Derrida, De la Grammatologie, p. 68.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Idem, p. 69.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    Idem, p. 70.
  • [48]
    Idem, p. 104.
  • [49]
    Voir à ce sujet Paul Ricœur in La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Éditions du Seuil, 2000, p. 171-173. Ricœur pense ainsi que : « L’histoire est de bout en bout écriture. À cet égard, les archives constituent la première écriture à laquelle l’histoire est confrontée, avant de s’achever elle-même en écriture sur le mode littéraire de la scripturalité. » (op. cit. p. 171) Puis en référence au mythe du Phèdre dans la lecture de Derrida : « Pourquoi recourir au mythe, même dans le hors texte d’une analyse épistémologique hautement rationnelle ? C’est afin de faire front à l’aporie dans laquelle se perd toute enquête portant sur la naissance, le commencement, les débuts de la connaissance historique. […] Il faut alors distinguer l’origine du commencement. Ce commencement est peut-être introuvable […] On peut certes marquer quelque chose comme un début du traitement critique des témoignages, mais ce n’est pas un commencement du mode de pensée historique […] Cette antériorité inassignable est celle de l’inscription, qui, sous une forme ou sous une autre, a dès toujours accompagné l’oralité, comme Jacques Derrida l’a magistralement démontré dans De la grammatologie ». (op. cit., p. 172-173).
  • [50]
    Idem, p. 109.
  • [51]
    Idem, p. 110.
  • [52]
    Ibid.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Ibid.
  • [57]
    Ibid.
  • [58]
    Ibid.
  • [59]
    Ibid.
  • [60]
    Carole Edwards, « Réalité ou fiction ? L’Histoire à l’épreuve du postmodernisme », in European Review of History : Revue européenne d’histoire, vol. 18, n° August 2011, p. 5.
  • [61]
    Ibid. Selon Derrida, « Le logocentrisme structure tout comme un langage-sauf ce qui, arbitraire et violent comme un cri informe, n’a rien à voir avec lui ». (La Vérité en peinture, Paris, Éditions Flammarion, 1978, p. 199.)
  • [62]
    N. Foé, « La transition postmoderne et le paradigme culturel face à la Bibliothèque coloniale. Examen des présupposés philosophiques et les défis épistémologiques et méthodologiques », p. 11.
  • [63]
    Hollinger R, Depew D., cités par Gilbert Hottois, Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Paris, Éditions Odile Jacob, 2004, p. 163-164.
  • [64]
    N. Foé, « La transition postmoderne et le paradigme culturel face à la Bibliothèque coloniale. Examen des présupposés philosophiques et les défis épistémologiques et méthodologiques », p. 12.
  • [65]
    Chakrabarty Dipesh, cité par Nira Wickramasinghe, « L’histoire en dehors de la nation », in Mamadou Diouf, L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris, Éditions dKarthala/Amsterdam, Sephis, 1999, p. 420.
  • [66]
    Nira Wickramasinghe, « L’histoire en dehors de la nation », in Mamadou Diouf, L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris, Éditions Karthala/Amsterdam, Sephis, 1999, p. 22.
  • [67]
    Ibid.
  • [68]
    N. Foé, « La transition postmoderne et le paradigme culturel face à la Bibliothèque coloniale. Examen des présupposés philosophiques et les défis épistémologiques et méthodologiques », Inédit, p. 17.
  • [69]
    Willard Van Orman Quine, Le Mot et la chose, traduit de l’anglais par Joseph Dopp et Paul Gochet, Paris, Éditions Flammarion, 1977. L’histoire (postmoderne), en nous apprenant qu’un même mot prend différents sens selon le contexte, la bouche, les circonstances où il est employé. Les choses sont peut-être ce qu’elles sont, mais que nous ne disons et ne visons par le biais des mots que ce que nous sommes capables d’en concevoir (en fonction de l’époque, de la place que l’on occupe, des circonstances, etc.). Une logique un peu cohérente découvre de même qu’une telle relation suppose elle-même des médiations, dont celle d’une langue, qui possède sa propre structure, et des procédures de détermination du sens des mots etc.
  • [70]
    C. Edwards, « Réalité ou fiction ? L’histoire à l’épreuve du postmodernisme », in European Review of History : Rêve européenne d’histoire, Vol, 18, n° August 2011, p. 488.
  • [71]
    C. Edwards, « Réalité ou fiction ? L’histoire à l’épreuve du postmodernisme », p. 488.
  • [72]
    Ibid.
  • [73]
    Ibid.
  • [74]
    Ibid.
  • [75]
    Ibid. Lire Roland Barthes, « Death of the author », in Image-Music-text, New York, Hill and Wang, 1997.
  • [76]
    J. Derrida, De la Grammatologie, p. 232.
  • [77]
    N. Foé, « La transition postmoderne et le paradigme culturel face à la Bibliothèque coloniale. Examen des présupposés philosophiques et les défis épistémologiques et méthodologiques », p. 17.
  • [78]
    C. Edwards, « Réalité ou fiction ? L’histoire à l’épreuve du postmodernisme », p. 17.
  • [79]
    Idem, p. 489.
  • [80]
    N. Foé, « La transition postmoderne et le paradigme culturel face à la Bibliothèque coloniale. Examen des présupposés philosophiques et les défis épistémologiques et méthodologiques », p. 22.
  • [81]
    Claude Morilhat, Empire du langage ou impérialisme langagier ?, Lausanne, Éditions Page deux, p. 11.
  • [82]
    N. Foé, « La transition postmoderne et le paradigme culturel face à la Bibliothèque coloniale. Examen des présupposés philosophiques et les défis épistémologiques et méthodologiques », p. 22.
  • [83]
    J. Derrida, De la Grammatologie, p. 232.
  • [84]
    C. Edwards, « Réalité ou fiction ? L’histoire à l’épreuve du postmodernisme », p. 5.
  • [85]
    Cette question est au cœur du Cratyle de Platon. Hermogéne et Cratyle débattent du rapport entre le mot et la réalité.
  • [86]
    Ibid.
  • [87]
    Ibid.
  • [88]
    Idem, p. 489.
  • [89]
    Ibid.
  • [90]
    J. Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Éditions Flammarion, 1978, p. 199.
  • [91]
    C. Edwards, « Réalité ou fiction ? L’histoire à l’épreuve du postmodernisme », p. 488.