Machiavel et le management : Limites et pertinence d’une affiliation

Un esprit sage ne condamnera jamais quiconque d’avoir usé d’un moyen extraordinaire pour instituer une monarchie ou constituer une république. Il faut que si les faits l’accusent, leurs effets l’excusent ; si le résultat est bon, comme dans le cas de Romulus, il est absous. Ce n’est pas la violence qui répare, mais la violence qui détruit qu’il faut condamner.
Discours sur la Première Décade de Tite-Live, I, 9, Machiavel, 1996, p. 209.

1 Convoquer Machiavel dans une réflexion consacrée au management instaure un double questionnement. D’une part, cela permet de déterminer sa place au sein de la famille des penseurs politiques qui se sont assignés la tâche, à l’exemple du Xénophon de l’Économique, de raisonner en termes de gestion des moyens et des ressources pour l’action, dans les domaines domestique, économique et militaire. De l’autre, cela conduit à envisager son apport en regard de la situation actuelle, qu’il s’agisse de celle du management dans le contexte entrepreneurial et industriel contemporain, ou des problématiques traitées par les sciences de gestion d’aujourd’hui. D’un côté, parce qu’il envisage l’activité politique à partir de techniques propres à l’exercice du pouvoir et de l’évaluation de leur efficacité, ou encore parce qu’il a traité de la question des fins à travers celle des moyens [1], Machiavel peut légitimement être admis dans la liste des auteurs du « proto-management », à savoir dans le groupe des penseurs qui ont réfléchi à l’optimisation de l’activité humaine avant l’émergence d’une science sociale dédiée à cette tâche. De l’autre côté, il convient d’interroger la tentation de le considérer comme un grand référent pour le management : si son œuvre n’est pas réellement active dans la littérature scientifique consacrée à cette discipline, son nom et parfois la mention de certains de ses écrits ne sont pas totalement absents de son périmètre élargi, et tout se passe comme si praticiens et experts se trouvaient en connivence ou éprouvaient une sorte de proximité avec eux [2]. En tout état de cause, Machiavel apparaît comme une référence pour un management où le gouvernement des hommes est la condition première de la bonne gestion des choses, et pour lequel les décisions se prennent dans l’urgence et l’incertitude.

2 Une telle réputation doit beaucoup au primat qu’on accorde à certains de ses ouvrages, à savoir principalement au Prince et, quoique de manière plus restreinte, à L’Art de la guerre. Si une telle manière de faire n’est ni vide de sens ni hors de propos, elle induit des effets particuliers qui orientent considérablement la réception de la pensée du Florentin. En effet, en privilégiant l’apport des deux traités, celui consacré aux principautés nouvelles et celui dédié à l’art militaire, soit on met l’accent sur les problèmes rencontrés par le « prince nouveau » dont cet ouvrage traite explicitement et spécifiquement (que se passe-t-il lorsqu’un homme seul prend le pouvoir de manière entièrement nouvelle et qu’il entend le conserver ?), soit on privilégie tout ce qu’induit le rapprochement entre l’activité politique et les pratiques guerrières (la coulisse du politique est dominée par la métaphore de la conflictualité, la bonne conduite reposant sur l’adoption systématique du référent guerrier). Ces deux orientations, il faut le remarquer, sont souvent retenues en fonction d’une interprétation de ce qu’on veut penser en se servant de la pensée (ou du nom) de Machiavel : les situations managériales où un leader veut créer une dynamique favorable à son entreprise, et telles qu’elles sont pensées à travers le paradigme de la conflictualité. Machiavel sert en quelque sorte de caution à ce schème d’interprétation de l’action managériale.

3 Dans un premier moment de l’étude, nous faisons le point sur les concepts machiavéliens qui valident une telle vision des choses. Puis, il faut établir que cette lecture de Machiavel peut apparaître incomplète et restrictive, en intégrant à la réflexion sur le management la dimension plus complexe des œuvres républicaines composées par le Florentin. Enfin, pour achever ce parcours, nous proposons d’examiner dans quelle mesure la distinction entre « l’ordinaire » et « l’extraordinaire » fournit une ressource à la réflexion des sciences de gestion en matière d’aide à la conduite du changement ainsi que pour les méthodes de management de l’innovation.

4 ***

5 Machiavel, qui est pourtant un penseur politique, occupe une place de choix dans la tradition des auteurs du proto-management, ce qui lui confère une certaine influence comme figure pour le management. Cela est dû à une double inflexion qui se décèle dans Le Prince. Premièrement, si on se focalise sur cet opuscule, le Florentin a contribué, dans l’histoire des idées politiques, à traiter des questions de gouvernement moins en termes de recherche du bien commun qu’à travers celle de la gestion de la chose publique ; en délaissant la question philosophique « quelles fins est-il bon de suivre ? » au profit de « comment se prend et se conserve le pouvoir ? », il a replacé dans un contexte pragmatique la conception des cadres de la relation d’autorité [3]. Certes, Machiavel n’abolit jamais complètement la distinction cardinale opérée par Aristote entre le civique (politikos) et le domestique (oïkos[4]), mais dans une certaine mesure il amoindrit la supériorité du second à l’égard du premier, qui représentait un véritable lieu commun pour la philosophie. Du fait de sa revendication de compétence dans ce qu’il nomme lui-même l’arte dello stato[5], le politique se trouve dans son œuvre toujours nécessairement lié à l’économique, si bien que la décision dans les affaires humaines a intimement partie liée à la gestion des choses. Il importe ici de rappeler qu’une partie des éléments de son vocabulaire est empruntée aux « marchands florentins » du Quattrocento [6]. De ce fait, des questions qui, dans la tradition politique classique, pouvaient passer pour triviales deviennent essentielles pour le bon gouvernement tel qu’il l’envisage : comment gérer une situation de siège (chap. X) ? Comment déterminer le type de troupes valable pour chaque situation armée (chap. XII et XIII) ? Comment évaluer la qualité d’un conseiller (chap. XXII) ? La réalité gestionnaire de l’autorité, sa dimension « domestique », apparaissent donc comme les conditions de possibilité de son efficience politique : si Machiavel paraît conserver et reprendre la problématique classique de l’autorité et de la majesté telle que l’avaient conçue les Romains [7], il l’adapte aux conditions modernes de la gestion des choses. Cette reconnaissance de la dimension pragmatique est sensible dans les textes d’action du Florentin, composés avant ses chefs-d’œuvre théoriques, alors qu’il œuvrait comme haut fonctionnaire au service de la république florentine. Par exemple, dans le Portrait des choses de France (Ritratto delle cose di Francia), composé entre 1508 et 1510 à l’occasion d’une légation outre-monts, le Secrétaire observe l’organisation de l’institution fiscale par la couronne et la comprend comme un moyen pour le roi d’asseoir son autorité en bénéficiant de ressources à la fois régulières et, si besoin, exceptionnelles [8].

6 Deuxièmement, une des particularités de la pensée machiavélienne est qu’à rebours sur ce point de nombreux penseurs du proto-management, la détermination de la qualité du leader, la virtù, ne concerne pas tant l’exposition des qualités morales exigées par le bon « ménagement » (conformément à la tradition issue de Xénophon) que la volonté de saisir, à même les vicissitudes d’une histoire pleine d’adversité, les traits de caractère du leader [9]. C’est d’ailleurs dans une telle perspective que le leadership et la bonne gestion sont intimement liés, ainsi qu’on le voit notamment dans le chapitre XVI portant sur la parcimonie et la libéralité. L’attachement des hommes à leur chef, explique le Florentin, provient à la fois de la capacité de ce dernier à respecter les biens de ses subordonnés, à leur faire espérer un accroissement de richesse, de reconnaissance et de possibilité d’action, enfin à adresser leur désir aux biens qui se trouvent à l’extérieur du corps social. Un des éléments irréductiblement distinctifs de la pensée machiavélienne se décèle d’ailleurs dans ce dernier élément : la conflictualité naturelle des relations humaines est admise comme un fait, elle repose sur le désir inextinguible des hommes, en mal indéfini de satisfaction et fondamentalement frustrés [10]. Elle implique que, sur un fond permanent d’adversité, la bonne politique soit capable d’intégrer leurs envies et aspirations dans une dynamique figurée en termes de lutte et de conquête. C’est pourquoi, point ultime et crucial de la leçon machiavélienne de management, la matrice de la conduite appropriée repose sur la faculté d’accepter la discipline militaire car « c’est le seul métier qui convient à celui qui commande [11] ». Se préparer à conduire les hommes au combat, tel est le ressort secret de l’apprentissage du leadership.

7 La leçon de Machiavel à propos de ce dernier point mérite enfin d’être soulignée, de par sa pertinence intrinsèque comme du fait de son importance pour la construction de la réputation de l’auteur, Machiavel étant souvent considéré comme l’auteur de référence pour comprendre comment on devient un leader. Il faut dire que le Florentin a posé les termes du problème de manière tranchante : compte tenu de la disproportion structurelle entre les moteurs de l’action (désir infini, ambition ayant la force d’une puissance cosmique) et la pauvreté des satisfactions humaines, compte tenu donc de la dimension existentielle de la frustration liée à toute activité, comment encadrer les hommes ? La réponse apportée par le Florentin à cette question est double.

8 D’une part – et c’est pourquoi l’œuvre machiavélienne est si fondamentalement politique – l’action collective contient en elle-même des ressources considérables pour compenser ce déficit ; en tout cas elle offre des promesses suffisamment fortes pour toujours espérer y parvenir. Le talent politique consistant à déceler puis à activer le potentiel d’action qui réside dans le groupe, avec la conscience la plus précise possible du moment historique traversé, on n’est pas surpris de relever que les exemples particuliers qui apparaissent dignes d’intérêt pour le Florentin sont moins les personnages nés, pour ainsi dire, installés dans leur pouvoir (les empereurs romains légitimes, les souverains d’États modernes bien établis) que ceux qui ont dû l’instituer et par là s’instituer eux-mêmes. Cette logique conduit l’auteur à mettre sur un pied d’égalité les péripéties historiquement secondaires de César Borgia, « prince nouveau » contemporain de Machiavel qui sut créer de toutes pièces une province en Romagne [12], et celles, légendaires, de Moïse, Romulus, Cyrus et Thésée, leaders mythiques des civilisations hébraïque, romaine, perse et grecque [13]. La disproportion est assumée et se voit même justifiée, dans le cadre de cet opuscule à visée performative qu’est Le Prince, par une métaphore assumant la puissance dynamique de l’imitation. Et pareillement dans tous ces récits, la virtù, le talent du leader, réside dans la triple capacité de dessiner un projet collectif, d’animer l’action d’une communauté humaine qui prend conscience d’elle-même, enfin de produire grâce à elle des effets tangibles dans des contextes d’adversité.

9 D’autre part, si l’on devait proposer une formule synthétique pour caractériser le bon management selon Machiavel, on pourrait proposer celle-ci : le mode judicieux de l’encadrement des hommes réside dans l’art de stimuler leur capacité à s’engager. L’engagement peut être défini comme le fait d’agir en faveur ou au nom d’une cause qu’on a choisie : la conviction qu’on met dans l’action caractérise l’engagement. Malgré le risque d’anachronisme d’une telle référence, cette vue paraît rapprocher la pensée du Florentin de l’existentialisme philosophique du XXe siècle. Ce qui justifie un tel rapprochement est le fait que la notion machiavélienne de l’engagement repose sur la valorisation par le Florentin des ressources intrinsèques de l’action, dans le monde de la Renaissance où a émergé la conscience que nul dessein divin et providentiel n’éclaire désormais cette dernière. La liberté politique, ainsi que l’explique le début du célèbre chapitre XXV du Prince, trouve sa condition de possibilité dans la capacité des humains à être, autant que faire se peut, les auteurs de leur propre action grâce à l’inventivité et à la résolution qu’ils sont en mesure de déployer [14].

10 En revanche, le rapprochement entre la pensée de Machiavel et l’existentialisme trouve une limite dans le fait que de telles ressources s’entendent au-delà de l’intention humaine et de la lucidité dont elle est capable. En effet, Machiavel remarque souvent que la nécessité fait agir les humains de manière plus performante que leur propre intention : « La nécessité vous contraint à de nombreuses choses auxquelles la raison ne vous pousse pas [15] ». Comme ils se trouvent pour ainsi dire engagés malgré eux, c’est moins le « projet » des hommes (au sens existentialiste du terme) qui donne sens à leur action que la contrainte du réel. Ce qui limite également la comparaison, c’est la propension universellement manifestée par les humains à se satisfaire de l’apparence des choses, voire à être illusionnés [16]. La leçon de Machiavel à ce propos réside d’ailleurs moins dans l’apologie de la tromperie que dans la recommandation d’être vigilant sur les questions d’image et de réputation ; en se situant même aux antipodes de la recommandation d’être cynique, le Florentin met en garde le leader sur son pouvoir. Parce qu’il est conscient de l’écart entre la véritable nature des choses et leur apparence, ce dernier est investi de la responsabilité du degré d’illusion partagée par le groupe qu’il encadre. Ainsi, on ne détient le pouvoir qu’à proportion de la conscience qu’on a de sa fragilité [17].

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12 Si l’on s’en tenait à ce niveau, l’examen des relations entre la pensée de Machiavel et le proto-management demeurerait toutefois superficiel : réducteur, il méconnaitrait en effet l’apport des grands ouvrages consacrés au pouvoir collectif des « républiques », terme qui, sous la plume du Florentin, désigne deux choses : d’une part, il renvoie souvent aux institutions de la République du Grand Conseil (Consiglio Maggiore) de Florence, que Machiavel a servie durant quatorze années durant le moment fondateur de sa carrière, de 1498 à 1512 ; de l’autre, il représente également un terme générique permettant de penser sous une même catégorie tous les types de régimes où le pouvoir est collectif et partagé. Il convient de rappeler que ces ouvrages, principalement les Discours sur la première décade de Tite-Live et les Histoires florentines, s’inscrivent en regard d’un paradigme dont Machiavel a hérité et qu’il a déformé, celui de l’humanisme civique florentin [18].

13 Cet héritage modifie la tonalité de l’œuvre machiavélienne, et complexifie les problèmes que doit traiter l’art du management car il les oriente selon trois réquisits fondamentaux, non seulement politiques et d’obédience républicaine, mais encore très spécifiques au républicanisme hétérodoxe propre au penseur florentin – car pour revendiqué qu’il soit, cet héritage n’en est pas moins détourné [19]. Premièrement, le primat de l’opposition entre régime de la liberté (vivere civile e politico) et tyrannie introduit l’idée qu’il existe une forme d’organisation supérieure aux autres, celle qui favorise l’expression des libertés publiques ; par conséquent, elle est une forme de vie axiologiquement déterminée, organisée en fonction de valeurs estimées préférables. Deuxièmement, la recherche d’institutions (ordini) favorables à l’expression du pouvoir collectif ne doit pas interdire celle des dissensions les plus radicales (tumulti). Troisièmement, la volonté de déterminer les mœurs, voire la discipline morale, capable de nourrir ces institutions, induit une recherche permanente en termes à la fois éthologiques et arétaïques, car Machiavel porte sans cesse attention aux connexions fines entre les conduites visibles et les vertus morales qui les rendent possibles. Et ces trois réquisits apparaissent eux-mêmes polarisés par le principe patriotique, auquel toutes les valeurs sont subordonnées : dans le paradigme de l’humanisme civique, l’attachement à la patrie constitue le souverain bien [20]. La république apparaît par conséquent comme une organisation complexe, vivant ses propres contradictions avec force émotions et passions, polarisée par des valeurs établies en hiérarchie, et nourrie par des vertus morales.

14 Il serait certes erroné de considérer que le Machiavel républicain « rachète » l’auteur du Prince : on a souvent et judicieusement souligné que l’anthropologie implicite aussi bien que la sagesse pratique mise ici et là en œuvre par le Florentin sont identiques – le management d’une nature humaine soumise à des passions identiques reste le même dans les principautés et dans les républiques. Cependant, la préoccupation républicaine de la pensée machiavélienne implique la recherche d’un management tourné vers le « bene commune » : s’il paraît parfois amoindrir la subordination traditionnelle de l’économique au politique, Machiavel la déplace et la réaffirme, car le bon management public est pensé à l’aune d’une telle valeur supérieure. À cet égard, il est significatif qu’à notre époque où se redéfinit l’ethos public hérité de la IIIe République, plusieurs auteurs, réfléchissant dans la perspective des difficultés contemporaines du management dans les organisations, ont légitimement pu mobiliser l’œuvre du Secrétaire, tant pour critiquer les dérives du New Public Management que dans l’espoir d’y puiser un souffle politique susceptible de régénérer la conduite de l’administration [21].

15 Il est en effet possible de mettre en valeur les éléments originaux qui donnent à la pensée machiavélienne du management une toute autre ampleur, permettant de concevoir la dynamique des groupes à la lumière de fins désirables car collectivement choisies. Cela permet d’entendre de manière plus complète l’apport du Florentin à la pensée du management, ce terme se déclinant alors comme « encapacitation » collective [22]. Cela permet de regarder d’un œil neuf les Discours, ce livre « total » par sa volonté de scruter l’intégralité de l’histoire politique du monde, qui entend éclairer les problèmes rencontrés par les contemporains de Machiavel par la compréhension des manières de faire des Anciens [23]. Les trois livres qui composent l’ouvrage traitent à la fois des décisions en regard de leurs motivations, des actions en fonction de leurs circonstances, et des acteurs en fonction de leurs contextes d’évolution, en s’attachant, pour le premier, à l’étude des décisions prises par les Romains dans les affaires intérieures de la cité, et le deuxième à l’examen de celles qu’ils prirent pour agrandir leur empire. S’il ne suit apparemment aucun dessein, le Livre III est, quant à lui, tourné vers les situations particulières où un leader dut composer avec des contextes d’adversité en fort contraste avec les apparentes opportunités que lui offrait la fortune. Cette manière de focaliser sur l’action individuelle dans le cadre républicain rend cette partie de l’ouvrage particulièrement intéressante pour notre propos. S’y trouve confirmée la théorie machiavélienne d’une autorité personnelle forgée à même les difficultés vécues par un groupe : quand la force collective se nourrit du caractère partagé de la virtù, la principale difficulté pour le leader n’est pas d’engager ce dernier dans de rudes combats – d’ailleurs un des avantages de l’épreuve réside dans la possibilité qu’elle offre en termes d’émulation et d’étalonnage des capacités (chap. XL-XLI) –, mais d’amoindrir la force collective en humiliant un des membres par la non-reconnaissance de ses mérites (chap. XVII). En définitive, pour le management complexe qui se découvre dans les Discours, la confiance gagne à être par principe accordée au groupe davantage qu’à l’individu, car le leadership, cette énergie collective circulante constitue une réalité qui englobe l’action toujours circonstanciée et potentiellement faillible de tel ou tel leader (voir en particulier le chap. XIII).

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17 Enfin, dans un troisième temps de cette réflexion, nous voulons souligner la pertinence de la distinction entre « ordinaire » et « extraordinaire » pour qualifier la pensée machiavélienne du management. Le terme « extraordinaire » renvoie à deux emplois possibles, distincts et complémentaires. D’un côté, il désigne l’action imprévisible de la nature, synonyme du pouvoir de perturbation de la fortuna dans la sphère de l’action humaine [24]. De l’autre, il renvoie à l’usage des « moyens extraordinaires » (mezzi straordinari) ou le choix de « voies extraordinaires » (vie straordinarie) dans le cadre de l’exercice de la virtù. Machiavel a réfléchi sur les forces de transformation qui sont aux prises dans le monde et qui agissent sur lui. En les classant du maximum d’hétéronomie au maximum d’autonomie humaine possible qu’elles signifient, il désigne ces forces par les termes de fortuna, d’ambition et de virtù. Ces forces agissent comme de véritables pouvoirs de rupture, et ce sont elles qui conduisent à l’émergence de l’extraordinaire. On peut, en envisageant les choses de la manière la plus générale, regarder le recours à « l’extraordinaire » comme un instrument de management, ainsi qu’on le comprend avec le chapitre III, 14 des Discours qui porte sur les effets que « peuvent produire au milieu du combat des événements ou des propos extraordinaires [25] » : le bon leader aura comme souci de savoir produire des effets de rupture au profit de son organisation. Mais c’est dans le cadre théorique de la pensée républicaine que ce recours à l’extraordinaire prend tout son sens.

18 Le thème de la république « bien instituée » (bene ordinata) est central pour la pensée machiavélienne, non moins que le rapport d’interaction entre les institutions (ordini) et les acteurs de la vie publique. Ces deux thèmes fournissent la trame argumentative de tous les textes consacrés par le Florentin à la république, qu’il s’agisse des ouvrages de pensée politique ou des écrits d’action. Ainsi, dans les Discours, le thème de la fondation la plus parfaite possible de la cité est explicitement l’objet de la première séquence théorique (Livre I, chapitres I à XV), dans un développement de grande ampleur ; sa portée théorique dépasse de loin l’analyse du cas florentin, puisque Machiavel confronte sous plusieurs aspects les différents types de régimes en réfléchissant à la meilleure forme d’organisation politique. Il est notable que ce travail s’effectue avec un souci du détail qui excède l’analyse constitutionnelle : penser la forme de la république implique la prise en compte de facteurs naturels ou topologiques (tels le climat et la configuration des sites), la spécificité des relations sociales du peuple que la loi doit encadrer, qui repose elle-même sur leurs mœurs irréductibles, à commencer par leur disposition à la religion. L’acte de forger la loi de la république nécessite donc une connaissance approfondie de la nature en général et de celle des peuples, connaissance qui laisse espérer la mise au jour de la « république parfaite » (republica perfetta[26]). Dans les termes de Machiavel, « ordonner l’État » (ordinare lo stato), c’est-à-dire instituer sa loi fondamentale, revient à lui donner sa forme la plus adéquate, bien que, dans un univers traversé par la mobilité de toutes choses, une telle organisation ne saurait valoir comme un ordre fixe et définitif. La république parfaite est par conséquent celle qui se montre capable de se modifier en fonction des « bouleversements » (mutazioni). Or, une telle ressource ne saurait être découverte ailleurs que dans la capacité des citoyens à réinstituer la loi afin de garantir l’État contre les revers brutaux de la fortune. Penser la pérennité des ordini est possible sous la condition d’envisager les gestes politiques capables de la régénérer. Ici, l’interaction entre l’action des citoyens et la continuité de l’État est capitale ; et, schématiquement, elle se comprend de deux manières.

19 En période de crise, pour ré-ordonner, il faut en venir aux « manières extraordinaires » (modi straordinari), ces pratiques exceptionnelles capables de préserver l’État. Parmi les dispositions susceptibles d’être incluses dans une constitution tout en étant considérées comme telles, on compte l’organisation des tumultes qui résultent de l’opposition entre le peuple et les grands [27], les institutions religieuses païennes [28] et la dictature [29]. Ce dernier type d’action est utile voire nécessaire à la République, même s’il comprend en lui-même sa propre contradiction, dans la mesure où son surgissement est à même d’entraver ce qu’il vise à préserver, à savoir la continuité de la chose publique. Très risqué de par son caractère potentiellement contradictoire, le recours à l’extraordinaire n’en constitue pas moins un moyen crucial pour faire levier au sein d’une logique de crise que le Florentin examine à plusieurs reprises : parce qu’il a « plus de vie », ce régime rencontre l’histoire sur un mode complexe dans lequel les épisodes de crise semblent paradoxalement être la condition de possibilité de la pérennité, comme si le risque de rupture alimentait la continuité [30].

20 Et plus généralement, la question est de savoir quand et comment innover, compte tenu de l’éternel retour de la nécessité et des coups durs qui peuvent survenir. Ici encore, la voie suggérée est celle du recours à « l’extraordinaire », puisque, à ce propos, Machiavel emploie souvent cette expression afin de désigner le recours aux moyens qui sortent du cadre de l’habitude autant qu’ils défient le sens commun. Ces moyens relèvent toujours d’une inventivité hors de norme et engagent un pouvoir de rupture mobilisant de la violence. Autant de traits qui conduisent ordinairement l’art politique à les proscrire, puisque la finalité de cet art est de faire durer l’État. Mais il est nécessaire d’assumer le paradoxe : il s’agit d’utiliser politiquement ce qui s’oppose à la finalité normale de l’activité politique. À cet égard, nul n’a mieux que Machiavel examiné les conditions de l’exercice pratique de l’état d’exception, à savoir, la capacité pour un leader de saisir le juste rapport entre les « manières ordinaires » et les « manières extraordinaires ». Dans cette capacité, se joue même la redéfinition machiavélienne de l’autorité : dispose d’autorité le leader apte à augmenter la puissance du groupe qu’il a en charge, à proportion des possibles engendrés par l’invention extraordinaire. Ce qui est remarquable dans cette façon d’insister sur « l’extraordinaire », c’est qu’elle disqualifie par principe toute conception de la politique comme gestion des hommes et des choses. Le leader avisé est contraint de frapper les consciences en réalisant lui-même des actions exceptionnelles, mais il doit également exploiter ce qui se produit d’extraordinaire dans son État, quand bien même il n’en serait pas l’auteur [31]. Au plan de la réforme d’une organisation, une telle instrumentalisation de l’exceptionnel s’avère nécessaire, du fait que le dirigeant est conduit à transcender les conditions normales de fonctionnement afin de faire accepter les modifications qu’il apporte. Le comportement habituel des hommes est tel que pour rendre un changement supportable, il faut littéralement bouleverser leur ordinaire. La gestion, pour rassurante qu’elle puisse sembler, doit parfois céder le pas devant l’innovation, si inquiétante soit-elle :

21

Mais s’il faut renouveler tout d’un coup les institutions, lorsque chacun reconnaît qu’elles ne sont pas bonnes, je dis qu’il est difficile de corriger des défauts reconnus de tous ; car pour y parvenir il ne suffit pas d’employer les manières ordinaires, puisqu’elles sont mauvaises, mais il est nécessaire d’en venir à l’extraordinaire, comme le sont la violence et les armes, et devenir avant tout le maître de la cité pour en disposer à sa façon[32].

22 On évoque ici certains moments délicats pour la vie collective : lorsque la stabilisation de l’organisation, si chèrement conquise, se trouve remise en question, et tandis que la majorité s’accorde à reconnaître que des changements sont nécessaires pour vivre mieux ensemble, certaines résistances ne manquent jamais de surgir – et dans le moment où les règles vacillent tout peut être remis en cause. Le pressentiment de l’innovation peut même engendrer la destruction des liens sociaux. Par là, on voit que l’art du management (tel qu’on peut le penser avec Machiavel, à savoir dans sa dimension irréductiblement politique) consiste en l’art de faire coexister des hommes qui ne sont pas faits pour cela : pareils à des petits oiseaux rapaces qui ne voient pas un plus gros fondre sur eux du fait qu’ils sont obnubilés par une proie [33], ils sont prêts à ruiner la vie en commun en profitant de la fragilité engendrée par les changements organisationnels et contraignent leurs dirigeants à recourir à des mesures provisoires exceptionnelles paradoxalement destinées à leur redonner la possibilité de la vie en commun.

23 Aussi, la mise au premier plan de l’extraordinaire ne relève-t-elle pas seulement d’une problématique de l’art de gouverner qui se veut réaliste parce qu’elle met l’accent sur le fait que les hommes sont dominés par le désir et les passions. Machiavel assigne la réflexion politique à une méditation sur l’émergence de la nouveauté. C’est la conséquence philosophique de l’impossibilité d’envisager de manière définitive la politique comme une gestion des hommes et des choses : le caractère structurellement instable de l’expérience du pouvoir (dû à la nature du désir des hommes autant qu’à leur condition temporelle, puisque la fortune est elle-même régulièrement qualifiée comme une « force extraordinaire ») implique que, pour fonder et maintenir l’État, la décision tranche régulièrement dans le cours normal des événements en renouant avec les principes fondateurs ou en inventant de nouveaux possibles. La santé de l’État nécessite une refondation ou une « rénovation » régulière [34]. Le recours à l’extraordinaire renvoie, sur le plan politique, à l’utilisation de la violence et à sa mise en scène, mais il induit également des conséquences concernant l’existence humaine plus largement entendue, à savoir, perçue en regard de sa condition indépassablement historique. Cela signifie, par exemple, que le prince, lorsqu’il recourt à l’extraordinaire, est le créateur des normes dont toute vie humaine a besoin, dans un renouvellement périodique potentiellement inconfortable et qu’elle le souhaite ou non. Ou encore, que l’étude de la politique enseigne combien le temps des hommes est toujours tendu entre un attachement routinier ou nostalgique au passé et des innovations radicales qui fournissent l’espoir de la continuité à travers le risque de la rupture. Enfin que, parmi les organisations, celles qui assument la peur de disparaître ont davantage de chances de réussir les transformations qui leur sont nécessaires. De telles analyses se déduisent de la réflexion du Florentin ; aussi, tandis que l’on renvoie l’origine de la pensée économique de l’innovation (dans l’œuvre de Schumpeter) à une influence nietzschéenne [35], il est permis de concevoir que le management de l’innovation trouve dans l’œuvre de Machiavel une filiation lointaine.

Notes

  • [*]
    Équipe de recherche « Philosophie, Pratiques & Langages » (EA 3699), Université Grenoble Alpes.
  • [1]
    À ce titre, Machiavel s’inscrit en rupture avec la manière classique de pratiquer la philosophie, rupture qu’a soulignée un auteur comme Leo Strauss en l’exprimant dans les termes d’un véritable sacrilège. Voir Strauss, 1982.
  • [2]
    Voir par exemple De Lutzel, 2008 et Schmouker, 2011.
  • [3]
    Dès la première phrase du premier chapitre de l’opuscule, le propos s’oriente vers la recherche de « l’imperio », à savoir le pouvoir effectif du commandement et de l’obéissance (dans Machiavel, 1996 : 110).
  • [4]
    Voir Aristote, 1990 : I, 1, 1252 a 7-9.
  • [5]
    Cette expression, qu’on peut traduire par « le métier du gouvernement », sert à Machiavel pour revendiquer sa compétence de praticien de la chose publique et de son intendance : « …Durant les quinze années que j’ai vouées au métier du gouvernement (che io sono stato a studio all’arte dello stato), je n’ai ni dormi ni passé mon temps à jouer » (lettre de Machiavel à Francesco Vettori, 10 décembre 1513, dans Machiavel, 1996 : 1240). Sur « l’arte dello stato » comme matrice de la pensée machiavélienne, voir la belle analyse de Cristina Ion (Ion, 2008).
  • [6]
    Voir à ce propos Bec, 1967.
  • [7]
    Voir Gaudemet, 1995 ; Thomas, 1991.
  • [8]
    Machiavel, 1996 : 50-51.
  • [9]
    Dans Le Prince, les chapitres VI à VIII puis XV à XXIV concernent les qualités que doit posséder le « prince nouveau ».
  • [10]
    La meilleure explication fournie par Machiavel à ce propos se trouve dans le passage des Discours sur la première décade de Tite-Live qui, au chapitre I, 37, évoque le désir d’acquérir (desiderio di acquistare) et l’ambition (ambizione) générateurs de la frustration (malacontentezza) : « […] La nature a créé les hommes de telle façon qu’ils peuvent tout désirer et ne peuvent tout obtenir. Le désir d’acquérir étant plus fort que la capacité de le faire, il en résulte le mécontentement de ceux qui possèdent et le peu de satisfaction qu’ils en tirent. » (dans Machiavel, 1996 : 252). D’autre part, dans un texte poétique étonnant intitulé Capitolo dell’Ambizione qui comprend et articule ces thèmes relatifs à la situation humaine, Machiavel met en valeur le rôle de l’ambition, puissance cosmique animatrice des relations humaines mais également créatrice de discorde infinie (dans Machiavel, 1996 : 1070-1075).
  • [11]
    Machiavel, 1996 : 146.
  • [12]
    Ibidem : 125-129.
  • [13]
    Ibid. : 122-124 et 176.
  • [14]
    Pour une démonstration convaincante à propos des fondements philosophiques de « l’existentialisme machiavélien », voir Vatter, 2000. Pour notre part, nous avons mis en relief le fait que la théorie machiavélienne est sous-tendue par une véritable métaphysique de l’action qui induit l’instabilité et le renouvellement permanent, voir Ménissier, 2010.
  • [15]
    Discours sur la Première Décade de Tite-Live, I, 7, dans Machiavel, 1996 : 203.
  • [16]
    « Les hommes sont si subtils et ils obéissent si bien aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper. […] Les hommes en général jugent plus selon leurs yeux que selon leurs mains : car chacun a la capacité de voir, mais peu celle de ressentir. Chacun voit ce que vous paraissez, peu ressentent ce que vous êtes. », Le Prince, chap. XVIII, ibid. : 154-155.
  • [17]
    Ainsi, les chapitres du Prince évoqués plus haut et consacrés aux qualités du prince sont sous-tendus par la disjonction entre réalité et apparence, et la recommandation à considérer simultanément les deux dimensions constitue le ressort de l’action politique efficace.
  • [18]
    Voir Gilli, 2004, une synthèse récente sur l’humanisme civique dans son contexte qui se montre attentive aux ambiguïtés de ce courant de pensée.
  • [19]
    Sur l’inflexion que Machiavel a fait subir aux thèses républicaines, voir Ménissier, 2006.
  • [20]
    « Là où l’on décide du salut de la patrie, on ne doit avoir aucune considération de justice ou d’injustice, de pitié ou de cruauté, de gloire ou d’ignominie. Bien plus, négligeant toute autre considération, il faut suivre en tout le parti qui la sauve et conserve sa liberté », Discours, III, 41, ibid. : 453.
  • [21]
    Voir Drouard, 2008 ; Laufer, 2008 ; Liaudet, 2009 : Rochet 2008 & 2010 ; Belorgey, 2014.
  • [22]
    À cet égard, la pensée machiavélienne peut inspirer une théorie contemporaine de l’autorité où la notion de collectif joue un rôle cardinal, comme celle développée par Robert Damien (voir Damien, 2013).
  • [23]
    Sur l’ambition de totalisation de l’histoire politique manifestée par les Discours, voir Walker, 1950, volume 2.
  • [24]
    « D’ailleurs, il paraît naturel que de tels fléaux [pestes, famines, inondations] aient lieu : la nature, comme la plupart des corps qu’elle renferme, a besoin de ces mouvements extraordinaires et spontanés qui la débarrassent de l’excès de matières superflues dont elle serait surchargée. Ainsi, lorsque le monde a surabondance d’habitants ; lorsque la terre ne peut les nourrir ; quand la malice et la fausseté humaines sont à leur comble, la nature, pour se purger, se sert de l’un de ces trois fléaux. Les hommes ainsi réduits à un petit nombre et abattus par le malheur trouvent facilement leur subsistance et deviennent meilleurs. », Discours, II, 5, dans Machiavel, 1996 : 307.
  • [25]
    Ibidem : 408-409.
  • [26]
    Ibid. : 191 et 195.
  • [27]
    Discours, I, 4, ibid. : 197.
  • [28]
    Ibid., I, 11, p. 214.
  • [29]
    Ibid., I, 34, p. 248-249.
  • [30]
    « Dans les républiques, il y a plus de vie, plus de haine, un plus grand désir de vengeance » (Le Prince, V, ibid. : 121).
  • [31]
    Voir Le Prince, XX : « Il est aussi très utile pour un prince de donner de soi des exemples exceptionnels en ce qui concerne les affaires intérieures […], lorsque l’occasion se présente de quelqu’un qui accomplit quelque chose d’extraordinaire, soit en bien soit en mal dans la vie publique, et de prendre un moyen quant à le récompenser ou à le punir, dont on ait à parler abondamment » (ibid. : 167).
  • [32]
    Discours, I, 18, ibid. : 229.
  • [33]
    Discours, I, 40, ibid. : 262.
  • [34]
    Discours, III, 1, ibid. : 370-373.
  • [35]
    Voir Lapied & Swaton, 2013.