Entre normes et stratégie : Quelques apports de la Responsabilité Sociale des Entreprises

1 – Introduction

1 Si la phase actuelle de « mondialisation » liée à l’ascendant des doctrines néolibérales de gouvernement est à bien des égards une unification des marchés, elle suscite des attentes qui sont pour partie d’une autre nature [1]. Certaines attentes, en effet, visent autre chose que l’approfondissement de la concurrence : un horizon qui relève de l’initiative commune et de la coopération. La compatibilité avec la logique décentralisée de l’action et du partage d’information dans l’économie de marché est souvent présumée mais elle ne va pas de soi et tel est peut-être ce qui se joue de plus immédiatement intriguant dans l’essor du mouvement de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) : articuler des initiatives collectives au fonctionnement de l’économie telle qu’elle est, mais ne pas se contenter des initiatives que suscite la gestion quotidienne des institutions de l’économie de marché.

2 À l’heure de la RSE, le management des entreprises n’est pas abordé dans une pure extériorité par rapport aux aspirations éthiques ; il ne sort pas indemne d’un questionnement dont le centre de gravité est précisément la décision en entreprise (ou plus généralement dans les organisations) et qui s’étend jusqu’au vécu individuel au sein des entreprises confrontées à des choix complexes dans un contexte dont les changements s’accélèrent [2]. J’examinerai d’abord la manière dont on peut comprendre cette configuration, à la manière d’une évolution des rapports entre responsabilité et stratégie. J’aborderai dans un second temps la question substantielle de l’implication et du renouvellement des valeurs économiques de référence.

2 – Responsabilité et stratégie : les médiations institutionnelles

L’aspiration au règne des principes

3 Sous l’étendard de la RSE, de nombreuses initiatives contemporaines conduisent à repenser les formes de l’action collective adossée à des principes. Cet aspect des choses est moins discuté et sans doute moins bien compris que les enjeux d’une « moralisation » de la vie des entreprises – ambition dont la RSE paraît porteuse. Au regard de la moralisation, l’attention se porte souvent sur des prescriptions particulières ou sur des engagements ponctuels, au regard desquels il arrive que les firmes soient prises en faute. Cette entreprise de moralisation est souvent louée au vu des manquements graves à des injonctions morales dans la vie des entreprises. Il lui arrive également d’être critiquée à cause du risque d’hypocrisie ou pour des raisons tenant à la confusion de la responsabilité privée et de la responsabilité publique, ou bien encore parce que l’on craint la superposition par trop ambiguë de questions de morale et d’objectifs de profit d’une part, de communication ou d’image de marque d’autre part. Ses relations avec le droit apparaissent à l’occasion ambiguës [3].

4 La RSE est cependant porteuse d’un rapport renouvelé aux principes de l’organisation sociale. À travers les initiatives variées qu’elle recouvre, elle donne à voir les éléments de l’endossement et de la mise en œuvre des principes : leur validation éthique et politique, l’effort en vue d’une concrétisation institutionnelle et le choix des actions en cohérence, la recherche de formes utiles de concertation ou de coordination, la préparation de séquences opérationnelles (programmation, stratégie) étagées dans le temps. La RSE suscite donc un examen renouvelé de la place des principes dans la vie des entreprises et dans leurs rapports avec les parties prenantes de leurs activités, autant qu’elle le nourrit d’exemples et de questions. Bien entendu, en un temps où les principes de la gestion des entreprises privées ont tendance à envahir la sphère de l’action publique (alternativement en y favorisant des formes sophistiquées d’inaction ou en prônant des changements dans la manière même d’aborder l’État [4])

5 Sans être strictement confinés au domaine de la RSE, les éléments énumérés y font sentir leurs effets avec une netteté particulière. La RSE apparaît de ce fait comme un champ social privilégiant la recherche d’actions motivées par des principes et préparées en cohérence avec eux. En d’autres termes, eu égard à l’importance des objectifs qu’elle invite à poursuivre, la RSE peut sembler à même de favoriser la concrétisation au moins partielle, dans le monde réel, de certaines des exigences morales les plus importantes. Comme mouvement social et aussi comme composante du mouvement des idées et comme domaine de recherche, elle est devenue une partie importante de l’éthique économique et sociale, non sans lien avec l’éthique du dialogue d’un côté, avec l’éthique du rôle et des fins des institutions publiques d’autre part.

Effectivité ou ineffectivité des principes

6 Le paradoxe est cependant que, d’autre part, les motivations à l’œuvre paraissent souvent relativement faibles. Portées au cœur de l’action avec une résolution des plus variables, elles apparaissent souvent décevantes en elles-mêmes. Elles peuvent, à l’occasion, paraître manipulables au service des seuls intérêts stratégiques d’un groupe, ou encore au service de la carrière des dirigeants. La portée de l’engagement est complexe philosophiquement [5], mais elle est aussi d’un maniement social difficile lorsqu’il s’agit de comparer les déclarations d’intention d’une part et, d’autre part, les formes statutaires (dans le secteur de l’Économie Sociale et Solidaire [6]) et les formes d’activité qui témoignent d’engagements en matière sociale. N’est-ce pas lié au fait que les entités collectives que sont les entreprises (ou plus généralement les organisations) sont moins susceptibles que les individus d’entrer en face-à-face dans des relations humaines marquées du sceau de l’engagement moral authentique ?

7 Les relations inter-institutionnelles ajoutent de fait un degré supplémentaire de complexité aux rapports entre la pratique et les principes moraux. Et cela ne concerne pas seulement les procédures de décision. La complexité que nous visons est également liée aux tâches d’interprétation qui sont requises pour que les messages, les attentes, les arguments et les propositions circulent d’une institution à l’autre et viennent à se concrétiser dans les différents contextes pertinents d’application.

8 Les interprétations introduisent des variations et l’anticipation de ce processus peut affecter les formulations retenues en tout premier lieu. Ainsi, on peut chercher à se prémunir contre des déformations prévisibles de l’intention initiale. On peut aussi vouloir contenir par avance les dérives ou la multiplicité des interprétations, en choisissant des mots et des normes dont le maniement typique réduise la part de l’arbitraire. Bien sûr, les formulations et les interprétations les plus influentes peuvent évoluer sous la pression des circonstances ou des ambitions. En toute hypothèse, elles jouent un rôle capital dans la formation de la matière même sur laquelle on s’entend lorsqu’il s’agit de promouvoir, au nom de l’éthique, un certain nombre de principes dans la vie concrète des entreprises. Elles sont liées, de surcroît, au rapport à la manière dont on peut faire face collectivement aux situations nouvelles, parce qu’elles conditionnent tout à la fois les continuités qui s’établissent entre les cas connus et les cas qui émergent, et les formes de coordination et de compréhension mutuelle sur lesquelles les acteurs peuvent compter [7]. Les tâches de mise en débat des cadres d’analyse sont alors cruciales [8].

9 Il faut faire observer que les tâches de formulation et d’interprétation des référentiels éthiques sont largement tributaires de processus décisionnels et discursifs étroitement imbriqués les uns avec les autres [9]. De tels processus échappent souvent à l’observation et leurs rapports avec les motivations concrètes des acteurs sont rarement clairs. En outre, ils débouchent le plus souvent sur la présentation de normes qui sont assez floues en raison de leur généralité même. La RSE témoigne incontestablement de l’emprise de principes de référence (comme les Droits de l’Homme, la recherche d’équité ou l’impératif de durabilité dans le développement) et de la volonté de dépasser les tensions possibles entre les droits attachés à la citoyenneté et la mondialisation de l’économie [10], mais la généralité des formulations paraît nuire à leur concrétisation sérieuse.

10 Comment les intérêts stratégiques pourraient-ils, de fait, ne pas prendre l’ascendant ? Pour que les principes triomphent, ne faudrait-il pas que les contraintes qu’ils introduisent soient claires et nettes pour des classes de situations bien identifiées, afin de bâtir de vraies limitations profitables du spectre des actions au cœur des interactions sociales ? Ces interrogations et les critiques corrélées sont inévitables, à partir d’un point de vue moral. Toutefois, prendre la mesure de la contribution de la RSE à l’éthique sociale oblige à s’attacher à la nature proprement institutionnelle de ce mouvement sociétal et aux spécificités qui en découlent.

Un rapport institutionnel aux principes

11 Comme les liens politiques, les rapports institutionnels et inter-institutionnels qui sont la matière première de la RSE relèvent d’un univers artificiel, dans lequel interviennent des agents souvent collectifs, engagés dans des rapports mutuels et dans des formes d’action qui paraissent avoir leur logique propre, pour partie irréductible à celle de l’action individuelle et de la morale commune. Une sorte d’adaptation « institutionnelle » des notions communes est nécessaire, comme on le sait par exemple dans le cas de l’étude de la confiance [11]. Dans un tel contexte, à cause des questions gênantes qu’il a été nécessaire d’évoquer, on peut penser qu’il y a en fait toute raison de s’étonner davantage des progrès de la morale que de ses régressions, tant paraît grande la distance qui sépare le genre de prise de décision institutionnelle qui intéresse la RSE de la conscience détachée d’un sujet individuel.

12 Si c’est une logique qui s’éloigne des logiques ordinaires de l’action, c’en est une dans laquelle le rapport aux normes est cependant central : il s’agit d’un univers profondément normatif, dans lequel rien ne paraît possible sans l’association des normes instituées et de mécanismes sociaux capables d’orienter les comportements dans le sens voulu. Sans être toujours politiques ni même soutenues par des administrations publiques, les formes associées de gouvernance s’inscrivent dans une logique qui est celle de l’autorité « positive » et cela en un double sens.

13 Il s’agit d’abord de ce qui est positivement institué en vertu de dispositifs de coordination ou de coopération reconnues (plates-formes, clubs d’entrepreneurs…), et peut faire l’objet à ce titre d’une documentation objective – d’un savoir positif, si l’on veut. Il s’agit aussi de ce qui possède une influence réelle (au-delà des attributions formelles). Il est possible d’attester cette influence par des données factuelles que peuvent étudier les sciences empiriques positives. Il en va ainsi pour les données qui concernent les comportements qui prévalent dans les faits, les attentes qui se forment, les dispositifs d’action collective, l’état du respect de l’autorité ou du soutien aux normes, ou encore la crédibilité des effets de réputation en cas de manque de sérieux dans la suite donnée aux engagements.

3 – Valeurs économiques et référence aux principes

Une relation complexe aux valeurs économiques

14 La rencontre de la RSE avec les formes décentralisées de l’économie de marché n’est guère plus simple que la rencontre avec la morale. Malaisée à première vue, elle pose des problèmes qui ont accompagné, de longue date, la dynamique de la RSE : ne serait-il pas absurde pour des entreprises de se lier les mains par des obligations allant au-delà des obligations juridiques, et risquant de brider la prise de décision économiquement avisée ? Ne serait-ce pas dangereux tout d’abord, dans un contexte concurrentiel ? Et si l’on songe à l’entrepreneur : n’est-il pas présomptueux pour lui de se charger arbitrairement de missions d’intérêt général dont il n’est pas officiellement porteur ?

15 Un soupçon existe, conforté par la prise de position bien connue de Milton Friedman contre la RSE [12] : ce serait entretenir, sous couvert d’une conception élargie de la gouvernance et de la stratégie, une réelle confusion de l’économique et du politique. Selon certains analystes, ce risque de confusion ne doit pas donner lieu simplement à l’expression de craintes. Il renvoie à des zones de superposition des responsabilités qui sont en vérité très importantes dans le monde contemporain et qu’il faut penser telles qu’elles sont.

16 Ainsi, Bob Deacon souligne-t-il que le concours d’institutions disparates, obéissant à des logiques distinctes et susceptibles d’entrer en rivalité autour de certaines formes d’exercice de l’autorité, est au cœur des concepts émergents de gouvernance qui sont les plus pertinents en des temps d’internationalisation des enjeux et de l’activité économique [13]. Des formes renouvelées d’action politique et de concrétisation d’objectifs généraux (tels que le respect des droits, la promotion de valeurs sociales, la prise en compte des enjeux du respect de l’environnement) poussent des porteurs d’enjeux à contourner les structures institutionnelles traditionnelles (nationales en particulier). L’inconfort qui en résulte dans des pays où la règle de droit s’applique ne saurait être sous-estimé.

17 Cependant, même dans des situations où la règle de droit s’applique, on ne peut oublier l’incidence latérale des questions de légitimité et de l’appréciation subjective de la légitimité (par exemple sur les tâches de qualification des situations ou d’interprétation des normes). Ces enjeux de légitimité sont capables de déborder ou de contourner, dans les manifestations politiques concrètes, la légitimité qui résulte du partage formel des prérogatives et des responsabilités. La légitimité dans l’exercice du pouvoir est une question avec laquelle il faut vivre : elle n’est jamais si complètement réglée par les normes que toute discussion doive cesser.

18 Cette tendance peut venir bousculer les certitudes anciennes au sujet des rôles respectifs du privé et du public. En somme, si la RSE semble éloigner des valeurs les plus classiques de l’économie de marché, elle peut aussi paraître illustrer une sorte d’exportation vers la vie publique des enjeux de la vie des entreprises ou des préoccupations des entrepreneurs. La RSE oblige à se demander jusqu’où l’on est responsable, et de quoi [14].

RSE et développement économique

19 La réflexion contemporaine sur le développement est marquée par l’ambition d’une pensée stratégique qui doit être mise au service des principes. Historiquement, le développement des concepts essentiels de la responsabilité des entreprises en matière sociale et environnementale a contribué puissamment à la prise de conscience d’une strate internationale de coopération susceptible de transcender la concurrence entre les entreprises. Au-delà de la rivalité et peut-être en liaison étroite avec elle, il y a en effet la dimension complémentaire, plus fondamentale encore sans doute, de la coopération. La division du travail et la pluralité des entreprises ouvrent des possibilités de coopération, en l’absence même d’accord volontariste. Les économies sans concurrence peuvent fonctionner plus ou moins ; on conçoit plus difficilement ce que serait une économie dépourvue de formes élémentaires de coopération (comme celle qu’exprime le respect habituel des normes en vigueur par exemple).

20 Dans cette perspective, les initiatives collectives transcendant l’échelon étatique peuvent apparaître comme l’ébauche de formes de gouvernance fondées sur les principes et ayant vocation à permettre l’obtention de résultats qui n’ont jamais été convenablement réalisés par les États, que ce soit en matière sociale ou en matière environnementale. La RSE, en inspirant des initiatives transfrontalières, peut donner une nouvelle actualité à des valeurs de développement économique ou d’équité économique qui sont faciles à perdre de vue dans un monde livré à la concurrence. Si l’on suit B. Deacon, les principes à mobiliser pour structurer la coopération par-delà les frontières doivent impliquer des alliances avec les pays en développement traités comme des partenaires et avec des groupes de partenaires au sein desquels la voix des pays en développement se fait entendre, une attention à la dimension sociale des accords commerciaux transfrontaliers, l’attention à un accès plus équitable aux biens et aux services [15] ; à l’intérieur des États, B. Deacon préconisait d’établir des synergies entre les ministères pour aborder avec pertinence les questions d’échelle mondiale.

21 Le projet dit du Millénaire de l’ONU a bien illustré, au seuil des années 2000, l’ambition de coopérations approfondies favorisant largement les initiatives transfrontalières et inter-sectorielles (traversant donc la frontière des institutions privées et publiques, la frontière entre associations et entreprises, entre institutions de recherche et d’éducation et organisations productives, etc.). La faveur que rencontre ce genre d’approche est liée, en grande partie, aux frustrations ressenties des formes d’organisation économique plus traditionnelles, alors même que les valeurs au travers desquelles s’apprécie la vie économique ont tendance à se complexifier (prise en compte du bien-être, de la cohésion sociale, du respect de la diversité, des « capabilités », etc.).

22 Le mouvement de la RSE invite à ne pas se contenter de la dynamique propre aux marchés et à réclamer des changements coordonnés sous l’étendard de plusieurs grands principes. Se trouve visée une transformation progressive des pratiques, bouleversant les conditions de la décision économique. Il ne s’agit pas seulement de déclarations de principe qui seraient simplement juxtaposées à l’activité réelle : la pénétration des modèles de la RSE a vocation à atteindre l’échelon des décisions routinières et des modèles conceptuels et décisionnels qui les guident. Dans les faits, cela passe par des progrès à accomplir dans la coordination des efforts et dans leur protection vis-à-vis des bouleversements politiques ou géostratégiques.

23 Cette coordination ne laisse pas toujours intacte la structure de la société qu’elle contribue à transformer. Elle peut passer, selon l’état des capacités d’action, par des réallocations de l’autorité réelle, qui peuvent venir bouleverser les interprétations dominantes des normes formelles d’attribution du pouvoir ainsi que les formes de compréhension les plus classiques du partage entre le « privé » et le « public ». Elle oblige aussi à examiner de manière critique les bases de l’action à entreprendre, non pas seulement à partir d’impacts et de risques qui se laissent apprécier par des indicateurs tirés des sciences naturelles, mais aussi en référence à notre manière de gouverner notre existence. Si la RSE oriente à juste titre les regards vers les conditions objectives et naturelle de l’existence humaine, elle ne peut faire oublier que les enjeux à pondérer les uns par rapport aux autres tirent leur importance – ou à tout le moins une partie de leur importance – de leur insertion dans les projets humains et de leur lien avec le souci des conditions d’exercice de la liberté des hommes [16].

L’insuffisance d’une approche instrumentale

24 Un effort d’explicitation des enjeux et des critères retenus est attendu en matière de RSE, pour peu que l’on admette le principe d’une responsabilité large des entreprises, ne se limitant pas à leurs finalités traditionnellement reconnues (comme la recherche du profit). Les progrès enregistrés en matière d’obligation de communication de rapports sur les performances autres que financières nourrissent l’espoir d’une plus grande transparence dans la comparaison de ces performances d’une entreprise à l’autre. L’enrichissement des données qui en résulte est très important mais il permet d’attirer l’attention sur une question qui demeure complexe : celle de l’élaboration et de l’interprétation des données. Cela concerne en particulier le choix des descriptions et des catégories, les procédures de mesure et les formes de valorisation qui sont prises en compte.

25 Dans ce domaine, l’ère de la RSE représente un pas de côté par rapport au schéma linéaire d’un approfondissement supposé toujours plus radical de la rationalité instrumentale dans la société [17]. L’endossement par les entreprises de normes liées à la responsabilité sociétale et environnementale, ainsi que le maniement de concepts appropriés pour l’identification des risques et des coûts, peuvent contribuer à orienter le développement économique dans des directions plus respectueuses de la cohésion sociale et de l’environnement. Il y a là un enjeu clair pour l’éthique. C’est aussi une affaire stratégique, dans la mesure où la coexistence des normes économiques et des exigences éthiques ne relève pas seulement du conflit éventuel, ni de la coexistence pacifique sans incidence ni sur les unes ni sur les autres. En réalité, il y a lieu de considérer que l’attention spécifique à certaines exigences éthiques est capable de pousser à l’innovation et à des stratégies de développement des activités dans certaines directions plutôt que dans d’autres.

26 La question de la compatibilité avec la recherche du profit ne doit certainement pas être oubliée, mais poser la question n’oblige en rien à congédier les préoccupations sociétales et environnementales. Admettons qu’elle doit conduire à affronter lucidement la question du type de débat sur l’environnement (ou les questions sociétales) que permet ou favorise la démocratie libérale en tant que telle (avec ses référentiels souvent individualistes) [18]. En effet, il n’existe pas d’harmonie préétablie entre de telles préoccupations et la recherche de profit [19]. De plus, la dynamique de la mondialisation paraît divisée parce qu’elle est hantée par ce que Frédéric Worms a désigné comme deux dimensions de la cosmopolitique : celle qui prend le monde pour objet (« une écologie politique mondiale ou planétaire ») et celle qui le traite comme un cadre (« une société politique mondiale ou universelle [20] »).

27 Cependant, l’orientation de l’activité et de la stratégie en fonction de valeurs élargies peut conduire à des développements profitables et à des performances durables, en lien notamment avec l’exploration de nouvelles voies (consécutive à l’abandon de pratiques peu respectueuses de la cohésion sociale ou de l’environnement), avec une meilleure reconnaissance du travail des collaborateurs de l’entreprise (une reconnaissance soutenue par la référence à des réalisations qui passaient autrefois inaperçues) et avec une plus forte motivation dans le travail. Au plan financier, l’orientation du crédit ou la sélection des investissements sur la base de préoccupations sociétales et environnementales est un moyen de repérer des secteurs et des entreprises qui présentent des atouts pour l’avenir (des atouts qui peuvent devenir décisifs à mesure que les préoccupations sociétales et environnementales prennent de l’importance). On pourra y voir un corrélat pratique de la tâche analytique qu’Antoine Mandel désigne comme l’exploration de l’ensemble des possibles économiques [21]. C’est aussi le versant économique d’une tâche plus large : la recherche d’une harmonisation repensée entre les raisonnements liés aux sociétés humaines et aux préoccupations de justice, d’une part, et à une insertion sensée dans la nature, d’autre part [22].

Stratégie collective, valeurs et résolution des tensions

28 La reconstruction de la société humaine après les effroyables tragédies du XXe siècle s’inscrit dans la durée et passe par la reconquête d’institutions capables de faire face à l’entraînement vers des évolutions sociales qui nient la portée du libre jugement et de la formation raisonnée de la volonté. Ce processus demande d’aller au-delà de la moralité du pur engagement et rend nécessaire de s’intéresser aux cadres sociaux de l’action. Si la période des Trente Glorieuses a été marquée par la montée en puissance de l’État social et par la consolidation d’un modèle social dans l’entreprise et dans la société (aujourd’hui mis à mal de bien des manières qui sont liées aux attaques intéressées ou idéologiques contre les capacités d’action des collectivités publiques [23]), l’exploration d’autres pistes est possible et il n’y a aucune raison d’ailleurs de l’associer au délaissement des pistes précédentes. La RSE mérite certainement d’être abordée de cette façon : non pas seulement comme une modernisation du processus de mise en œuvre des principes, mais aussi comme la construction d’une manière alternative de faire vivre le rapport aux principes dans l’organisation sociale.

29 Dans cette perspective, si l’on est préoccupé par la préservation de l’exercice de la volonté libre, l’attention doit se porter sur notre responsabilité dans l’évitement d’un déchirement de la raison pratique, prise – comme elle peut l’être à notre corps défendant – dans des dilemmes moraux, fondés les uns et les autres sur l’exacerbation de la rareté de biens humains nécessaires ou importants. Or, la tendance politique bien installée consistant à favoriser à titre prioritaire une concurrence économique indifférente aux conditions d’emploi, aux normes environnementales et aux systèmes sociaux est de nature à enfermer les personnes dans une logique de réponse aux contraintes, la liberté résiduelle résultante consistant en fait à se résoudre au sacrifice d’un idéal plutôt que d’un autre, au lieu de participer de son plein gré à un mouvement général d’amélioration des conditions de l’action des uns et des autres. La fragilisation de l’instruction publique peut aussi avoir pour résultat de compromettre le libre exercice de la rationalité pratique et du jugement, en menaçant la figure – porteuse de sens et de valeur – d’un jugement librement formé et capable d’inspirer l’action. L’évitement ou l’affaiblissement de ces tensions a été l’œuvre historique de l’État social dans le cadre de la démocratie représentative ancrée dans les Droits de l’Homme. Plus récemment, l’essor des préoccupations écologiques et la quête d’un développement durable ont donné de l’élan à la quête d’une reconnaissance objective, dans les cadres sociaux, d’efforts moraux renouvelés, et devant prendre une dimension stratégique, pour la mise en œuvre de principes capables d’orienter l’action. Abritant de nombreuses potentialités intéressantes de l’action collective, la RSE doit certainement relayer ces aspirations et en accepter les valeurs, sans prétendre incarner une nouvelle éthique.

4 – Conclusion

30 En attirant l’attention sur un au-delà de la régulation technique des marchés (visant leur bon fonctionnement et l’élimination des « échecs de marché »), le mouvement de la RSE renouvelle les ambitions et les réflexions autour de la prise de responsabilité concertée, souvent internationale, au cœur de la vie économique. Il conduit à porter ses regards vers une logique de la décision qui n’est pas étroitement circonscrite par les normes de comportement les plus classiques que l’on associe aux interactions de marché (comme la maximisation du profit pour l’investisseur ou la recherche de la satisfaction maximale sous contrainte de budget pour le consommateur).

31 La réflexion stratégique qui accompagne la vie économique entre ainsi dans des interférences manifestes avec des aspirations qui se traduisent habituellement dans des orientations politiques, au titre d’une certaine compréhension du bien commun, de l’utilité publique ou des progrès de l’humanité. Dans le monde contemporain, structuré comme il l’est par les États-nations souverains, il y a un sens à dire que les États, avec leurs modalités traditionnelles de coopération, occupent encore le cœur des initiatives concertées ayant de tels objectifs. Dans le cas même où une initiative d’emblée internationale ou supranationale se donne carrière, le soutien des États en tant que tels est habituellement capital. Toutefois, l’action des États doit être prolongée ou complétée. La thématique contemporaine de la « gouvernance », en jetant un pont entre le monde de la politique et celui de l’entreprise, devient un pilier de la réflexion sur la poursuite de biens communs qui ne se superposent pas rigoureusement au « bien public » des collectivités politiques. L’examen critique de cette coexistence conduit à prendre la défense d’une perspective de mise en complémentarité, contre l’idée d’une substitution de nouvelles références aux anciennes.

Notes

  • [*]
    Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UFR 10 et UMR 8103.
  • [1]
    Le texte est issu de la conférence au Collège international de philosophie, le 9 avril 2014.
  • [2]
    Voir en ce sens : Ghislain Deslandes, Critique de la condition managériale. Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2016 ; ch. 3. Sur la mise en corrélation de la recherche méthodologique sur les évolutions institutionnelles et des transformations du monde vécu en des temps d’affaiblissement des solidarités typiques de l’État industriel, voir aussi : Jacques Lenoble et Marc Maesschalck, L’Action des normes. Éléments pour une théorie de la gouvernance. Québec, Les Éditions Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 2003 ; chap. 3.
  • [3]
    Voir en ce sens François-Guy Trébulle, « Propos introductifs. Quel droit pour la RSE ? » in F.-G. Trébulle et O. Uzan, (dir.), Responsabilité sociale des entreprises : regards croisés, droit et gestion, Paris, Economica, 2011.
  • [4]
    Voir à ce propos : Justin C. Kissangoula, « Les règles de management privé en tant qu’horizon pour la réforme de l’État », in Repenser la démocratie, Y.-C. Zarka (avec A. Zafrani) (dir.), Paris, Éditions Armand Colin, 2010. Sur les aspects historiques de la constitution de l’idéologie néolibérale à l’œuvre ici, voir notamment : Serge Audier, Le Colloque Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme, Éditions Le bord de l’eau, 2008.
  • [5]
    Voir F. Peter et H.-B. Schmid (dir.), Rationality and Commitment. Oxford, Oxford University Press, 2007 ; E. Picavet, « Engagement, principes et institutions », in Bulletin de la Société Française de Philosophie, 103 (1), 2009 (séance du 21 mars 2009).
  • [6]
    Voir Sophie Swaton, Une entreprise peut-elle être sociale dans une économie de marché ?, Éditions de l’Hèbe, 2011.
  • [7]
    Voir C. Guibet Lafaye et E. Picavet, « Réponse à la nouveauté et création des valeurs sociales », in S. Dallet, G. Chapouthier et E. Noël (dir.), La Création : définitions et défis contemporains, Paris, Éditions de L’Harmattan, 2009, p. 107-121.
  • [8]
    Pour le champ environnemental, voir notamment : Frédéric-Paul Piguet, « Justice climatique et principe d’interdiction de nuire : l’apport décisif de l’interactionnisme épistémologique », sec. 2 du chap. 2 in E. Jeuland et E. Picavet (dir.,) Interactionnisme et norme. Approche transdisciplinaire, Paris, IRJS Éditions (Institut de Recherche Juridique de la Sorbonne), 2016.
  • [9]
    Je renvoie ici à E. Picavet, « Délibération et communication entre les institutions à propos de la répartition des pouvoirs », in Archives de Philosophie, 74 (2011), p. 275-288.
  • [10]
    Dans les « Recommandations » de l’OCDE aux firmes multinationales, dont on connaît l’importance dans la constitution du mouvement de la RSE, le souci de l’harmonisation entre la prise de responsabilité et les bénéfices des investissements et des échanges s’exprime de fait très fortement. Voir, pour une analyse théorique des tensions sous-jacentes, Richard Sturn, « Economic Citizenship Rights as Barriers to Trade ? Production-Related Local Justice and Business-Driven Globalisation », chap. 53 in J.-C. Merle (dir.), Spheres of Global Justice, vol. 2, Dordrecht, Springer, 2013.
  • [11]
    Reinhard Bachmann et Akbar Zaheer, « Trust in Inter-Organizational Relations », Chap. 20 in The Oxford Handbook of Inter-organizational Relations, Oxford, Oxford University Press, 2008.
  • [12]
    Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », in The New York Times Magazine, USA, 13 sept. 1970.
  • [13]
    B. Deacon, « Global Social Governance Reform : From Institutions and Policies to Networks, Projects and Partnerships », in Global Social Governance : Themes and Prospects, Bob Deacon, Eeva Ollila, Meri Koivusalo et Paul Stubbs (dir.) (Globalism and Social Policy Programme, 2003, Report for the Ministry for Foreign Affairs of Finland, department for International Development and Cooperation), p. 11-35.
  • [14]
    Voir notamment la synthèse de Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée, La Responsabilité sociale d’entreprise, Paris, Éditions La Découverte, 2016 (1e éd. 2007).
  • [15]
    Bob Deacon, « Global Social Governance Reform : From Institutions and Policies to Networks, Projects and Partnerships », in Global Social Governance : Themes and Prospects, Bob Deacon, Eeva Ollila, Meri Koivusalo et Paul Stubbs (dir.) (Globalism and Social Policy Programme, 2003, Report for the Ministry for Foreign Affairs of Finland, department for International Development and Cooperation), p. 11-35.
  • [16]
    Voir en ce sens la discussion de la prise en compte des besoins, en rapport avec le naturalisme philosophique et le personnalisme, in Bernard Baertschi, Enquête philosophique sur la dignité. Anthropologie et éthique des biotechnologies, Genève, Éditions « Labor et fides », 2005, p.165-166.
  • [17]
    Pour l’évocation d’un tel processus en lien avec l’École de Francfort et ses ramifications d’un côté, avec les formes contemporaines du management de l’autre, voir Thibault Le Texier, Le Maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. Paris, Éditions La Découverte, 2016.
  • [18]
    Voir Nicolas de Longeaux, Comment débattre d’écologie, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2015 ; notamment p. 43 sq. Parallèlement, on peut interroger le type d’orientation préférentielle que donnent aux débats et aux raisonnements les cadres analytiques et prescriptifs de l’économie normative, et examiner les impulsions théoriques à donner pour rectifier certaines trajectoires théoriques. Voir en ce sens Serge-Christophe Kolm, « Rational normative economics vs. “social welfare” and “social choice” », in European Economic Review, 38 (1994), p. 721-730 ; et du même auteur : « Moral public choice », Public Choice, 87, (1996), p. 117-141.
  • [19]
    Voir en particulier l’étude des rapports entre principes de la démocratie libérale, économie de marché et processus politiques à finalité environnementale in : Marcel Wissenburg, « Environmental protection in a liberal democratic Europe. Constitutional aspects. », chap. 13 in A. Weale et M. Nentwich (dir.), Political Theory and the European Union, Londres, Routledge, 1998
  • [20]
    F. Worms, « Quelle cosmopolitique aujourd’hui ? », in J.-Ph. Pierron et M.-H. Parizeau (dir.), Repenser la nature, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2012 (3e partie).
  • [21]
    A. Mandel, « Équilibres multiples et modélisation multi-agents : comment appréhender l’incertitude sur les dynamiques socio-économiques dans le contexte du changement climatique ? », in J.-M. Bonnisseau, A. Mandel, Y. Toma et F.-G. Trébulle (dir.), Penser le changement climatique. Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p.35.
  • [22]
    Sur ces enjeux plus larges, voir en particulier Catherine Larrère et Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris, Éditions La Découverte, 2015.
  • [23]
    Pour une bonne analyse des rapports dissymétriques entre État et investisseurs en capital dans la situation européenne, du point de vue des capacités d’action et des marges de choix, voir Fritz Scharpf, Governing in Europe. Effective and Democratic ?, Oxford, Oxford University Press, 1999 (chap. 1 : « Democracy in a capitalist economy »).