Anonyme, avant-garde, imperceptible : Trois variations autour du devenir en politique

Note-le là : je ne suis personne [1].

Première variation : devenir-anonyme

1 Peu d’analystes médiatiques l’auront noté, sans doute par amnésie, mais le soulèvement de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) du 1er janvier 1994 a constitué une étape importante dans la généalogie des révoltes qui ont secoué le monde depuis le Printemps arabe et sont arrivées au Brésil en juin 2013. Il est tout à fait probable que les innovations apportées par le Zapatisme auraient été tôt ou tard produites ailleurs. Mais elles constituent a minima une préfiguration d’au moins trois traits essentiels de l’actuel cycle global de luttes – qui ne saurait être, pour cette raison, une nouveauté absolue comme on s’est trop souvent efforcé de le présenter.

2 La première innovation de l’EZLN, dont la survie dépendait de sa capacité d’attirer l’attention et le soutien international pour se défendre de la puissance militaire beaucoup plus grande de l’armée mexicaine, a été son emploi d’Internet, dont la popularisation était alors à ses débuts [2]. La deuxième innovation a été la conceptualisation de cette connexion avec d’autres organisations et collectifs à travers le monde par la création d’un système-réseau, un réseau de réseaux sans centre, en expansion et en mutation constantes [3]. Dans les mots de son porte-parole, le sous-commandant Marcos, « nous sommes le réseau, nous autres qui résistons [4]. » Le dernier aspect dans lequel l’EZLN a été novateur est la figure même de Marcos, son leader le plus connu : sous son influence, être anonyme et n’avoir pas de visage sont devenus des traits récurrents de tous les mouvements des décennies suivantes. Rien de plus logique, alors, que l’un des groupes ou des identités collectives les plus importantes des dernières années s’appelle précisément « Anonymous », et que son visage visible soit le masque de Guy Fawkes porté par une espèce de prédécesseur fictionnel de Marcos, le personnage V, de la BD V de Vendetta, d’Alan Moore.

3 À la fois outil de défense contre les tactiques de contre-insurrection qui opèrent en isolant des leaders et manière d’accomplir l’ouverture de la politique à tous [5], l’anonymisation a été une clé de voûte du développement de ce qu’on pourrait appeler, par analogie avec le domaine des logiciels libres, l’activisme de code ouvert. Dans des temps comme les nôtres, dans lesquels les mécanismes de la démocratie libérale vivent une crise aiguë et la méfiance envers tout type de représentation est omniprésente, il est remarquable que les appels à l’action non signés tendent à obtenir plus d’adhésion que ceux qui sont signés par, ou directement associés à telle ou telle organisation. D’une certaine façon, il faut y voir sans doute une conséquence du soupçon presque paranoïaque que suscite la politique aujourd’hui. Quand l’un des principaux clivages qui divisent la société oppose les sous-représentés (l’immense majorité) aux surreprésentés (les élites corporatives, financières en particulier, qui possèdent une influence démesurée même sur ceux qui étaient autrefois reconnus comme des partis de gauche), l’enthousiasme qu’un appel peut inspirer semble être inversement proportionnel à la suspicion qu’il peut susciter de servir des intérêts particuliers. Ce qui semble venir de nulle part – et donc de n’importe où – a de bien meilleures chances d’être écouté.

4 Cela implique, en fait, un double devenir-anonyme de l’initiative politique. D’une part, la nécessité de « manifester l’innocence de sa fonction [6] » que Pierre Clastres identifiait dans la chefferie indienne ; c’est-à-dire, l’obligation de celui qui propose une initiative de prouver sa soumission à l’intérêt commun, qui ne doit pas être approprié ni instrumentalisé par quelque individu ou collectif que ce soit. Mais aussi, d’autre part, un nouveau modèle de direction (leadership) dont la fragilité ressemble, justement, à la fois à la situation décrite par Clastres tout comme au mandar obedeciendo (commander en obéissant) des zapatistes [7]. Une direction qui ne dirige donc que dans la mesure où elle est suivie, et qui doit par conséquent non pas seulement manifester constamment sa propre innocence, mais aussi être capable de mobiliser des messages et de communiquer des affects traduisant le partage d’un même malaise social. Ainsi doit-elle présenter des appels qui puissent fonctionner (pour étendre la métaphore empruntée au logiciel libre) comme des plateformes, ni ouvertes au point de devenir ostensiblement inviables, ni fermées au point de rendre impossible leur appropriation.

5 Il y a pourtant une limite temporelle assez claire pour le devenir-anonyme si on le prend comme un idéal pour la pratique politique. Il est évident qu’on ne peut pas rester anonyme indéfiniment ; en fait, la capacité de rester anonyme est inversement proportionnelle au succès des initiatives qu’on propose. Même si nous ne connaissons pas le visage derrière le masque, le masque lui-même de Marcos est immédiatement reconnaissable comme le visage du dirigeant le plus important de l’EZLN. De la même façon, si les individus membres des différents collectifs qui composent l’Anonymous restent des inconnus dans la plupart des cas, la collectivité appelée « Anonymous » ne peut pas l’être. Il suffit d’un petit peu de permanence – conséquence naturelle du succès d’une initiative – pour que le masque devienne graduellement un visage, le nom « Anonymous » devienne un nom, et ainsi de suite. Il y a une différence inéluctable entre le genre d’intervention localisée qui opère comme catalyseur d’une manifestation, par exemple, et le travail continu, à long terme, qui constitue une campagne, un groupe, une organisation, etc. ; dans le dernier cas, l’anonymat devient presque impossible et non souhaitable. L’invisibilité et le devenir-anonyme ont donc une limite manifeste : il n’est possible de rester anonyme que jusqu’à un certain point.

Deuxième variation : devenir avant-garde

On a campé à Puerta del Sol et on ne s’en ira pas jusqu’à ce qu’on arrive à un accord [8].

6 Comment peut-on parler de « direction » à propos de mouvements qui sont presque universellement décrits comme étant « sans dirigeants » ? Justement, il s’agit ici d’une autre façon de comprendre l’idée de direction, puisqu’on la soumet au filtre d’un devenir-anonyme et, comme on le verra, d’un devenir-imperceptible. Après tout, comment ne pas parler de « direction » à propos, par exemple, de quelques quarante personnes qui ont décidé, à la fin de la puissante manifestation du 15 mai 2011 à Madrid, de camper à Puerta del Sol – un geste qui allait être suivi, en quelques jours, par des millions, pas seulement à Madrid, mais dans toute l’Espagne [9] ? Ceux qui avaient eu l’initiative de proposer la manifestation – des collectifs comme Democracia RealYa et Juventud Sin Futuro, eux aussi « dirigeants » dans ce sens – l’avaient convoquée la veille, la date de la manifestation servant ensuite de nom au mouvement connu comme 15M. Ce qui donnera effectivement au 15M une existence continuée dans le temps, l’effectuant comme mouvement et créant ainsi les conditions pour tout ce qui se passera après, n’est autre que cette petite troupe qui occupa une place au centre de Madrid.

7 En effet, la caractérisation de ces mouvements, celle d’être « horizontaux » et « sans dirigeants », souvent répétée par les médias comme par les activistes eux-mêmes, n’est pas exacte. Bien sûr, l’inexactitude a des raisons distinctes dans chaque cas : si elle manifeste seulement, d’un côté, la superficialité de l’analyse, elle indique plutôt, de l’autre, une idée régulatrice. En tout cas, examinés depuis le point de vue de la topologie de son systèmeréseau, ces mouvements ne sont pas « horizontaux » – si, par là, on comprend un réseau entièrement plat, dans lequel chaque nœud serait à la même distance et aurait le même potentiel d’influence sur tous les autres – mieux vaut dire qu’ils sont distribués[10]. Cela veut dire qu’ils ne sont pas une multiplicité homogène, mais plutôt qu’ils sont intrinsèquement différenciés, avec des zones aux connexions plus denses (clusters) et d’autres plus éparses, des nœuds ou clusters plus actifs et influents que d’autres, et ainsi de suite, dans un processus de différentiation permanente qui modifie leur topologie constamment, mais pas le type de topologie (distribuée) qu’ils possèdent. C’est pourquoi l’horizontalité ne peut être qu’une idée régulatrice : quoiqu’elle implique un principe valide – un maximum de démocratie, d’ouverture et de participation –, ce principe, n’étant pas réalisable, ne peut servir que d’orientation à la pratique, jamais de but en soi.

8 À une topologie distribuée correspond une direction distribuée (distributed leadership) : une circulation de la fonction de direction qui, avec une amplitude variable et dans des directions différentes, passe par des nœuds et des clusters divers à des moments divers. Il ne s’agit pas, alors, du fantasme opposé à l’idée d’horizontalité dans laquelle retombent les discours médiatique (parfois) et gouvernemental (presque toujours) – la recherche paranoïaque de dirigeants qui, comme des marionnettistes cachés derrière les rideaux, conduiraient ce qu’on voit dans les rues. Il s’agit, au contraire, de souligner ce qui n’est « caché » que parce que tout le monde le voit : qu’on n’a pas affaire ici à l’absence de dirigeants, mais à une absence de grands dirigeants en même temps qu’à une prolifération de directions de petite ou moyenne taille, ainsi qu’une relative ouverture à l’apparition de directions nouvelles. La plupart des décisions qui brisent les impasses et créent des nouvelles possibilités d’action, au lieu d’être prises dans des grandes et photogéniques assemblées, dépendent de l’initiative de groupes parfois très petits.

9 Dans ces occasions où des initiatives venues « de nulle part » arrivent à condenser l’attention et l’effort collectifs, attirant le soutien et produisant des effets exponentiellement supérieurs à ses conditions initiales, on peut dire qu’une fonction-avant-garde se manifeste à l’intérieur du système-réseau, en l’activant dans sa totalité ou en partie. Cette fonction n’a rien de commun avec la conception téléologique de l’avant-garde dont l’ascendance sur la tradition marxiste a produit la pratique politique nocive qu’on appelle « avant-gardisme ». Parler d’une fonction-avant-garde signale, justement, que cette fonction peut être occupée par des noyaux d’action différents (groupes et même, exceptionnellement, individus), à des moments différents. Elle est « objective » au sens que, une fois propagée la modulation que la fonction introduit dans le système-réseau, il est possible de l’identifier comme la cause anomale d’un nombre croissant d’effets ; mais pas au sens d’une détermination transitive nécessaire entre une position objectivement définie (classe, fraction de classe) et l’irruption d’une subjectivité politique (conscience, événement). La fonction-avant-garde désigne ce que Deleuze et Guattari appellent « la pointe de déterritorialisation [11] » d’une collectivité ou situation : une partie qui, ayant introduit une modulation dans le comportement du tout, ouvre une nouvelle direction qui, à la mesure de sa propagation et de sa communication, devient quelque chose qui peut être suivie, déviée, résistée etc. (« imité, adapté, opposé », dirait Gabriel Tarde). Elle est le point par lequel l’innovation passe dans le système-réseau : l’avant-garde comme devenir.

10 La fonction-avant-garde est alors une « direction » au double sens d’ouvrir une voie nouvelle et d’exercer une fonction dirigeante dans un instant déterminé. « Direction » ne doit donc pas être comprise comme s’il s’agissait d’un titre à vie qu’on pourrait acquérir une fois pour toutes à cause de luttes passées, ou une propriété magique qui accompagnerait nécessairement des structures formelles comme les partis ou les syndicats ; ce n’est que le nom donné a quelque chose qui prouve sa capacité à diriger le cours d’un mouvement à un moment donné : c’est celui qui dirige, au moment où il dirige, en indiquant la direction suivie. Direction immanente, alors, temporaire et « spontanée », si on comprend par là qu’elle se manifeste en l’absence de procédures ou structures qui pourraient lui attribuer cette propension – ce qui toutefois ne veut pas dire que quelques noyaux d’action ne puissent avoir plus de propension à occuper cette position (dans la mesure où ils sont déjà les plus reconnus, où ils ont une capacité organisationnelle supérieure etc. [12]). Il n’est pas difficile d’observer, cependant, que le relatif déclin des organisations de masse a démultiplié ce phénomène au lieu de le faire disparaître. Si, encore récemment, la mobilisation de masse était pratiquement le monopole de ces organisations, leur soutien étant décisif pour le succès ou l’échec d’une initiative, sont apparus au cours des dernières années de grands effets en cascade occasionnés davantage par des petits groupes, à la limite même des individus isolés [13]. S’il est possible de parler d’un « crépuscule de l’avant-gardisme [14] », celui-ci semble être, ironiquement, une conséquence de la prolifération plutôt que de la fin des fonctions-avant-garde : l’aube des avant-gardes diffuses. Le paradoxe n’est qu’apparent puisque, dans la mesure où la force mobilisatrice des organisations de masse diminue et la médiatisation de la vie quotidienne augmente, il est naturel que cette puissance devienne en même temps plus diffuse et plus facilement activable. Si large que soit l’amplitude qu’elle atteint, une modulation se propage toujours de proche en proche à partir d’un point ; même si elle arrive à affecter le tout, elle a toujours son origine dans la partie. La figure de style dans laquelle la partie est prise pour le tout s’appelle synecdoque ; et penser la politique sans elle semble impossible, à moins de forger la fiction d’une transformation sociale qui affecterait simultanément la totalité d’une multiplicité humaine, sans s’étendre, se compliquer et se modifier le long du temps. Le problème concernant un « devenir-Prince de la multitude [15] » restera un faux problème, mal posé, tant qu’on n’a pas compris que ce n’est jamais la multitude comme telle (c’est-à-dire, dans sa totalité) qui devient Prince, mais plutôt quelques vecteurs en son sein qui l’agitent et engendrent en elle une nouvelle forme – Princes de fait n’ayant pas nécessairement vocation à se cristalliser en Princes de droit.

11 Poser le problème en ces termes a l’avantage de rendre un autre élément manifeste : même l’expression politique la plus « multitudinaire » – la politique de masse qui se fait dans les rues, dans laquelle les mécanismes de représentation se trouvent momentanément dissous – implique la synecdoque. Après tout, quand un nombre, même un grand nombre, de gens occupent une place, comme la Puerta del Sol ou Tahrir, ne sont-elles pas là pour le compte de tous ceux qui auraient aimé y être, n’assument-elles pas, aux yeux des autres au moins, la prétention de parler au nom de toute la population, au moins virtuellement ? Comme l’a fait remarquer Jodi Dean, « Occupy Wall Street n’est pas réellement le mouvement des 99% de la population des États-Unis contre le 1% le plus puissant. C’est un mouvement qui se mobilise autour d’une Wall Street occupée au nom des 99% [16]. » Ou, comme l’a observé Alain Badiou, « si grande que soit une manifestation, elle est toujours archi-minoritaire [17] », composée « d’une minorité agissante et pensante [18] » dont l’irruption rend visible un antagonisme social jusque-là caché. Dans ces conditions, « le “pays profond” disparaît et toute la lumière est dirigée sur ce qu’on peut appeler une minorité massive[19] ». À un tel phénomène, Badiou donne le nom de contraction : « la situation se contracte dans une sorte de représentation d’elle-même, de métonymie de la situation d’ensemble [20] » – ce qui est en fait un cas particulier de métonymie, celui qu’on appelle précisément synecdoque.

12 On peut en conclure que même dans la modalité la plus informelle de l’action politique, même au degré zéro de sa représentation, la synecdoque – comme mouvement par lequel la partie se fait passer pour le tout – reste irréductible. C’est à la lumière du constat de ce « reste indivisible » de la politique qu’il faut repenser l’opposition absolue (et, par là même, abstraite) qu’on a l’habitude de tracer entre les mouvements contemporains et la représentation. On se leurre à croire qu’il ne serait pas possible de distinguer entre le processus dynamique par lequel un vecteur se propage à partir d’un point dans un système-réseau, qu’on pourrait appeler expression, et la relation statique qui est la représentation dans sa forme plus stabilisée. On peut en outre distinguer, d’une part, entre une pratique dans laquelle l’expression travaille pour éviter sa propre transformation en représentation, ou dans laquelle la représentation travaille pour se maintenir ouverte à l’expression et pour se surmonter soi-même en suivant la direction d’une politique non représentative ; et, d’autre part, une pratique qui cherche sa propre stabilisation dans une forme représentative. Il faut voir, cependant, non seulement que la différence entre les deux est de degré plutôt que de nature, de telle sorte qu’il est possible de passer de l’une à l’autre de façon subtile et graduelle ; mais en outre que l’évaluation selon laquelle les deux choses peuvent être distinguées suppose déjà un point de vue subjectif sur la situation : ce que quelques-uns voient comme représentation peut apparaître pour d’autres comme expression et vice-versa.

13 La complication de cette frontière peut être illustrée par la façon dont une partie de réseau, les Black Blocs, a fonctionné par rapport au système-réseau créé par les manifestations de juin 2013 à Rio de Janeiro et dans tout le pays [21]. C’est à Rio que les manifestations ont duré le plus longtemps, ayant gardé une intensité considérable jusqu’à octobre ; en raison de leur haute capacité de mobilisation (malgré leur organisation informelle), les Black Blocs ont contribué de façon décisive à cette continuité et intensité. Dans ce sens, ils ont exprimé le désir de beaucoup d’autres militants – lesquels, s’ils n’étaient pas nécessairement opposés à la tactique des Black Blocs, n’en étaient pas partisans non plus – de continuer à occuper les rues et de maintenir ouverte la brèche créée en juin. En même temps, pour les médias ainsi qu’une partie non négligeable de la population et pas mal de gens qui avaient été dans les rues précédemment, la pratique Black Bloc est devenue de plus en plus représentative de ce que les manifestations étaient devenues – des confrontations presque ritualistes, dont l’agenda et les buts apparaissaient toujours moins évidents, avec la police, d’ailleurs notoirement violente, de Rio. Le point culminant de la relation expressive entre les Black Blocs et les autres secteurs du mouvement fut la grève des professeurs. Le soutien des Black Blocs à leurs manifestations a apporté aux premiers une nouvelle légitimité, ouvrant un peu partout de nouvelles possibilités transversales de dialogue. Toutefois, ce moment fut malheureusement interrompu par la lourde répression imposée au cortège du Jour des Professeurs, la plus grande manifestation dans tout le pays depuis juin, et les nouvelles possibilités qu’y étaient présentes ont été tuées dans l’œuf [22]. Puisque le niveau de confrontation continuait de croître et les tactiques employées dans les manifestations ne variaient pas, ces dernières sont devenues toujours plus exclusivement composées par les Black Blocs, et ce qui avait été une synecdoque dynamique est devenue toujours plus statique.

14 On voit alors que la représentation peut fonctionner de façon relativement indépendante de l’existence de mécanismes, et même du désir, de représentation. Quoique les Black Blocs soient radicalement contraires à toute forme de représentation et que personne ne les ait désignés comme des représentants, ce qui, à un certain moment, a été une relation dynamique d’expression a fini par se figer dans une représentation et, finalement, par se casser, dans la mesure où ceux qui avaient profité de la capacité de mobilisation des Black Blocs à un moment donné ont cessé de fréquenter les manifestations, ce qui impliquait simultanément l’affaiblissement du mouvement dans son ensemble et un isolement des Black Blocs contribuant à leur criminalisation. Ainsi ce qui a été décrit antérieurement comme la limite naturelle du devenir-anonyme peut-il être compris comme correspondant à la progressive stabilisation d’une fonction-avant-garde dans sa propre position, dont le premier symptôme serait précisément une série de synecdoques : le masque au lieu du visage, le nom « Marcos » au lieu du EZLN, le nom « Anonymous » au lieu d’une masse d’anonymes… Aucune fausse route dans ces processus : ils sont naturels et jusqu’à un certain point inévitables, et si on veut les appeler « dégénérescents », c’est au sens biologique plutôt que moral.

15 Cette constatation nous force à changer les termes du problème que les mouvements d’aujourd’hui souvent se posent : la question n’est pas « comment éviter la représentation à n’importe quel prix ? », mais plutôt « comment bénéficier des avantages des processus d’expression/représentation en évitant autant que possible ses risques – et par là aussi son figement, sa cristallisation ? » Réciproquement, la fonction-avant-garde, c’est-à-dire l’avant-garde pensée comme devenir, nous invite à repenser la dimension subjective et stratégique de la politique dans des termes qui soient libres des vices de l’avant-gardisme. Encore une fois, les zapatistes nous montrent le chemin à suivre : est-il possible d’avoir des avant-gardes sans avant-gardisme – des avant-gardes capables de diriger en obéissant ?

Troisième variation : devenir-imperceptible

Quelle est notre seule demande [23] ?
Joue ce qui n’est pas là [24].

16 « L’activité du groupe militant, » écrit Félix Guattari, « n’est pas là pour apporter une réponse toute faite, pour gaver de logos une demande supposée, mais au contraire pour approfondir la problématique [25]. » Deleuze, à son tour, affirme qu’une unification qui opère :

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transversalement, à travers une multiplicité, non pas verticalement et de manière à écraser cette multiplicité (…) doit se faire par analyse, doit avoir un rôle d’analyseur par rapport au désir de groupe et de masse, et non pas un rôle de synthèse procédant par rationalisation, totalisation, exclusion, etc.[26]

18 De façon comparable, Slavoj Zizek, qui a exploré lui aussi à sa manière l’isomorphisme entre l’action politique et l’activité clinique, suggère que « la différence entre le “dirigeant totalitaire” et l’analyste est très mince, presque imperceptible [27]. » Tous deux sont objets du transfert par lequel l’analysant (dans le cas du dirigeant, « le peuple ») arrive à s’approprier son propre désir. Mais tandis que le premier « sait réellement ce que veut l’autre », l’analyste, « quoiqu’il occupe cette position de savoir supposé, la maintient vide[28]. » Ceci l’amène à conclure que,

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de la même façon qu’il n’y peut avoir d’auto-analyse, puisque la transformation analytique ne peut avoir lieu qu’à travers la relation de transfert avec l’analyste, il faut un dirigeant pour générer l’enthousiasme nécessaire pour une Cause, pour produire un changement radical dans la position subjective [du peuple], pour « transsubstantier » son identité[29].

20 Ces trois passages, si semblables sous plusieurs aspects, diffèrent néanmoins sur un point essentiel : tandis que, chez Zizek, nous avons affaire à la dyade analyste-analysant, médiatisée par le transfert, chez Guattari et Deleuze, nous avons la triade analyste-analyseur-analysant, dans laquelle le terme intermédiaire peut coïncider avec le premier ou pas. Cette différence dérive du type de pratique clinique qui s’opère comme référence dans chaque cas : le cabinet privé, dans le premier, l’institution où l’analyse institutionnelle a lieu, dans le deuxième. Par analyseur, l’analyse institutionnelle comprend « des phénomènes sociaux […] qui produisent, par [leur] propre action (et non pas par l’application d’une science quelconque), une analyse de la situation [30] » ou encore « tout événement, fait, expérience, dispositif, susceptible de révéler des déterminations réelles de la situation [31]. » Le terme choisi met bien en exergue le fait qu’il ne s’agit pas d’un genre spécifique de relation ni d’une position fixe, définissable selon un ensemble de compétences ou un statut professionnel déterminé, mais plutôt de quelque chose qui est à la fois une fonction en principe ouverte à n’importe qui dans un groupe ou configuration institutionnelle et un événement qui peut venir de n’importe où, « de nulle part » : « L’interprétation, écrit Guattari, ce peut être le débile du service qui la donnera s’il est mis en mesure de réclamer, à un moment donné, juste à ce moment où un tel signifiant deviendra opératoire au niveau de l’ensemble de la structure … [32]. »

21 L’interposition de ce terme intermédiaire soustrait le rapport aux deux pôles seulement qui se font face dans le cabinet (et qui, en politique, se traduirait comme l’opposition entre le dirigeant et une masse homogène, indifférenciée) pour le placer dans le contexte complexe d’une multiplicité d’acteurs et de forces déjà différenciées et différenciantes (comme c’est le cas de la situation institutionnelle et, en général, de la politique). Dissocier analyste et analyseur, c’est signaler une sorte de devenir ou fonction-avant-garde de la position analytique ; ce qui implique, à son tour, une radicalisation de la distinction proposée par Zizek entre le dirigeant totalitaire et l’analyste. Alors qu’il semble y avoir un non sequitur dans la pensée du philosophe slovène – même si on reconnait qu’une « direction » de quelque sorte est nécessaire pour donner forme et orientation au désir de la masse, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle crée « un nouveau Maître » moins encore qu’elle s’incarne en un seul individu [33] –, la conception que se font Deleuze et Guattari de l’intervention politique est que la fonction de l’analyste a pour caractéristique de circuler, dans la mesure où elle dépend de la capacité qu’ont différentes parties du système-réseau de proposer ou d’agir comme analyseurs à des moments donnés. La tâche de l’« analyste » en politique, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe, n’est pas de prescrire une action quelconque à « l’analysant » (peuple, masse, système-réseau, etc.), encore moins de s’établir dans la position de guide ; c’est plutôt de lui proposer quelque chose susceptible de fonctionner comme un miroir dans lequel il peut se voir et à partir duquel il peut s’adresser des demandes, approfondissant la conscience de son propre désir et de ses conditions, augmentant, par conséquent, sa capacité d’agir sur la situation.

22 Une avant-garde non avant-gardiste serait alors justement celle qui occupe cette fonction en devenant en même temps objet du transfert. C’est-à-dire, celle qui voit son rôle intégré au processus, et dont l’importance est rehaussée dans la mesure où elle sert au progrès de ce dernier, mais qui court également le risque de se fixer dans la position transcendante du « leader de masse [34] » et de se confondre alors avec celle de « sujet supposé savoir ». Elle occuperait ainsi exactement la position de l’analyste tout en laissant ouverte en même temps la possibilité d’être remplacée à n’importe quel instant par un nouvel analyseur plus puissant. Nous pourrions sans doute trouver des ressources pour penser cette pratique non avant-gardiste de l’avant-garde dans le concept de devenir-imperceptible proposé par Deleuze et Guattari. À première vue, les « trois vertus » énumérées par les deux auteurs (« imperceptible, indiscernable, impersonnel [35] ») ne semblent pas être distinctes de l’anonymat, l’invisibilité ou l’homogénéisation. Encore plus, elles semblent suggérer exactement le contraire de ce que serait l’action – une sorte d’impassibilité ou d’indifférence. On serait tenté d’y voir, comme l’a fait Peter Hallward, une tendance « spirituelle » de la pensée deleuzienne, tournée vers la « dématérialisation » et la « réorientation rédemptrice de toute créature particulière vers sa propre dissolution [36]. » Ce que j’aimerais soutenir, cependant, c’est que le concept peut être interprété dans la direction exactement inverse : plutôt qu’une exhortation à l’inactivité, le devenir-imperceptible peut nous offrir des critères qui nous permettent de penser comment agir, et même comment diriger, mieux.

23 En ce sens, le premier point à souligner est que le concept réfère à un type d’action ou d’effort délibéré, pas au simple fait de « suivre le flux » : on cherche à devenir imperceptible activement, en faisant le choix de supprimer « de soi tout ce qui nous empêchait de nous glisser entre les choses, de pousser au milieu des choses », d’« éliminer tout ce qui excède le moment mais mettre tout ce qu’il inclut », de « [s]e réduire à une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone d’indiscernabilité avec d’autres traits [37] ». De plus, le but final du processus n’est pas de disparaître ou de cesser d’être, mais plutôt d’« entrer ainsi dans l’heccéité comme dans l’impersonnalité du créateur, » de « faire monde, faire un monde » – quelque chose qu’on ne peut pas dans l’isolement puisque cela n’advient qu’« en conjuguant, en continuant avec d’autres lignes, d’autres pièces [38] ». Alors, même si une espèce « d’ascèse » y est indéniablement impliquée, elle a la forme d’un effort pour éliminer toute « “superfluité” » qui « enracine chacun (tout le monde) en lui-même [39], » non pas d’une fantaisie mystique de fusion finale avec le cosmos ; sa tâche destructrice n’est pas absolue, mais relative : elle n’est que la pré-condition d’un nouveau moment de construction. Et s’il est dit initialement que devenir-imperceptible signifie « être comme tout le monde, » ce n’est pas au conformisme ou à l’aurea mediocritas de la recherche permanente d’un juste équilibre que nous avons affaire, mais à une « involution créatrice » qui cherche à « produire […] un monde, dans lequel c’est le monde qui devient [40]. »

24 On pourrait comprendre le devenir-imperceptible alors comme un effort conscient pour se situer dans la position de « l’Anomal » qui est la pointe ou le vecteur de déterritorialisation d’une meute, à propos duquel Deleuze et Guattari disent qu’il n’est « ni individu ni espèce », qu’il « ne comporte ni sentiments familiers ou subjectivés, ni caractères spécifiques ou significatifs » : « il ne porte que des affects [41] ». Ne porter que « des affects », cela veut dire affûter la sensibilité aux conditions ambiantes jusqu’au point d’y être prêt à détecter la latence d’événements susceptibles d’être déclenchés par l’intervention, la (pro)position de questions, de problèmes, d’analyseurs.

25 Rien là-dedans n’indique un effacement du moi dans une fantaisie fusionnelle avec le plan d’immanence, ni l’atteinte d’une perspective purement objective, un « God’s eye point of view » sur la totalité de la situation. S’il est vrai que Deleuze et Guattari parlent d’un « plan de consistance ou immanence qui est perçu pour son compte », il l’est « en même temps qu’il est construit », c’est-à-dire : de façon expérimentale, donc partielle, et non pas dans une vision synoptique [42]. Cette construction est bien une action – non pas une contemplation aux allures mystiques – par laquelle on sélectionne certaines connexions plutôt que d’autres et on produit par là même de nouvelles orientations.

26 Compris donc comme pratique politique, devenir-imperceptible signifie tout d’abord savoir, au sein de ce monde où une position subjective constituée (mon groupe, mes croyances, moimême) se trouve en face d’autres positions constituées, effectuer un pas en arrière pour explorer le fonds commun sur lequel ces positions se situent les unes par rapport aux autres. C’est un effort d’écoute, tournée non pas vers ce qui est dit, mais – comme fait l’analyste – vers ce qui n’est pas dit ; et aussi vers ceux qui ne parlent pas, vers ceux qui ne sont même pas reconnus comme appartenant à la situation. Il s’agit de se soustraire aux positions et oppositions molaires déjà données – se soustraire à la représentation, dans ce sens [43] – pour faire attention aux communications moléculaires qui lui sont transversales. Ce pas en arrière est alors la condition d’un nouveau pas en avant, dans lequel il est possible de demander : qu’est-ce qui manque ? Qu’est-ce qui n’est pas là ? Quels sont les potentiels latents qui seraient capables de transformer ce champ et les positions qui les occupent ?

27 Le genre de pratique qui émerge de cette situation correspond à l’actualisation que François Zourabichvili, en parlant de la pensée politique de Deleuze, oppose à la réalisation[44]. « Réaliser un projet », c’est partir d’une image ou d’un but donnés et travailler pour modeler l’existant selon une forme que l’agent a dans la tête. « Actualiser » en revanche, veut dire produire à partir de potentiels latents de façon à créer quelque chose qui ne soit pas seulement qualitativement distinct de ce qu’il y avait auparavant, mais aussi de ce qui a été imaginable comme possible antérieurement. Dans le premier cas, on conçoit l’agent comme étant extérieur à une situation se présentant comme de la matière inerte sur laquelle il impose une image mentale préexistante. Dans le second, la matière, plutôt qu’inerte, est conçue comme une trame d’éléments en interaction complexe, traversée par des potentiels, ce qui la fait répondre à l’action – la résister, la dévier, l’accélérer, etc. – de façon à produire un résultat final effectivement imprévisible [45]. « Réaliser un projet ne produit rien de nouveau » si tout ce qu’on fait, ce n’est qu’ajouter de l’existence à une réalité qui était déjà donnée sous la forme de possibilité : « ceux qui prétendent transformer le réel à l’image de ce qu’ils ont d’abord conçu comptent pour rien la transformation elle-même [46]. »

28 Plus encore : si la matière sur laquelle l’agent intervient n’est pas seulement passive, c’est parce que cette matière est le milieu même où l’agent se déplace – et qui agit donc sur lui en retour, arrivant parfois à transformer même ce qu’il peut imaginer ou désirer. Au lieu de contrôler ce milieu ou de déterminer complètement ses états futurs, le but de l’action est alors plus modeste : proposer ou induire le changement, introduire un analyseur, créer des incitations positives et négatives capables de générer des questions et des réponses dont la direction, quoiqu’elle puisse être indiquée, n’est jamais (ce qui serait impossible) prédéterminée. Et ainsi se voir soi-même comme un élément à la fois actif et passif à l’intérieur d’un milieu complexe, plutôt que comme un agent détaché qui cherche à modeler une matière inerte selon une idée préconçue. Ce qui tend finalement à affaiblir l’autoinvestissement narcissique de l’agent collectif ou individuel comme héros (« nous autres les révolutionnaires, » « les radicaux, » « l’avant-garde »). L’action et l’identité propres cessent alors d’être imaginées comme des moteurs ou des conditions indispensables de toute transformation et sont situées dans un contexte plus vaste, où l’agent devient lui-même relatif au point de « poser le problème de sa propre mort [47] », c’est-à-dire de contempler la partialité et les limites de sa propre intervention, et même, selon le cas, la nécessité de la disparition ou dépassement de celle-ci si elle est devenue superflue ou contreproductive.

29 Il ne s’agit pas seulement d’une conception de l’action plus ouverte ou moins sujette aux dérives autoritaires ; elle implique aussi plus d’attention aux conditions de l’action, de sorte qu’elle tend à être plus flexible, que ce soit en termes d’établissement de rapports dialogiques ou de réaction à des changements dans le milieu. Loin du sens éthéré qu’il semble avoir de prime abord, devenir-imperceptible, compris de cette façon, implique en fait devenir plus réaliste par rapport à soi-même et aux vrais potentiels et limites d’un processus.

Coda

Le jour est venu de gagner en posant des questions [48].

30 On pourrait néanmoins se demander si cette conception de l’action qu’on prétend présenter ici comme condition pour une pratique non avant-gardiste de l’avant-garde est tellement originale. Après tout, cela fait vingt ans déjà que le « caminar preguntando » ([marcher en posant des questions) des zapatistes, la consigne anti-avant-gardiste par excellence, sert de point de repère pour les innombrables réflexions autour de la pratique politique [49]. Le « local », l’« ouvert », l’« expérimental, » le « participatif » ne sont-ils pas, depuis deux décennies au moins, des mots-clés de l’activisme – et de l’art aussi d’ailleurs [50] ? Pour conclure, je voudrais signaler de quelle manière le genre de pratique dont nous avons dessiné ici les contours peut se différencier de ces lieux communs. En même temps, comme suggérait récemment le mot d’ordre adopté en Espagne, « ganar preguntando » (gagner en posant des questions), il faut peut-être dire que le problème consiste moins à distinguer entre les deux types de pratiques qu’à réfléchir sur les différentes formes que peut prendre – et qu’a continué à prendre ces dernières années – la fidélité à l’événement zapatiste [51].

31 Premièrement, si l’expérimentation est toujours « locale » au sens où elle part toujours d’un point et prend les dimensions que sa capacité d’intervention permet d’avoir, il ne s’ensuit pas qu’elle agisse nécessairement à petite échelle. Des mots comme « local » et « moléculaire » se référent moins à la dimension ou à l’échelle qu’à un type de rapport avec le tout. Un devenir moléculaire – un devenir-anonyme, un devenir-avant-garde, un devenir-imperceptible – peut bien affecter une multiplicité de grande taille ; comme les monades de Gabriel Tarde, en fait, il tend à se répandre jusqu’au bout de ce qu’il peut, à déployer l’ensemble de ses possibilités. Il est évident, d’autre part, qu’une telle croissance scalaire suppose des risques. La stratification, la transformation du dynamique en statique, la représentation ; plus on croît, plus il faut produire d’efforts pour enrayer ces tendances. C’est pourtant dans ce sens relatif, non pas dans un sens absolu, que l’opposition entre le local et le global (à grande échelle) se donne.

32 Deuxièmement, il va sans dire que ce qui motive une « expérimentation » ne doit pas être uniquement les désirs ou les intérêts des agents qui la proposent. On expérimente dans une situation, avec les potentiels qui sont disponibles, non pas sur une situation, comme un outsider désintéressé qui a l’option de s’en aller quand il le souhaite. C’est justement le devenir-imperceptible qui fait la différence entre les deux genres d’intervention : tandis que le premier implique une transformation de l’agent même, le second ne touche pas à son identité, ce qui lui permet de se soustraire au processus à n’importe quel moment.

33 Troisièmement, on doit conclure qu’être réellement « expérimental » demande de la rigueur dans la préparation d’une intervention. Il faut peut-être comprendre « expérimental » au sens scientifique plutôt qu’artistique du terme. Même quand celui qui expérimente n’a pas un résultat précis à l’esprit, il doit stipuler rigoureusement les conditions de son expérience, en tenant compte de ce qu’elle peut impliquer, en cherchant à anticiper les directions qu’elle peut prendre, en établissant des critères selon lesquels juger de son progrès et ainsi de suite [52]. Bien qu’aucune de ces stipulations ne garantisse l’immunité par rapport aux transformations que l’intervention même entraîne, et bien qu’il faille toujours savoir ne pas être trop attaché à des plans ou des projets, il en résulte que la vraie expérimentation se distingue radicalement d’un faire n’importe quoi, et ne doit certainement pas servir d’excuse au dilettantisme (qui suppose précisément que l’identité de celui qui expérimente ne se laisse pas transformer par l’expérimentation). La politique doit être « expérimentale » au sens d’« “un acte dont le résultat est inconnu” [53] », et non pas au sens où elle nous conduirait à être « toujours en train d’expérimenter, ne découvrant jamais rien, toujours en train d’examiner, ne voyant jamais rien – toujours en train de changer, restant toujours le même [54]. » Il en découle, quatrièmement, que l’ouverture au monde et à l’imprévisible demande aussi un certain degré de structure. Paraphrasant ce que Deleuze et Guattari écrivent à propos de la musique contemporaine, il y a toujours le risque qu’au moment où l’on croit être en train d’ouvrir la politique « à tous les événements, à toutes les irruptions, […] ce qu’on reproduit finalement, c’est le brouillage qui empêche tout événement [55]. » Pire encore, quand tout est laissé au hasard pour qu’on puisse faire « ce qui arrive naturellement », rien ne garantit que ce qui arrive ne reproduira pas des patrons établis de comportements fortement problématiques [56]. Par exemple, une réunion non structurée peut être facilement gérée par ceux qui ont plus d’expérience, ou ne conduire, au contraire, qu’à la frustration : elle n’est pas forcément plus ouverte qu’une assemblée structurée. La solution consiste toujours à essayer de maintenir un maximum de tension : suffisamment de structure pour que les choses puissent fonctionner conformément aux attendus mais non au point d’étouffer la transversalité des relations et la possibilité de l’imprévu. Il s’agit de garantir le contexte pour que tout le monde puisse « jouer ce qui n’est pas là ».

34 Cinquièmement, la complexité d’une question est proportionnelle à la profondeur du questionnement visé. Aussi ambitieuse et risquée que soit cette tâche, il n’en reste pas moins plus facile de promouvoir une plateforme ou de trouver une opportunité pour unir les gens autour d’une demande négative – « Ben Ali, dégage » (Tunisie), « le peuple veut que le régime s’en aille » (Égypte), « si le tarif ne baissera pas, la ville s’arrêtera » (Brésil) – que de relancer ou alimenter un processus au travers duquel un contenu positif peut être déterminé. Ce dernier tendra nécessairement à requérir une expérimentation plus structurée.

35 Sixièmement, « poser des questions » ne doit pas être pris littéralement : une stratégie bien planifiée, une action improvisée, un texte ou un mème largement diffusés, une œuvre d’art etc. peuvent susciter des réponses plus efficaces que quelque chose de délibérément flou ou d’ostensiblement interrogatif ; elles peuvent, justement, jouer le rôle d’une fonction-avant-garde ou d’un analyseur. Ainsi l’occupation du siège du parti conservateur à Londres le 10 novembre 2010 a eu, quoi qu’on en pense, le mérite de faire entrer le mouvement étudiant anglais d’alors dans une nouvelle phase qui se manifesta par la vague d’occupations qui ont eu lieu les mois suivants [57]. En ce sens, quoique cette occupation ait provoqué un choc à l’époque, et que les médias l’aient diabolisée, il s’agit là d’une question qui a fonctionné.

36 Qu’une action ayant alors tant divisé l’opinion ait réussi à dynamiser et radicaliser ce mouvement, contribuant à sa transformation en quelque chose de très éloigné de ce qu’il avait été ou promettait d’être jusque-là, nous conduit à une question posée par Jodi Dean, qui a récemment exploré les parallèles entre la psychanalyse et la politique. Selon Dean, ce qui était important chez Occupy Wall Street n’est ni son supposé dépassement de la représentation, ni sa pluralité et son inclusivité, puisque tous deux sont « parfaitement compatibles » avec ce qu’elle appelle le « capitalisme cognitif [58] ». En outre, écrit-elle, les croyances selon lesquelles chaque individu ne peut parler qu’en son nom propre (parce que « seul l’individu peut connaître et représenter clairement ses intérêts »), et que personne ne peut parler au nom du mouvement, ou que ce dernier doit chercher à être indéfiniment inclusif désavouent « soit la façon dont les individus sont intérieurement divisés, non entièrement conscients des désirs et pulsions qui les motivent, » soit la réalité de la « division entre les gens », c’est-à-dire les différentiels de pouvoir, de classe, d’opportunité, de prestige etc [59]. « La société capitaliste est déjà divisée » – raison pour laquelle on ne doit pas ignorer la division ou faire comme si elle n’existait pas [60]. Telle a été la vraie réussite d’Occupy : avoir su offrir une « nouvelle politique de la représentation » au moyen d’une « affirmation active et auto-légitimante de la division », dans laquelle « la division n’est pas effacée, déplacée ou surmontée », mais plutôt « affirmée et connectée à l’antagonisme fondamental du capitalisme : la lutte des classes [61] ».

37 L’exemple de l’occupation du siège du parti conservateur à Londres démontre effectivement qu’un mouvement ne doit pas craindre, et peut même épouser ce qui produit ou affirme des divisions, en commençant par la division qui le sépare de ce à quoi il s’oppose directement – c’est-à-dire, les antagonismes fondamentaux qui le font être ce qu’il est et se manifestent à travers lui. Quelques questions importantes subsistent toutefois autour du problème de savoir comment le faire : comment trancher, affirmer la division ?

38 « En niant l’opposition fondamentale qui sépare [Occupy] de la politique qui le précédait, écrit Dean, la célébration de la multiplicité procède comme si nous étions exactement la même collection d’individus, avec les mêmes positions et opinions qu’auparavant » ; par conséquent, « les participants sont encouragés à mettre l’accent sur leurs opinions individuelles au lieu de cultiver une opinion générale, collective [62]. » Sans doute cela a-t-il pour effet de susciter une certaine « méfiance envers la collectivité [63] ». Néanmoins, regarder celle-ci comme un obstacle politique qu’il faudrait juste éliminer pour pouvoir avancer suppose, comme semble l’indiquer l’auteur, que l’événement a lieu tout entier d’un seul coup – et dans ce cas-là, qu’il a en effet déjà eu lieu : une séparation nette et sans équivoque entre l’avant et l’après est déjà donnée et on ne peut que la reconnaître. Cependant, n’est-ce pas justement l’un des principaux défis de la pratique politique, ainsi que l’une des sources d’anxiété envers la collectivité, de reconnaître que l’événement n’a pas lieu en une seule fois et s’actualise différemment selon les personnes ? La composition entre ces différents modes d’actualisation de l’événement et les divers sens qui lui sont attribués n’est-elle pas ce qui en fait quelque chose qui continue effectivement d’avoir lieu – c’est-à-dire, qui continue à être publique et communicable, à être ce dont tout le monde peut en principe devenir le sujet, au lieu de demeurer l’objet fixe d’une interprétation faite depuis une perspective privilégiée ?

39 En d’autres termes, qu’on ne puisse pas se passer d’affirmer des divisions ne nous dit pas forcément quelles divisions il faut affirmer, ni comment le faire – bien qu’on sache en tout cas comment ne pas le faire : de façon avant-gardiste.

40 Voyons ce que dit l’activiste égyptien Wael Ghonim, créateur de la page « Nous sommes tous Khaled Said » sur Facebook, dont le rôle dans la mobilisation des manifestations de janvier 2011 a été crucial :

41

Il y avait beaucoup d’activistes plus actifs, courageux et radicaux, et quelques autres pages [sur Facebook] qui défiaient le régime avaient d’abord plus de followers. Mais c’était à la fin la grande population moyenne qui devait vaincre ses peurs et croire qu’un changement était possible. J’arrivais à communiquer avec cette population moyenne parce que j’étais l’un d’eux[64].

42 Les mémoires de Wael Ghonim sont fascinantes, d’ailleurs, parce que, tout en affirmant le contraire, il semble être sorti de ce processus qu’il a contribué à déclencher avec des convictions relativement intactes. Toutefois, il signale ici une question d’extrême importance pour un « activisme de code ouvert » : s’il était capable d’aller au-devant des autres, de « faire la moitié du chemin » – meet people halfway, comme l’on dit en anglais – c’est parce qu’il était déjà lui-même à « mi-chemin ». Une des raisons pour penser le devenir-avant-garde à la lumière du devenir-anonyme et du devenir-imperceptible, finalement, c’est de chercher à développer la capacité de faire la moitié du chemin, d’aller au-devant des gens – d’aller audevant non pas de ce qu’ils sont déjà, mais de ce qu’ils peuvent devenir. Il faut absolument n’avoir pas peur de poser des questions ; mais il ne faut pas profiter d’elles pour s’imposer soi-même, affirmer notre propre identité. Il s’agit d’être capable de devenir suffisamment déterritorialisé pour pouvoir se regarder soi-même « du dehors, » et arriver ainsi à se reprendre et adapter sa propre position – en découvrant et modulant le degré de tension qu’il faut introduire dans le milieu à chaque instant. La politique peut être définie comme l’art d’aller au-devant des gens, de faire la moitié du chemin ; mais c’est précisément ce qui explique qu’il faut renégocier et resituer à chaque instant là où l’on se trouve à « mi-chemin ».

Notes

  • [1]
    Paroles d’un militant du Movimento Passe Livre [Mouvement Libre Passage] à une journaliste, citées par Peter Pal Pélbart, « Anota Aí : Eu Sou Ninguém, » in Folha de São Paulo, 19 juillet 2013, http://www1.folha.uol.com.br/fsp/opiniao/119566-quotanota-ai-eusou-ninguemquot.shtml.
  • [2]
    Voir, par exemple, Harry Cleaver, « The Zapatistas and the Electronic Fabric of Struggle, » Zapatista ! Reinventing Revolution in Mexico, ed. John Holloway et Eloína Peláe, London, Pluto, 1998.
  • [3]
    Par « système-réseau » je comprends un système de plusieurs réseaux – d’individus, de groupements (temporaires ou permanents, formels ou informels), de profils dans des réseaux digitaux (individuels ou collectifs), de sites web, d’espaces physiques etc. – constituant autant de couches en interaction qui ne sauraient être réduites ni superposées les unes sur les autres, et dont les parties sont aussi des réseaux. Par là même, le système-réseau consiste en même temps en un milieu transindividuel de communication et de contagion affective. Voir Rodrigo Nunes, Organisation of the Organisationless. Collective Action After Networks, Londres, Mute/PML Books, 2014.
  • [4]
    Subcomandante Marcos, « Tomorrow Begins Today : Closing Remarks at the First Intercontinental Encuentro for Humanity and against Neoliberalism, », in Our Word is Our Weapon : Selected Writings, ed. Juana Ponce de León, New York, Seven Stories, 2002, p. 115.
  • [5]
    Voir Notes from Nowhere (eds.), We Are Everywhere : The Irresistible Rise of Global Anticapitalism, Londres, Verso, 2003, p. 304-6.
  • [6]
    Pierre Clastres, La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 41.
  • [7]
    Ces idées sont développées avec plus de détail dans Rodrigo Nunes, « The Network Prince. Leadership Between Clastres and Machiavelli, », in International Journal of Communication, 9, 2015, p. 3662-3679.
  • [8]
    Premier tweet de @acampadasol, annonçant la décision de camper à Puerta del Sol après la manifestation du 15 mai 2011.
  • [9]
    Le moment dans lequel la décision a été prise a été enregistré et peut être regardé sur https://www.youtube.com/watch?v=_0K_J-eVr58.
  • [10]
    Voir, encore une fois, Rodrigo Nunes, Organisation of the Organisationless.
  • [11]
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 298. Les auteurs font remarquer immédiatement qu’il n’y a aucune transitivité dans cette figure qu’ils appellent « l’anomal » – il s’agit plutôt d’une question de position ou relation envers une multiplicité – en disant que l’anomal « n’est pas plus un porteur d’espèce, qui présenterait les caractères spécifiques et génériques à l’état le plus pur […] terme éminent d’une série [ce qu’il serait justement possible de dire du prolétariat dans la tradition marxiste], ou support d’une correspondance absolument harmonieuse », Ibid., p. 299.
  • [12]
    Voir, par exemple, à propos de l’influence et du pouvoir de mobilisation que l’EZLN a eu sur l’activisme urbain mexicain pendant une décennie depuis la fin des années quatre-vingt-dix (et dont l’émergence du mouvement #YoSoy132 en 2012 marquerait le déclin), Massimo Modonesi, « Postzapatismo. Identidades y Culturas Juveniles y Universitarias en México, » in Nueva Sociedad, 251, 2014, p. 136-155.
  • [13]
    L’un des cas les plus notables dans ce sens a été le mouvement pour le logement en Espagne connu sous le nom V de Vivienda [V de Logement], organisé à partir d’une journée nationale de manifestation le 14 mai 2006, dont la convocation originelle était littéralement venue d’un email anonyme. Voir Grupo 47, « Persiguiendo a la “V de Vivienda”, » Dinero Gratis, 6 décembre 2006, http://dinero-gratis.blogspot.com.br/2006/12/persiguiendo-la-v-de-vivienda.html. Sur la question de la « paternité » de ce mouvement comme des manifestations contre le Parti Populaire après l’attentat terroriste contre la gare d’Atocha à Madrid en mars 2004, autre précurseur direct du 15M en territoire espagnol, voir Juan Luis Sánchez, « No Importa Quién Mandó el SMS del 13-M, » El Diario, 11 décembre 2014, http://www.eldiario.es/zonacritica/daescribiera-SMS_6_333926615.html.
  • [14]
    Voir David Graeber, « The Twilight of Vanguardism, » in World Social Forum : Challenging Empires, ed. Sen, J. et al., New Delhi, Viveka Foundation, 2004, p. 329-335.
  • [15]
    Voir Michael Hardt et Toni Negri, Commonwealth, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2009, chapitre 6 en particulier.
  • [16]
    Jodi Dean, The Communist Horizon, Londres, Verso, 2102, p. 229.
  • [17]
    Alain Badiou, Circonstances 6. Le Réveil de l’Histoire, Paris, Éditions Lignes, 2011, p. 90.
  • [18]
    Ibid., p. 134.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid., p. 104. Italique dans l’original.
  • [21]
    À propos de cette expérience, dans laquelle les jeunes des quartiers pauvres de Rio ont souvent été des protagonistes, voir Mariana Santos et Silvio Pedrosa, « Corps en Mouvement : les Black Blocs à Rio et les représentations de la résistance, » in Les Temps Modernes 678, 2014, p. 73-92. À propos des manifestations brésiliennes en général, voir le dit dossier des Temps Modernes dans son ensemble.
  • [22]
    Voir Santos et Pedrosa, « Corps en Mouvement », p. 85-88.
  • [23]
    Phrase du poster véhiculé dans l’édition de juillet 2011 de la revue canadienne AdBusters, dans lequel ont été lancés le nom Occupy Wall Street, le hashtag #OccupyWallStreet et la date – choisie arbitrairement à cause de l’anniversaire de la mère de l’éditeur de la revue, Kalle Lasn – dans laquelle le mouvement qui s’est approprié ce nom aurait effectivement commencé. Lasn raconte : « On avait créé un poster pour l’Adbusters de juillet. Il y avait une ballerine – absolument immobile – qui se tenait de façon quasi Zen sur ce taureau dynamique (la statue du taureau à Bowling Green, New York, près de Wall Street). Et au-dessous de la photo il y avait le hashtag #OccupyWallStreet. Au-dessus il était écrit, “Quelle est notre seule demande ?”. Il me semblait que cette ballerine représentait cette demande profonde qui allait changer le monde. Il y avait quelque chose de magique. » Jaime Lalinde et al., « Revolution Number 99 » in Vanity Fair, février 2012, http://www.vanityfair.com/news/2012/02/occupy-wall-street-201202.
  • [24]
    C’est comme ça que le bassiste Dave Holland décrit la démarche de Miles Davis par rapport aux musiciens avec qui il travaillait : « il dit, “Ne joue pas ce qui est là. Joue ce qui n’est pas là” […] Il dit, “Ne joue pas ce qui vient automatiquement à tes doigts. […] Joue quelque chose d’autre. Ne joue pas ce qui te vient. Joue la prochaine idée.” Il essayait toujours de te mettre dans un espace dans lequel tu n’approchais pas la musique du même point de vue tout le temps, ou d’un point de vue préconçu. » Dave Holland, cité dans Ian Carr, Miles Davis. The Definitive Biography, Londres, Harper Collins, 1998, p. 247.
  • [25]
    Félix Guattari, « L’Étudiant, le Fou et le Katangais, » in Psychanalyse et transversalité, Paris, Éditions de La Découverte, 2003, p. 238.
  • [26]
    Gilles Deleuze, « Trois Problèmes de Groupe, » in L’Ile déserte. Textes et entretiens 1952-1974, Paris, Éditions de Minuit, 2004, p. 278-279. Italique dans l’original.
  • [27]
    Slavoj Zizek, The Parallax View, Cambridge, MA, MIT Press, 2009, p. 381. Italique dans l’original.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid. Modifié.
  • [30]
    René Lourau, L’Analyseur Lip, Paris, Éditions UGE, 1974, p. 13.
  • [31]
    René Lourau, Analyse institutionnelle et pédagogie, Paris, Éditions Épi, 1972, p. 16.
  • [32]
    Félix Guattari, « Transversalité, » in Psychanalyse et transversalité, 79. L’analyse institutionnelle sous l’égide de laquelle se plaçait le travail de Guattari à La Borde est fondée précisément sur l’idée que les psychiatres ne doivent pas être les seuls analystes dans un contexte institutionnel, et qu’ils ne doivent pas, par leur position, entraver le processus analytique qui se réalise, en principe, dans – et à travers – l’institution dans son ensemble.
  • [33]
    Voir ce qui dit Zizek à propos de l’opposition qui a été fait parfois entre la figure de caudillo de Hugo Chávez et l’auto-organisation populaire qui a prospéré sous son gouvernement : « L’erreur de cette position, c’est croire que c’est possible d’avoir la deuxième sans avoir la première : le mouvement populaire nécessite la figure identificatrice du dirigeant charismatique. » Slavoj Zizek, « A Leninist Gesture Today : Against the Populist Temptation, » in Lenin Reloaded : Toward a Politics of Truth, ed. Sebastien Budgen, Stathis Kouvelakis et Slavoj Zizek, Durham, Duke University Press, 2007, p. 97. Italique dans l’original.
  • [34]
    Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 46-47. Les deux auteurs utilisent le mot « masse » dans deux sens différents : d’une part, selon leur lecture – pas tout à fait fidèle – de l’emploi qu’en fait Elias Canetti (comme dans le passage qu’on vient de citer) ; d’autre part, selon la distinction maoïste entre les « classes » et les « masses » où « masse est une notion moléculaire qui procède par un type de segmentation irréductible à la segmentation molaire de classe. » Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 260. Italique dans l’original. Voir Elias Canetti, Crowds and Power, trad. C. Stewart, New York, Continuum, 1981.
  • [35]
    Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 343.
  • [36]
    Peter Hallward, Out of This World. Deleuze and the Philosophy of Creation, London, Verso, 2006, p. 3.
  • [37]
    Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 343-344. (Je souligne.)
  • [38]
    Ibid., p. 343.
  • [39]
    Ibid., p. 342.
  • [40]
    Ibid., p. 342-343. Italique dans l’original. Il serait possible de comparer ça à ce que dit Frédéric Gros, examinant les manuscrits inédits produits par Foucault autour de son cours au Collège de France de 1981-1982, à propos de l’idée d’anachoresis (retraite) des stoïciens : « L’authentique retraite, exigée par le souci de soi, consiste à prendre du recul par rapport aux activités dans lesquelles on est engagé tout en les poursuivant, en sorte de maintenir entre soi et ses actions la distance constitutive de l’état de vigilance nécessaire. […] Le souci de soi n’est donc pas une invite à l’inaction, mais tout le contraire : ce qui nous incite à bien agir, ce qui nous constitue comme le sujet vrai de nos actes. Plutôt que de nous isoler du monde, il est ce qui nous permet de nous y situer correctement. » Frédéric Gros, « Situation du Cours », Herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Éditions Gallimard/Seuil, 2001, 518.
  • [41]
    Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 299.
  • [42]
    Ibid., p. 348.
  • [43]
    « L’histoire n’est faite que par ceux qui s’opposent à l’histoire (et non pas par ceux qui s’y insèrent, ou même qui la remanient). Ce n’est pas par provocation, mais parce que le système ponctuel qu’ils trouvaient tout fait, ou qu’ils inventaient eux-mêmes, devait permettre cette opération : […] produire une diagonale imperceptible, au lieu de s’accrocher à une verticale et à une horizontale même compliquées ou réformées. […] Les créations sont comme des lignes abstraites mutantes qui se sont dégagées de la tâche de représenter un monde, précisément parce qu’elles agencent un nouveau type de réalité que l’histoire ne peut que ressaisir ou replacer dans les systèmes ponctuels. » Ibid., 363.
  • [44]
    François Zourabichvli, « Deleuze et le possible (de l’involontarisme en politique) », in Gilles Deleuze. Une vie philosophique, éd. Éric Alliez, Éditions Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 335-357.
  • [45]
    On reconnaît sans doute dans cette distinction deleuzienne l’influence de Gilbert Simondon et sa critique du schéma hylémorphique : « l’opération de prise de forme ne suppose pas seulement matière brute et forme, mais aussi énergie » et « c’est le système énergétique qui est individuant dans la mesure où il réalise en lui cette résonance interne de la matière en train de prendre forme […]. Le principe d’individuation est la manière unique dont s’établit la résonance interne de cette matière [aves ses « formes implicites »] en train de prendre cette forme, » il est « une opération. » Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éditions Jerôme Million, 2007, 45 et sq. Cette opposition entre un « schéma formematière » et un « schème dynamique, matière pourvue de singularités-forces ou conditions énergétiques » est louée avec force par Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 457, n. 28.
  • [46]
    Zourabichvili, « Deleuze et le possible », p. 339.
  • [47]
    Félix Guattari, « Le Groupe et la Personne (Bilan Décousu) », in Psychanalyse et transversalité, p. 169.
  • [48]
    Mot d’ordre de l’« initiative citoyenne » Barcelona en Comú – à ce moment-là encore appelée Guanyem [Gagnons] – qui viendrait plus tard à conquérir la mairie de Barcelone aux élections municipales de mai 2015. Voir Guanyem Barcelona, « Ara Toca Guanyar », 9 septembre 2014, https://www.youtube.com/watch?v=v5Bqh-2fsyU.
  • [49]
    Voir Subcomandante Marcos, « La Historia de las Preguntas, » in La Jornada, 13 décembre 1994, disponible sur http://palabra.ezln.org.mx/comunicados/1994/1994_12_13.htm.
  • [50]
    Ce rapprochement est fort symptomatique. On pourrait suggérer que, plutôt qu’une mimesis mutuelle, c’est une convergence progressive qui a eu lieu : plus l’activisme s’« esthétisait » ou « dysfonctionnalisait » (c’est-à-dire, perdait sa relation avec des résultats concrets), plus il s’assimilait à la pratique artistique ; plus il devenait symbolique, faisant allusion à la politique au lieu d’en faire et perdant ainsi en potentiel subversif, plus facilement le champ de l’art pouvait l’incorporer et le reproduire.
  • [51]
    Voir, par exemple, le cas de la fin d’Occupy SLU (occupation de l’Université de Saint Louis, Missouri) pendant la vague de manifestations en réponse à l’assassinat du jeune Michael Brown par la police dans la ville de Ferguson, aux États-Unis. Critiqués par quelques activistes pour avoir négocié avec l’université la désoccupation du campus en échange d’un certain nombre de compromis assumés par l’administration, les organisateurs de l’occupation ont déclaré : « Nous avons étudié le mouvement pour les droits civils et d’autres mouvements récents comme Occupy Wall Street et nous avons appris de ses erreurs et de ses réussites. Nous avons décidé que maintenir l’occupation uniquement pour le faire était vain. Nous avons choisi de nous en aller après avoir obtenu [de l’université] des compromis que nous croyions contribuer aux buts du peuple. »
    Voir Tribe X, « The Official Statement of Tribe X Regarding #OccupySLU, » https://twitter.com/tribex_stl/status/524011741077045248/photo/2 ; Danny Wicentowski, « Here’s the Agreement that Ended the Saint Louis University Occupation, » in River Front Times, 21 octobre 2014, http://blogs.riverfronttimes.com/dailyrft/2014/10/here_are_the_agreements_that_ended_occupy_slu.php.
  • [52]
    En fin de compte, l’opposition entre réaliser et actualiser doit être elle-même nuancée. Plutôt qu’une discontinuité nette et marquée entre une sensibilité inconsciente (actualisation) et une intentionnalité consciente (réalisation), il faut faire place à des proportions diverses de sensibilité et intentionnalité, ce qui revient à dire, des différences de degré, non pas de nature. Celui qui actualise, quoiqu’il ne s’accroche pas à une image préconçue du résultat de son action, ne s’appuie pas moins sur quelque chose comme un « sentiment » ou un « feeling » : une image qui se met au point au cours du processus même au sein de laquelle elle s’actualise, une image pas entièrement indéterminée, mais en cours de détermination dans et par l’expérience elle-même. Réciproquement, quoique l’assurance des révolutionnaires tente de nous convaincre du contraire, l’image qu’on prétend réaliser n’est jamais totalement déterminée, même si ses contours sont plus définis et, surtout, si on vise à garantir la similitude de ce qu’on réalise avec elle.
  • [53]
    John Cage, cité dans Deleuze and Guattari, L’Anti-Oedipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 445.
  • [54]
    Michal Goldman, citée dans Kathie Sarachild, « Consciousness-Raising : A Radical Weapon, » in Feminist Revolution, New York, Random House, c. 1978, p. 148.
  • [55]
    Deleuze et Guattari, Mille plateaux, p. 424.
  • [56]
    Ainsi, par exemple, Pierre Boulez se demande quel degré de nouveauté peut effectivement surgir de l’improvisation libre dont le risque reste toujours de finir par retomber dans des patrons conventionnels. Cf. Pierre Boulez, Par volonté et par hasard, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 150-152.
  • [57]
    The Free Association, « On Fairy-dust and Rupture » in The Free Association blog, mai 2011, http://freelyassociating.org/on-fairy-dust-and-rupture/.
  • [58]
    Jodi Dean, The Communist Horizon, p. 224.
  • [59]
    Ibid., p. 226-227. En italique dans l’original.
  • [60]
    Ibid., p. 224.
  • [61]
    Ibid.
  • [62]
    Ibid., p. 220. Modifié.
  • [63]
    Ibid., p. 235.
  • [64]
    Wael Ghonim, Revolution 2.0. A Memoir, Londres, Fourth Estate, 2012, p. 293.