Punir a-t-il un sens ?

1 Pourquoi punir ? C’est autour de cette question que sont constitués les principaux paradigmes de la pénalité moderne. Dans un État de droit, la peine a besoin d’être justifiée, elle reste suspendue à un ensemble de discours, de principes, de valeurs qui lui donnent un sens et sont supposés la rendre socialement et moralement acceptable. Ces discours, ces « métapeines » selon l’expression de Guy Casadamont et Pierrette Poncela [1], sont supposés donner une raison d’être à la peine, de sorte qu’elle fasse sens pour le législateur, pour le juge, pour tous les acteurs du système pénal, mais aussi aux yeux de celui qui la subit ou encore des victimes. La peine est l’objet d’un questionnement aussi ancien que la philosophie, mais la pensée pénale moderne se caractérise par l’émergence de modèles théoriques destinés à justifier l’acte de punir, à préciser ses fonctions et à expliciter les conditions d’une peine juste en démocratie. On les répartit généralement entre, d’un côté, des conceptions déontologiques de la peine et, de l’autre, des modèles conséquentialistes qui justifient la peine par les effets qu’elle produit (dissuasion, incapacitation, réhabilitation [2]…). Dans le premier cas, on estime que toute personne reconnue coupable d’une infraction mérite d’être condamnée à une peine proportionnelle à la gravité du crime ou du délit commis. La peine se mesure alors par rapport à la faute commise et au préjudice occasionné, elle est un mal qui est supposé répondre au mal commis. Attaché aux principes de légalité, d’égalité, de respect de la dignité et de proportionnalité, ce modèle de justice rétributive, que Kant et Hegel ont contribué à promouvoir, a été en partie réactualisé face à certaines dérives sécuritaires de la lutte contre la criminalité [3]. Dans le second cas, la peine se justifie par ses effets à venir et apparaît comme un moyen au service d’une fin. De l’utilitarisme classique aux théories de la défense sociale (ancienne ou nouvelle [4]), en passant par les modèles réhabilitatifs, cette interprétation tend à faire de la peine un outil privilégié par lequel l’État s’efforce de diminuer ou de contrôler la criminalité. Entre ces modèles déontologiques et conséquentialistes, des voies intermédiaires ont bien pu être esquissées, notamment à la suite de H.L.A. Hart [5] ou de Frédéric Gros [6]. Ce dernier dégage de la tradition philosophique une pluralité de « foyers de sens » de la peine permettant d’argumenter en sa faveur : punir, ce peut être rappeler la loi, en lui conférant une dimension sacrée, défendre la société en se réglant sur ses intérêts immanents, éduquer l’individu, ou encore transformer la souffrance en malheur. Toujours est-il, cependant, que les modèles déontologiques et conséquentialistes demeurent le cadre théorique au sein duquel s’articulent la plupart des débats sur le sens de la peine [7]. C’est à l’intérieur de ce cadre que les politiques pénales vont puiser un langage et des principes, qu’elles combinent, aménagent, accommodent pour donner sens aux mesures ou aux réformes qu’elles mettent en œuvre. La pénologie contemporaine est désormais un entrelacs de logiques parfois contradictoires. Différentes fonctions ou finalités de la peine viennent se superposer (rétribution, dissuasion, prévention, réparation, amendement) au point qu’on a parfois du mal à saisir précisément ce qui lui donne un sens [8].

2 Il semble toutefois que ces paradigmes, hérités des Lumières, ont de plus en plus de mal à donner un sens à la peine. En 1984, Michel Foucault affirmait déjà :

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Dans nos sociétés contemporaines, on ne sait plus exactement ce qu’on fait quand on punit et ce qui peut, au fond, au principe, justifier la punition ; tout se passe comme si nous pratiquions une punition en laissant voir, sédimentées un peu les unes sur les autres, un certain nombre d’idées hétérogènes qui relèvent d’histoires différentes, de moments distincts, de rationalités divergentes[9].

4 Ce constat demeure valable aujourd’hui comme si le langage dans lequel s’est constituée la rationalité pénale moderne avait perdu son évidence et son caractère opératoire, comme si un fossé s’était creusé entre les justifications classiques de la peine et les pratiques au sein de l’institution pénale. Des écarts apparaissent entre les raisons qui peuvent justifier la législation pénale et les normes organisationnelles et professionnelles à partir desquelles les acteurs du système pénal interprètent ce qu’ils font [10]. On peut y voir une phase de transition vers un « droit pénal post-moderne [11] » mais il est nécessaire de comprendre les facteurs qui ont contribué à cette transformation.

5 La justice pénale a connu des évolutions et des mutations qui ont modifié le sens de la peine. La multiplication des sanctions alternatives, l’introduction de la médiation et d’une justice négociée, l’émergence d’une justice préventive [12] et d’une logique actuarielle dans la régulation de la criminalité fondée sur la gestion des risques et de la dangerosité [13], tous ces phénomènes tendent à brouiller les fonctions et les finalités de l’institution pénale. Face à la délinquance économique, au terrorisme ou aux nouvelles formes de criminalité, punir n’a sans doute plus tout à fait le même sens que celui que lui attribuent Beccaria, Bentham ou Kant. Il semble de plus en plus difficile de concevoir, dans une perspective holiste, un discours général capable de donner un sens à ce qui se joue au sein du système pénal. Cette indétermination du sens de la peine participe à la défiance de l’opinion ou des politiques envers les institutions judiciaires critiquées tantôt pour leur laxisme et tantôt pour leur acharnement et leur sévérité. On assiste à des regains du « populisme pénal [14] » et des discours en faveur d’une plus grande sévérité des peines alors même qu’on ne sait plus très bien pourquoi punir.

6 Cette crise du sens de la peine n’est pas nouvelle. L’histoire de la justice et de la pensée pénale est jalonnée de moments où les paradigmes dominants sont sujets aux doutes et aux critiques. Ces crises ont parfois conduit à des révolutions, au sens où l’entend Thomas Kuhn, à des changements de paradigmes, comme a pu l’être le « moment Beccaria [15] ». Assistons-nous à une crise de ce type et à l’émergence de nouveaux discours qui, en s’affranchissant des modèles classiques ou en les réinterprétant, visent à redonner un sens à la peine et à réintroduire du sens dans tout ce que font ceux qui participent à la mise en œuvre de la politique pénale ? Il se peut aussi que la question qui se pose désormais ne soit pas de savoir quel est le sens de la peine mais si punir a encore un sens. Les théories de la justice restaurative et l’essor des modes alternatifs au règlement des conflits tendent à montrer qu’il est possible de concevoir une autre justice privilégiant la médiation, l’inclusion, la réparation et la réintégration plutôt que les sanctions répressives et afflictives. Mais il n’est pas toujours facile de savoir comment ces manières de rendre justice peuvent s’insérer au sein de l’institution pénale : à quelles conditions peuvent-elles conduire vers un usage parcimonieux et minimaliste des peines ? Les réflexions contemporaines autour de l’abolitionnisme pénal sont incontestablement symptomatiques de cette crise du sens de la peine et semblent esquisser la possibilité de remplacer la plupart des peines par d’autres procédures ou d’autres modes de régulation.

7 L’objet de ce dossier thématique oblige également à s’interroger sur ce besoin de donner un sens à la peine. Comme expliquer qu’aux yeux des personnes condamnées ou même de l’opinion publique certaines peines paraissent vides de sens ? Est-ce l’acte de punir en tant que tel et ses finalités qui sont en jeu ou bien des types de sanctions pénales relatives à certaines catégories d’infractions ? Il est possible que cette question du sens provienne, non de la peine, mais de ce qu’elle punit : le problème ne serait pas tant « pourquoi punir ? » mais « pour quoi punir ? ». Sur ce point, les institutions pénales sont soumises à des injonctions contradictoires. La judiciarisation croissante des rapports sociaux, la montée des populismes et la pression du politique qui voit dans la gestion de la criminalité un moyen de manifester ou de réaffirmer son monopole de la violence légitime, peuvent conduire à une inflation des normes et des sanctions pénales. D’un autre côté, se font entendre des discours en faveur de la décriminalisation et d’un « minimalisme pénal » qui obligent à redéfinir ce qui doit être puni. Or, pour qu’une peine fasse sens il faut, au préalable, qu’elle sanctionne ce qui mérite d’être puni. Si les raisons traditionnellement invoquées se révèlent insuffisantes c’est que le champ pénal obéit à des logiques sociales et politiques dont les paradigmes classiques ne parviennent pas à rendre compte et que les théories critiques de l’État pénal s’efforcent de mettre à jour. Faut-il pour autant en conclure que la peine n’a plus de sens ou bien est-il nécessaire de reconstruire les discours permettant de comprendre ce que peut signifier punir aujourd’hui ?

8 Issu d’une journée d’étude qui s’est tenue le 25 novembre 2016 au Lycée Henri IV de Paris, dans le cadre d’une collaboration scientifique entre le Collège international de philosophie et le programme « Herméneutique des Lumières » (FNS Sinergia) de l’université de Genève, ce dossier a moins l’ambition de livrer une réponse univoque à la question de la raison d’être et des finalités du droit de punir en démocratie, que celle d’offrir des pistes de réflexion pour mieux en comprendre les enjeux et inviter à prolonger le débat. En effet, il a paru d’autant plus urgent de relancer ce questionnement sur le droit de punir que nos sociétés contemporaines, confrontées comme jamais auparavant à la crise profonde du modèle répressif de la prison légale [16], ne cessent pour autant de s’engouffrer dans ce que le sociologue Didier Fassin a récemment qualifié de façon polémique de « moment punitif [17] », en voulant exprimer par cette expression l’actuelle obsession sécuritaire qui caractérise nos politiques pénales, de plus en plus engagées à créer de nouveaux délits, à introduire des quotas d’interpellations, à augmenter les condamnations aux peines de prison, à aggraver la durée de la privation de liberté …

9 En particulier, les études qui structurent le présent numéro s’attachent à reconsidérer des questions aussi différentes que complémentaires telles que « les topiques, les schèmes et les modalités de fabrication du discours gouvernant l’histoire de la peine » (Jérôme Ferrand), « la portée normative des interdictions » (Olivier Chassaing), l’existence possible d’un droit à être puni (Norbert Campagna), les difficultés des tentatives de définir précisément le sens de la peine (Jennifer Sellin), la compréhension philosophique de la distinction entre punition et réparation (Gabrielle Radica), ainsi que la relation qu’entretient le principe théorique de la « douceur des peines » avec la pratique même de la justice pénale (Philippe Audegean). Afin d’enrichir ces questionnements, d’autres contributions placent la focale sur tout un pan de problématiques de grande actualité et qui regardent vers une justice à venir : ainsi pour le statut des principes de la justice restaurative (Christophe Béal) et la difficulté de leur traduction dans la pratique judiciaire (Laura Bartoli), pour les embarras du pénal face au défi du terrorisme islamiste (Raphaëlle Théry) ou encore pour les débats à propos de l’abolition du système pénal (Margaux Coquet) et de l’abolition universelle de la peine de mort (Luigi Delia).

10 Philosophes, juristes et historiens, les auteurs de ce dossier résolument interdisciplinaire privilégient le dialogue entre les démarches systématiques et celles historiques, ainsi que la collaboration entre les positions normatives et les positions critiques. En croisant les regards tant sur le sens et le non-sens de la peine que sur les limites dans lesquelles le droit pénal étatique doit être exercé et doit trouver sa légitimité, les études qui suivent voudraient concourir à ouvrir des perspectives pour penser l’avenir de la légalité pénale dans une cité démocratique et juste.

Notes

  • [1]
    G. Casadamont, P. Poncela, Il n’y a pas de peine juste, Paris, Éditions Odile Jacob, 2004.
  • [2]
    B. Guillarme, Penser la peine, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2003 ; D. Boonin, The Problem of Punishment, New York, Cambridge University Press, 2008.
  • [3]
    Sur les diverses variantes de ce « néo-rétributivisme » : cf. A von Hirsch, Deserved Criminal Sentences. An Overview, Oxford-Portland, Hart Publishing, 2017 ; M. S. Moore, Placing Blame. A Theory of the Criminal Law, New York, Oxford University Press, 1997 ; M. D. White (dir.), Retributivism. Essays on Theory and Policy, New York, Oxford University Press, 2011 ; R. A. Duff, Punishment, Communication and Community, Oxford, Oxford University Press, 2001.
  • [4]
    M. Ancel, La Défense sociale nouvelle, Paris, Éditions Cujas, 1981.
  • [5]
    H. L. Hart, Punishment and Responsibility, Oxford, Oxford University Press, 1968.
  • [6]
    A. Garapon, F. Gros, T. Pech, Et ce sera justice. Punir en démocratie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2001.
  • [7]
    Voir aussi, à propos du cas particulier de la peine de mort, les considérations de N. Bobbio, L’età dei diritti, Turin, Einaudi, 1997³, p. 201-229.
  • [8]
    La loi du 15 août 2014 illustre cet entrelacement de rationalités hétérogènes. La peine aurait pour fonction « d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social », mais aussi de sanctionner l’auteur d’infraction, tout en favorisant son amendement et sa réinsertion (art. 130-1 du Code Pénal).
  • [9]
    M. Foucault, Dits et Écrits, IV, Paris, Éditions Gallimard, 1994, n° 353, p. 691.
  • [10]
    Cf. D. Kaminski, Condamner. Une analyse des pratiques pénales, Toulouse, Éditions Eres, 2015.
  • [11]
    M. Massé, J.-P. Jean, A. Giudicelli (dir.), Un droit pénal post-moderne ?, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2009.
  • [12]
    A. Ashworth, L. Zedner (dir), Preventive justice, New York, Oxford University Press, 2014.
  • [13]
    B. E. Harcourt, Against Prediction. Profiling, Policing and Punishing in an Actuarial Age, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2007.
  • [14]
    Le magistrat Denis Salas a relevé que les concepts traditionnels d’expiation, de rétribution et d’exclusion continuent de nourrir le discours « populiste » de tous ceux qui exploitent la montée du sentiment d’insécurité pour réclamer un durcissement du Code pénal, La Volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Éditions Fayard/Pluriel, 2010, voir surtout le chapitre IV « La tentation du populisme pénal en France », p. 139-184).
  • [15]
    Ph. Audegean et L. Delia (dir.), Le Moment Beccaria. Naissance du droit pénal moderne (1765-1810), Oxford, Voltaire Foundation, 2018 (à paraître).
  • [16]
    Pour une récente mise au point critique et historiographique sur la question de la crise de l’enfermement carcéral comme peine, voir L. Delia, « Sens et non-sens de la prison », in L. Delia (dir.), Prison et droits : visages de la peine, dossier de la revue L’IRASCible, 5, Paris, Éditions Campus Ouvert, 2015, p. 7-43.
  • [17]
    D. Fassin, Punir, une passion contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 2016.