La portée normative des interdictions pénales

1 En incriminant une conduite et en y attachant une sanction, la loi pénale impose des interdictions qui appellent la conformité, au moins extérieure, des comportements. Sa modalité spécifique semble consister à prévoir des sanctions d’un certain genre en cas de violation : les peines infligent un traitement qui a valeur de rétribution [1] et qui véhicule le ressentiment et l’indignation de la communauté à l’égard de l’infracteur [2]. Cependant, les démocraties libérales sont globalement caractérisées par un conflit autour des valeurs et des normes dominantes, qui peut prendre la forme d’une discussion en quête de consensus ou relever d’affrontements plus violents qui mettent en jeu les cadres mêmes de l’expression du désaccord. Or, dans ce contexte, définir le droit pénal comme une technique visant à intimider les délinquants potentiels et à apaiser la colère collective peut apparaître réducteur, car la peine pourrait aussi avoir pour fonction de fournir des raisons de respecter les interdictions qui prétendent être légitimes. C’est sur cet aspect que porteront les réflexions qui suivent. Si l’on admet que l’institution pénale affirme des normes et protège des valeurs et si de ce point de vue les interdictions qu’elle sanctionne possèdent donc une fonction normative, il faut alors en nuancer la dimension expressive, c’est-à-dire la capacité à infliger un traitement pénible au nom de l’indignation publique. Insister sur la fonction normative du droit pénal peut ainsi conduire à réviser l’importance du caractère infamant de la peine. Certes, dans certains cas, la peine suppose que la société réagit telle une communauté soudée, s’indignant d’une même voix contre le condamné ; mais, dans d’autres cas, l’institution pénale contribue à stabiliser les conflits sociaux et à structurer la société autour de valeurs et de normes qui ne font pourtant pas l’unanimité.

2 On tentera tout d’abord de définir la fonction normative du droit pénal et plus particulièrement de l’interdiction au plan descriptif : la peine a pour effet prévu d’affirmer des valeurs et des normes, en écho ou à contre-courant de la sensibilité collective et des acquis culturels d’une société. On tirera ensuite les conséquences de ce constat eu égard à l’efficacité sociale du droit pénal qui, si l’on admet la fonction normative des interdictions, ne peut être décrit comme une institution purement répressive et auxiliaire vis-à-vis des transformations morales d’une société. Enfin, on abordera les répercussions de cette thèse au plan normatif : si la peine possède une fonction normative, est-il pour autant acceptable de punir celles et ceux qui, à travers leurs actes, contestent les valeurs et les normes protégées par la loi ?

I – L’interdiction est-elle une norme ?

3 Les évolutions législatives qui s’opposent à la sensibilité collective et à certaines traditions, que l’on songe aux exemples historiques de la dépénalisation des pratiques homosexuelles ou à l’incrimination des discours racistes, manifestent la complexité des liens entre la loi pénale et les valeurs d’une société. Dans son rapport à l’évolution des mœurs, la loi pénale peut se présenter comme une autorité de fait, réduite au pouvoir brutal et menaçant de la punition, ou comme une autorité légitime, à laquelle les individus adhèrent. Elle impose alors de s’abstenir du nouveau comportement incriminé, ou bien de tolérer voire d’accepter le comportement dépénalisé. Les exemples de dépénalisation ou d’incrimination révèlent que l’évolution des mœurs peut être autant la cause que l’effet d’un changement dans la législation pénale. Cette ambivalence met en valeur le lien interne qui existe entre l’interprétation de la loi par tous les individus et l’autorité des interdictions. Étant donné que d’un point de vue formel ces dernières sont des règles générales et abstraites, et que les peines encourues ne sont définies qu’a maxima, il faut parfois que les individus interprètent la loi pour que les interdictions s’incarnent dans des devoirs concrets suivis dans la vie quotidienne ou les situations exceptionnelles. L’interprétation de la loi ne concerne donc pas seulement les autorités judiciaires. Elle est aussi l’une des conditions de l’obéissance des individus au droit.

4 On peut faire l’hypothèse qu’à travers l’interprétation que les individus font de la loi, les interdictions deviennent conventionnelles : si elles sont en phase avec les mœurs, elles formalisent des attitudes déjà répandues dans la sensibilité collective ; dans le cas contraire, elles poussent les individus à adopter de nouvelles normes de conduite. L’interprétation du droit pénal ne peut pas se réduire à une stratégie d’évitement que les individus mettent en œuvre pour éviter de subir la répression pénale en identifiant les limites du permis et du défendu à partir des peines applicables [3]. En dehors de la force dissuasive des punitions légales, l’interdiction peut aussi être l’objet d’une adhésion et d’un consentement authentiques. La question est alors la suivante : le droit pénal prétend-il à être moralement obéi ou bien consiste-t-il en une pure technique de contrôle social ? Ne pas enfreindre la loi, est-ce un acte stratégique de soumission, ou bien une attitude morale de respect ?

5 Formellement, la loi pénale est une règle impersonnelle : elle attache une conséquence normative, la peine, à un antécédent factuel, le crime ou le délit [4], à travers un énoncé conditionnel formulé à l’indicatif. Dans sa partie spéciale, le code pénal liste le maximum légal de la peine encourue pour une conduite générale. Il semble naturel de déduire de la lettre de la loi des normes interdisant de commettre la conduite en question et prescrivant une peine dans le cas contraire. Mais pour passer de l’énoncé matériel à la signification normative de la loi, il faut un acte minimal et le plus souvent inconscient d’interprétation. Sans cet acte, la loi n’a pas encore valeur de devoir, elle indique seulement que dans telles circonstances telle conséquence doit avoir lieu. L’interprétation sociale du droit implique que la loi pénale n’est pas un ordre direct et personnel mais qu’elle contient des normes implicites et générales qui doivent être reconnues par les individus. C’est à eux d’identifier les devoirs qui pèsent sur leurs conduites et qui leur sont adressés. Cette idée n’est que la contrepartie subjective du principe de légalité des peines, liée à l’inviolabilité et au règne de la loi : dans un État de droit, rien ne justifie que l’on déroge à la loi et chacun est soumis aux sanctions prévues en cas d’infraction.

6 Toutefois, l’existence du droit exige seulement la conformité extérieure des comportements à la lettre de la loi. Les individus sont libres d’en interpréter l’esprit comme bon leur semble, de l’investir de valeurs transcendantes ou de n’y voir au contraire qu’une coutume changeante. Pour certains, la loi résonnera comme un devoir moral absolu, pour d’autres comme un moyen d’assurer leur liberté ou leur sécurité, pour d’autres encore comme un coup de force de l’État qui limite leur indépendance naturelle. On pourrait croire qu’en contexte démocratique ces différentes interprétations sont dues à l’inconséquence ou à la mauvaise foi des individus, qui ne s’aperçoivent pas que la loi pénale découle de leur appartenance à la volonté collective et qu’elle protège leur intérêt de membre de la communauté. Cette objection passe néanmoins trop vite sur la difficulté : la loi pénale ne se présente pas comme un engagement que l’on prend avec soi-même, dont on décide comme citoyen mais auquel on obéit comme particulier.

7 Dans les démocraties libérales contemporaines, le souverain ne peut pas être assimilé à un groupe solidaire dont la volonté est homogène, mais s’apparente à une fiction – le peuple – traversée en réalité de conflits et de désaccords. Or, dans sa généralité et son abstraction, la loi pénale ne résout pas le dissensus qui peut porter sur son contenu et sur son application. Même si le sens des incriminations est déterminé et que leur interprétation reste stricte, on ne peut pas présumer qu’elles font l’objet d’une reconnaissance et d’un accord unanimes. La loi pénale comporte deux versants : un versant punitif qui vise à intimider les individus et un versant prohibitif qui pose un devoir d’obéissance. Elle ne se réduit donc pas seulement à l’exercice de la contrainte en cas de transgression, mais prétend aussi posséder une autorité légitime : le fait qu’une conduite soit interdite constitue une raison de ne pas accomplir cette conduite, indépendamment de la peur intimée par l’éventualité de la peine. Il faut donc distinguer deux phénomènes : l’exigence d’obéissance aux interdits et la menace de punition. Pour toutes ces raisons, il semble difficile de définir la loi pénale comme un commandement impératif assorti d’une menace inexorable.

8 Dans son étude visant ainsi à délimiter les « frontières des normes pénales [5] » et à mettre en lumière la structure du droit pénal, Michel van de Kerchove complète la typologie classique de Jeremy Bentham [6]. Il distingue trois types de normes :

9

la norme pénale de conduite est une norme primaire qui oblige ses destinataires à adopter une conduite déterminée ou, plus souvent, qui leur interdit d’adopter une conduite déterminée […]. La norme pénale incriminante [s’attache] à ériger en infraction pénale la conduite générale et abstraite qui consiste, d’une part, dans la violation de l’obligation précédente et qui constitue, d’autre part, la condition d’application d’une peine […]. La norme pénale sanctionnatrice, enfin, [détermine] la ou les peines applicables au cas où une conduite incriminée a été accomplie[7].

10 Selon M. van de Kerchove, le droit pénal affirme en premier lieu des normes et des valeurs et attache en second lieu à leur violation des sanctions afflictives et infamantes. La violation constitue la condition de l’application d’une peine. Le théoricien fait ici usage de la distinction posée par Hart entre règles juridiques primaires et règles secondaires [8]. Les premières expriment des normes substantielles, elles imposent de faire ou de ne pas faire un acte ; les secondes spécifient les conditions dans lesquelles ces normes substantielles peuvent être reconnues, modifiées ou appliquées. Le contenu de ces règles peut être précisé en fonction des catégories positives. En général, trois types d’infraction sont distingués, selon trois degrés de gravité : les contraventions, les délits et les crimes. Plus l’incrimination est grave, plus son caractère déterminant est accusé : les contraventions constituent « moins une atteinte aux normes fondamentales qu’une indiscipline à l’égard des règles de la vie en commun », au contraire du délit qui implique la « volonté de transgresser une norme sociale importante » et a fortiori du crime qui représente une « violation extrême des interdits fondamentaux [9] ». Les incriminations représentent donc des règles juridiques dont la valeur normative doit être distinguée : selon leur degré de gravité, elles offrent des critères d’évaluation et des modèles pour les conduites sociales plus ou moins fermes et plus ou moins consensuels ; une contravention est plus facilement tolérée qu’un délit ou un crime, parce qu’elle ne viole pas une norme de conduite tenue pour fondamentale. On remonte ainsi des peines prévues aux normes de conduite qu’elles protègent.

11 Il est indéniable que le droit pénal affirme des normes de conduite à travers les interdictions. Mais, ces interdictions constituent-elles des normes juridiques authentiques ? En répondant par l’affirmative à cette question, Herbert Hart récuse la conception univoque de la règle pénale comme pure norme de sanction. Selon cette conception réductionniste qu’il identifie à la théorie du droit de Hans Kelsen, les interdictions demeurent les conditions des sanctions et sont « en réalité des parties incomplètes des règles contraignantes qui sont les seules règles de droit “authentiques” [10] ». Kelsen écrit ainsi que :

12

Le droit prévoit que si un homme commet un meurtre, un autre homme, désigné par l’ordre juridique, doit appliquer à l’encontre du meurtrier un acte de contrainte précis, prescrit par l’ordre. La morale, elle, se borne à l’exigence suivante : Tu ne tueras point[11].

13 Or, pour Hart, la théorie du droit doit révéler le fait qu’en matière pénale les énoncés de sanction présupposent des injonctions qui, si elles ne sont pas formulées de manière impérative, sont bel et bien prescriptives. La définition des incriminations auxquelles sont attachées des peines possède une fonction de reconnaissance à l’égard des interdictions fondamentales d’une société.

II – La peine est-elle une technique de contrôle comme une autre ?

14 Le droit pénal est érigé en défense de certaines préférences morales et investi d’une fonction de prévention sociale selon certains impératifs de sécurité définis par les pouvoirs publics : pour Hart, il n’est donc pas possible de défendre une approche exclusive des règles juridiques, à l’instar du positivisme radical de Kelsen qui exclut les sources sociales et les effets politiques du droit de son étude. Au contraire, en caractérisant le droit par sa fonction de reconnaissance des normes sociales en vigueur dans une société, Hart défend un positivisme inclusif selon lequel les normes de sanction peuvent tout autant faire référence à des principes ou à des valeurs qu’à des normes juridiques supérieures ou à la jurisprudence en vigueur [12]. En tant que décision judiciaire, la peine sert de point d’appui pour identifier le contenu normatif et axiologique des intérêts et des normes protégés par le droit. En rendant leur jugement, les tribunaux répressifs expriment les préférences et les modèles de conduite qui prétendent posséder une autorité légitime. En condamnant certains comportements, le juge désigne les valeurs et les normes qui importent à une société [13], ce qui revient non seulement à résoudre les conflits et désaccords qui portent sur ces normes mais aussi à donner des raisons aux individus de ne pas tenir compte de ces tensions dans leurs conduites.

15 Par conséquent, on comprend que loi pénale se réfère inévitablement à une moralité substantielle (à une conception du bien relative à une société ou à un groupe particulier) ou bien à des critères de justice visant par exemple à rendre la liberté de chacun compatible avec l’égalité de tous. À l’égard du droit, la morale peut prendre « la forme de contraintes substantielles relatives au contenu de la législation [14] » précise Hart. La connaissance des règles et des conditions communes aux systèmes pénaux peut donc aussi porter sur les valeurs et les normes qu’ils protègent, et l’on peut décrire le contenu normatif ou axiologique d’un système juridique sans forcément y adhérer ou l’évaluer. À l’inverse, ne pas décrire ces normes et ces valeurs comme faisant partie du système juridique et comme étant protégées par une législation pénale revient à amputer la théorie juridique d’une partie de son objet. Il n’est donc pas nécessaire que la théorie soit indifférente au contenu du droit. Les systèmes juridiques incluent la référence à des valeurs morales substantielles et à des principes de justice dont le théoricien doit tenir compte.

16 Hart maintient donc qu’il faut tenir compte du contenu des interdictions dans la description du droit pénal. Il soutient a contrario que sans la référence aux finalités de la peine, la théorie juridique présenterait une image tronquée de la nature et des fonctions du droit pénal. La référence à des valeurs morales et à des normes sociales sous la forme de normes de conduite n’est pas contingente, mais nécessaire à la définition du droit pénal. Elle ne fait pas basculer la connaissance du droit dans l’étude historique ou sociologique de ses usages. La première fonction sociale de la loi pénale est de poser des modèles de conduites et d’adresser des interdictions pour les citoyens ; elle ne sert à qualifier les situations punissables et à sanctionner les infracteurs que dans un second temps. La primauté explicite des normes de sanction sur les impératifs substantiels et la récursivité de ces normes conditionnelles, qui impliquent dans leur énoncé la référence à des normes supérieures dont elles tirent leur validité, ne sont donc pas des obstacles à l’interprétation du contenu du droit pénal. Les interdictions pénales sont parfaitement intelligibles même si elles ne sont pas formulées à la manière d’une liste explicite d’impératifs comme dans le Décalogue. On ne peut donc pas réduire le droit pénal à la fonction auxiliaire de préservation de l’ordre public, puisqu’il conditionne la structuration et la représentation même de cet ordre.

17 Pour autant, il faut rendre compte du fait que les interdictions sont en elles-mêmes des énoncés généraux et abstraits. Même si l’identification des valeurs et des normes saisies par le droit pénal reste subordonnée à l’existence d’une sanction, il est délicat de présupposer un lien univoque et transparent entre les peines et les normes qu’elles sont censées protéger. La punition d’un meurtrier ne permet pas d’affirmer qu’il existe une interdiction inconditionnelle du meurtre, étant donné les exceptions, excuses ou justifications, prévues par le droit pénal de fond comme la légitime défense [15]. En outre, la législation pénale n’explicite pas l’état d’esprit de celles et ceux qui la promeuvent et qui veulent la faire appliquer : le droit prétend fournir des raisons pour l’action et des repères aux jugements des individus, mais il n’explicite pas publiquement ses motivations, ou seulement dans les marges du commentaire. Comment saisir alors les valeurs morales et les normes sociales que le droit pénal protège ? On peut souligner cette difficulté à travers un exemple.

18 La répression des actes et discours racistes est assurée, en France, en application de la loi du 1er juillet 1972 sur la diffamation, l’injure et la provocation raciales (loi dite « Pleven ») et de la loi du 13 juillet 1990 (loi dite « Gayssot ») sur les actes racistes, xénophobes et antisémites, incluant les discours révisionnistes. Étudiant ces lois et leurs justifications, Ulysse Korolistki montre comment l’interdiction de ces actes et la punition annoncée de leurs auteurs impliquent inévitablement le rejet de certaines valeurs au profit d’autres principes comme la liberté d’expression :

19

le droit semble n’avoir que deux moyens d’intervenir dans le champ discursif : ou bien en produisant lui-même un discours, ou bien en interdisant certains discours. […] en comprenant comment le droit défend, mais de manière spécifique, des valeurs, il devient possible de comprendre que la lutte axiologique par le droit est possible[16].

20 L’analyse d’U. Korolitski confirme que la norme de sanction donne force et autorité à certains impératifs et à certaines préférences en déclarant publiquement certains comportements comme étant interdits. On rétorquera que, dans un État libéral, la loi ne punit pas la contestation de ces valeurs et préférences mais les comportements qui les mettent en péril d’une matière particulièrement hostile : on peut très bien critiquer les normes et les valeurs qui sous-tendent une législation pénale sans pour autant tomber sous le coup de la loi. C’est ce que rappelle U. Korolitski :

21

dire que l’on s’oppose à des valeurs n’équivaut pas à les violer. Le pas théorique est trop vite franchi, qui, s’appuyant sur le caractère fondamental de ces valeurs, opère la confusion. […] Par exemple, autoriser les discours qui défendent le vol ou des principes inégalitaires n’est ni accepter le vol ni renoncer au principe d’égalité[17].

22 Un droit pénal libéral n’interdit donc pas de critiquer ou de s’opposer aux valeurs protégées par la loi. Il interdit les formes dangereuses de critiques ou d’oppositions à ces valeurs, quand la sécurité des individus est en jeu ou que les institutions qui garantissent cette liberté sont menacées. Cet argument souligne la fonction normative de la peine au détriment de sa fonction expressive : le droit pénal contribue à stabiliser la conflictualité sociale et à la maintenir dans des cadres légitimes ; il protège des valeurs et participe à leur diffusion publique. Pour reprendre l’exemple cité, l’interdiction des injures raciales ou des discours révisionnistes, comme la condamnation de leurs auteurs, affirment des valeurs de discussion, d’égalité et de liberté d’expression.

III – Punir pour défendre des valeurs ?

23 Souligner la fonction normative de l’institution pénale conduit à considérer certaines définitions de la peine comme étant trop restrictives ou trop évasives. En premier lieu, l’idée selon laquelle la peine véhicule un ressentiment et un blâme collectifs n’apparaît valable que dans certains cas, comme les crimes de sang ou les violences personnelles, qui sont des mala in se avant d’être des mala prohibita. Dans d’autres domaines, comme la prostitution, la mendicité, l’euthanasie active ou les techniques de gestation pour autrui, les interdictions (explicites ou implicites) du droit participent au contraire d’une volonté politique ou de la défense de valeurs qui ne font pas forcément l’unanimité. Dans ces cas, l’interdiction et la répression révèlent les parti-pris de l’État et exigent une justification publique. Par exemple, dans le droit français de la liberté d’expression, l’interdiction des discours racistes, antisémites ou homophobes restreint l’indépendance individuelle au nom du bien collectif : il est estimé que ces discours exercent une violence psychique et symbolique contre certains groupes, en raison des assignations de genre ou de race qu’ils véhiculent. Ces discours sont incriminés pour préserver les individus de certaines formes de domination involontaires. Dans ce cas, le droit tranche entre deux conceptions de la liberté – l’autonomie collective et l’indépendance individuelle – ce qui révèle que les interdictions ne sont pas évidentes. L’expression de l’indignation ne peut plus apparaître comme un trait définitionnel de la peine, puisque cette indignation peut ne pas être partagée par la société mais être promue par l’État. La définition de la peine comme institution expressive doit être nuancée pour rendre compte de sa portée normative.

24 En second lieu, certaines conceptions définissant la peine comme une pure technique dissuasive, dont seule l’application doit être évaluée et justifiée, apparaissent incomplètes. Ces conceptions ne traitent pas de l’institution pénale mais de la sanction in abstracto. C’est ce que l’on peut retenir de la théorie économique du crime et de la peine défendue par Gary Becker. Dans un article de 1968 [18], Becker radicalise la pensée utilitariste de Beccaria et de Bentham : il garde l’idée que la légitimité morale de la peine dépend de son utilité préventive, mais s’oppose à l’idée que la peine doit protéger les valeurs dominantes. La peine n’a pas pour fonction de neutraliser, et encore moins de rééduquer, les ennemis ou les individus déviants de la morale commune. Elle vise seulement à supprimer les obstacles à la liberté et aux relations pacifiques entre les membres d’une société. Becker applique une analyse quantitative et économique aux phénomènes criminels : le crime est une activité attractive pour autant qu’il rapporte des bénéfices à ceux qui s’y engagent. Pour empêcher cette activité, il faut alourdir le coût des conduites criminelles pour leurs usagers. Il s’agit de modifier l’environnement du jeu et non les dispositions des joueurs. Comme le montre Michel Foucault dans une leçon de la Naissance de la biopolitique, aux yeux de Becker, la disparition totale de la criminalité n’est pas un objectif possible ni même souhaitable. La répression de toute l’offre de crimes représente un investissement trop coûteux comparativement aux effets relativement peu nuisibles de certains crimes, notamment les infractions difficilement repérables comme le blanchiment d’argent : « la société n’a pas un besoin indéfini de conformité. La société n’a aucunement besoin d’obéir à un système disciplinaire exhaustif [19] ».

25 À cet égard, la théorie économique de la peine fournit un point d’appui à la critique de la doctrine de la « tolérance zéro » qui, appliquée comme politique pénale, soutient qu’il faut criminaliser toutes les formes de désordre visible. Adossée à la logique du carreau cassé [20], cette doctrine impose de punir en priorité et plus sévèrement les violations les moins graves mais les plus perceptibles. Bien qu’elles soient coûteuses et préjudiciables, les infractions dissimulées comme la « criminalité en col blanc » (les infractions des classes supérieures) ou la corruption d’État peuvent faire l’objet d’un contrôle moins strict. En outre, en subordonnant les politiques pénales aux demandes de sécurité de l’opinion publique, la doctrine de la « tolérance zéro » aboutit à réprimer en priorité les individus sur lesquels portent les peurs collectives, soit le plus souvent les individus issus des groupes sociaux inférieurs vivant dans les périphéries urbaines [21]. Si la sécurité constitue un thème porteur pour les représentants politiques des démocraties libérales contemporaines [22], et si l’appel à la répression satisfait les passions présumées de « l’opinion publique », ces mots d’ordre peuvent nuire à l’intérêt commun comme à celui des condamnés. Philippe Pettit rappelle par exemple que des sanctions lourdes et sévères sont coûteuses et inefficaces, qu’elles ne font pas baisser le taux de criminalité d’une société et qu’elles alimentent au contraire la délinquance en marginalisant les individus punis, notamment ceux incarcérés [23].

26 De même, du point de vue de la théorie économique de la peine, cette doctrine de la « tolérance zéro » apparaît injuste parce qu’inefficace. Pour Becker, avant d’être un vice ou une déviance, le crime est d’abord un coût pour la société et porte préjudice aux individus, qu’il soit directement visible ou non. Ainsi, la différence pertinente entre l’infraction routière et le meurtre prémédité n’est pas l’immoralité intrinsèque de l’acte mais ses conséquences. Cette théorie défend donc une conception de l’institution pénale désolidarisée de la protection des conceptions morales et des conventions des différents groupes. La peine intervient seulement pour protéger la liberté individuelle : ses fonctions de communication morale, de réhabilitation ou de correction sont abandonnées. Elle se présente comme un moyen neutre et rationnel de contrebalancer les obstacles aux relations pacifiques entre individus. Elle a pour finalité de réduire la demande envers les offres de crimes et ne représente plus qu’un instrument pour intervenir sur le marché du crime et réduire son pouvoir d’attraction [24].

27 Dans son analyse, Foucault souligne néanmoins que cette théorie de la peine présuppose d’assimiler tout rapport social à une relation marchande entre des individus qui agissent sur la base d’un calcul de coûts, selon un modèle tiré des théories du choix rationnel. Dans ces conditions, explique-t-il, « la surface de contact, […] le principe de régulation du pouvoir sur l’individu […] ne va être que cette espèce de grille de l’homo œconomicus[25] » et non plus la défense d’un bien collectif ni même la protection de l’autonomie personnelle. Or, le problème est que la théorie économique de la peine n’explique pas pourquoi s’impose de limiter l’incrimination aux seules interférences qui affectent l’indépendance individuelle. En se présentant comme armée du seul souci de l’efficacité, elle ne tient pas compte du fait qu’en réalité l’institution pénale répond toujours à des objectifs politiques, protège des valeurs et satisfait des intérêts déterminés [26]. Cette théorie demeure donc idéale parce qu’elle minimise le caractère normatif et moralisateur du droit pénal.

28 En réponse aux défauts liés aux définitions de la peine comme institution inexorablement expressive ou comme instrument strictement préventif, on pourrait estimer que l’une des exigences à défendre serait que le droit pénal exhibe davantage les principes, les normes et les valeurs qui sont protégés par les interdictions et par les peines appliquées. Deux problèmes se posent néanmoins : tout d’abord, en insistant sur la fonction normative du droit pénal le risque est de confondre le contenu des interdictions pénales avec les injonctions diffuses d’une société comme les conventions sociales en vigueur, les intérêts socio-économiques dominants ou les traditions majoritaires ; ensuite, la question se pose de savoir en quoi le fait d’exhiber publiquement les motifs qui président à l’incrimination rendrait la peine davantage acceptable – en quoi punir est-il justifié dès lors que l’institution chargée de le faire communique aux individus et notamment aux condamnés les valeurs et les normes qui sont protégées par le droit ?

29 Plusieurs théories ont tenté de répondre à ce problème d’un point de vue normatif. Dans un article de 1981 [27], Herbert Morris propose une théorie de la peine comme institution paternaliste. Malgré de grandes différences, la punition parentale et la peine légale entretiennent selon lui de fortes affinités parce qu’elles visent à éduquer moralement celles et ceux qui les subissent : les parents comme l’État appliquent un mal à l’enfant ou au délinquant pour son bien. La peine élève le délinquant à l’autonomie personnelle parce qu’à travers une souffrance qui a valeur de rétribution, c’est le caractère injuste de son acte qui lui est communiqué. Il ne s’agit ni de dissuader les délinquants, ni de corriger les déviants, ni de faire expier les coupables, ni de venger les victimes. La seule raison qui autorise que l’on punisse est donc que le fauteur de torts s’aperçoive qu’il a violé des valeurs auxquelles il est dans son intérêt de consentir. Punir n’est acceptable que si la situation de départ est réellement équitable et si la loi fait l’objet d’une adhésion collective. L’un des problèmes de cette théorie paternaliste est qu’elle présuppose que la société constitue une communauté de personnes morales, normalement douées d’empathie et d’attention à l’égard des torts subis par les autres [28]. Néanmoins cette théorie peut fournir un point d’appui à la critique des pratiques punitives abusives au sein des démocraties libérales contemporaines :

30

La valeur de [la théorie paternaliste] repose sur le fait qu’elle fournit un point de vue consistant sur les pratiques existantes ; elle met à nu les défaillances de notre société dans ses efforts pour réaliser les conditions [de l’autonomie morale des individus]. Enfin, elle aide à nous abstenir avec sensibilité et lucidité d’apposer notre imprimatur moral sur des pratiques que le modèle paternaliste jugerait inacceptables[29].

31 Sous son versant critique, cette théorie peut fournir une ressource pour souligner les injustices des institutions pénales à trois niveaux : à l’égard des jugements qui ne tiennent pas compte des inégalités de départ entre les individus ; des procédures qui n’offrent pas à l’accusé la possibilité de se défendre et de répondre de ses actes ; et des peines qui nient l’autonomie du condamné en autorisant par exemple l’exploitation économique en détention [30]. La question qui se pose alors serait de savoir comment faire de ces injustices un motif de lutte politique.

Conclusion

32 On a essayé de montrer que la fonction normative de l’institution pénale constituait un trait de sa définition et non pas seulement de sa justification : l’institution pénale a pour effet de reproduire l’ordre social en structurant d’une part les valeurs et les normes d’une société à travers des interdictions tenues pour fondamentales et en apportant d’autre part au droit et aux valeurs qu’il protège la force de la coercition. En outre, les individus peuvent interpréter les valeurs et les normes promues par l’État à l’aune des interdictions pénales. L’institution pénale ne peut pas être décrite comme une pratique purement répressive, ni comme une institution entièrement expressive. Quelles que soient les intentions du législateur ou des juges (expiation, vengeance, dissuasion, réhabilitation, élimination), elle possède une autorité publique, délimite la frontière du permis et du défendu, fait le départ entre normalité et déviance, et fixe des standards de conduite. Le caractère conflictuel et pluraliste des démocraties libérales empêche également d’affirmer que le droit pénal n’est que le reflet de la morale commune. On s’est enfin demandé si la fonction normative de la peine pouvait constituer une raison de justifier cette pratique. Certes, l’institution pénale peut contribuer à reconnaître les torts et les injustices. Elle peut ainsi jouer un rôle dans le progrès moral d’une société en aidant à réhabiliter les victimes comme les délinquants. Mais, ces prétentions constituent des idéaux. Or, au plan normatif, la poursuite de ces idéaux affrontent une difficulté : il faut rendre raison de la légitimité des incriminations et des buts généraux de l’institution pénale. C’est donc l’usage critique de ces idéaux que l’on a mis finalement en valeur, qui permet de révéler l’opacité axiologique du droit pénal et les pratiques abusives qui se dissimulent derrière le masque de la légalité. Cependant, en révélant les principes, valeurs et intérêts qui président aux interdictions pénales, on ne répond pas à la question de savoir pourquoi l’une des réactions appropriées aux torts serait d’en punir les auteurs.

Notes

  • [1]
    Je reprends la définition classique de Bentham : « Punir, c’est infliger un mal à un individu, avec une intention directe par rapport à ce mal, à raison de quelque acte qui paraît avoir été fait ou omis » Jeremy Bentham, Œuvres, t. II : Théorie des peines et des récompenses, Londres, B. Dulau, 1811, p. 2.
  • [2]
    Selon la thèse de la fonction expressive de la peine défendue par Feinberg : « les sanctions pénales sont des punitions qui expriment une réprobation publique et un blâme moral à l’encontre du malfaiteur ayant causé ce préjudice. » Joël Feinberg, The Moral Limits of the Criminal Law, vol. 4, Harmless Wrongdoing, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. 12-13. De même, « la dimension de “traitement pénible” de la punition et sa fonction de réprobation appartiennent à la définition de la peine légale ». Joel Feinberg, « The Expressive Function of Punishment », in David Garland et Anthony Duff (dir.), A Reader on Punishment, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 75.
  • [3]
    C’est l’approche réaliste du théoricien du droit et juge à la Cour Suprême des États-Unis, Oliver Wendell Holmes Jr., qui définit le devoir juridique du point de vue du « méchant » comme « une prédiction que s’il fait certaines choses, il sera soumis à des conséquences désagréables sous la forme d’un emprisonnement ou d’une amende. » Oliver W. Holmes Jr., « La passe étroite du droit », in Christophe Béal (dir.), Philosophie du droit, Paris, Éditions Vrin, 2015, p. 105.
  • [4]
    Je ne prends pas en compte les contraventions qui constituent les actes les moins graves et pour lesquels la responsabilité est le plus souvent stricte.
  • [5]
    Michel van de Kerchove, « Les frontières des normes pénales », in Philippe Robert, Francine Soubiran-Paillet et Michel van de Kerchove (dir.), Normes, normes juridiques, normes pénales, Pour une sociologie des frontières, tome 2, Paris, Éditions de L’Harmattan, 1997, p. 77-113.
  • [6]
    « La loi punitive comprend et assume la portée de l’impératif juridique auquel la peine est associée par un rapport d’implication nécessaire. » Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, London, The Athlone Press, 1970, p. 303.
  • [7]
    Michel van de Kerchove, « Les frontières des normes pénales », op. cit., 1997, p. 77-78.
  • [8]
    Herbert L.A. Hart, Le Concept de droit [1961], trad. de l’angl. par M. van de Kerchove, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2005, p. 266.
  • [9]
    Je suis ici l’article encyclopédique d’André Laingui « Infraction », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Éditions des Presses universitaires de France, 2003, p. 336-340.
  • [10]
    Herbert L. A. Hart, Le Concept de droit, op. cit., p. 54.
  • [11]
    Hans Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, trad. de l’allem. par O. Beaud et F. Malkani, Paris, Bruylant/LGDJ, 1997 [1979], p. 71.
  • [12]
    « les critères ultimes de validité juridique peuvent explicitement comprendre […] des principes de justice ou des valeurs morales substantielles, [et] ceux-ci peuvent former le contenu de contraintes juridiques constitutionnelles. » Herbert L. A. Hart, Le Concept de droit, op. cit., p. 265.
  • [13]
    Ibid. p. 116.
  • [14]
    Ibid., p. 268.
  • [15]
    Alors que toutes les conditions d’imputation de la peine sont réunies, il se peut que son application soit défaite par référence à une exception, comme par exemple la légitime défense.
  • [16]
    Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d’expression, démocratie et discours racistes, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 353-354.
  • [17]
    Ibid., p. 343.
  • [18]
    Gary Becker, « Crime and punishment : an economic approach », in Journal of Political Economy, vol. 76, mars-avril 1968, p. 196-217.
  • [19]
    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Éditions Seuil/Gallimard, 2004, p. 261
  • [20]
    La théorie du « carreau cassé » ou de la « vitre brisée » soutient, à l’appui d’études empiriques discutées, que la répétition des incivilités et des infractions mineures contient en germe les crimes les plus graves. Voir Bernard Harcourt, « Reflecting on the Subject : A Critique of the Social Influence Conception of Deterrence, the Broken Windows Theory and Order-Maintenance Policing New-York Style », in Michigan Law Review, n° 97, 1998, p. 291-389 ; Illusion of Order, The False Promise of Broken Windows Policing, Cambridge MA, Harvard University Press, 2004.
  • [21]
    Voir Alvaro Pires, « La rationalité pénale moderne, la société du risque et la judiciarisation de l’opinion publique », in Sociologie et sociétés, vol. 33, n° 1, printemps 2001, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, p. 179-204.
  • [22]
    On peut penser au mot d’ordre « Law and Order », devenu un thème de campagne présidentielle récurrent aux États-Unis. Voir David Garland, The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press, 2001, notamment le chapitre VI « Crime Complex : The Culture of High Crime Societies », trad. J.F. Spitz, P. Savidan, p. 139-165.
  • [23]
    Philipp Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, Éditions Gallimard, 2004, p. 260 et suiv.
  • [24]
    Stéphane Legrand, « L’extension sociale du marché dans le néolibéralisme », in Raisons politiques, n° 28, Presses de Sciences Po, 2007, p. 46.
  • [25]
    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 258.
  • [26]
    Voir Marx Neocleous, Critique of Security, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2008 ; Christos Boukalas, Mark Neocleous, Claude Serfati, Critique de la sécurité. Accumulation capitaliste et pacification sociale, Paris, Éditions Eteroptopia, coll. « À présent », 2017.
  • [27]
    Herbert Morris, « A Paternalistic Theory Punishment », in David Garland et Anthony Duff (dir.), A Reader on Punishment, op. cit, p. 96.
  • [28]
    Ibid., p. 99-100.
  • [29]
    Ibid., p. 107.
  • [30]
    Voir Keally McBride, Punishment and Political Order, Ann Harbor, The University of Michigan Press, 2007, chap. VI « Hitched to the Post. Prison Labor, Choice, and Citizenship », p. 127-146 ; Sharon Dolovich, « State punishment and Private Prisons », in Duke Law Journal, vol. 55, n° 3, décembre 2005, p. 441-548 ; Angela Davis, Une lutte sans trêve, Paris, Éditions La Fabrique, 2016, chap. III « Le complexe industrialo-carcéral », p. 51-64.