Justice restaurative et justice pénale

1 En France, la justice restaurative a été officiellement reconnue et institutionnalisée par la loi du 15 août 2014 dont l’article 8 stipule qu’à tous les stades de la procédure pénale, la victime et l’auteur d’infraction peuvent se voir proposer, sous réserve que les faits soient reconnus, une mesure de justice restaurative. Il faut entendre par là « toute mesure permettant à une victime ainsi qu’à l’auteur d’une infraction de participer activement à la résolution des difficultés résultant de l’infraction, et notamment des préjudices de toute nature résultant de sa commission ». La France rejoint ainsi les nombreux pays qui, depuis plusieurs années, ont mis en place divers programmes de justice restaurative, introduisant ainsi une manière de traiter les infractions qui rompt avec les pratiques ordinaires de la justice pénale et privilégie des modes alternatifs de régulation des conflits. Ces dispositifs de justice restaurative peuvent prendre des formes très variées : médiations entre victimes et auteurs d’infraction, conférences, cercles de sentence, rencontres victimes-condamnés au stade postsentenciel, cercles de soutien ou d’accompagnement…

2 La justice restaurative a pu apparaître, pour ses fondateurs, comme une alternative à la justice pénale classique et comme un nouveau paradigme qui, pour reprendre l’expression d’Howard Zehr, nous oblige à « changer d’optique [1] », à modifier notre regard sur les infractions et sur la façon de les traiter. Les délits ne sont plus considérés uniquement comme des transgressions de la loi faisant l’objet de sanctions légales imposées par l’autorité publique mais plutôt comme des conflits dont les répercussions personnelles doivent être réparées en prenant en considération les besoins et les intérêts des personnes concernées. La priorité n’est pas de punir, d’infliger un traitement afflictif, mais de remédier aux dommages subis par les victimes, de les aider à surmonter leur vulnérabilité, de reconstituer le lien social, en bref, de rétablir tout ce que le délit est venu altérer. La justice restaurative ne doit pas être appréhendée comme une nouvelle théorie de la peine mais comme une théorie de la justice fondée sur des principes et des valeurs que le système pénal a longtemps ignorés ou minimisés en se préoccupant principalement du traitement infligé au délinquant. La difficulté est alors de penser la place de ces programmes de justice restaurative au sein de l’institution pénale, de déterminer comment ils peuvent s’articuler avec les sanctions pénales. Autrement dit, au regard des principes de justice restaurative, la peine a-t-elle encore un sens et quel peut être son sens ? La justice restaurative est-elle seulement destinée à compléter l’arsenal répressif afin d’introduire une composante réparatrice et de répondre aux attentes des victimes, ou bien implique-t-elle une transformation profonde de la justice pénale ?

3 L’idée de justice restaurative semble traversée par un paradoxe [2]. D’un côté, on la présente comme une autre justice, comme un nouveau paradigme qui rompt avec les théories classiques de la peine, mais, d’un autre côté, on a tendance à la réduire à des dispositifs qui semblent venir seulement se greffer aux réponses pénales existantes. Paradoxe que l’on retrouve parfois dans certains textes officiels. Ainsi le Manuel sur les programmes de justice réparatrice, élaboré par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime affirme à la fois que la justice restaurative constitue « une alternative viable au système de justice pénale officiel et à ses effets stigmatisants » et « une méthode utilisable parallèlement aux procédures et aux sanctions pénales traditionnelles [3] ». Le texte met en avant le caractère alternatif des programmes de justice restaurative tout en précisant « qu’ils complètent davantage qu’ils ne remplacent le système de justice pénale [4] ». Face à un tel paradoxe qui revient de manière récurrente lorsqu’on aborde l’institutionnalisation de la justice restaurative, il nous paraît essentiel d’examiner les différentes hypothèses qui peuvent être avancées pour penser les liens entre justice restaurative et justice pénale.

1 – La justice restaurative : un nouveau paradigme ?

4 La réflexion théorique sur la justice restaurative est loin d’être homogène [5]. Néanmoins, il est possible de dégager trois grands principes qui constituent le socle de ce modèle de justice : réparation, responsabilisation, participation.

5 La justice restaurative se définit d’abord par sa finalité, à savoir la réparation du mal subi et des dommages causés par l’infraction. L’attention se focalise non pas sur la transgression de la loi mais sur les conséquences concrètes de l’acte délictueux. La réparation porte sur les dommages matériels mais elle prend aussi en considération toutes les répercussions qu’a pu avoir l’infraction sur la vie des victimes et de leur entourage. Au-delà de la restitution ou de la compensation financière, la réparation inclut une composante relationnelle, psychique, sociale et symbolique. Restaurer, c’est permettre aux victimes de reconstruire leur existence, de soigner les traumatismes, de surmonter leur vulnérabilité, de reconquérir leur autonomie et leur pouvoir d’agir ; c’est reconstituer tout ce qui a été affecté à l’occasion du délit, tant au niveau individuel que collectif, c’est rétablir un tissu relationnel, un équilibre ou un ordre social. La justice restaurative ne saurait donc se réduire à une procédure civile de réparation pour un préjudice subi puisqu’elle requiert, au-delà des dédommagements, à la fois une forme d’interaction et de reconnaissance entre les parties concernées mais également un protocole de mesures en faveur de leur réintégration.

6 La justice restaurative inclut également une composante procédurale puisqu’elle doit permettre à toutes les personnes impliquées par une infraction de participer activement à un processus à l’issue duquel est fixé un ensemble de mesures restauratives. Son postulat de base est que « des parties en conflit peuvent se rencontrer dans un climat de compréhension et de respect mutuel et trouver une solution constructive [6] ». Loin du formalisme des procédures pénales classiques au sein desquelles les personnes concernées demeurent le plus souvent passives, les dispositifs de justice restaurative ont un caractère inclusif, participatif et délibératif qui contribue à l’empowerment des sujets et des communautés. Ils créent un espace de parole qui donne une voix, un visage aux personnes affectées par le délit, et leur permet d’exprimer leurs émotions, de faire connaître leurs besoins, de rendre visibles les incidences relationnelles, affectives, sociales que peut avoir un délit, même mineur. L’auteur des faits, lorsqu’il consent à une mesure de justice restaurative, devient lui aussi partie prenante du processus restauratif, il peut apporter un éclairage sur les circonstances de l’infraction et sur les moyens de limiter la récidive. Le traitement des infractions cesse d’être la compétence exclusive de l’État souverain. La justice restaurative est l’occasion, pour les citoyens, de se réapproprier le pouvoir de régler par eux-mêmes les conflits qui les concernent et de rétablir la paix sociale. En cela, la mise en place de programmes de justice restaurative peut être interprétée comme le signe d’une déjudiciarisation du règlement des conflits.

7 La justice restaurative doit enfin responsabiliser l’auteur d’infraction, l’amener à prendre conscience du mal commis et des répercussions de ses actes sur l’existence concrète des victimes. Il est ainsi incité à prendre ses responsabilités pour réparer tous les dommages causés. Le processus restauratif présente nécessairement une valeur expressive, il doit donner lieu à la désapprobation des actes commis, et encourager les excuses ou le pardon. Cette désapprobation n’émane pas de l’État, elle ne s’exprime pas dans une peine, mais provient des participants et notamment des personnes qui entourent l’infracteur et, le plus souvent, ont en commun avec lui un certain nombre de valeurs. Cette désapprobation n’a pas les effets d’exclusion ou de stigmatisation que peut avoir la peine mais doit, au contraire, conduire à la réintégration de l’auteur. À l’issue de la médiation ou de la conférence restaurative, l’auteur consent à une série de mesures et d’obligations destinées à réparer le mal causé. Les contraintes qui en découlent ne sont que des moyens que les parties estiment nécessaires à la réparation et à la réintégration.

8 Ces trois principes qui constituent « l’esprit » de la justice restaurative peuvent être déclinés sous de multiples variantes dont le caractère restauratif présente des différences de degré selon l’importance accordée à ces trois principes directeurs. Notre objectif n’est pas d’analyser ces dispositifs mais de réfléchir sur les conditions de leur institutionnalisation. Peut-on véritablement instituer des mesures restauratives dans le système pénal existant sans altérer les principes et les valeurs de la justice restaurative ? Ces mesures sont-elles des alternatives à la peine, des compléments à la peine ou bien une nouvelle espèce de peine alternative ?

2 – Abolitionnisme et justice restaurative

9 En s’impliquant dans un processus restauratif, les personnes concernées par une infraction se réapproprient le pouvoir de régler elles-mêmes les conflits interpersonnels, pouvoir que l’institution pénale moderne a eu tendance à leur confisquer en s’accaparant une sorte de monopole dans le traitement des crimes et des délits [7]. Les sanctions pénales instituées et administrées par l’État répondent à des infractions qualifiées mais ne sont pas en mesure de résoudre les conflits dont ces infractions sont les symptômes, ni de répondre aux besoins particuliers des personnes affectées, ce qui entraîne parfois, chez les victimes, le sentiment que la peine ne rend pas justice. Non pas que le peine ne soit pas assez sévère, comme le clame toute une rhétorique populiste, mais parce que la procédure pénale demeure éloignée de leurs préoccupations et de leurs attentes, qu’elle ne répare en rien le mal subi. Les mesures de justice restaurative s’efforcent, au contraire, de créer des dispositifs non punitifs par lesquels l’harmonie et la paix sociale peuvent être préservées ou rétablies, en s’inspirant parfois de formes de justice traditionnelle, communautaire et extra-judiciaire. C’est là un élément de convergence avec l’abolitionnisme pénal [8] qui entend réactiver des modes de régulation et de contrôle social comme des alternatives à la peine ou, dans une version plus radicale, à l’ensemble du système pénal et à tous les maux qu’il engendre (exclusion, désocialisation, surpopulation des prisons, carcéralisation de la société, atteintes aux droits des condamnés…).

10 Si on adopte cette interprétation abolitionniste, les programmes de justice restaurative ne sont pas destinés à compléter la justice pénale en ajoutant une dimension réparatrice que les peines classiques ignorent. Le processus restauratif n’est pas un ornement qui vient s’ajouter à l’arsenal répressif mais constitue une véritable alternative aux poursuites et à la peine. Néanmoins, cette interprétation reste assez marginale au sein du courant en faveur de la justice restaurative et, sauf pour certaines catégories particulières de délits, les dispositifs ou les expérimentations qui sont mis en œuvre ne prétendent pas nécessairement se substituer à la peine. Parce que, dans la pensée politique moderne, la justice pénale s’est imposée comme un attribut essentiel de la souveraineté, on a du mal à concevoir que l’État se dessaisisse du pouvoir de rendre justice et abandonne aux citoyens le soin de régler et de réparer eux-mêmes les conflits qui les opposent. La justice restaurative serait même, aux yeux de certaines critiques [9], le symptôme d’une dérive néolibérale de la sphère pénale, comme si l’État abandonnait à la société civile la tâche de préserver la paix sociale par des procédures informelles et infrajudiciaires. Ce genre de doutes révèle une méfiance envers des formes de justice qui échappent au contrôle de l’État, comme si elles menaçaient les principes de légalité, d’impartialité et de proportionnalité qui sont au cœur de la pénalité moderne, comme si elles marquaient le retour à une logique vindicatoire refoulée par l’ordre juridique.

11 La tendance dominante est plutôt de considérer que les mesures de justice restaurative ne sont légitimes que lorsqu’elles sont encadrées et supervisées par l’autorité judiciaire. Elles ne peuvent être proposées que sous certaines conditions et ne sont pas appelées à se substituer aux peines. Même en admettant que des mesures de ce type puissent, pour certains délits, constituer une alternative aux poursuites pénales, il sera toujours nécessaire de recourir à des sanctions chaque fois que le processus restauratif ne peut être proposé ou bien échoue.

3 – Minimalisme et maximalisme

12 La question est alors de savoir comment des programmes de justice restaurative peuvent s’insérer au sein de la procédure pénale. Les débats suscités par ce problème font émerger deux positions. La première, que l’on peut qualifier de minimaliste, consiste à venir greffer la justice restaurative sur la justice pénale sans en modifier les principes ni le fonctionnement. Les médiations ou les conférences restauratives s’inscrivent alors dans un processus parallèle et totalement autonome par rapport à la réponse pénale. Leur objectif est de mieux répondre à certaines attentes des victimes, notamment en matière de réparation, mais sans que cela modifie le sens de la peine. S’opérerait ainsi une distribution des rôles entre l’État qui, par l’action publique, répond pénalement aux infractions, et la société civile qui contribue, par un processus restauratif, à la réparation et à la reconstitution du lien social. La justice restaurative n’interfère pas directement avec la procédure pénale et, inversement, l’autorité publique n’est pas partie prenante du processus restauratif même si elle le supervise pour en garantir la validité juridique et préserver les droits des participants. À en juger par la circulaire du 15 mars 2017, la France semble emprunter cette voie, puisque le texte précise clairement que les mesures restauratives sont complémentaires, autonomes, parallèles et que leur succès ou leur échec ne doivent avoir aucune incidence sur la réponse pénale. Cette interprétation minimaliste restreint, selon nous, la portée de la justice restaurative et introduit une sorte de dualisme entre deux paradigmes concurrents, celui de la peine et celui de la restauration. Elle n’entraîne pas une réforme profonde du sens de la peine mais s’inscrit simplement dans une transformation plus générale de la justice afin de prendre davantage en considération les intérêts et les droits des victimes.

13 L’autre hypothèse, maximaliste, invite à repenser l’ensemble de l’institution pénale à partir des principes de la justice restaurative. La justice restaurative doit être considérée comme une théorie normative qui oblige à redéfinir le sens et les finalités de la peine. Pour les partisans de cette version maximaliste, la justice restaurative ne peut se réduire à des mesures ou à des dispositifs qui viendraient compléter la réponse pénale. Lode Walgrave estime que cette approche maximaliste peut justifier « la mise en œuvre d’obligations coercitives judiciaires en vue d’une réparation » et de sanctions restauratives, en particulier lorsque des procédures de médiation se révèlent impossibles ou insuffisantes [10]. La logique pénale, répressive, et la logique restaurative ne seraient donc pas rivales, ni seulement complémentaires, mais participeraient d’une théorie plus générale de la justice. Deux modèles de cette conception maximaliste se sont développés ces dernières années : le premier s’inscrit dans une perspective rétributive, le second privilégie une approche conséquentialiste.

4 – Justice restaurative et justice rétributive

14 La justice restaurative a souvent été présentée, dans les textes fondateurs, comme un paradigme en opposition aux principes de la rétribution. Howard Zehr dresse ainsi un contraste saisissant entre ces deux modèles de la justice :

Selon la justice rétributive, (1) le crime est une violation des lois de l’État ; (2) la justice cherche à établir la culpabilité (3) et, à partir de là, une dose de souffrance proportionnée ; (4) la justice repose sur un conflit entre des adversaires (5) dans lequel l’auteur d’infraction est confronté à l’État ; (6) les règles et les intentions l’emportent sur les résultats. L’une des parties gagne et l’autre perd. Selon la justice restaurative, (1) le crime est une atteinte aux personnes et aux relations, (2) la justice cherche à identifier les besoins et les obligations (3) et, ainsi, à faire ce qui convient ; (4) la justice encourage le dialogue et l’accord mutuel, (5) elle donne aux victimes et aux auteurs d’infraction un rôle central et (6) est évaluée en déterminant si les responsabilités sont assumées, les besoins satisfaits et la guérison (healing), des individus et des relations, encouragée [11].

15 Dans d’autres textes, Howard Zehr nuance cette dichotomie et suggère que la justice restaurative et la justice rétributive ne sont pas totalement incompatibles et sont plutôt amenées à se compléter [12].

16 D’autres vont plus loin en cherchant à rapprocher et à faire fusionner ces deux conceptions de la justice en mettant en avant ce qu’elles peuvent avoir de commun [13]. Les mesures restauratives et les peines répondent à un acte illégal, elles présentent un caractère « expressif », elles sont une manière de corriger et de rectifier un déséquilibre, elles responsabilisent l’auteur d’infraction qui doit « payer » pour ce qu’il a fait, et elles doivent respecter un principe de proportionnalité. Restaurer et punir seraient donc deux formes de justice corrective, l’une présentant une plus grande attention aux victimes, un caractère plus informel, plus inclusif et moins afflictif que l’autre. Selon cette hypothèse, défendue notamment par Antony Duff, la justice restaurative ne constitue pas réellement une alternative à la justice rétributive mais en constitue une variante particulière centrée sur la réparation, sur les besoins des victimes et sur l’implication des personnes concernées. La restauration serait une modalité constructive de la rétribution. La justice restaurative n’implique donc pas l’abolition des peines mais un renouvellement du sens de la peine ; elle ne constitue pas une alternative à la justice pénale mais institue plutôt des sanctions alternatives qui incluent une composante réparatrice. En ce sens, la justice restaurative ne marque pas un changement de paradigme mais s’inscrit dans un mouvement plus global qui se traduit par l’essor des alternatives à l’emprisonnement et par une transformation progressive de la nature des peines.

17 Antony Duff va jusqu’à affirmer qu’une théorie de la justice restaurative qui se veut conséquente ne peut être que rétributive, qu’il ne peut y avoir de restauration que par la rétribution. Ce qui signifie, en premier lieu, que les mesures restauratives sont subordonnées aux principes de la rétribution : la réparation incombe essentiellement au coupable, elle doit être proportionnée et respecter les droits fondamentaux des personnes impliquées. Mais l’auteur laisse également entendre que la restauration ne peut, dans certains cas, se concevoir sans la peine.

18

La restauration est non seulement compatible avec la rétribution : elle requiert la rétribution dans la mesure où le type de restauration que nécessite le crime (en raison de certaines caractéristiques profondes de nos vies en société) ne peut être obtenue que par une peine rétributive[14].

19 La peine serait donc une composante nécessaire du processus restauratif et les mesures restauratives s’apparenteraient à des peines alternatives. Les programmes de justice restaurative n’ouvrent donc pas la voie de l’abolition pénale, ils ne sont pas non plus de simples adjuvants à la peine, mais ils marquent l’émergence d’une autre manière de punir, comme le suggère Antony Duff, en parlant de peines restauratives ou de restauration punitive [15]. Si on accepte l’idée que la restauration exige davantage qu’une simple réparation ou compensation matérielle, qu’elle vise la reconstitution des relations entre des personnes appartenant à une même société politique, alors le processus restauratif doit être équivalent à une peine et pourrait même constituer un nouveau modèle de peine. L’enjeu est « de créer un système qui ne privilégie pas la restauration par rapport à la rétribution, ni la rétribution par rapport à la restauration, mais qui vise la restauration par la rétribution [16] ».

5 – La justice restaurative comme « responsive regulation »

20 Cependant, les principaux partisans d’une interprétation maximaliste de la justice restaurative adoptent une théorie conséquentialiste de la justice pénale qui rompt avec la plupart des théories classiques de la peine [17]. Le système pénal a pour fonction de mettre en œuvre un ensemble de moyens qui tendent vers une fin principale : rétablir l’autonomie et le pouvoir d’agir des personnes affectées directement ou indirectement par une infraction, réaffirmer leurs droits et réparer tous les dommages subis. Dans Not Just Deserts, John Braithwaite et Philip Pettit développent une théorie holiste de la justice pénale centrée sur la préservation de la liberté conçue, dans un sens républicain, comme non-domination [18]. Dès lors qu’une infraction introduit un rapport de domination qui affecte la victime mais aussi, indirectement, les personnes qui appartiennent à la même classe de vulnérabilité, il appartient à l’autorité publique de mettre en œuvre une série de mesures pour réparer les préjudices subis et rétablir leur liberté. Les programmes de justice restaurative apparaissent ainsi comme des dispositifs privilégiés puisqu’ils favorisent l’empowerment, la reconnaissance et l’égalité des participants, et parce qu’ils contribuent à la réparation et à la reconstruction. Mais la justice restaurative n’est pas pour autant un simple processus parallèle, elle ne se limite pas non plus à une catégorie de délits. Les principes qui la constituent sont précisément ceux à partir desquels doit être repensé l’ensemble du système pénal. La justice restaurative ne vient pas se greffer au système pénal, c’est, au contraire, à la justice pénale de se réformer pour être davantage réparatrice, inclusive, participative et reconstructive. Justice restaurative et justice pénale ne relèvent pas de deux paradigmes concurrents mais tendent vers une même fin et obéissent aux mêmes principes. En ce sens, la justice restaurative peut être l’occasion de repenser le sens et les finalités des sanctions infligées en cas d’infraction. Il n’y a aucune raison de limiter les principes de la justice restaurative aux délits mineurs ni de la réduire à différents programmes de médiation, de rencontres ou de conférences entre personnes consentantes. Un tribunal doit pouvoir imposer à l’auteur d’une infraction des sanctions restauratives, notamment lorsque les programmes traditionnels ne peuvent être proposés ou échouent. La participation effective des personnes impliquées n’est pas une fin en soi mais se justifie comme un moyen approprié pour rétablir leur autonomie. Elle doit être encouragée mais, lorsqu’elle ne peut être obtenue, l’auteur peut être contraint par l’autorité publique à réparer les dommages qu’il a causés. Une priorité doit alors être accordée à la valeur restaurative et reconstructive de la sanction par rapport à son caractère punitif et afflictif. C’est ce qui justifie, selon Lode Walgrave, la distinction entre punir et imposer des sanctions restauratives [19]. Dès lors, les peines qui ne contribuent en rien à la réparation des préjudices, à la reconstitution de l’autonomie des individus ou à la protection de leurs droits n’auraient, suivant cette interprétation conséquentialiste, plus de raison d’être.

21 La difficulté est alors de déterminer la part respective des programmes de justice restaurative et des sanctions restauratives. L’approche maximaliste ne doit pas conduire à minimiser le rôle central de la participation et de l’empowerment dans le processus restauratif. Ramener la justice restaurative à un système de sanctions réparatrices imposées dans le cadre d’une procédure judiciaire classique risque de faire perdre le caractère procédural et participatif de ce modèle de justice. Pour penser cette articulation entre les mesures restauratives, par lesquelles les parties décident par elles-mêmes des modalités de la réparation, et les sanctions restauratives, John Braithwaite mobilise un modèle, qualifié de « responsive regulation », largement utilisé dans l’analyse des politiques publiques, et qui permet de trouver un juste milieu entre une dérégulation totale et des politiques interventionnistes [20]. Le rôle de l’État serait d’intervenir pour régler ou sanctionner certains comportements mais tout en permettant aux acteurs de la société civile de s’auto-réguler et de régler eux-mêmes leurs conflits. L’idée majeure est que, dans la plupart des cas, les personnes physiques ou morales se soumettent par elles-mêmes à des règles, qu’elles exercent un contrôle mutuel et sont disposées à réparer leurs fautes. L’intervention de l’autorité publique n’est requise que lorsque cette auto-régulation et ce contrôle social échouent. Ce modèle repose sur un principe de subsidiarité en vertu duquel on doit s’abstenir de faire intervenir l’État pour traiter ce qui peut être réglé par la société civile elle-même.

22 Appliqué à la sphère pénale, ce modèle amène à la conclusion suivante. En cas d’infraction, lorsque l’auteur est identifié, qu’il reconnaît les faits, doit être proposée en priorité une mesure restaurative. Si les personnes concernées donnent leur consentement, un processus restauratif est alors engagé, sous le contrôle d’un médiateur. Au lieu d’engager automatiquement une procédure pénale ordinaire, on commence par accorder aux individus la possibilité de parvenir par eux-mêmes à un accord sur les conditions de la restauration et de la réintégration. Lorsque ce processus conduit à un accord et que les clauses de cet accord ont été respectées, il peut constituer une alternative aux poursuites et justifier une dispense de peine. Si l’objectif principal du système pénal est la préservation et la restauration de la liberté alors il n’y aucune raison légitime d’infliger une peine dès lors que les parties concernées estiment que les dommages ont été réparés et que leur autonomie est à nouveau assurée. La peine n’a alors plus de sens. En revanche, une réponse coercitive paraît légitime au cas où la restauration n’a pu être obtenue par une médiation ou une conférence restaurative, par exemple lorsque l’auteur ne reconnaît pas les faits qui lui sont reprochés ou bien lorsqu’une des parties refuse de participer à la mesure de justice restaurative proposée. Des sanctions s’imposent également lorsque les participants ne parviennent pas à un accord ou si le coupable ne respecte pas les clauses de l’accord. Des mesures privatives de liberté peuvent également être requises pour protéger les victimes, mettre fin à leur vulnérabilité et empêcher la récidive. Mais de telles sanctions sont au service d’une finalité restaurative et visent à restaurer l’autonomie et à corriger un rapport de domination. Elles viennent en quelque sorte prendre le relais des médiations ou conférences restauratives chaque fois que l’intervention de l’autorité publique est nécessaire.

23 La justice est donc conçue sur un modèle « pyramidal » dans lequel les mesures de justice restaurative constituent un premier palier, les sanctions judiciaires n’intervenant que dans un second temps, lorsque la restauration exige des mesures coercitives. La coopération entre citoyens demeure prioritaire par rapport à l’intervention coercitive de l’État. Le sens de la peine et des sanctions s’en trouve modifié. Elles ne sont pas systématiques : toute infraction ne mérite pas d’être punie dès lors qu’elle peut être réparée dans le cadre d’un processus restauratif. Elles ne sont pas une rétribution pour la faute commise mais une manière de répondre au mal qui n’a pu ou ne peut être réparé par une mesure restaurative. Enfin, elles s’inscrivent dans une procédure judiciaire qui, conformément aux principes de justice restaurative, permet aux parties concernées de faire entendre leur voix et de s’impliquer dans le règlement de l’infraction, à l’image des cercles de sentence expérimentés au Canada [21]. Les principes de justice restaurative, appliqués dans une perspective maximaliste, semblent conduire à un usage parcimonieux des sanctions pénales, ils leur donnent un nouveau sens et leur fixent un seuil maximal, en excluant notamment des traitements afflictifs qui n’ont aucune valeur reconstructive et ne font qu’accentuer l’exclusion de ceux qui les subissent.

24 La justice restaurative ne peut se réduire à des pratiques qui viendraient compléter le système pénal existant. Elle n’implique pas non plus son abolition mais plutôt une réforme profonde des sanctions pénales et du fonctionnement de l’institution judiciaire. Vouloir greffer des mesures restauratives sans modifier notre conception de la pénalité, sans changer quoi que ce soit à la logique pénale dominante, risque de vider la justice restaurative de sa substance. C’est l’ensemble de la justice pénale qui doit être pensé à partir d’une théorie normative de la justice restaurative. La justice restaurative, comme l’affirme James Dignan, pourrait ainsi « contribuer à une transformation à long terme de la justice pénale et du système pénal, dans l’intérêt des victimes et des auteurs d’infraction, et ainsi obtenir l’adhésion de tous ceux qui sont en faveur d’une réforme pénale, indépendamment de sa capacité à réduire la récidive [22] ».

Notes

  • [1]
    H. Zehr, Changing Lenses. A New Focus for Crime and Justice, Scottdale, Herald Press, 1990.
  • [2]
    G. Pavlich, Governing the Paradoxes of Restorative Justice, London, GlassHouse Press, 2005.
  • [3]
    Manuel sur les programmes de justice réparatrice, New York, Nations Unies, 2008, p. 8 (nous soulignons).
  • [4]
    Ibid., p. 13.
  • [5]
    Pour une présentation générale de la justice restaurative : cf. R. Cario, Justice restaurative. Principes et promesses, Paris, Éditions de L’Harmattan, 2005 ; G. Johnstone, Restorative Justice : Ideas, Values, Debates, Collumpton-Portland, Willan Publishing, 2002 ; G. Johnstone, D. W. Van Ness (dir.), Handbook of Restorative Justice, Collumpton-Portland, Willan Publishing, 2006 ; D. W. Van Ness, K. Strong, Restoring Justice. An Introduction to Restorative Justice, New York, Routledge, 201 ; E. G. M. Weitekamp, H. J. Kerner (eds), Restorative Justice. Theoretical Foundations, Collumpton-Portland, Willan Publishing, 2002.
  • [6]
    L. Walgrave, E. Zinsstag, « Justice des mineurs et justice restaurative : une intégration possible et nécessaire », in Les Cahiers dynamiques, 59, 2014, p. 40.
  • [7]
    N. Christie, « Conflicts as Property », in British Journal of Criminology, 17, 1, 1977, p.1-15.
  • [8]
    L. Hulsman, J. Bernat de Célis, Peines perdues. Le système pénal en question, Paris, Éditions Le Centurion, 1982 ; N. Christie, Au bout de nos peines, tr. D. Kaminski, Bruxelles, Éditions Larcier, 2005 ; V. Ruggiero, Penal Abolitionism, Oxford, Oxford University Press, 2010. Voir dans ce numéro l’entretien avec Margaux Coquet sur l’abolition du système pénal.
  • [9]
    C. Cunneen, C. Hoyle, Debating Restorative Justice, Oxford, Hart Publishing, 2010.
  • [10]
    L. Walgrave, « La justice restaurative et la justice pénale : un duo ou un duel ? », in R.Cario (dir.), Victimes : du traumatisme à la restauration, Paris, Éditions de L’Harmattan, 2002, p. 275-303.
  • [11]
    H. Zehr, Changing Lenses, op. cit., p. 211.
  • [12]
    H. Zehr, La Justice restaurative, tr. R.Cario, Genève, Éditions Labor et Fides, 2012.
  • [13]
    A. Duff, « Restoration and Retribution », in A. von Hirsch, J.Roberts (dir.), Restorative Justice and Criminal Justice. Competing or Reconciliable Paradigms, Hart Publishing, 2003 ; A. von Hirsch, A. Ashworth, C. Shearing (dir.), « Specifying Aims and Limits for Restorative Justice : A Making Amends Model », in A. von Hirsch, J. Roberts, C. Shearing (eds), Ibid., p. 23-41.
  • [14]
    A. Duff, Ibid., p. 43.
  • [15]
    A. Duff, « Restorative Punishment and Punitive Restoration », in A. Duff, L. Walgrave (dir.), Restorative Justice and the Law, Cullompton-Portland, Willan Publishing, 2002, p. 82-100. En France, l’introduction d’une sanction-réparation, par la loi du 5 mars 2007, est un exemple de cette évolution du sens de la peine (article 131-8-1 du Code Pénal).
  • [16]
    Ibid., p. 98.
  • [17]
    L. Walgrave, Restaurative Justice, Self-Interest and Responsible Citizenship, Collumpton-Portland, Willan Publishing, 2008 ; J. Braithwaite, P. Pettit, Not Just Deserts : A Republican Theory of Criminal Justice, Oxford, Clarendon Press, 1990.
  • [18]
    Sur la théorie républicaine de la liberté : cf. P. Pettit, Républicanisme, tr. J.F. Spitz, P. Savidan, Paris, Éditions Gallimard, 2003.
  • [19]
    L. Walgrave, « On Restoration and Punishment : Favourable Similarities and Fortunate Difference », in A. Morris, G. Maxwell (eds.), Restorative Justice for Juvenile. Conferencing, Mediation and Circles, Oxford-Portland, Hart Publishing, 2001, p. 17-37.
  • [20]
    J. Braithwaite, Restorative Justice and Responsive Regulation, New York, Oxford University Press, 2002 ; J. Braithwaite, I. Ayres, Responsive Regulation : Transcending the Deregulation Debate, New York-Oxford, Oxford University Press, 1992.
  • [21]
    M. Jaccoud, « Les cercles de guérison et les cercles de sentence autochtones au Canada », in Criminologie, vol. 32, 1, 1999, p. 79-105.
  • [22]
    J. Dignan, Understanding Victims and Restorative Justice, Maidenhead, Open University Press, 2005, p. 183.