Peut-on punir le terrorisme ?

1 Le titre de cet article peut sembler paradoxal, voire provocateur, mais il ne s’agit en aucun cas ici de justifier le terrorisme, ni de contester l’idée de la nécessité d’une réponse pénale au terrorisme. D’autre part, je me restreindrai ici au cas du terrorisme djihadiste tel qu’il a pu se développer depuis les attentats du 11 septembre 2001, et qui constitue une forme bien particulière de terrorisme. Cette spécificité ne doit bien sûr pas être exagérée : on a pu par exemple souligner des similitudes entre la situation actuelle en France et celle des attentats anarchistes à la fin du XIXe siècle [1], qui avaient abouti à l’adoption des fameuses « lois scélérates ».

2 Parce que cet article prend place dans un dossier thématique consacré à la question du sens de la peine, je souhaiterais commencer par formuler ce que j’appellerai la « prémisse démocratique » qui anime la conception libérale de la peine : il s’agit de l’idée selon laquelle, pour qu’une peine soit une bonne peine, elle doit avoir un sens, être considérée comme légitime au moins en droit par celui qui est condamné. On ne saurait donc se satisfaire d’un point de vue « en première personne » sur la légitimité de la peine, c’est-à-dire du point de vue du punisseur (qu’il s’agisse du juge, du législateur, ou plus largement, de la société qu’il représente). Cette exigence d’un sens de la peine « en troisième personne » (c’est-à-dire, du point de vue du condamné) est au cœur de la justification de nos systèmes pénaux. Or le terrorisme en général, et le terrorisme djihadiste en particulier, mettent à l’épreuve de manière particulièrement forte une telle prémisse. Dans de nombreux cas, il faut reconnaître que la mesure pénale retenue peut difficilement avoir un sens pour le condamné, parce que le terroriste n’est pas un délinquant ou un criminel comme les autres. Il s’inscrit en effet en faux contre un système de valeurs qu’il rejette en bloc, rejet dont le geste terroriste constitue l’expression concrète.

3 La question de savoir si l’on peut punir le terrorisme semble appeler de toute évidence une réponse affirmative, surtout si l’on considère le droit positif : de fait, le terrorisme est puni, et ce, de plus en plus largement et sévèrement [2]. Mais l’intérêt de la question n’est pas seulement descriptif, il est aussi normatif : quelle est la réponse pénale appropriée au terrorisme djihadiste ? On peut ici reprendre la définition de la peine proposée par Joel Feinberg dans un célèbre article, « The Expressive Function of Punishment » : la peine se distingue des autres sanctions par la forte charge émotionnelle qu’elle véhicule – elle est l’expression du blâme social [3]. Il est donc nécessaire de rappeler que la peine n’est qu’une réponse pénale parmi d’autres : la réflexion sur le traitement pénal du terrorisme ne peut s’arrêter à la seule question de la peine. La réaction pénale au terrorisme, qu’elle prenne la forme de la peine stricto sensu ou d’autres formes, est-elle justifiable ?

4 En France, on a assisté à la mise en place d’un régime dérogatoire renforcé pour les infractions terroristes, couplé, depuis les années quatre-vingt-dix, à une multiplication des incriminations, ce qui témoigne d’une certaine « panique pénale [4] » quant à la forme adéquate de la réponse à donner à ce phénomène. L’idée que je défendrai ici est que les obstacles à la punition proprement dite du terrorisme ont confirmé une tendance plus générale amorcée par le droit pénal depuis quelques décennies, qui consiste à jouer sur deux fronts : d’un côté, faire fond sur une « réponse pénale » massive et un recours toujours plus étendu au droit répressif ; de l’autre, l’utilisation du droit pénal à des fins autres que répressives, au prix de l’abandon des garanties individuelles qui lui sont habituellement attachées. Or il faut lutter contre la tendance à conclure de la spécificité du terrorisme djihadiste à une spécificité de la réponse pénale à apporter au terrorisme. S’il est vrai que le terrorisme a tendance à faire sortir le droit pénal de ses gonds, ces « sorties de route » sont souvent difficilement justifiables à l’aune des valeurs censées sous-tendre notre droit pénal, et menacent, comme l’ont montré de nombreux auteurs, tant sa cohérence que sa légitimité [5].

5 Je commencerai donc par montrer en quoi le terrorisme djihadiste constitue un obstacle aux réponses pénales classiques, du fait de sa spécificité. Dans un deuxième temps, j’exposerai la conséquence d’un tel constat : le recours à des réactions pénales qui ne sont pas punitives stricto sensu, et je critiquerai la conception latente qui sous-tend le droit pénal d’exception appliqué au terrorisme, qu’expriment les syntagmes de « guerre contre le terrorisme » ou de « droit pénal de l’ennemi ».

1 – Le terrorisme et les obstacles à la peine

6 Il n’existe pas réellement de définition juridique du terrorisme, qui est un concept politique avant d’être un concept juridique. La seule référence à la terreur rend la définition du terrorisme tautologique, et les débats sur les critères pertinents pour le définir sont légion [6]. Sur le plan international, il n’existe pas d’accord sur la définition du terrorisme, et la labilité de l’étiquette « terroriste » traduit les rapports de force politiques en présence.

7 Le droit français ne définit pas, sans surprise, le terrorisme, mais les infractions terroristes ont en commun avec les infractions de droit commun leur élément matériel, « terroriste » étant une spécification du mobile de l’infraction, à savoir : « troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur [7] ». Les infractions terroristes ne sont pas considérées comme des infractions politiques, ce qui peut sembler étonnant à première vue, mais s’explique par le refus de faire bénéficier les terroristes du régime plus souple associé aux infractions politiques, et par la volonté de présenter les terroristes comme des délinquants de droit commun plutôt que comme les tenants d’une idéologie.

8 La difficulté générale à laquelle on se confronte quant à la sanction des infractions terroristes tient donc non seulement à la psychologie mais encore à la revendication des terroristes. Classiquement en effet, une infraction peut se comprendre comme un écart individuel à la loi, alors que les infractions terroristes semblent avoir pour point commun une volonté affichée de remise en cause des normes juridiques existantes – le délinquant ou le criminel ordinaire ne conçoit pas son acte comme un affront délibéré à la norme, il ne vise pas à la remettre en question (mais plutôt à s’en exempter). C’est précisément ce caractère qui donne une dimension très ambivalente au terrorisme : d’un côté, les infractions terroristes sont, au regard d’un système juridique existant, particulièrement dangereuses ; de l’autre, elles se prévalent du point de vue de l’infracteur d’une forme de légitimité que l’on ne rencontre pas dans la majorité des infractions [8]. En conséquence, la « prémisse démocratique » évoquée plus haut est inopérante face à de telles infractions : que la peine soit véritablement acceptée par l’infracteur, au sens où il modifierait totalement son rapport à la norme, paraît, au moins à première vue, particulièrement douteux dans de tels cas.

9 À ces difficultés liées au terrorisme en général s’ajoute celle liée à la spécificité du terrorisme djihadiste, qui fait intervenir des considérations religieuses (ou politico-religieuses) au cœur de sa démarche, quoi que l’on pense de l’authenticité idéologique d’un tel mouvement. Ainsi, la visée revendiquée de Daech serait de mettre en place un califat, qui est un magistère spirituel avant d’être un magistère politique [9], perturbant les catégories sur lesquelles le droit pénal moderne s’est construit. Cela entraîne une difficulté quant à la qualification des terroristes eux-mêmes : faut-il les considérer comme de simples criminels ou comme des combattants ? En outre, et comme le souligne François Saint-Bonnet, cette substitution de l’autorité religieuse à l’autorité politique a pour conséquence une remise en question radicale de la psychologie sur laquelle s’appuie le système pénal moderne depuis Hobbes. Selon cet auteur « [l]’anthropologie propre à la modernité repose sur la conviction que même le pire criminel n’échappe pas à la crainte de la mort violente [10] ». Notre échelle des peines, conçue en termes conséquentialistes, verrait donc sa logique mise en échec par la psychologie du terroriste djihadiste, qui aspire à mourir, renouant ainsi avec la conception de la « belle mort » que l’on trouvait dans l’Antiquité [11] : la mort est conçue à la fois comme libération et comme exemple, permettant l’élévation au rang de martyre. Ce rapport à la mort, radicalement antimoderne, relègue « tout le système de la répression pénale des modernes […] au rang de l’impuissance et du dérisoire [12] ».

10 D’un côté, le choc profond créé par les attentats dans l’opinion publique semble appeler de toute nécessité une sanction pénale, mais, de l’autre, punir le terrorisme apparaît comme une entreprise extrêmement difficile, voire impossible. On pense évidemment dans le dernier cas à la place accordée dans le djihadisme à la figure du kamikaze : ici, la peine n’a pas lieu d’être car l’infraction entraîne le décès de l’auteur. Mais la difficulté touche l’arsenal des peines dans son ensemble : la nature de l’entreprise terroriste rend a priori vaine la prémisse démocratique censée assurer pleinement la légitimité de la peine. Si la mort est recherchée, la peine ne saurait avoir de force dissuasive, qu’il s’agisse de la prison, et, a fortiori de l’amende [13]. La finalité éducative de la sanction a elle aussi été considérée par le législateur avec l’introduction du nouveau concept de « déradicalisation [14] », mais on a le sentiment qu’une telle peine « vient trop tard » : on a pu mettre en doute l’efficacité de tels programmes, d’autant que la prison, qui reste la sanction principale en matière de terrorisme, est un des premiers foyers de radicalisation.

11 Lors des débats sur la déchéance de nationalité, beaucoup ont pointé l’absurdité d’une telle sanction dans le cadre d’un raisonnement conséquentialiste : les djihadistes n’ont pas peur de la mort, comment seraient-ils dissuadés par la perte de la nationalité française, supposée représenter un ensemble de valeurs qu’ils rejettent ? C’était, ici, manquer le fait qu’une telle peine n’avait précisément pas vocation à être dissuasive, mais symbolique. La mise en échec de la justification conséquentialiste de la peine explique que l’on ait réactivé l’aspect expressif, rétributiviste de la peine. Le problème attaché à la déchéance de la nationalité n’est donc pas qu’une telle peine n’aurait pas eu de sens mais seulement un sens « intransitif » : en d’autres termes, qu’elle apaise la colère et transmette le message de la société sans avoir aucunement vocation à réformer l’infracteur. Une telle peine n’aurait de sens qu’en première personne, c’est-à-dire, pour reprendre la distinction évoquée plus haut, du point de vue de celui qui punit. C’est précisément reconnaître ici l’échec de la « prémisse démocratique » évoquée plus haut. Cette peine appartient donc plutôt au registre des peines infamantes – le message véhiculé par la société prime les éventuelles conséquences sur le condamné.

12 Mais ce sont les réponses comme l’écartement ou l’élimination, les plus pauvres en « sens » du point de vue du condamné, qui apparaissent comme les options privilégiées par défaut pour la sanction du terrorisme. De telles réponses sont d’ailleurs largement majoritaires dans les contextes plus généraux de crise du sens de la peine [15].

2 – Du punitif au préventif, aller et retour

13 La difficulté à concevoir une « bonne peine » à l’encontre du terrorisme djihadiste est sans doute une des raisons pour lesquelles la réaction pénale au terrorisme a eu tendance à sortir du paradigme de la peine stricto sensu : la peine, c’est là son défaut majeur, arrive trop tard. Un tel constat n’a pourtant pas eu pour conséquence une retenue du droit pénal face au terrorisme, mais l’inverse, ainsi que l’élargissement de son usage à des fins non strictement répressives.

14 Une telle logique est manifeste sur le terrain de l’incrimination, que le législateur aura ainsi tendance à déplacer en amont sur l’iter criminis, comme par exemple dans les infractions d’interdiction de consultation des sites djihadistes (article 421-2-5-2 du Code pénal), calqué sur le délit de consultation de sites pédophiles ; ou le délit d’entreprise individuelle terroriste (article 421-2-6 du Code Pénal), qui étend le principe de l’association de malfaiteurs aux personnes agissant seules (les fameux « loups solitaires » évoqués par les média). Le but est ici de prévenir la radicalisation, dont Internet est considéré comme le vecteur privilégié. Le droit pénal distingue classiquement les actes préparatoires de la tentative qui inclut un commencement d’exécution de l’infraction, seule la seconde étant incriminable. Or on peut légitimement se demander si de telles infractions n’appartiennent pas en réalité à la première catégorie. Ces deux infractions témoignent donc d’une logique de « tolérance zéro », cherchant à tuer le mal à la racine, quitte à empiéter très largement sur les libertés individuelles et à faire peser un danger important sur la liberté d’expression.

15 L’exemple le plus marquant de la législation française reste sans doute les aménagements apportés à l’infraction d’apologie du terrorisme, consistant à « décrire, présenter ou commenter une infraction en la présentant sous un jour favorable », datant de la loi sur la liberté de la presse de 1881. Elle subit un déplacement matériel en 2014 à l’article 421-2-5 du Code pénal (le régime du Code pénal étant plus répressif), et voit sa sanction aggravée dans le cas où l’infraction est commise sur Internet. Mais le fait le plus marquant est qu’une telle modification législative s’est trouvée assortie d’un zèle judiciaire inédit : alors qu’en 20 ans, seules 20 condamnations avaient été prononcées, plus de 150 procédures sont ouvertes après janvier 2015. Nombreux sont les exemples d’individus condamnés à des peines de prison ferme à la suite d’une confrontation avec les forces de l’ordre [16]. Le condamné le plus célèbre reste néanmoins le comédien Dieudonné, condamné à deux mois de prison avec sursis pour s’être fendu sur les réseaux sociaux du statut « Ce soir, je me sens Charlie Coulibaly » le jour de la grande manifestation à Paris en réaction aux attentats contre Charlie Hebdo. Le point le plus frappant, sans doute, est que l’infraction d’apologie du terrorisme est désormais tenue pour une infraction terroriste, selon les mots du premier ministre de l’époque, Manuel Valls, pour lequel « il s’agit d’un acte grave qui s’inscrit dans une stratégie de combat participant d’une activité terroriste à part entière [17] ». De ce fait, tout lien entre l’infraction d’apologie du terrorisme et les limites à la liberté d’expression est d’emblée rejeté, accompagnant un discours public qui amalgame de bon cœur tentative de compréhension des actes terroristes et justification de ces derniers. Il est de meilleur aloi de présenter les infractions terroristes comme des actes de terreur issus de cerveaux malades, et le terrorisme comme obéissant à une logique autonome, fondamentalement incompréhensible.

16 La logique du législateur est donc la suivante : la spécificité du terrorisme djihadiste, parce qu’elle met les réponses classiques du droit pénal en échec, doit avoir pour conséquence une spécificité de la réponse pénale à apporter à ce dernier [18]. Elle explique en partie le recours à un paradigme guerrier, notamment à travers la catégorie, développée par Günther Jakobs, du « droit pénal de l’ennemi [19]. » Jakobs opère une distinction devenue fameuse entre le droit pénal du citoyen, ou droit pénal de droit commun, et un droit pénal de l’ennemi, qui est un droit d’exception. Le droit pénal de l’ennemi se distingue du droit pénal du citoyen sur deux points fondamentaux.

17 Tout d’abord, quant à la conception du sujet de droit, à partir d’une modulation de l’intensité de la notion de personne en tant que support de droits et d’obligations : on pourrait dire, en quelque sorte, que l’ennemi est une personne moins « épaisse » que le citoyen. Dans le droit pénal du citoyen, l’individu puni est traité comme un membre de la communauté politique au nom de laquelle il est jugé, et bénéficie, en vertu d’une telle appartenance, de garanties procédurales juridiquement sanctionnées. Les conditions sont ici réunies pour que la « prémisse démocratique » puisse s’appliquer. Dans le second cas, en revanche, l’infracteur s’est mis au ban de la communauté politique par son acte, et devient dès lors susceptible d’être traité en « ennemi ». Comme l’exprime Jakobs lui-même : « l’aspect personne fait un pas en arrière et l’aspect ennemi vient sur le devant de la scène […] parce qu’on ne peut plus attendre de la personne un comportement conforme à la loi dans l’avenir [20] ». Ici, l’exigence d’un sens de la peine du point de vue de l’individu puni disparaît en tant que condition de légitimité de la peine. La deuxième différence fondamentale entre les deux types de droit pénal a trait à l’orientation de la pénalité : dans le droit pénal du citoyen, la réponse pénale est avant tout répressive, punitive, et fortement indexée au concept de culpabilité (ce qui n’exclut bien sûr pas l’intervention de considérations conséquentialistes) ; dans le droit pénal de l’ennemi, la réponse pénale est moins punitive que préventive, et indexée au concept de dangerosité, bien plus large que celle de culpabilité.

18 Mais surtout, le droit pénal de l’ennemi repose donc sur un paradigme guerrier (officialisé par la déclaration de « guerre à la terreur » par le président Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001 [21]). Pourtant, d’un point de vue descriptif, l’idée que l’action menée contre Daech est une guerre stricto sensu a été largement contestée, ne serait-ce notamment parce que Daech, en dépit de ses revendications, n’est pas un État mais une organisation terroriste. Or les qualifications d’organisation terroriste et d’État sont considérées par beaucoup comme incompatibles [22]. L’absence de codification des actions de Daech, ainsi que l’absence d’uniforme, de règles militaires, de territorialité, le massacre de civils désarmés, sont autant d’éléments qui ont pu être mobilisés pour refuser le qualificatif de « guerre » à l’action menée par les djihadistes. Une situation de guerre appellerait l’application des règles de droit international, et non du droit pénal (sauf en cas de crimes de guerre). Une difficulté supplémentaire du paradigme de la guerre est, en outre, qu’il figure nécessairement le terroriste comme un ennemi étranger, alors que bien souvent les actions terroristes impliquent des concitoyens « radicalisés ». Mais l’argument de l’impossibilité de la guerre du fait de l’absence d’adéquation au concept de guerre est insuffisant, car il laisse en suspens le problème normatif qu’il y a à résoudre quant à la légitimité de la réponse juridique apportée au terrorisme, quelle que soit la qualification qu’on choisisse de lui attribuer. Plus encore, voilà qui nous invite à interroger la pertinence d’un concept de guerre peut-être trop rigide, ne nous permettant pas de rendre compte que des conflits interétatiques sous leur forme la plus classique.

19 En réalité, si le recours au concept de guerre traduit un brouillage général des catégories juridiques, c’est qu’il remplit avant tout une dimension fonctionnelle : légitimer l’usage d’un droit pénal d’exception contre un ennemi « exceptionnel ». On peut s’appuyer sur les travaux des anthropologues Raymond Verdier et Gérard Courtois pour thématiser la différence entre peine et guerre [23] : alors que la peine est une relation triadique (elle suppose l’intervention d’un tiers arbitre), hiérarchique (la peine est imposée par une autorité), et interne (la peine est infligée à un membre de la communauté conçu comme tel, sur le fond d’un ensemble de valeurs communes partageables en droit), visant in fine la réintégration de l’individu fautif dans la communauté ; la guerre est à l’inverse une relation dyadique (elle met aux prises deux entités extérieures), non hiérarchique [24] (il n’existe pas d’autorité reconnue de manière bilatérale de l’une des entités sur l’autre) et externe, caractérisée par une relation d’hostilité visant la victoire sur l’ennemi. La « guerre contre le terrorisme » emprunte aux deux idéaux-types, en les hybridant : à la peine, son caractère hiérarchique de la peine, à la guerre, la relation d’extériorité entre les adversaires (que l’on trouvait aussi dans la vengeance) –extériorité que le droit pénal moderne avait cherché à résorber.

20 Voilà qui a permis la création de catégories juridiques hybrides, comme les fameux « combattants illégaux » du Patriot Act. En France, l’adoption de l’état d’urgence, dans une symétrie souvent notée avec la guerre d’Algérie, et non de l’état de siège [25], marque bien le fait, que de la part de l’exécutif, la situation n’est pas considérée comme une situation de guerre stricto sensu. Les normes du jus in bello n’ont aucunement vocation à s’appliquer, à l’inverse, la catégorie juridique de l’ennemi fonctionne à l’intérieur du droit pénal comme une justification de mesures d’exception, légitimant un traitement moins favorable des auteurs. Le recours à la catégorie de la guerre est donc purement fonctionnel : il permet de s’exempter des garanties juridiques traditionnelles associées à la défense dans la procédure pénale, appuyée sur l’idée d’ « ennemi de l’intérieur ».

21 Or, une conséquence importante de la lutte contre le terrorisme est précisément de montrer les limites de l’État de droit en mettant à l’épreuve la résistance de son cadre procédural. Il s’agit, en d’autres termes, de faire sortir le droit pénal de ses gonds, d’exhiber le rapport de force inéluctable qui le sous-tend. Le droit pénal, présenté traditionnellement comme le garant intangible des libertés fondamentales, sous la figure tutélaire du juge judiciaire, est alors mis à nu, dévoilant un rapport de pouvoir sans réelle autre légitimité que la force de l’État qui le soutient. Qu’une telle conséquence soit ou non une visée consciente des terroristes n’est pas le point essentiel, mais elle joue néanmoins un rôle fondamental dans la justification que nous pouvons fournir de nos politiques pénales face au terrorisme. C’est précisément sur ce point que la Cour Européenne Des Droits de l’Homme fournissait déjà un avertissement en 1978 :

22

Consciente du danger inhérent à pareille loi de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre, la Cour affirme que les États ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée[26].

23 Il faut donc distinguer deux types de menaces posées par le terrorisme aux démocraties occidentales : d’un côté, les menaces à l’intégrité physique des personnes et à la sécurité collective – réelles, et souvent prises en compte de manière exclusive ; de l’autre, la menace, peut-être moins visible, qui pèse sur l’État de droit lui-même dans la lutte contre le terrorisme [27]. Cette seconde menace doit être tout particulièrement prise au sérieux car elle a pour effet dévastateur de miner, in fine, la légitimité de la lutte contre le terrorisme elle-même.

24 Ainsi donc, la sanction pénale apparaît comme un outil mal adapté à la lutte contre le terrorisme ; mais le recours au droit pénal reste la réponse privilégiée à ce dernier, au prix d’un déplacement de sa visée répressive vers une visée essentiellement préventive, superposée à l’apparition d’une punitivité [28] diffuse, qui affecte en réalité l’ensemble des citoyens. La réponse au terrorisme s’inscrit dans un double registre, chacun contribuant à l’extension du « filet [29] » pénal : celui de la rationalisation et de l’anticipation, par lequel la menace terroriste s’installe dans une forme de permanence et fait partie désormais du quotidien politique ; celui de l’émotion et de l’urgence, par lequel se multiplient les déclarations de force de la part de l’exécutif. On pourrait ici reprendre les analyses du sociologue britannique David Garland [30] qui a thématisé, dans le cas de la Grande-Bretagne, cette apparente « schizophrénie » pénale – hystérisation émotionnelle superposée à une stratégie de normalisation – en y voyant le déni par l’exécutif de sa faiblesse face à la criminalité, et une démonstration toute incantatoire de la puissance souveraine. De ce point de vue, le cas du terrorisme, et du terrorisme djihadiste, tout exceptionnel qu’il puisse apparaître au premier abord, s’inscrit dans une évolution pénale qui le dépasse et le précède, dans laquelle les obstacles au sens de la peine n’entraînent paradoxalement pas de parcimonie pénale.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple A. Garapon « Le 11 septembre et l’anti-terrorisme », Entretien avec F. Guénard, in La Vie des Idées, 9 septembre 2011, http://www.laviedesidees.fr/Le-11-septembre-et-l-anti.html
  • [2]
    Voir Y. Mayaud, « La politique d’incrimination du terrorisme face à la législation récente », in AJ Pénal 2013, p. 443-459 ; F. Safi, « L’évolution des incriminations face à Daech », in A. Casado et F. Safi (dir.), Daech et le droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas Colloques, 2016, p. 37-52, p. 95-112. Les deux auteurs notent l’évolution d’une incrimination terroriste « par renvoi » à la création d’incriminations spécifiques (« terrorisme qualifié »), ainsi que le développement d’incriminations « d’inspiration » antiterroriste, comme le note F. Safi, Ibid., p. 101.
  • [3]
    Joel Feinberg, « The Expressive Function of Punishment », in The Monist, vol. 49, n° 3, 1965, p. 397-423.
  • [4]
    J’emploie ici l’expression en référence à la « panique morale », concept forgé par Stanley Cohen pour désigner « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes désigné comme une menace pour les valeurs et intérêts d’une société ». Voir S. Cohen, Folk devils and moral panics, Londres, McGibbon and Kee, 1972, p. 9. Ce concept a été repris par Ruwen Ogien dans son ouvrage La Panique morale, Paris, Éditions Grasset, 2004.
  • [5]
    En philosophie, voir les articles de Carl Wellman « On terrorism Itsel », in The Journal of Value Inquiry, n° 13, 1979, p. 250-258 ; Igor Primoratz, « What is Terrorism ? », in Journal of Applied Philosophy, vol. 7 n° 2, 1990, p. 129-138 ; D. Rodin, « Terrorism without Intention », in Ethics, vol. 114 n° 4, Symposium on Terrorism, War and Justice, juillet 2004, p. 752-771 ; ainsi que l’ouvrage de A.J Corlett, Terrorism : A philosophical Analysis, Kluwer, Dordrecht, 2003. Sur l’appréhension juridique du terrorisme par le droit pénal français, voir J. Alix, Terrorisme et droit pénal, Étude critique des incriminations terroristes, Éditions Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, Paris, 2010.
  • [6]
    Voir par exemple C. Ribeyre, « L’élargissement des mesures spéciales et dérogatoires face à Daech », in A. Casado et F. Safi (dir.), Daech et le droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas Colloques, 2016, p. 37-52, p. 113-128 ; et R. Ollard & O. Desaulnay, « La réforme de la législation anti-terroriste ou le règne de l’exception pérenne », in Droit pénal, n° 1, janvier 2015, étude, 1, p. 1-9.
  • [7]
    Le terrorisme fait son entrée dans le Code Pénal en 1986 avec l’article 706-16 (loi n° 86-1020 relative à la lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l’État, JO n° 0210 du 10 septembre 1986).
  • [8]
    Précisons : il faut distinguer le cas, sans doute fréquent, dans lequel le délinquant ou le criminel considère son action comme justifiée (remise en cause du caractère « universel » de la norme) du cas dans lequel le criminel ou le délinquant ne considère pas la norme elle-même comme légitime : c’est ce deuxième point que je cherche à mettre en lumière ici.
  • [9]
    Voir sur ce point F. Saint-Bonnet, « L’idéologie djihadiste et la modernité », in La Vie des idées, 10 mars 2015, http://www.laviedesidees.fr/L-ideologie-djihadiste-et-la-modernite.html ; du même auteur, « Daech et les catégories juridiques modernes : un abyssal défi », in A. Casado et F. Safi (dir.), Daech et le droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas Colloques, 2016, p. 37-52.
  • [10]
    F. Saint-Bonnet, art. cit. 2016, p. 43.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid., p. 44.
  • [13]
    On pourrait toutefois critiquer l’argument de Saint-Bonnet, et je remercie Isabelle Delpla pour cette remarque, en notant que son évaluation de la psychologie des auteurs omet un élément important, à savoir la modification du rapport de l’auteur à la souffrance et à la mort dans le cas d’une peine durable comme l’emprisonnement. Rien ne garantit qu’un individu qui en un temps t ne craint ni la mort ni, a fortiori aucune peine, sera dans le même état d’esprit après 10 années de prison, par exemple.
  • [14]
    La déradicalisation en complément de mesures de sursis avec mise à l’épreuve a été introduite par la loi de juin 2016, à l’article 726-2 du Code de procédure pénale.
  • [15]
    Voir sur ce point l’article de M. Feeley et J. Simon, « The New Penology : Notes on the Emerging Strategy of Corrections and Its Implications », in Criminology, vol. 30, n° 4, 1992, p. 449-474. Voir aussi l’idée de « définalisation de la peine », chez D. Kaminski, « Trouble de la pénalité et ordre managérial », in Recherches sociologiques, vol. 33, n° 1, 2002, p. 87-107.
  • [16]
    Pour citer quelques exemples, un varois de 27 ans fut condamné à un an de prison dont trois mois ferme pour avoir dit sur un réseau social à propos des attentas de Charlie Hebdo : « On a bien tapé, mettez la djellaba, on ne va pas se rendre, il y a d’autres frères à Marseille » ; un castrais condamné à 5 mois de prison ferme pour avoir qualifié de « jour de fête » l’attentat contre Charlie Hebdo et « pour avoir ironisé sur la vidéo de l’assassinat du policier Ahmed Merabet » ; un jeune homme de 18 ans à trois mois de prison ferme par le tribunal correctionnel de Châlons-en-Champagne pour avoir écrit sur facebook : « il faut rafaler, rafaler […] nique sa mère Charlie […] il y en aura d’autres […] mort à la France », en publiant une photo de djihadistes armés.
  • [17]
    Rapport n° 2173 de l’assemblée Nationale du 22 juillet 2014 de M. Sébastien Pietrasanta http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r2173.asp
  • [18]
    Voir par exemple C. Ribeyre, « L’élargissement des mesures spéciales et dérogatoires face à Daech », in A. Casado et F. Safi (dir.), Daech et le droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas Colloques, 2016, p. 37-52, p. 113-128.
  • [19]
    G. Jakobs, « Aux limites de l’orientation pénale par le droit : le droit pénal de l’ennemi », RSC, Dalloz, 2009, p. 7-15.
  • [20]
    Jakobs, 2009, art.cit., p. 12.
  • [21]
    Ce n’est pas exactement nouveau : cf. l’expression « war on drugs », récurrente dans le droit pénal américain dès les années quatre-vingt-dix, et dans la continuité de laquelle la guerre contre le terrorisme s’inscrit.
  • [22]
    Voir en ce sens H. Laurens « Le terrorisme comme personnage historique », in H. Laurens et M. Delmas-Marty (dir.), Terrorismes. Histoire et droit, CNRS éditions, coll. « Bibliothèques », Paris, 2013 ; ou encore P. Conte, « Guerre ? », in Droit pénal, février 2015, repère 2 : selon l’auteur, il ne peut y avoir de « guerre » contre l’État Islamique, car une condition de possibilité de la guerre est que « la guerre dresse un État contre un autre ».
  • [23]
    R. Verdier, « Vengeance pouvoir et société dans quelques sociétés extraoccidentales », in R. Verdier et G. Courtois (dir), La Vengeance : Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, vol. 1, Paris Cujas, 1984, p. 13-42, p. 25.
  • [24]
    Cela ne signifie pas que les deux entités politiques qui s’opposent doivent être de force égale, bien au contraire : le rapport de force peut être radicalement dissymétrique.
  • [25]
    Voir sur ce point F. Saint-Bonnet, « Contre le terrorisme, la législation d’exception ? », in La Vie des idées, http://www.laviedesidees.fr/Contre-le-terrorisme-la-legislation-d-exception.html
  • [26]
    CEDH Klass et autres c./All, 6 septembre 1978, Requête n° 5029/71, § 49.
  • [27]
    F.Safi, dans son article cité plus haut, en pointe deux : le sacrifice de la liberté d’expression, et les atteintes aux libertés fondamentales. Cf. supra, note 2.
  • [28]
    Ce terme, importé de l’anglais, renvoie à la disposition à punir, qu’elle soit animée par une volonté subjective (le désir de vengeance par exemple), ou favorisée par certains dispositifs objectifs n’impliquant pas directement une telle volonté (cf. note infra).
  • [29]
    L’expression est de Stanley Cohen, « The punitive city : notes on the dispersal of social control », in Contemporary Crisis, vol. 3, 1979, p. 339-363.
  • [30]
    D. Garland, « Les contradictions de la société punitive : le cas britannique », in Actes de la Recherche en sciences sociales, De l’État social à l’État pénal, vol. 124, 1998, p. 49-67. Voir notamment ce passage : « chaque mesure opère sur deux registres différents, un registre punitif qui utilise les symboles de condamnation et de souffrance pour délivrer son message et un registre instrumental plus accordé aux objectifs de la protection du public et de gestion du risque ».