L’existence comme hors-sens : de quoi parlons-nous quand nous parlons de l’existence ?

1À l’endroit de ses écrits de jeunesse, Kant ne conserva qu’une tendresse limitée, refusant de les republier et souhaitant que ses œuvres ne fussent rééditées qu’à partir de la Dissertation de 1770. Pourtant, s’il est un point sur lequel ne s’observa aucune variation, ce fut sur son refus des preuves cartésiennes de l’existence de Dieu, en particulier celle de la Cinquième Méditation renommée par ses soins « preuve ontologique ». Dès la Nova Dilucidatio, en effet, Kant contesta, non sans une certaine confusion, ce qu’il appela « l’argument de Descartes » et conclut sa Septième Proposition par un strict refus de celui-ci. Pourtant, bien des années durant, Kant ne refusa pas que l’existence de Dieu fût démontrable par la raison humaine, et ce même d’un point de vue théorique ; encore marqué par ses lectures leibniziennes, il alla jusqu’à proposer une preuve a priori de l’existence de Dieu, du genre de celles que la Critique de la raison pure répudiera environ trois décennies plus tard.

2Ainsi s’observe chez Kant, concernant Descartes, un certain changement dans la continuité : si celle-ci renvoie au constant refus de lui accorder une approche conceptuelle correcte du divin, le changement, lui, ramène aux motifs différenciés justifiant pareil reproche. À cela s’ajoute que les premières lectures de Descartes par Kant accusent de sérieux contresens et semblent témoigner d’une approche pour le moins partielle, voire lacunaire, des Méditations métaphysiques.

3De là découle l’hypothèse du présent article, à savoir que l’évolution kantienne des motifs servant à réfuter la preuve a priori constitue le meilleur témoin de l’évolution de l’idée que Kant se fait de l’existence en tant que telle. Autrement dit, les thèses de Descartes sont chez Kant un prétexte, mais leur discussion permet de comprendre comment s’affinent les problèmes liés non pas à Dieu mais à la nature même de l’existence dont le renversement sémantique au sein de l’œuvre kantienne est remarquable. C’est pourquoi, si le présent article fait de Descartes son fil directeur, c’est pour analyser de quelle manière le lieu problématique des reproches kantiens évoluera entre 1755 et 1762, et préparera patiemment l’exposition de 1781 [1].

A – Kant contre Descartes : les deux contresens de la Nova Dilucidatio

A1 – Interprétation kantienne de la Causa sui

4Dans la Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique (1755), Kant va se livrer, à travers une conceptualité explicitement leibnizienne, à une critique en règle des arguments cartésiens destinés à établir la nature de Dieu ainsi que son existence. Mais les motifs de la contestation se révèlent déroutants au regard de qui aurait en tête les arguments critiques : l’erreur n’est pas, en 1755, d’appliquer à ce qui excède le champ phénoménal des concepts qui ne sauraient valoir que pour l’expérience possible, mais elle procède bien plutôt d’une confusion conceptuelle dans la manière même dont la preuve cartésienne est menée. Dès la Proposition VI, Kant juge « absurde de dire qu’une chose possède en soi-même la raison de sa propre existence [2] ». L’argument repose sur l’antériorité de la cause par rapport à l’effet, si bien qu’une entité cause d’elle-même serait antérieure à elle-même, ce que Kant juge absurde. Il en découle qu’un Être dont l’existence serait nécessaire ne tire pas sa nécessité de sa propre cause mais au contraire de l’impossibilité qu’il ne soit pas, Kant rejouant l’approche purement logique de la question de l’existence de Dieu en réduisant la nécessité à son sens logique de ce qui ne peut pas ne pas être.

5Tout lecteur de Kant aura compris que derrière ceux qu’il appelle les « philosophes modernes » affirmant que « Dieu contient en lui-même la raison de sa propre existence [3] » c’est essentiellement Descartes qui se trouve visé, et notamment sa réflexion sur la causa sui née de lignes fameuses de la Troisième Méditation. Pourtant, deux éléments méritent d’être pris en considération : d’une part, Descartes avait répondu à Catérus sur le sujet de la préséance temporelle, apportant un argument d’une grande puissance destiné à neutraliser le problème de l’antériorité de la cause sur l’effet.

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Enfin, écrit Descartes, je n’ai point dit qu’il est impossible qu’une chose soit la cause efficiente de soi-même [non dixi impossibile esse ut aliquid sit causa efficiens sui ipsius]  ; car, encore que cela soit manifestement véritable, lorsqu’on restreint la signification d’efficient à ces causes qui sont différentes de leurs effets, ou qui les précèdent en temps, il semble toutefois que dans cette question elle ne doit pas être ainsi restreinte, tant parce que ce serait une question frivole : car qui ne sait qu’une même chose ne peut pas être différente ni se précéder en temps ? Comme aussi parce que la lumière naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre de la cause efficiente de précéder en temps son effet : car, au contraire, à proprement parler, elle n’a point le nom ni la nature de cause efficiente, sinon lorsqu’elle produit son effet, et partant elle n’est point devant lui[4].

7Subtile, l’argumentation vise à associer différence et temporalité : lorsque la cause et l’effet qualifient deux objets différents, alors y est associée une différence temporelle, de sorte que la cause précède l’effet. En revanche, que la différence de la cause et l’effet en tant qu’objets différenciés soit la condition d’une précédence temporelle de la cause sur l’effet ne signifie aucunement que toute cause devrait être antérieure à son effet. Si l’on conditionne en effet la précédence temporelle à la différence objective entre cause et effet, alors l’identité de l’objet peut tout à fait anéantir la précédence, et rendre concevable la contemporanéité de la cause et de l’effet lorsque ceux-ci désignent le même objet. En d’autres termes, Descartes libère la causalité du temps et neutralise par avance les objections de Kant.

A2 – Le second reproche kantien

8Mais il y a plus curieux : si le nom de Descartes n’est pas directement mentionné pour le problème de la causa sui, il l’est dans une scolie incriminant la représentation de la notion même de Dieu jugée purement idéelle. Pensant résumer l’argument de son adversaire, Kant écrit en effet que l’« on se forme une notion d’un certain être en qui se trouve la plénitude de la réalité ; par ce concept, il le faut avouer, on est obligé d’accorder même l’existence à cet être [5] ». Contre cette manière de concevoir l’argumentation cartésienne de l’existence divine, l’auteur de la Nova Dilucidatio réplique qu’« en formant pour nous la notion d’un être que nous appelons Dieu, nous l’avons déterminée de telle sorte que l’existence s’y trouve incluse. Si donc cette notion préconçue est vraie, il est vrai aussi que Dieu existe [6] ». Et Kant d’ajouter aussitôt : « Cela dit pour ceux qui admettent l’argument de Descartes [7] ».

9Trois éléments méritent d’être remarqués : le premier tient au fait que, à ce stade de sa pensée, Kant ne fait pas de l’existence un problème spécifique qui mériterait une approche critique. Au contraire, il y voit une propriété comme les autres pouvant être prédiquée de Dieu au même titre que n’importe quel autre attribut ; en somme, l’existence n’a pas encore conquis sa singularité au regard des autres attributs. Peut-être pourrions-nous y voir un reliquat de la lecture de Leibniz, qui répugne à arracher l’existence à l’essence : « Si l’existence était autre chose qu’une prétention de l’essence, alors elle aurait elle-même une essence et quelque chose de nouveau viendrait s’ajouter aux choses, à propos de quoi on pourrait à nouveau se demander si cette essence existe ou n’existe pas et pourquoi celle-ci plutôt que celle-là [8]. »

10Le second point réside dans le fait que Kant maintient également une définition très banale de la vérité, presque pré-cartésienne, où se trouve posé quelque chose de l’ordre du truisme affirmant que la définition d’un Dieu contenant l’existence ne sera une notion vraie qu’à la condition que Dieu existe réellement. Enfin, les prémisses d’une critique à l’endroit de la déduction indue du concept vers l’existence réelle qu’aurait opérée Descartes sont déjà formulées et se trouvent mises en place au sein d’un dispositif qui, néanmoins, évoluera fortement au sein de la Critique de la raison pure.

A3 – Ce que Descartes a vraiment écrit

11C’est peut-être dans ce troisième point que le bât blesse dans la mesure où les reproches kantiens adressés à Descartes procèdent d’un contresens évident quant à la preuve dite ontologique [9]. Revenons alors à l’examen scrupuleux de cette dernière : alors que Descartes a déjà procédé à deux reprises à la démonstration de l’existence de Dieu, il s’y risque une troisième fois en commençant par en former une notion claire et distincte. Il est vrai que, définissant Dieu par la puissance et la perfection, et considérant que l’existence est supérieure au néant, Descartes en déduit que si un être parfait existe, alors la notion qu’il s’en forme doit contenir l’existence. Autrement dit, parce qu’il est meilleur d’être que de ne pas être, alors il m’apparaît clair et distinct que l’Être parfait doit être conçu comme existant, ce qui revient à dire que, conceptuellement parlant, j’accorde une perfection supérieure à un Être existant qu’au néant.

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Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument et une preuve démonstrative de l’existence de Dieu ? Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée, c’est-à-dire l’idée d’un être souverainement parfait, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit. Et je ne connais pas moins clairement et distinctement qu’une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature, que je connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure ou de quelque nombre, appartient véritablement à la nature de cette figure ou de ce nombre. Et partant, encore que tout ce que j’ai conclu dans les Méditations ne se trouvât point véritable, l’existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine, que j’ai estimé jusques ici toutes les vérités des mathématiques, qui ne regardent que les nombres et les figures […] [10].

13Tout l’enjeu consiste à déterminer le niveau de discours que requiert l’analyse cartésienne ; s’inscrivant dans une analyse des idées claires et distinctes, la logique du propos renonce à toute prétention ontologique et se réduit explicitement à ce que la cogitatio est en mesure de se représenter clairement et distinctement ; autrement dit, intellectuellement parlant, donc relativement à l’âme raisonnable sous la forme de l’entendement, il apparaît nécessaire que l’Être parfait contienne dans sa définition l’existence, exactement comme il est nécessaire qu’une montagne contienne quelque vallée, ce sans quoi sa perfection serait moindre et sa définition contredite. Mais là se trouve une nécessité intellectuelle et non ontologique. De ce fait, Descartes aperçoit évidemment le sophisme que constituerait un raisonnement affirmant qu’au motif que nous concevons Dieu comme nécessairement existant, alors il existerait effectivement. La nécessité intellectuelle ne saurait gouverner l’effectivité ontologique, la représentation ne saurait être le maître contraignant de l’absolu puisque « ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses [11] ».

14Par conséquent, puisque Descartes aperçoit le sophisme consistant à déduire l’Être de la pensée, il est inenvisageable d’adhérer à la critique kantienne de 1755 adressée à la prétendue preuve ontologique. En aucun cas Descartes ne déduit de la pensée de Dieu son existence réelle et c’est faire insulte au philosophe de génie qu’il fut de croire qu’il put verser en pareil sophisme [12]. Que fait alors réellement Descartes ? Il examine une singularité intellectuelle : de toutes les notions que je puis me représenter clairement et distinctement, une seule contient nécessairement l’existence. Autrement dit, de toutes les notions claires et distinctes, il n’en est qu’une que, conceptuellement parlant, je ne puis me représenter comme non-existante, et cette notion est celle de l’Être parfait. Le problème change donc de nature et devient celui d’une explication de cette singularité conceptuelle : comment rendre compte de la contrainte s’exerçant sur ma pensée et m’imposant de toujours me représenter l’Être parfait comme contenant en lui, conceptuellement parlant, l’existence ? La seule réponse possible est de considérer que c’est l’Être lui-même qui me contraint à penser ainsi :

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De cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de lui, et partant qu’il existe véritablement : non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu’elle impose aux choses aucune nécessité ; mais au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de l’existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon[13].

16On ne saurait être plus clair : la nécessité qui s’observe en ma pensée – ne pas pouvoir concevoir Dieu sans l’existence – doit être causalement expliquée ; en faisant de la réalité divine la cause de cette contrainte intellectuelle, Descartes renverse le reproche que lui adresse Kant : la réalité divine n’est pas l’effet réel de ce que je pense mais elle est la cause réelle du fait même que je pense ainsi. En d’autres termes, la singularité conceptuelle qui contraint mon esprit à toujours associer Être parfait et existence se présente comme un effet que seule l’existence réelle de l’Être parfait est en mesure d’expliquer causalement.

17De là découle un paradoxe inattendu, à savoir que l’exigence kantienne de ne tenir pour vrai que ce qui est adéquat à la réalité est respectée par Descartes : c’est bien parce que Dieu existe réellement que ma pensée est vraie – claire et distincte – lorsqu’elle associe nécessairement l’existence à l’Être parfait dans son appréhension conceptuelle.

18De ce contresens naît, dans la Nova Dilucidatio, la Proposition VII ambitionnant de proposer une preuve valide de l’existence de Dieu après avoir prétendument réfuté celle de Descartes. Tout entière fondée sur la notion leibnizienne de possible, mais élargie au-delà de son sens purement logique de « non-contradiction », elle déduit l’existence nécessaire du possible, en tant que celle-là apparaît comme condition de celui-ci [14]. Il ne nous appartient pas ici de restituer toute la complexité leibnizo-kantienne de la preuve [15] mais il nous semble intéressant de noter qu’à l’issue de sa scolie Kant juge important de revenir à Descartes afin de rappeler que la scolie du paragraphe précédent a révélé « en quoi et comment il s’est trompé [16] ». Ce rappel n’est pas innocent car il témoigne de la crainte kantienne que lui soit adressé le reproche d’avoir, comme Descartes, déduit l’existence réelle de Dieu à partir de la notion intellectuelle de ce dernier ou, pour parler avec lui, d’avoir déduit l’existence réelle de Dieu depuis l’examen de sa « notion interne ». Kant concède être parti de la notion interne mais pour mieux opposer le raisonnement par le possible [17] – légitime – à la supposée déduction de l’Être à partir du concept.

19En 1755, Kant adopte donc une position fondamentalement leibnizienne, maintenant l’existence dans le possible et conservant ainsi sa dimension conceptuelle. Dès lors, loin de reprocher à Descartes d’avoir introduit cette dimension dans la notion de Dieu, il l’accuse d’avoir succombé à un sophisme grossier, critique que l’examen précis de l’argument cartésien aurait pourtant dû prévenir.

B – Problématiser la conceptualité de l’existence : la révolution du Beweisgrund

B1 – Le réel ne contient aucune détermination de plus que le possible : le refus de la conceptualité de l’existence

20Fort significativement, la manière de faire changera huit ans plus tard, ainsi qu’en témoignera le Beweisgrund. En effet, dans L’Unique Fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu de 1762/1763, Kant expose ce qui sera l’un des arguments-clés de la nouvelle réfutation du prétendu argument ontologique cartésien, à savoir que « pour aucune chose l’existence n’est prédicat ni détermination [18] » Cette déclaration est, à l’égard des textes antérieurs de Kant lui-même, révolutionnaire : en effet, la Nova Dilucidatio avait défini la détermination comme le fait de poser un prédicat en excluant son opposé (Prop. IV) et avait inclus l’existence parmi les déterminations en considérant que « l’existence est tout de même déterminée, c’est-à-dire posée de telle sorte que tout ce qui est opposé à son entière détermination se trouve entièrement exclu […] [19] ». Qu’est-ce qui a changé ? Paradoxalement, Kant continue de raisonner à partir de la notion leibnizienne de « possible » puisque c’est par rapport à la conception divine de la possibilité des choses que se trouve mené l’argument : lorsque Dieu pense à une notion complète, il en perçoit toutes les déterminations, si bien que la notion possible ne se distingue en rien de la notion réelle. En d’autres termes, la notion réelle d’une chose ne contient aucune détermination de plus que sa notion possible, ce qui revient à dire que l’existence ne saurait être une détermination prédicative des choses, y compris de Dieu.

21On devine alors ce que sera le nerf de la réfutation cartésienne à partir du Beweisgrund : il ne s’agira plus prioritairement de reprocher à Descartes d’avoir déduit l’Être de la pensée mais bien plutôt d’avoir fait de l’existence une propriété déterminante de la notion de Dieu, d’avoir introduit de force dans celle-ci un élément qui ne saurait lui appartenir du point de vue de la prédication réelle. Mais est-ce à dire qu’il devient impossible de prédiquer toute forme d’existence ? Assurément non, Kant reconnaissant que, dans les faits

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On se sert de l’expression existence comme d’un prédicat, et on peut le faire en toute sécurité et sans crainte d’erreur, aussi longtemps qu’en partant de là on ne se propose pas de déduire l’existence de concepts simplement possibles, comme l’on a coutume de le faire lorsqu’on veut démontrer l’existence absolument nécessaire[20].

23Le propos peut sembler déroutant : bien que l’existence de la chose existante ne soit pas un prédicat, elle peut servir de prédicat, donc être attribuée aux choses bien qu’elle ne leur appartienne pas. Qu’est-ce à dire ? Un exemple éclaire cette difficulté : Kant mobilise en effet la différence entre la licorne de terre et la licorne de mer, celle-ci étant jugée existante, celle-là étant jugée comme une chimère. Le problème devient donc de comprendre ce que nous faisons lorsque nous disons que les licornes de mer existent ou, en termes prédicatifs, sont existantes ; à cet égard, la réponse de Kant est édifiante : nous ne parlons pas des licornes comme telles, c’est-à-dire des licornes prises comme licornes, mais nous parlons de nous ou, plus précisément, de notre expérience. Nous disons en somme que nous avons vu des narvals (licornes de mer) mais que nous n’avons jamais vu de licornes de terre [21]. C’est pourquoi, ajoute Kant, « pour prouver le bien-fondé de la proposition que je prononce sur l’existence d’une telle chose, je ne chercherai pas cette dernière dans le concept du sujet, car on n’y trouve que des prédicats de la possibilité, mais j’invoquerai l’origine de la connaissance que j’en ai [22] ».

24Que signifie dans ces conditions le fait que l’existence ne saurait être contenue dans le concept du sujet ? Cela signifie simplement que l’existence n’est pas de nature conceptuelle : voilà la découverte fondamentale de Kant en 1762 qui pilotera toute la suite des écrits sur l’existence. Celle-ci n’est pas une notion sémantique que mon esprit a fait naître, mais est plutôt une certaine manière non conceptuelle de se rapporter à l’empirie. Cette dernière impose en effet à l’esprit une situation qu’il va devoir interpréter en des termes non conceptuels. Au fond, l’existence est ce qui échappe à toute prise conceptuelle et qui, au mieux, se constate par l’empirie, grâce à laquelle le wie vient préciser le was de la chose.

25Par conséquent, il n’y a rien de plus dans le concept de narval que dans celui de la licorne terrestre, au sens où le fait que celui-là existe ne lui rajoute conceptuellement rien par rapport à ce que l’on peut dire conceptuellement de la licorne terrestre, mais que le narval existe n’est jamais qu’une manière pour l’esprit de préciser à partir de l’expérience comment cette licorne se pose dans la réalité : le narval est posé comme existant, alors que la licorne terrestre est posée comme non-existante. De ce fait, il ne faudrait pas dire, si l’on parlait correctement, que le narval est une chose existante, mais il faudrait dire qu’il est une chose que je pose comme existante à laquelle correspondent les prédicats conceptuels du narval. Ainsi, « il n’est posé rien de plus dans une chose réelle que dans une chose possible, car toutes les déterminations et prédicats de la chose réelle peuvent se trouver aussi dans sa simple possibilité [23] ».

B2 – En quel sens la position d’une chose peut-elle être dite absolue ?

26Le propos kantien consiste donc à montrer que l’existence n’appartient pas à l’essence des choses conceptuellement pensables, mais ajoute à la chose elle-même une sorte de précision modale indiquant comment la chose se situe dans la réalité : soit elle existe, soit elle n’existe pas. De ce fait, il ne faudrait jamais dire que x est une chose existante mais préférer bien plutôt une formulation disant que nous avons vu une chose existante à laquelle appartiennent certains prédicats.

27Mais s’il est possible de dire, par l’expérience, que certaines choses existent, alors ce qui existe se différencie de ce qui n’est que possible : les choses existantes auxquelles peuvent être prédiqués les concepts d’une notion contiennent nécessairement quelque chose de plus que les notions simplement possibles. Ce « plus » renvoie à ce que Kant appelle très curieusement la « position absolue d’une chose [24] » en ce qu’il « a trait à la position absolue de la chose elle-même [25] ». Voilà qui est fort déroutant car, peu avant, Kant avait subordonné l’affirmation de l’existence à mon expérience, et avait donc conditionné celle-là à celle-ci ; comment alors comprendre que la chose existante procède d’une position absolue, inconditionnée, alors même que cette position semble conditionnée par « l’origine de la connaissance que j’en ai » ? Pourquoi dit-il position absolue et non pas simplement position ?

28Une position désigne très exactement le concept d’être ; poser, c’est dire que quelque chose est. Par conséquent, toute position est intrinsèquement subordonnée à l’acte qui la pose : poser, c’est renvoyer à ce que le sujet affirme quant à l’être, voire à ce que Dieu fait être. Une position relative serait alors non pas celle qui renverrait à celui qui la pose, mais bien plutôt qui poserait quelque chose qui ne pourrait être sans autre chose, c’est-à-dire qui existerait en étant conditionné par autre chose ; tel est le cas du prédicat qui ne peut être posé que relativement au sujet dont il est prédiqué. En revanche, une position absolue est l’affirmation qu’il est au moins une chose qui ne dépend de rien, qui subsiste inconditionnellement [26]. En somme, ce n’est pas l’existence comme telle qui est absolue, mais bien plutôt le contenu de la représentation de son affirmation au sens où nous appelons « existence » ce que nous nous représentons comme étant, que nous soyons ou pas.

29Exemplifions. Si je dis : « ce chat existe », je pose un être dont je présuppose que si aucun sujet n’était, il persisterait malgré tout dans l’existence. L’existence n’est ainsi pas une propriété conceptuelle du chat mais une certaine manière d’affirmer que quelque chose peut subsister sans moi. Par conséquent, il faut distinguer deux éléments :

  • génétiquement parlant, je ne puis affirmer une existence que par l’expérience possible, de sorte que l’affirmation de l’existence est par nature subordonnée à l’expérience des sujets.
  • matériellement parlant, l’affirmation d’une existence présuppose toujours que ce qui existe, c’est-à-dire la chose posée comme existante, existe indépendamment de celui qui en affirme l’existence. Il y a donc position absolue, c’est-à-dire affirmation d’une présence dans l’être d’une chose ou de déterminations, indépendante de celui qui profère l’affirmation bien qu’il n’y ait de position que par celui qui la pose. D’autre part, poser absolument l’être d’une chose, ce n’est pas statuer quant à son sens conceptuel mais c’est affirmer que quelque chose est indépendamment de la subjectivité. C’est très exactement ce que réaffirmera le texte de 1781 : « Être n’est à l’évidence pas un prédicat réel, c’est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une chose. C’est simplement la position d’une chose ou de certaines déterminations en soi [27]. »

C – L’équivocité de la « chose » et le hors-sens de l’existence

C1 – En quel sens l’existence n’est-elle pas un prédicat réel ?

30L’analyse précédente pourrait donner l’impression que la thèse kantienne est tout aussi claire que rigoureuse. Pourtant, les choses sont bien plus compliquées qu’elles n’y paraissent : si nous reprenons l’exemple du chat dont nous disons qu’il existe, et si nous voulons rester fidèle à Kant, nous devons alors considérer que l’essence même de ce chat ne contient pas l’existence, ce sans quoi l’essence du chat existant contiendrait davantage que celle du chat fictif ; mais nous devons du même geste admettre que ce chat en tant que chose existe, puisque j’ai posé son inscription dans l’être de manière inconditionnée.

31Là se complique l’analyse. En tant que chose existante à laquelle appartiennent des prédicats correspondant à la notion de chat, le chat semble bel et bien contenir l’existence, tout comme les choses que je palpe auxquelles appartiennent des prédicats correspondant aux pièces de monnaie appelées « thalers » doivent, elles aussi, contenir l’existence. Bref, il semblerait naturel que, dans les cas où quelque chose existe de telle sorte que lui appartiennent des prédicats identifiables, l’existence constitue un prédicat réel au sens littéral du terme, c’est-à-dire un prédicat de la chose elle-même. Autrement dit, l’existence doit contenir plus que le possible même si la chose existante en tant que chose ne contient rien de plus, conceptuellement parlant, que la chose possible.

32Se creuse dès lors une distinction entre l’existence et la chose existante, car la chose existante, en tant qu’existante contient l’existence, alors que la chose existante, en tant que chose, ne contient rien de plus que les prédicats notionnels. L’existence du chat semble donc contenir cette position absolue de l’existence, mais le chat en tant que chat, fût-il existant, ne contient rien de plus que le chat possible tel que défini par ses prédicats. Autrement dit, le chat n’existe pas en tant que chat, mais cette chose qui existe possède les prédicats que l’on attribue traditionnellement à la notion de chat. Néanmoins, cette distinction pose problème en tant qu’elle présuppose d’accepter secrètement une équivocité de la notion même de chose : en effet, il y a d’une part la chose telle qu’elle est absolument posée dans le cadre de l’existence, et qui à ce titre contient plus que la notion, et il y a la chose en tant que chose et qui, dans ce cas, s’identifie aux prédicats conceptuels de la notion. En somme, il y a le chat comme chose posée absolument dans l’existence et il y a le chat en tant que chat dont l’examen analytique des prédicats ne révèle aucune trace de l’existence. C’est donc uniquement en vertu du second sens du mot « chose » apparenté à celui de « réel » par la res que l’existence peut ne pas être un prédicat réel.

33Toute la difficulté de l’analyse kantienne de l’existence se cristallise dans cette équivocité : la chose signifie dans certains cas ce qui est absolument posé et qui contient donc plus que le possible, et dans d’autres la chose comme chose existante qui ne contient rien de plus que le possible. Le chat est donc bien une double chose : il est cette chose dont on peut poser l’existence, et il est ce chat existant en tant que chat qui, comme tel, ne contient pas l’existence. Dès lors, du point de vue intentionnel, à quoi ai-je affaire lorsque je vois un chat et que je dis voir un chat présupposant logiquement son existence ? Ai-je affaire à une chose disposant de l’existence ou ai-je affaire à la notion de chat ? Suis-je en train de poser l’existence d’une chose ou suis-je en train d’identifier de manière prédicative une entité dotée d’un sens, sens qui est indifférent à l’existence de l’entité ?

C2 – Qu’y a-t-il de « plus » dans l’existence que dans la chose existante ?

34Une immense difficulté se joue en ce moment précis : du point de vue du sens, j’ai affaire à une notion dotée de prédicats conceptuels dont aucun ne fournit l’existence de manière analytique. Mais du point de vue de l’expérience perceptive, j’ai affaire à l’existence, à quelque chose de plus que la seule conceptualité. Si donc se maintient l’hiatus entre deux sens de la chose – existence vs chose existante – alors cela signifie que l’expérience perceptive diffère du sens, ou encore que le sens comme produit de l’analyse a priori ne coïncide pas avec ce que donne l’expérience. Celle-ci va en effet me donner quelque chose d’irréductible à la conceptualité, elle va me donner l’existence ; mais l’ambiguïté se joue dans le choix kantien des mots : cette existence que ne me donne pas la conceptualité, et qui devrait donc être inscrite dans la réalité même qui se donne par expérience, est justement déliée de la réalité à travers le fait que Kant affirme qu’elle n’est pas un prédicat réel. Si « réel » renvoie à la chose, alors cela signifie qu’en aucune manière l’existence ne lui appartient : mais pour que cette affirmation ait un sens clair, il faudrait que l’existence n’appartienne ni à la chose en tant que posée, ni à la chose en tant que notion, donc que l’équivocité de la notion de chose n’invalide pas ce refus catégorique de l’inscription de la prédication dans la réalité.

35Que l’existence n’appartienne pas à la chose en tant que notion est une évidence maintes fois réaffirmée par Kant. Lorsque j’examine par l’analyse le concept d’une chose, par exemple d’un verre, d’un homme, d’une fourmi ou de Dieu, je ne puis en aucun cas y découvrir la présence de l’existence : pour le dire plus clairement encore, aucune chose ne peut être définie comme existante, c’est-à-dire que l’existence ne constitue pas un élément conceptualisable de la chose. De ce fait, aucun jugement analytique ne sera en mesure de découvrir l’existence parmi les déterminations conceptuelles des choses. « Quel que soit ce que notre concept d’un objet puisse bien contenir, écrit Kant, et de quelque ampleur que soit ce contenu, il nous faut pourtant sortir du concept pour attribuer à ce qu’il contient l’existence[28]. » Ainsi donc, parce que Kant refuse d’accorder à l’existence une portée conceptuelle et d’en faire un élément analytique d’une notion, il en découle que seule la rencontre avec l’empirie permet de statuer quant à l’existence d’une chose, celle-ci échappant donc à toute détermination purement a priori. Et Kant d’ajouter : « Pour ce qui est des objets des sens, cela s’opère en articulant ce contenu à quelqu’une de mes perceptions conformément à des lois empiriques [29]. » Par conséquent, percevoir signifie articuler ce que je peux percevoir par la matière de l’expérience possible avec les prédicats que je puis concevoir a priori, la correspondance ne pouvant être effectuée terme à terme qu’à la condition que la notion de la chose réelle ne contienne rien de plus que la notion de la chose possible.

36Mais pourquoi l’existence ne peut-elle pas, dans ce cas, être le prédicat de la chose en tant que posée, auquel cas elle serait bien et bien un prédicat réel en un sens non notionnel ? Il est en effet certain que ce que je pose comme existant doit être une chose qui, précisément, existe ; et ce qui existe doit posséder, d’une manière ou d’une autre, l’existence, de sorte qu’il « y ait plus dans l’existence que dans la possibilité [30] ». N’est-ce pas alors l’existence qu’il y a en plus dans l’existence que dans la possibilité ? Il nous semble que, contre toute attente, la réponse à pareille question doit être négative : ce n’est pas l’existence qui vient en plus mais bien au contraire sa position ; autrement dit, poser l’existence d’une chose est un acte de la pensée, et c’est cet acte de la pensée qui vient en plus de la notion, qui vient en plus des prédicats, et c’est en ce sens que l’existence contient plus que le possible. Autrement dit, c’est du point de vue de la pensée que se joue le surcroît de l’existence par rapport au possible, en tant que par l’existence se joue la position absolue de l’être qui ne se joue pas dans la conceptualité. Si l’existence était elle-même le surcroît, le fameux « plus », alors elle serait un prédicat réel, elle serait ce « plus » que je serais contraint d’inscrire à même la réalité, à même la chose, auquel cas il ne serait plus possible de considérer que la chose en tant que notion contienne les mêmes prédicats selon qu’elle est existante ou simplement possible.

37Se comprennent alors deux aspects fondamentaux du kantisme :

  1. dire que l’existence est une position absolue est une manière de dire que l’existence n’est pas une propriété interne de la réalité mais une manière pour la pensée de dire quelque chose au sujet de l’expérience ; en d’autres termes, l’existence n’est pas un donné mais une manière de penser le donné.
  2. Cette manière de penser le donné échappe pourtant à la conceptualité, donc au sens : l’existence est hors-sens, c’est-à-dire est bel et bien une affirmation excédant la conceptualité mais n’excédant pas la pensée. Dès lors, se creuse à nouveau une dualité : il y a ce que le sujet peut dire de l’empirie du point de vue très général de la pensée, et ce qu’il peut en dire du point de vue très précis du sens. Et s’il est nécessaire de sortir du concept il est impossible de sortir de la pensée : c’est encore cette dernière qui pose l’existence à défaut de la saisir conceptuellement.

C3 – Relecture de l’exemple des cent thalers

38Des remarques précédentes, nous pouvons tirer un éclairage permettant d’interpréter l’exemple si souvent malmené des cent thalers de 1781, dont la fonction est sensiblement la même que celle que mobilise le Beweisgrund à travers le cas de Jules César dont les attributs conceptuels sont exactement les mêmes, que celui-ci existe ou non :

39

Et ainsi l’effectivement réel ne contient-il rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent pas le moindre élément de plus que cent thalers possibles. Car dans la mesure où ces derniers signifient le concept, tandis que les premiers signifient l’objet et sa position en lui-même, mon concept, au cas où cent thalers réels contiendraient plus que cent thalers possibles, n’exprimerait pas l’objet tout entier, et par conséquent il n’en serait pas non plus le concept adéquat. Mais quand il s’agit de l’état de ma fortune, il y a plus avec cent thalers réels qu’avec leur simple concept (c’est-à-dire leur possibilité). Car s’il appartient à la réalité effective, l’objet n’est pas simplement contenu de manière analytique dans mon concept, mais il s’ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans qu’à la faveur de cette existence en dehors de mon concept, ces cent thalers dont j’avais la pensée soient le moins du monde augmentés[31].

40Il faut ici discriminer entre l’évident et le subtil ; l’évident, c’est que penser à cent thalers ne signifie pas disposer réellement de ceux-ci. À cet effet, nous pourrions regretter que l’exemple retenu par Kant, et promis au succès que l’on sait, retînt l’attention pour de mauvaises raisons car beaucoup eurent tendance à s’extasier devant une évidence occultant le sens profond du texte, ce qu’avait fort bien raillé Hegel en son temps [32].

41Moins évidentes en revanche sont les conséquences philosophiques de l’éviction de la réalité empirique. Du point de vue de ce qui existe effectivement, cent thalers réels constituent une fortune bien plus substantielle que cent thalers possibles puisqu’ils contiennent l’existence que ne contiennent pas les cent thalers possibles et assurent une certaine matérialité à la fortune qui en découle. Mais ils ne la contiennent pas réellement, c’est-à-dire qu’il serait erroné de dire que les cent thalers en tant que choses contiennent l’existence ; il faut plutôt dire que quand nous les considérons comme existants, nous pensons la richesse réelle comme signifiant leur existence, c’est-à-dire que la richesse réelle est posée comme existante, et qu’à ce titre l’existence contient l’acte de position que ne contiennent pas les thalers en tant que thalers.

42Mais il faut également être attentif au choix lexical de Kant : celui-ci écrit bien que cent thalers réels ne contiennent pas le moindre élément de plus que cent thalers possibles, ce qui signifie qu’il juge évident que le niveau d’analyse qu’il mène des cent thalers réels est purement conceptuel, et que c’est la richesse qui signifie l’existence des thalers, et non les thalers eux-mêmes : à cet égard, parce que l’existence n’est pas un concept, alors il ne saurait y avoir aucune détermination de plus dans la notion des thalers réels que dans celle des cent thalers possibles. Kant change de registre : il montre par ce biais que parler des choses signifie parler de ce que le sujet peut conceptuellement en dire ; parce qu’il n’y a pas d’accès à la chose en tant que chose mais parce qu’il n’y a de saisie de la chose que sous l’aspect du concept, alors cela revient à dire que la chose n’est jamais que ce que le concept permet d’en dire. Par conséquent, qu’un prédicat ne soit pas réel signifie d’une part que l’existence est un acte de position par la pensée et d’autre part qu’aucune notion de chose ne saurait contenir conceptuellement l’existence ; ainsi, il y a évidemment plus dans l’existence comme telle que dans la possibilité, « mais pas dans la chose existante [33] » en tant que la chose existante n’est jamais que le sens conceptuel de celle-ci.

43L’existence apparaît bien ici comme du hors-sens, comme ce dont l’effectivité n’accroît aucunement le sens des choses, et c’est à ce titre qu’elle n’est pas prédicat réel, « réel » signifiant bel et bien sens conceptuel des choses, et non réalité absolue.

Conclusion : l’accomplissement hégélien

44Avec la question de l’existence, nous sommes peut-être au cœur des ambiguïtés kantiennes et des directions complexes qu’emprunte sa pensée à de nombreuses reprises. D’un côté, en effet, l’existence est ce qui résiste au concept : elle est par excellence le hors-sens que seule est en mesure de délivrer l’empirie sans qu’aucune conceptualité n’ait pu l’anticiper. De ce point de vue, Kant est profondément non-hégélien en ceci qu’il ménage une place significative au non-conceptuel de sorte que le concept ne soit pas en mesure de récupérer dans son mouvement le sens de toutes choses. Par sa dimension non-conceptuelle, l’existence comme existence des choses révèle en effet une extériorité au concept qui la condamne à n’être jamais que l’objet d’un constat empirique.

45Mais d’un autre côté, ce hors-sens de l’existence ne constitue aucunement la position primitive de Kant qui, dans ses tout premiers écrits, maintient l’existence dans le concept, peut-être en gardant en tête l’approche leibnizienne qui en faisait le degré suprême du possible. Par cette inscription de l’existence dans la notion des choses, Kant faisait de l’existence une partie du sens des choses en général et de Dieu en particulier, ne reprochant nullement à Descartes d’avoir prédiqué l’existence de Dieu mais de l’avoir indument déduite de sa supposée essence.

46Le changement de motif dans l’opposition à l’argument ontologique cartésien doit dès lors être conçu comme l’expression de ce renversement dont les conséquences sont considérables. Outre l’évolution du sens de la critique adressée à Descartes qui n’a d’intérêt que comme indice de ce renversement, se joue en réalité la nature même de la philosophie kantienne. En effet, en disant que l’existence n’est pas un prédicat réel et non un prédicat tout court, Kant considère comme acquis que le réel, c’est-à-dire la chose existante, n’est jamais que ce que le concept peut en dire, si bien que deviennent synonymes les faits de ne pas être un prédicat réel et de ne pas être un concept appartenant à la notion d’une chose. En d’autres termes, avec cette convocation du prédicat réel que Kant dénie à l’existence, l’auteur de la Critique de la raison pure inscrit sa philosophie sous l’angle du sens, et aménage une philosophie au sein de laquelle les choses ne sont pas tant ce qui existe que ce que le concept peut en dire. En outre, le hors-sens de l’existence n’est pas un hors-pensée : l’existence n’est pas une propriété du réel s’imposant à moi par l’expérience mais bien plutôt une manière pour la pensée, sans l’aide du concept, d’interpréter l’empirie sous l’angle de la position absolue. De ce fait, s’il est des marges à la conceptualité, il n’en est plus vis-à-vis de la pensée : c’est encore cette dernière qui pose l’absolu, et c’est encore du point de vue de cette dernière que l’absolu se pense comme irréductible au concept.

47De ce point de vue, Hegel est déjà présent en Kant : les choses ne sont jamais que ce que le concept nous dit qu’elles sont, si bien que le réel est lui-même le déploiement du concept. Certes il est du hors-concept mais il n’est plus de hors-pensée, et l’absolu est déjà saisi sous l’angle du sujet posant. Il n’est pas sans intérêt de remarquer à ce titre que les commentateurs anti-hégéliens éradiquent l’adjectif « réel » lorsqu’ils commentent le problème de l’existence, alors que ceux qui inscrivent Hegel dans les pas de Kant en perçoivent la continuité : songeons par exemple au contraste entre Alexis Philonenko qui évoque l’affirmation kantienne selon laquelle « l’existence n’est pas un prédicat [34] » sans jamais y ajouter l’adjectif réel, camouflant ainsi le fait que la philosophie kantienne ouvre la voie d’une pensée du sens au sein de laquelle le réel se ramène au déploiement du concept, eût-il des marges irréductibles, et Martin Heidegger qui insiste sur la distinction entre prédicat et prédicat réel : « Le premier est un énoncé négatif qui dénie à l’Être le caractère d’un prédicat réel, mais non toutefois celui d’un prédicat en général. En accord avec cela, l’énoncé affirmatif qui suit caractérise l’Être comme « “seulement la position” [35]. »

48Certes, le paradoxe est que, chez Kant, ce rapprochement entre la chose et le concept se fait de telle manière que la chose comme existante est précisément ce que ne peut dire le concept ; ainsi se jouent de manière concomitante l’émergence d’une identification du réel au conceptuel et l’élaboration d’une marge, d’un reste, structurellement non récupérable par le concept. Leibnizienne – « La seule idée de l’existence que nous possédions est que nous concevons que les choses sont senties [36]. » – autant que non-leibnizienne, cette position témoigne assurément du fait que Hegel ne renversera pas Kant mais en accomplira les impensés. Dans la Grande Logique, Hegel reprend en effet l’indétermination conceptuelle de l’Être dès les premières lignes, mais pour mieux révéler dans le Concept que c’est toujours déjà ce dernier qui avait posé cette indétermination : en d’autres termes, Hegel réconciliera l’être, la pensée et le conceptuel, dont Kant avait néanmoins préfiguré la réunion.

Notes

  • [1]
    Nous citerons les œuvres de Descartes dans l’édition d’Adam et Tannery parue en 11 volumes aux Éditions Vrin en 1996, et selon l’abréviation AT suivie du numéro de volume et de page. Nous la ferons toujours suivre de l’édition de Ferdinand Alquié en 3 volumes, rééditée aux Éditions Garnier en 2010, selon l’abréviation FA suivie du numéro de volume et de page. Les œuvres de Kant seront citées dans l’édition de l’Académie notée AK suivie du numéro de volume et de page, puis dans l’édition de la Pléiade parue aux Éditions Gallimard en 3 volumes de 1980 à 1986, notée OP suivie du numéro de volume et de page. La Critique de la raison pure sera citée quant à elle dans la traduction d’Alain Renaut parue aux Éditions GF, dans l’édition de 2006 ; elle sera notée AR.
  • [2]
    Emmanuel Kant, Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique, II, prop. VI, AK I, 394 ; OP I, 123.
  • [3]
    Ibid., OP I, 124.
  • [4]
    René Descartes, Réponses aux Premières Objections, AT IX, 86 ; FA II, 527.
  • [5]
    Emmanuel Kant, Nouvelle explication …, op. cit., Ibidem.
  • [6]
    Ibid., AK I, 394-395 ; OP I, 124-125.
  • [7]
    Ibid., AK I, 395 ; OP I, 125.
  • [8]
    GP VII 195, note marginale.
  • [9]
    Pour une analyse détaillée du contresens kantien et du sens de la preuve cartésienne, nous renvoyons à Thibaut Gress, Descartes et la précarité du monde. Essai sur les ontologies cartésiennes, Paris, Éditions du CNRS, 2012, p. 189-199.
  • [10]
    René Descartes, Méditations métaphysiques, V ; AT IX, 52 ; FA II, 472.
  • [11]
    Ibid., AT IX, 53 ; FA II, 473.
  • [12]
    À la décharge de Kant, ce dernier est loin d’être le seul à avoir mal compris l’argument cartésien. Déjà les théologiens des Secondes Objections reprochaient à Descartes d’avoir effectué un tel passage indu ; cf. Secondes objections, AT IX, 100-101 ; FA II, 548. Ils croient lire chez Descartes que, du fait que l’existence de Dieu n’implique aucune contradiction conceptuelle, il s’ensuive que Dieu existe, comme si la possibilité conceptuelle garantissait la réalité ontologique. Ce dont ils ne se scandalisent d’ailleurs pas, croyant sans doute y voir une réminiscence d’Anselme.
  • [13]
    Ibid., AT IX, 53 ; FA II, 474.
  • [14]
    « Comme la possibilité n’existe que par la non-contradiction de certaines notions réunies, et qu’en conséquence la notion de possibilité résulte d’une comparaison ; comme, dans toute comparaison, il est nécessaire qu’il y ait des choses à comparer, et que là où il n’existe absolument rien, il n’y a pas de place pour la comparaison, ni pour la notion de possibilité qui en dépend, il en résulte que rien ne peut être conçu comme possible, à moins que n’existe, et même n’existe d’une manière absolument nécessaire, ce qui est réellement dans toute notion possible (puisque autrement rien ne serait tout à fait possible, c’est-à-dire rien ne serait autrement qu’impossible). », Kant, Nouvelle explication …, II, Prop. VII, AK I, 395 ; OP I, 125.
  • [15]
    Cf. l’excellente analyse proposée dans Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « De la possibilité à l’existence : Kant critique de Leibniz », Dialogue. Revue canadienne de philosophie, 47 :2, 2008, p. 1-24.
  • [16]
    Ibid., AK I, 396 ; OP I, 127.
  • [17]
    Sur la question leibnizienne du rapport entre existence et possible, nous renvoyons à Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « L’existence leibnizienne », Archives de philosophie, 2007, 70 : 1, p. 249-273.
  • [18]
    Emmanuel Kant, L’Unique Fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, I, 1ère C, AK II, 72 ; OP I, 325.
  • [19]
    Emmanuel Kant, Premiers Principe …, op. cit., AK I, 396 ; OP I, 127.
  • [20]
    Ibid., OP I, 326.
  • [21]
    « Kant caractérise le Dasein comme une relation qui se déploie entre deux ordres : celui de la compréhension et celui de l’extension […]. Si le jugement prédicatif peut être dit d’ordre 1, alors le jugement d’existence est un jugement d’ordre 2 puisqu’il asserte le rapport entre le sens d’un jugement prédicatif et sa dénotation. Un jugement d’existence dit d’un jugement prédicatif que ce dernier est vrai, pour autant que ce qui rend vrai un énoncé soit sa dénotation. », Yves Bouchard, Le Holisme méthodologique de Kant, Paris, Éditions Bellarmin/Vrin, 2004, p. 35.
  • [22]
    Ibid., AK II, 73.
  • [23]
    Ibid., AK II, 75 ; OP I, 329.
  • [24]
    Ibid., AK II, 73 ; OP I, 327.
  • [25]
    Ibid., AK II, 75 ; OP I, 330.
  • [26]
    cf. Michel Puech, Kant et la causalité. Essai sur la formation du système critique, Paris, Éditions Vrin, 1990, p. 260.
  • [27]
    Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, AK III, 401 ; A598/B626 ; AR, 533.
  • [28]
    Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, AK III, 402, A601/B 629, AR, 535 Nous soulignons.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Emmanuel Kant, Réflexions métaphysiques, 5716, AK XVIII, 333 ; Traduction Sophie Grapotte, Paris, Éditions Vrin, 2011, p. 121.
  • [31]
    Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, AK III, 401, A 599/B 627, AR, 534.
  • [32]
    « Si la critique kantienne de la preuve ontologique a rencontré un accueil et une approbation si inconditionnellement favorables, cela vient sans doute aussi du fait que Kant pour rendre plus claire la différence qu’il y avait entre la pensée et l’être, a utilisé l’exemple des cent thalers qui, suivant le concept, seraient également cent, qu’ils soient seulement possibles ou effectifs ; alors que pour l’état de ma fortune cela constituerait une différence essentielle. – Rien ne peut être aussi évident que l’idée que quelque chose dont j’ai une pensée ou une représentation n’est pas encore effectif pour autant, – la pensée que la représentation ou encore le concept ne suffisent pas pour donner l’être. », Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Tome I, La Science de la logique, § 51, (1827/1830) Traduction Bernard Bourgeois, Paris, Éditions Vrin, 1994, p. 314-315.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Alexis Philonenko, L’Œuvre de Kant. La philosophie critique, Tome I, Paris, Éditions Vrin, 1975, p. 310.
  • [35]
    Martin Heidegger, « La thèse de Kant sur l’être », traduction Lucien Braun et Michel Haar, in Martin Heidegger, Questions I et II, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Tel », 1990, p. 381.
  • [36]
    Leibniz, Sur l’existence in Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, Paris, Éditions Vrin, 1998, p. 30.