Claude Lefort, un intrus à Socialisme ou Barbarie ?

1Dans ses souvenirs très personnels de la période durant laquelle il a milité à « Socialisme ou Barbarie » (de 1957 à 1965), Sébastien de Diesbach décrit l’abîme qui séparait Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, les deux principaux fondateurs du groupe :

2

Les deux hommes étaient aussi différents que l’eau et le feu. L’eau, c’était Lefort : profond, silencieux, cachant des fonds jamais explorés, échappant à toute main qui veut le saisir. Le feu, c’était Castoriadis : consumant tout matériau qui pût mettre l’incendie au monde, totalement identifié à un projet unique, allant toujours sur sa voie. Lefort était du côté des questions, Castoriadis de celui des réponses.[1]

3Diesbach – celui qui signait ses articles S. Chatel dans la revue –, en mettant l’accent sur le contraste entre les deux animateurs des premières années de la revue, indique par la même occasion ce qui faisait la singularité de Claude Lefort au sein du groupe. Il était, sans doute davantage que les autres membres et déjà à cette époque, sinon véritablement un « intellectuel », du moins un chercheur et un universitaire en devenir, ce qui le plaçait « du côté des questions », et par conséquent, comme Diesbach le dit bien, un peu à l’écart des certitudes nécessaires à l’action politique. Si cette situation le distinguait incontestablement du reste du groupe, d’autres aspects doivent être pris en compte pour expliquer la relative marginalité de Lefort dans le groupe.

4De tous les membres de « Socialisme ou Barbarie », Lefort est peut-être celui qui s’est rétrospectivement montré le plus critique envers son expérience. Cela apparaît déjà dans l’entretien qu’il a accordé en 1975 à L’Anti-Mythes, une petite revue animée par des étudiants de l’université de Caen. Il l’exprime cependant beaucoup plus clairement – circonstances de publication aidant, sans doute – dans la « préface » à la réédition des Éléments d’une critique de la bureaucratie en 1979, laquelle sert à introduire la réédition de certaines de ses principales contributions à Socialisme ou Barbarie. Dans ce texte essentiel dans l’œuvre de Lefort apparaissent les lignes suivantes, terribles si l’on songe à ce qu’avait été son engagement et celui du groupe auquel il avait appartenu :

5

Pendant un temps, j’ai cru voir se dessiner une révolution qui serait l’œuvre des opprimés eux-mêmes et saurait se défendre contre ceux qui prétendraient la diriger. […] Ces illusions commencèrent à se dissiper en 1958, sitôt accomplie ma rupture avec «  Socialisme ou Barbarie  » et, désormais, je m’acharnai à les détruire. Auparavant, je contenais mes doutes à mesure qu’ils naissaient. Quoique souvent en opposition avec la majorité du petit groupe auquel j’appartenais, je moulais mes arguments sur ceux des autres, mes proches. Quand je ne me sentis plus contraint de leur donner continûment la preuve, en me la donnant à moi-même, de ma fidélité au projet qui nous unissait, je m’avouai qu’il était dénué de sens de comprimer l’Histoire dans les limites d’une seule classe et de faire de celle-ci l’agent d’un accomplissement de la société. Davantage : je m’étonnai d’avoir désiré cet impossible accomplissement[2].

6Plus loin, Lefort affirme qu’il « ne respire plus l’air du marxisme » et que sa rupture avec la revue l’a conduit à « rejeter la tradition révolutionnaire [3] ». L’écart est donc béant par rapport aux positions défendues par Socialisme ou Barbarie, et par la plupart de ses membres, y compris la disparition de la revue, puis la dissolution définitive du groupe en 1967. Car si la vie du groupe a été marquée par des conflits, des départs et des scissions, le regard rétrospectif porté par les différents membres du groupe sur leur expérience atteint rarement ce niveau de critique (la seule exception étant sans doute Daniel Mothé, lui aussi très circonspect à l’égard de l’expérience de Socialisme ou Barbarie, mais ses critiques les plus virulentes seront plus tardives).

7Je mentionnais plus haut des circonstances de publication plus favorables à la critique ; il faut leur ajouter le recul historique, car, dans le texte qui sert de postface à la première édition des Éléments d’une critique de la bureaucratie (parue chez Droz en 1971 [4]), le retour sur la période de « Socialisme ou Barbarie » se fait dans des termes différents, moins radicaux. Il est vrai qu’alors Mai 68 est encore proche, cet événement dont plus tard Lefort dira qu’il est un repère qui coupe l’après-guerre en deux [5].

8Lorsqu’il parle de son départ cette fois-ci définitif du groupe en 1958 (après un premier éloignement en 1952), Lefort affirme que cela l’a « délivré d’une censure », précisant qu’il ne s’agissait pas de « celle des autres mais de la mienne propre » qui lui interdisait de penser sa rupture avec le marxisme [6]. D’autres membres ont parlé de la difficulté à penser librement au sein de « Socialisme ou Barbarie », en particulier du fait de la présence imposante de Castoriadis et de la sorte de la censure qu’il imposait malgré lui aux autres membres du groupe (je songe en particulier à Daniel Blanchard, qui l’a dit en des termes toutefois très différents et plus nuancés que ceux utilisés par Lefort [7]).

9Que les positions défendues par Lefort dans Socialisme ou Barbarie aient été singulières, nous allons le voir bientôt, mais il apparaît déjà très clairement que son regard rétrospectif le place à distance des autres anciens qui valorisent généralement, sinon toujours l’expérience du groupe et de la revue, du moins ses thèses et les positions qu’elle défendait [8]. Contrairement à d’autres, Lefort fait entendre que sa sortie du groupe, loin de représenter un isolement et un échec personnel, lui a permis de penser, de respirer, presque.

Une organisation politique ou une revue ?

10La scission de 1958 permet d’éclairer ce qui oppose Lefort aux autres membres du groupe, y compris ceux qui le suivront dans l’aventure d’ILO comme Henri Simon par exemple. Dans l’entretien de 1975, Lefort exprime ainsi la divergence qui, pour lui, le séparait du groupe :

11

Ce qui comptait essentiellement pour moi, c’était de publier un organe de réflexion, de discussion, d’information. Il me semble que le sous-titre adopté, “Organe de critique et d’orientation révolutionnaire”, reflète mon point de vue. Mais je n’étais pas obnubilé par le projet de construction d’une organisation et j’étais réticent à l’égard de ce qui pouvait apparaître comme un nouveau Manifeste, une conception programmatique. […] Le conflit était opaque. Les uns ne voyaient dans la revue qu’un moyen pour construire l’organisation ; je ne niais pas cet objectif, mais c’est la revue qui m’importait[9].

12On notera l’étrange formule consistant à opposer, pour décrire cette divergence au sein du groupe, « les uns » non pas aux « autres », mais au seul Lefort, lequel se préoccupe principalement de la revue. On tient ici une divergence extrêmement profonde, non seulement dans la vie du groupe, mais plus généralement dans la conception de l’activité politique et du rapport entre théorie et pratique. Alors que le groupe « se croit l’embryon de l’organisation révolutionnaire », cherche à « embrasser la totalité des problèmes » et vit « sous la mise en demeure d’énoncer des thèses sur toutes choses [10] », Lefort souhaite clairement séparer les deux activités, l’organisation d’une part, l’écriture ou la réflexion de l’autre. À l’appui de sa position, il note que le groupe « ne voulait pas s’avouer qu’il est impossible d’écrire, en faisant droit à la complication de l’histoire et à tous les détours de pensée qu’elle commande, dans une langue accessible à tous ; on ne voulait pas reconnaître que la revue n’était en fait lisible que par des intellectuels, des étudiants ou des ouvriers qui avaient fait un effort exceptionnel de formation [11] ». Au lieu d’être un organe de construction d’un parti ou d’une organisation révolutionnaire, la revue n’était qu’une publication destinée à un public éduqué et ayant le temps et l’envie de consacrer des heures à la lecture de longues analyses du capitalisme contemporain et de la situation internationale. La plupart des articles publiés dans Socialisme ou Barbarie relèvent en effet davantage de contributions intellectuelles que de textes de vulgarisation, et ceci dès les premiers numéros. S’astreindre à lire quarante pages sur l’économie kolkhozienne (dans le numéro 4 d’octobre-novembre 1949), pour ne prendre qu’un exemple, suppose, comme le dit très bien Lefort, soit d’être habitué à lire de pareilles contributions, soit de faire « un effort exceptionnel ».

13Ces positions, Lefort les avait déjà exprimées d’une certaine manière dans ses articles de Socialisme ou Barbarie, et notamment dans « L’expérience prolétarienne [12] », que l’on peut lire comme une sorte d’aérolithe au sein des quarante numéros de la revue bien qu’il soit publié comme éditorial et ne soit, par conséquent, pas signé. Il est donc, au moment de sa parution, assumé par l’ensemble du groupe. Malgré cela, il s’agit d’une réflexion à distance des préoccupations de la revue et qui aura peu de conséquences sur son évolution future. C’est d’ailleurs une contribution d’une nature très différente des autres textes publiés par Lefort dans Socialisme ou Barbarie, et l’écart est frappant si on la compare à des textes comme « La situation sociale en France », « La nouvelle diplomatie russe » ou « Le poujadisme [13] », pour ne prendre que quelques exemples. Ces autres articles, au demeurant pas très nombreux (Lefort n’écrit que 19 textes dans les 26 premiers numéros de Socialisme ou Barbarie, entre 1949 et 1958, parmi lesquels figurent des éditoriaux non signés et plusieurs brèves d’actualité de seulement quelques pages), s’intègrent sans peine aux autres textes de la revue.

14Lorsque Lefort réévalue son départ définitif de « Socialisme ou Barbarie », trois événements lui paraissent l’avoir précipité : l’influence néfaste de la tendance Johnson-Forest sur le groupe, dont il dénonce le « dogmatisme » et la « systématisation mégalomaniaque [14] », l’arrivée de militants bordiguistes qui accentue « l’orientation “organisationnaliste” du groupe [15] », et enfin l’entrée de Jean-François Lyotard et de Pierre Souyri à « Socialisme ou Barbarie », lesquels souhaitent également que le groupe devienne un parti. À ces événements il me semble qu’il faut ajouter une quatrième raison du départ de Lefort, qui a trait spécifiquement à Castoriadis et à son texte publié dans la revue en 1957, « Le contenu du socialisme ». Cette tentative de préfigurer une société future lui semble relever d’une « fiction rationaliste » qui recouvre un « désir de l’homogénéité [16] ». Cette critique reprend l’un des clivages essentiels entre les conceptions respectives de la démocratie chez Lefort et Castoriadis, sur lequel il reviendra d’ailleurs dans la « préface » aux Éléments d’une critique de la bureaucratie en parlant de « deux versants de la démocratie », entre une société « hantée » par « la question de son autoengendrement » et celle qui fait « l’épreuve d’une hétérogénéité du social [17] ». Si Castoriadis n’est pas nommément cité en appui de la première conception, c’est évidemment lui que Lefort vise, la similitude des expressions utilisées dans les deux textes pour qualifier cette tentative de penser la société future est là pour le prouver.

15C’est donc sur un désaccord profond quant à l’orientation du groupe, qui se superpose au désaccord théorique et politique que nous venons de présenter, qui pousse Lefort à quitter « Socialisme ou Barbarie » pour fonder ILO (Informations et liaisons ouvrières[18]), qu’il quittera d’ailleurs rapidement pour se consacrer à des travaux plus exclusivement académiques, à la fois dans des revues et des cercles de pensée, et autour de sa recherche sur Machiavel, laquelle aboutira, une dizaine d’années plus tard, au Travail de l’œuvre[19].

Penser la démocratie

16Dans le conflit qui oppose Lefort (rejoint par les quelques autres membres du groupe qui vont fonder ILO) à la majorité de « Socialisme ou Barbarie » emmenée par Castoriadis, il est possible d’identifier les premiers linéaments de la pensée politique qu’il va par la suite élaborer à partir des années soixante-dix et qui conduira à la publication de L’Invention démocratique et des Essais sur le politique, sans doute ses livres les plus connus et commentés [20]. C’est aussi ce parcours qu’il retrace dans la « préface » aux Éléments d’une critique de la bureaucratie.

17Le concept de démocratie, construit par Lefort en opposition au totalitarisme et défini de manière très générale comme refus de l’Un, trouve un certain nombre d’anticipations dans ses textes des années cinquante. La contestation de la nécessité pour le groupe de constituer un embryon de direction révolutionnaire, l’acceptation du fait que les intellectuels soient dans une certaine mesure séparés du prolétariat, le refus de considérer la révolution comme une césure absolue de l’Histoire, toutes idées qu’il développe dans « Le prolétariat et sa direction » et dans « Organisation et parti », annoncent ses réflexions ultérieures sur la démocratie [21]. Plus tard, on pourra observer dans son analyse de Mai 68 de semblables réflexes politiques et théoriques, puisqu’il louera ce « désordre nouveau » créé par les étudiants, là où Castoriadis se désespérera de leur désorganisation et de l’absence de perspectives véritablement révolutionnaires au sein du mouvement [22].

18Faisant le compte de ses années à « Socialisme ou Barbarie », Lefort n’exprime aucun regret mais ajoute au contraire que cet examen « sans complaisance » de son itinéraire lui permet désormais d’avoir « la conviction de penser plus librement [23] ». Il assure d’autre part être resté fidèle au mouvement qui l’animait alors, lequel, par-delà l’horizon révolutionnaire et le rêve communiste qui l’accompagnait, relève davantage de ce qu’il nomme en 1979, expression à ma connaissance unique dans son œuvre, d’« idée libertaire de la démocratie [24] ». Cette idée, il est en effet possible d’en déceler la présence dans les textes publiés dans Socialisme ou Barbarie, bien qu’elle se soit considérablement affermie après 1958 chez Lefort (il ne parle guère de démocratie avant, pas davantage que les autres contributeurs de la revue, Castoriadis compris, d’ailleurs [25]).

Les raisons d’une divergence

19Deux raisons principales expliquent cet écart entre Lefort et les autres membres de « Socialisme ou Barbarie », lesquelles n’épuisent pas l’analyse mais en donnent les articulations essentielles.

20Il faut mentionner en premier lieu l’importance de la formation phénoménologique chez Lefort. Comme Stephen Hastings-King et Hugues Poltier le suggèrent tous les deux, les textes rédigés par Lefort dans Socialisme ou Barbarie, et singulièrement « L’expérience prolétarienne », présentent des analogies avec les méthodes de la phénoménologie transcendantale de Husserl [26]. En ce sens, on peut lire le texte de Lefort comme une tentative de politiser la phénoménologie, un point qui trouve confirmation dans son entretien avec L’Anti-Mythes, dans lequel il assure que lors de son adhésion au trotskysme en 1943, il pensait que « la pensée de Marx devait trouver sa véritable expression dans le langage de la phénoménologie [27] ». D’autres textes publiés par la revue rentrent également dans cette catégorie. Il faut au minimum mentionner « L’ouvrier américain » de Paul Romano (de son vrai nom Phil Singer, un militant ouvrier américain lié à la tendance Johnson-Forest, laquelle avait publié ce témoignage aux États-Unis en 1947), traduit de l’anglais et publié dans les cinq premiers numéros de la revue, et « La vie en usine » de Georges Vivier (ouvrier aux usines Chausson en région parisienne) qui est publié sur cinq numéros de 1952 à 1955. La première partie de ce dernier texte paraît dans le numéro dont « L’expérience prolétarienne » forme l’éditorial, et constitue en quelque sorte l’illustration concrète de la volonté affichée dans ce texte programmatique de donner la parole aux ouvriers. Il est possible d’ajouter à ces premiers exemples les textes de Daniel Mothé, ouvrier chez Renault et militant dans le groupe, bien que son cas soit un peu différent [28]. Ces descriptions très détaillées des conditions de vie et de travail en usine représentent ainsi le genre d’articles que Lefort appelle de ses vœux dans la revue, bien davantage que les grands textes théoriques d’orientation. Si les textes de ce genre restent finalement assez rares dans les numéros de Socialisme ou Barbarie, il faut tout de même noter qu’ils apparaissent dans plus de la moitié des numéros jusqu’en 1955.

21La seconde raison qu’il faut invoquer pour expliquer la singularité de Lefort au sein du groupe est sa proximité avec Maurice Merleau-Ponty, qui a été son professeur durant la guerre et qu’il accompagne jusqu’à sa mort prématurée, avant de publier ses derniers textes de manière posthume. Cette proximité lui assure une présence dans plusieurs numéros des Temps modernes jusqu’à la polémique entre Merleau-Ponty et Sartre au début des années cinquante, ce qui le porte à exercer une activité plus directement intellectuelle que les autres « sociauxbarbares », et surtout une activité de pensée publique[29]. Au-delà de ces circonstances matérielles, l’influence de Merleau-Ponty se fait sentir plus profondément sur Lefort. Il en a bien rendu compte dans un long texte écrit en hommage au philosophe et publié en 1963, « La politique et la pensée de la politique [30] ». Ce contre quoi la pensée merleau-pontienne l’a définitivement mis en garde, c’est ce qu’il nomme « la pensée de survol ». Or ce genre de pensée, malgré les références constantes à la dialectique et à l’articulation entre théorie et pratique, irrigue toute la littérature des groupes révolutionnaires de l’après-guerre, et il serait hâtif d’exclure d’emblée Socialisme ou Barbarie de cette tendance, malgré les positions plus nuancées qui s’y exprimaient incontestablement. L’entretien de 1975 et la préface de 1979 témoignent à de nombreuses reprises de cette contradiction entre ce qui, pour Lefort, constitue le propre de la pensée politique et l’activité de pensée qui était celle de « Socialisme ou Barbarie ».

22L’influence de Merleau-Ponty ne s’arrête pas, bien entendu, à la seule pensée politique. Elle est constamment présente dans le grand travail que Lefort consacre à Machiavel et qu’il entreprend dès les années cinquante, alors qu’il écrit encore dans Socialisme ou Barbarie. Il faut d’autre part noter que le parcours politique de Merleau-Ponty lui-même présente quelques analogies avec celui de Lefort, notamment dans leur prise de distance presque concomitante avec le marxisme. Chez Merleau-Ponty, elle date, explicitement, de la parution des Aventures de la dialectique en 1955 ; Lefort, comme nous l’avons rappelé plus haut, situe la sienne à son départ de la revue en 1958.

Quelle action politique ?

23L’insistance mise par Lefort sur l’importance des témoignages ouvriers dans Socialisme ou Barbarie n’a eu, comme nous venons de le voir, qu’un impact limité sur la revue, qui n’est pas parvenue à susciter ces témoignages. Seul l’article de Georges Vivier répond véritablement au souhait de Lefort, et sa publication s’interrompt brutalement au numéro 17 alors qu’une suite est annoncée. L’environnement plus favorable aux thèses de Lefort qu’est ILO se révèle également être un échec. Sa publication s’étale d’octobre 1958 à mai 1960 (seuls trois véritables numéros seront publiés, précédés d’une quinzaine de « bulletins d’informations » ne comptant guère plus que quelques pages dactylographiées, auxquels il faut encore ajouter quatre « cahiers » et divers autres documents [31]), et sa diffusion restera extrêmement confidentielle. Dans l’ensemble l’objectif fixé par Lefort à ce que devrait être l’activité d’un groupe révolutionnaire comme « Socialisme ou Barbarie » n’a pas été atteint, en tous les cas dans les activités les plus explicites du collectif.

24Il y a chez Lefort, dès ses années à « Socialisme ou Barbarie », un étrange balancement entre le refus radical d’une séparation entre théoriciens et militants d’une part et un écart extrême de l’autre, entre ce que peuvent faire les intellectuels comme lui (dans le meilleur des cas mettre en liaison les ouvriers entre eux) et ce que font effectivement les prolétaires. Lefort laisse ouverte et irrésolue la question qui consiste à savoir qui peuvent être les acteurs responsables de ce qu’il nomme l’« effervescence révolutionnaire » et, plus tard, la « démocratie sauvage ». C’est ce que Hugues Poltier a bien décrit comme une « aporie du révolutionnarisme [32] ». Contrairement à Merleau-Ponty, on ne trouve nulle part chez Lefort ces « hommes exceptionnels [qui] coiffent le tout », vivantes mais nécessaires contradictions des moments révolutionnaires qui « réussissent à gouverner tout en gardant leur conscience révolutionnaire [33] ». Ce problème ne se laisse jamais résoudre chez Lefort, et on le retrouve jusque dans les figures historiques qui l’ont fasciné, constituant entre elles une sorte de panthéon de cette ambivalence : Machiavel, Tocqueville, Quinet, Soljénitsyne… Des penseurs de l’action qui se tiennent à l’écart de celle-ci, soit qu’ils y sont contraints comme Machiavel ou Quinet, tous deux en exil, soit qu’ils s’y préparent comme Tocqueville.

25Que ni Socialisme ou Barbarie ni Informations et liaisons ouvrières n’aient rempli le mandat que souhaitait leur fixer Lefort ne doit pas nous conduire à conclure que l’échec a été intégral pour sa conception, bien au contraire. Malgré les textes qui étaient publiés, dans la première des deux revues en tout cas, et les positions affirmées par les membres du groupe qui l’éditait, la description du travail d’une revue révolutionnaire et antibureaucratique faite par Lefort correspond sans doute mieux à ce qu’a effectivement été Socialisme ou Barbarie pendant ses quelque quinze années de parution. Elle a fait penser ses membres – ils le disent tous dans leurs textes ou entretiens consacrés à cette période – ainsi que, pour autant qu’on le sache (mais nous disposons tout de même de quelques témoignages en ce sens), ses lecteurs, jamais très nombreux. Elle les a informés de manière originale sur quantité d’événements internationaux, et, sur ce point, on peut mentionner l’importance de son positionnement au moment de la révolution hongroise de 1956, même si son audience était microscopique.

26Le groupe et la revue n’ont en revanche jamais constitué une organisation, dans quelque sens du terme que ce soit, contrairement aux ambitions affichées par la plupart des membres. Dans son long article consacré à l’influence de Socialisme ou Barbarie, Enrique Escobar le dit avec une extrême clarté : « l’influence de Socialisme ou Barbarie sur la pensée française de l’après-guerre fut à peu près nulle ». Il ajoute que les personnes qui s’intéressent à la revue « ont du mal à imaginer aujourd’hui la nature, la qualité du silence qui a entouré cette revue et ce groupe dans les années cinquante et au début des années soixante [34] ». S’agissant de l’ambition organisationnelle de « Socialisme ou Barbarie », il indique que « le groupe n’a jamais atteint le seuil – nombre d’adhérents, composition sociale, rapports avec des milieux sociaux concrets – qui lui aurait permis ne fût-ce que d’essayer de mettre ses idées en pratique, de devenir l’organisation qu’il aurait voulu être : ce n’était qu’une petite association d’individus se reconnaissant à des degrés divers dans les idées d’une revue [35] ».

27Paradoxalement par conséquent, il semble que ce qu’est parvenu à faire la revue se rapproche davantage des objectifs qui étaient ceux de Lefort que de ceux énoncés explicitement par le groupe quant à sa propre activité. De même, les quelques travaux consacrés à Socialisme ou Barbarie et les nouveaux lecteurs que la revue a trouvés de manière posthume reposent eux aussi sur cet aspect de son travail, en la considérant comme une revue théorique et non comme un groupe militant dont le journal ne devait servir qu’à organiser un activité de recrutement et d’expansion. En définitive, c’est donc bien Lefort qui, par réalisme peut-être, donne la meilleure idée du travail effectif qui a été celui de « Socialisme ou Barbarie », y compris après son départ.

Notes

  • [1]
    Sébastien de Diesbach, La Révolution impossible. Mes années avec « Socialisme ou Barbarie », Paris, Éditions de L’Harmattan, 2013, p. 44.
  • [2]
    Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Tel », 1979, p. 9-10.
  • [3]
    Ibid., p. 12 et 14.
  • [4]
    Réédité comme « Le nouveau et l’attrait de la répétition », in Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 355-371.
  • [5]
    Dans l’éditorial du premier numéro de Libre, repris ici : « Maintenant », in Claude Lefort, Le Temps présent. Écrits, 1945-2005, Paris, Éditions Belin, 2007, p. 275-299.
  • [6]
    « Entretien avec C. Lefort », in L’Anti-mythes, n° 14, 1975 (repris sous le titre « Entretien avec L’Anti-Mythes », in ibid., p. 236. C’est cette édition que nous utiliserons désormais). Olivier Mongin insiste lui aussi sur « la solitude de pensée » de C. Lefort au sein de « Socialisme ou Barbarie » (voir Olivier Mongin, « Un parcours politique. Du cercle des idéologies au cercle des croyances », in Claude Habib, Claude Mouchard (dir.), La Démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Éditions Esprit, 1993, p. 143).
  • [7]
    Voir Daniel Blanchard, « Crise de mots », in Crise de mots, Paris, Éditions du Sandre, 2012, p. 19-46.
  • [8]
    On peut lire à cet égard les autres entretiens réalisés par l’équipe de L’Anti-Mythes, notamment celui de Castoriadis (« Pourquoi je ne suis plus marxiste » [1974], in Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats, 1974-1997, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Points », 2011, p. 35-83).
  • [9]
    « Entretien avec L’Anti-Mythes », op. cit., p. 228-229.
  • [10]
    Ibid., p. 232.
  • [11]
    Ibid., p. 235.
  • [12]
    Claude Lefort, « L’expérience prolétarienne », in Socialisme ou Barbarie, n° 11, 1952 (repris dans Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 71-97).
  • [13]
    Claude Montal, « La situation sociale en France », in Socialisme ou Barbarie, n° 10, 1952 ; « La nouvelle diplomatie russe », in Socialisme ou Barbarie, n° 17, 1955 ; « Le poujadisme », in Socialisme ou Barbarie, n° 18, 1956 (repris dans Claude Lefort, Le Temps présent, op. cit., p. 85-96, p. 127-136 et p. 137-145).
  • [14]
    « Entretien avec L’Anti-Mythes », op. cit., p. 231. La « tendance Johnson-Forest », dont les membres les plus éminents étaient C. L. R. James, Raya Dunayevskaïa et Grace Lee Boggs, peut être considérée comme l’équivalent de « Socialisme ou Barbarie » aux États-Unis. Elle s’était elle aussi séparée du trotskysme autour des analyses de la nature de l’URSS. Sur ce groupe, on pourra consulter : Matthieu Renault, C. L. R. James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir », Paris, Éditions La Découverte, 2015, p. 101-119. Castoriadis est en contact étroit avec Grace Lee Boggs durant son séjour à Paris pour un congrès de la IVe Internationale en 1948. Socialisme ou Barbarie traduira le texte qui introduisait le témoignage de Paul Romano dans l’édition américaine : Ria Stone, « La reconstruction de la société », in Socialisme ou Barbarie, n° 7, 1950, p. 67-81 et n° 8, 1951, p. 50-72. Sur l’influence de la tendance sur Castoriadis et sur la confusion faite par C. Lefort entre Grace Lee Boggs et Raya Dunayevskaya, on consultera les remarques d’Enrique Escobar reprises in François Dosse, Castoriadis, une vie, Paris, Éditions La Découverte, 2014, p. 120 n. 3.
  • [15]
    « Entretien avec L’Anti-Mythes », op. cit., p. 232. Sur les bordiguistes à « Socialisme ou Barbarie », je renvoie aux analyses de Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Éditions Payot, 1997.
  • [16]
    « Entretien avec L’Anti-Mythes », op. cit., p. 240 et 241.
  • [17]
    Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 26.
  • [18]
    La graphie du nom de ce collectif évolue selon les numéros du bulletin qu’il publie. On trouve aussi bien « Information et liaison ouvrières », « Information et liaisons ouvrières » que « Informations et liaisons ouvrières », qui semble être la graphie la plus logique et correspond à celle des derniers bulletins.
  • [19]
    Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre. Machiavel, Paris, Éditions Gallimard, 1972.
  • [20]
    Claude Lefort, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Éditions Fayard, 1981 ; Claude Lefort, Essais sur le politique. XIXeXXe siècles, Paris, Éditions du Seuil, 1986.
  • [21]
    Claude Montal, « Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire », in Socialisme ou Barbarie, n° 10, 1952 (repris dans Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 59-70) ; Claude Lefort, « Organisation et parti. Contribution à une discussion », in Socialisme ou Barbarie, n° 26, 1958 (ibid., p. 98-113).
  • [22]
    Edgar Morin, Claude Lefort, Jean-Marc Coudray, Mai 68 : la Brèche, Paris, Éditions Fayard, 1968. Sur les analyses de 1968, je me permets de renvoyer : Antoine Chollet, « Claude Lefort et Cornelius Castoriadis : regards croisés sur Mai 68 », in Politique et Sociétés, vol. 34, n° 1, 2015, p. 37-60.
  • [23]
    Claude Lefort, « Préface », in Éléments d’une critique de la bureaucratie, op. cit., p. 15.
  • [24]
    Id.
  • [25]
    Gilles Labelle souligne, lui aussi, que les interprétations établissant une rupture radicale entre un Lefort marxiste, celui de Socialisme ou Barbarie, et un Lefort démocrate antitotalitaire ne tiennent pas. G. Labelle propose à l’inverse de faire de la référence au réel la notion qui permet d’unifier l’ensemble de l’œuvre et du parcours de Lefort (Gilles Labelle, « Parcours de Claude Lefort : de l’“expérience prolétarienne” de l’“aliénation” à la critique du marxisme », in Politique et Sociétés, vol. 34, n° 1, 2015, p. 17-36).
  • [26]
    Voir Stephen Hastings-King, Looking for the Proletariat. Socialisme ou Barbarie and the Problem of Worker Writing, Chicago, Haymarket Books, 2015, p. 114 ; Hugues Poltier, Passion du politique. La pensée de Claude Lefort, Genève, Éditions Labor et Fides, 1998, p. 30-32.
  • [27]
    « Entretien avec L’Anti-Mythes », op. cit., p. 225.
  • [28]
    L’analyse la plus détaillée des textes de Mothé se trouve chez Stephen Hastings-King, « Reading Daniel Mothé », in Looking for the Proletariat, op. cit., p. 235-320.
  • [29]
    On prendra comme preuve les articles publiés dès le tout début des années cinquante dans diverses revues scientifiques et réédités pour partie in Claude Lefort, Les Formes de l’histoire, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Folio », 2000. Dick Howard relève d’autre part que les textes théoriques les plus importants publiés par Lefort dans ces années-là ne le sont pas dans Socialisme ou Barbarie mais dans d’autres revues dont Les Temps modernes (voir Dick Howard, The Marxian Legacy. The Search for the New Left, 3e édition, Londres, Palgrave Macmillan, 2019, p. 203).
  • [30]
    « La politique et la pensée de la politique » [1963], in Claude Lefort, Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Éditions Gallimard, 1978, p. 45-104.
  • [31]
    Il faut ici rendre hommage au(x) militant(s) de l’admirable site archivesautonomie.org qui numérisent avec patience de très nombreux journaux et revues de l’histoire du mouvement ouvrier, rendant ainsi disponibles des publications qui seraient sinon absolument introuvables, ILO en étant un excellent exemple ainsi que, dans une moindre mesure, Socialisme ou Barbarie.
  • [32]
    Hugues Poltier, Passion du politique, op. cit., p. 79.
  • [33]
    Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Folio », 2000, p. 307.
  • [34]
    Enrique Escobar, « Sur l’“influence” de S ou B et, inévitablement, sur Castoriadis », in Sophie Klimis, Philippe Caumières, Laurent Van Eynde (dir.), Socialisme ou Barbarie aujourd’hui. Analyses et témoignages, in Cahiers Castoriadis n° 7, Bruxelles, Presses des Facultés universitaires de Saint-Louis, 2012, p. 176.
  • [35]
    Ibid., p. 180.