Formes de vie des objets mathématiques

1Quoi de plus inerte que les objets mathématiques. Rien ne les distingue de la pierre et pourtant, à les considérer dans leur perspective historique, ils semblent bien ne pas être aussi dénués de vie qu’il n’y paraît. Conçus par l’homme, ils laissent entrevoir le souffle qui les anime. Pris dans les rets d’un langage, ils ne peuvent se séparer de la forme que les forces tensives qui les contraignent leur ont donnée. S’ils n’ont pas de vocation biologique spécifique, ils sont pour autant toujours et avant tout des possibilités de vie, des objets de puissance. Bien qu’ils ne connaissent ni la douleur, ni le rire, ils ont par leur mode ou leur style d’existence une forme de vie singulière qui structure le donné ou la matière des autres entités auxquels ils participent. De ce fait, en s’immisçant dans l’armature de ces entités, ils conditionnent leur forme d’espace, les enjoignant de se plier à une charpente qu’elles n’ont pas choisie.

Formes de vie et plan d’immanence

2L’expression formes de vie apparaît semble-t-il pour la première fois dans les textes de Wittgenstein, en particulier dans les Recherches philosophiques où l’on trouve pas moins de cinq occurrences. Dans une citation, sans doute la plus importante, Wittgenstein inscrit la forme de vie dans la filiation de la théorie du langage, ou plus exactement dans son projet d’une pragmatique générale, accordant plus de crédit aux pratiques culturelles et aux variations linguistiques qu’aux éléments architectoniques logico-structurels : « Se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie ou, selon une autre traduction, imaginer un langage veut dire imaginer une forme de vie [1] ». Nommer une chose, ce n’est pas seulement donner le nom d’une chose, entendre le son du mot qui la désigne, mais comprendre les formes de vie qui font que ce mot désigne ce qu’il est. Ce n’est pas seulement par un partage entre une expression et un contenu ou entre un signifiant et un signifié que l’on comprend ce que le mot signifie. Son sens est plus large et inclut un vécu, une pratique environnementale, sociale et culturelle, un intertexte autant qu’un extratexte, et une manière commune à tous les hommes de considérer la chose désignée. Toutes ces relations intramondaines sont pour Wittgenstein autant de formes grammaticales, et pour Bruno Latour des régimes d’énonciation. Comprendre par exemple le mot compassion suppose la compréhension des maux d’autrui, des formes intentionnelles qu’il renferme, des formes de vie qui le composent et le modèlent. L’interprétation ou l’agencement ne se limite pas au partage selon Hjemslev entre contenu et expression ou selon Saussure entre signifié et signifiant, mais en une approche fonctionnelle opérant non plus sur le signe mais sur l’objet. Elle est orientée et définie par la coalescence d’un seul plan d’immanence unique qui dispose les objets quelle que soit leur origine, qu’ils soient signes, mots, sons, entités, formes de vie selon les forces qui les maintiennent entre eux, indépendamment de toute présupposition interprétative. Une seconde citation, tirée aussi des Recherches philosophiques, montre que les formes de vie sont une activité qui englobe les jeux de langage. Le mot « jeu de langage » doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie [2]. Il s’ensuit que les formes de vie sont des modèles dynamiques qui, selon les auteurs, se distinguent ou non des styles de vie marqués par leurs déterminations sociales statiques, capables de se réinventer à chaque instant. Par conséquent, les formes de vie ne peuvent – pour Jacques Fontanille – faire l’objet, par principe et par définition, d’aucune typologie générale, et, c’est ce qui les distingue de toutes les tentatives de classifications totalisantes, de nature sociologique, anthropologique ou idéologique [3].

3Giorgio Agamben conçoit la forme de vie de façon radicalement différente. Dans Moyens sans fins, il remarque que les Grecs avaient deux mots pour désigner la vie : zoé, qui exprimait le simple fait de vivre en commun à tous les vivants, et bios, qui signifiait la forme ou la manière de vivre propre à un individu ou à un groupe. Les Modernes n’ont pas conservé cette distinction et emploient désormais un terme unique, la vie qui désigne dans sa nudité le présupposé commun qu’il est toujours possible d’isoler dans chacune des innombrables formes de vie. Avec le terme forme-de-vie nous entendons, au contraire une vie qui ne peut jamais être séparée de sa forme, une vie dont il n’est jamais possible d’isoler quelque chose comme une vie nue [4]. Pour Agamben, la constitution de cette vie nue est précisément l’opération qui fonde la sphère politique.

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Tout comportement et toute forme du vivre humain ne sont jamais prescrits par une vocation biologique spécifique, ni assignés par une nécessité quelconque, mais, bien qu’habituels, répétés et socialement obligatoires, ils conservent toujours le caractère d’une possibilité, autrement dit, ils mettent toujours en jeu le vivre même. […] Cela constitue d’emblée la forme-de-vie comme vie politique[5].

5Ainsi, la pensée agambenienne de la forme-de-vie, rendue possible par la multitude des formes de vie, influencée par les thèses de Foucault sur le biopolitique, se fonde sur l’impossibilité de séparer l’individu du politique, comme de ses adhérences que sont la science, les arts ou la littérature. La pensée est définie comme le rapport qui constitue les formes de vie en un contexte inséparable, en forme-de-vie [6]. Elle doit devenir le concept-guide et le centre unitaire de la politique qui vient [7].

6L’idée se retrouve chez Yves Citton pour qui les formes de vie sont des expressions soulignant le fait que la vie humaine n’est jamais un donné brut (matériel, physique, biologique), mais est constituée par une certaine mise en forme (toujours à la fois sociale, historique et esthétique) de conditions matérielles qui pourraient être arrangées différement [8]. Dans Lire, interpréter, actualiser, Yves Citton fait le portrait anatomique de l’homo hermeneuticus en tentant de saisir ce qui fait de lui simultanément le produit et le co-producteur de nos formes de vie sociale [9]. En privilégiant une lecture contemporaine des textes anciens et en autorisant l’interprétation à la lumière de notre monde contemporain, plutôt que de restituer un contexte d’écriture, l’auteur cherche à opérer ce qu’il appelle un surcodage disruptif pour valoriser dans l’activité de lecture à la fois la réflexion ontologique et l’analyse des formes de vie contemporaines.

7En résumé, les formes de vie sont éminemment politiques et s’indexent sur des points d’équivoque de l’être. De ce fait, elles intéressent aussi bien les sémioticiens que les hommes de lettres, les architectes que les philosophes. Elles participent, comme le dit Agamben, d’une ontologie du style. Ce que nous appelons forme de vie correspond à cette ontologie du style, elle nomme le mode dans lequel une singularité témoigne de soi dans l’être et où l’être s’exprime dans le corps singulier [10]. Certaines se donnent à saisir dans le temps, d’autres plongent dans des espaces territorialisés. Mais toutes se réfèrent à un devenir collectif, une même force immanente qui pousse l’objet à devenir ce qu’il est. Pour illustrer notre propos, nous prendrons deux exemples d’objets mathématiques : la transformée de Fourier et la monade en théorie mathématique des catégories.

Avatars de la transformée de Fourier

8C’est à partir de 1811 que Joseph Fourier entreprend ses travaux sur la propagation de la chaleur. Élu membre de l’Académie des sciences en 1817, il publie cinq ans plus tard les 670 pages de son opus magnum, la Théorie analytique de la chaleur. Dans les deux premiers chapitres, il expose les aspects physiques et établit l’équation aux dérivées partielles qui règle l’évolution de la température à l’intérieur d’un corps homogène, ce que nous appelons aujourd’hui équation de la chaleur. La solution de cette équation dépend des valeurs initiales et des valeurs au bord du domaine. Dans le troisième chapitre apparaissent les séries trigonométriques. Fourier considère un problème canonique, celui d’une masse solide homogène contenue entre deux plans verticaux parallèles et infinis et se propose de résoudre la question de savoir quelle sera la température de ce corps une fois l’équilibre thermique réalisé. C’est un problème de Dirichlet classique qui consiste à trouver une fonction harmonique (Δu = 0) à partir de ses valeurs au bord. En cherchant une solution décomposée en séries trigonométriques, Fourier obtient la solution. Reste encore à démontrer la convergence des séries et à établir rigoureusement la décomposition, ce que fera Dirichlet quelques années plus tard. Mais déjà dans son mémoire, Fourier écrit toutes les formules que nous utilisons aujourd’hui pour calculer les coefficients que nous appelons depuis les coefficients de Fourier. Le premier, il avait compris que cette nouvelle forme d’analyse sur une base trigonométrique pouvait s’étendre à bien d’autres problèmes que l’équation de la chaleur. Il écrit :

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Si l’on applique ces principes à la question du mouvement des cordes vibrantes, on résoudra les difficultés qu’avait d’abord présentées l’analyse de Daniel Bernouilli. La solution donnée par ce géomètre suppose qu’une fonction quelconque peut toujours être développée en séries de sinus ou de cosinus d’arcs multiples. Or, de toutes les preuves de cette proposition, la plus complète est celle qui consiste à résoudre en effet une fonction donnée en une telle série dont on détermine les coefficients[11].

10Depuis, la transformée de Fourier a connu de nombreuses généralisations. Sa forme participe à cette ontologie du style dont parlait Agamben. On le voit déjà avec Fourier. D’un problème de géomètres, Fourier en fait un problème analytique. Les applications à la physique mathématique mettent en exergue cette faculté de résolution des équations différentielles par passage d’un espace à son dual. La transformée de Fourier transforme une équation en temps et en espace en une équation dans l’espace des fréquences qui se résout le plus souvent facilement. La transformée de Fourier inverse permet de revenir à la solution cherchée en espace et en temps. Ainsi l’espace ordinaire et l’espace des fréquences deviennent-ils par la transformée de Fourier deux espaces en dualité réciproque.

11Les généralisations de la transformée de Fourier à des groupes topologiques ont déplacé le problème vers d’autres stylistiques, l’algèbre et la topologie. Un groupe est en mathématiques une notion purement algébrique, que les mathématiciens ont rendue aussi topologique en demandant que la loi de composition du groupe et le passage à l’inverse soient deux applications continues. Mettre une topologie sur un espace est simplement pour le mathématicien choisir quelles sont les applications continues sur cet espace. La continuité est l’essence fondamentale du topologique, qui se définit par des ensembles d’axiomes équivalents, sur les ouverts, les fermés ou les voisinages. Pour étendre la transformée de Fourier à des groupes abéliens (ou commutatifs) localement compacts, c’est-à-dire à des groupes topologiques commutatifs dont l’espace sous-jacent est localement compact, les mathématiciens ont été conduits à introduire les caractères d’un groupe et à considérer le groupe dual, formé par l’ensemble des caractères de ce groupe. Avec cette notion de caractère, le calcul est transporté d’un groupe quelconque dont les objets peuvent être assez tordus vers le groupe multiplicatif des nombres complexes non nuls, où le calcul est parfaitement connu. Pour être un peu plus précis, disons qu’un caractère est un morphisme de groupes du groupe G vers le groupe des complexes, autrement dit est une application qui respecte la structure de groupe. Ainsi le caractère χ(x) d’un objet x de G est un nombre complexe qui peut facilement être introduit dans une intégrale, quelle que soit la complexité de l’objet x. Si G est un groupe abélien localement compact muni d’une mesure de Haar µ et χ un caractère de G, alors la transformée de Fourier d’une fonction intégrable f de l’espace de Lebesgue L1(G) est l’intégrale relativement à la mesure de Haar du produit de f(x) par le complexe conjugué du caractère χ(x)

13Cette fonction continue bornée est élément de l’espace de Lebesgue L(G) où G est l’ensemble des caractères de G, appelé le groupe dual de G. Lorsque Rn est l’espace des réels à n dimensions, les caractères sont les fonctions exponentielles χa (x) = eia.x. Lorsque G est le tore R/2πZ, les caractères sont les fonctions xeinx pour n entier relatif. On retrouve ainsi la définition des séries de Fourier. La transformée de Fourier généralisée admet une transformée inverse qui est l’intégrale relativement à la mesure de Haar v sur le groupe dual. Elle a les mêmes propriétés que la transformée usuelle. Le produit de convolution de deux fonctions f et g qui est la représentation mathématique de la notion de filtre linéaire s’exprime analytiquement par la fonction :

15La principale propriété de la transformée de Fourier est qu’elle transforme un produit de convolution en un produit simple des transformées de Fourier

17Elle vérifie le théorème de Parseval sur la conservation du produit scalaire [12]

19dont le corollaire est la formule de Plancherel [13] obtenue lorsque les fonctions f et g sont égales.

21Ce que montre cette généralisation est qu’elle transporte un problème d’analyse mathématique en un problème algébrique. La nouvelle forme de vie de la transformée de Fourier n’est possible que parce que l’ensemble des caractères d’un groupe abélien localement compact est un groupe abélien (c’est-à-dire commutatif), le groupe dual. Ce résultat que l’on doit à Lev Semenovich Pontryagin est connu sous le nom de théorème de dualité de Pontryagin [14]. C’est cette dualité qui permet que la transformée de Fourier transporte l’algèbre de convolution L1(G) en une algèbre multiplicative L(G) et réciproquement par transformée inverse.

23Les généralisations de cette dualité ne permettront pas à la transformation de Fourier de changer de mode de vie. Elle restera tout au long du XXe siècle un objet dont l’essence est la dualité de structures algébriques. En 1938, Tadao Tannaka généralise le théorème de dualité à des groupes compacts non commutatifs [15]. Ses travaux sont suivis par ceux de Mark Grigorievich Krein [16], puis de William Forrest Stinespring [17] qui prolonge la dualité aux cas des groupes localement compacts unimodulaires [18] (1959). Pierre Eymard [19] étend au cas des groupes localement compacts, même non unimodulaires (1964), les résultats classiques de l’analyse harmonique des groupes abéliens. Ses travaux sont suivis par ceux de Nobuhiko Tatsuuma (1967) qui établit une dualité faible sur trois types de groupes topologiques [20]. Sous l’impulsion de la physique mathématique, les recherches s’orientent à partir des années soixante-cinq vers l’établissement d’une dualité pour les algèbres de Hopf et de von Neumann. Un des pionniers des algèbres d’opérateurs, Masamichi Takesaki cherche un théorème général de dualité qui sera finalement établi par Leonid Vainermann et Georgiy Kac [21] (1973) et indépendamment par Michel Enock et Jean-Marie Schwartz [22] (1973) pour les algèbres de von Neumann et les algèbres de Kac.

24À la fin du XXe et au début du XXIe siècle, la transformation de Fourier s’ouvre de nouveau à une nouvelle forme de vie, à travers les développements de la théorie des catégories qui avait été créée dans les années cinquante par Samuel Eilenberg et Saunders Mac Lane. Nous venons de voir que derrière la transformée de Fourier sur des groupes abéliens se profile la dualité de Pontryagin qui se généralise dans le cas non commutatif en une dualité de Tannaka-Krein. Nous allons voir maintenant que ce qui se cache derrière cette dualité de Tannaka est précisément la catégorie des représentations d’un groupe. La représentation d’un groupe est une manière de décrire un ensemble d’objets algébriques abstraits et peu maniables comme les éléments d’un groupe par un ensemble de matrices et de transporter les opérations sur ces objets algébriques ou ces éléments du groupe par des opérations simples comme l’addition et la multiplication de matrices. Lorsque la représentation est monodimensionnelle, les matrices se réduisent à des nombres. Par exemple, plutôt que de travailler avec des ensembles d’opérateurs algébriques comme les rotations, il est plus aisé de travailler avec des matrices qui les représentent. Dans ce cas, la composition de deux rotations, la rotation d’un angle donné suivant une autre rotation se traduit par un produit simple de matrices. Lorsque le déterminant des matrices (ou leurs volumes) est égal à l’unité, on dit que la représentation est unitaire. Les représentations sont soit irréductibles, soit réductibles. Une représentation irréductible est une représentation qui n’a pas de sous-représentation (autre qu’elle même et la représentation nulle). Elle présente donc un caractère d’unicité que n’ont pas les représentations réductibles.

25Lorsque le groupe G est commutatif, son dual est le groupe des caractères, c’est-à-dire le groupe des représentations unitaires monodimensionnelles. Le calcul est rendu possible par le fait que le dual de G est un groupe. Mais lorsque le groupe n’est plus abélien, le groupe des caractères n’existe plus. Son équivalent est l’ensemble des classes d’équivalences des représentations unitaires irréductibles. L’analogue du produit des caractères est le produit tensoriel des représentations. De plus, comme les représentations irréductibles d’un groupe quelconque ne forment en général pas un groupe, on est contraint de considérer la catégorie monoïdale (ou tensorielle) de toutes les représentations irréductibles de dimensions finies munies du produit tensoriel des représentations. Tannaka donne alors un procédé de construction d’un groupe compact à partir de la catégorie de ses représentations et Krein donne les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’une catégorie soit un objet dual d’un groupe compact G. La théorie de dualité de Krein-Tannaka est donc l’étude des interrelations entre un groupe et la catégorie de ses représentations. On comprend dès lors le passage d’un mode de vie algébrique à un mode de vie catégoriel.

26Pour être un peu plus exact, il faut dire que la dualité de Tannaka a été motivée par le développement de la physique mathématique, de la topologie de petites dimensions (théorie des nœuds et des entrelacs) et des groupes quantiques. Comme le souligne André Joyal et Ross Street [23], c’est Shahn Majid [24] qui a montré que l’on pouvait utiliser la dualité de Tannaka pour construire les algèbres de quasi-Hopf introduites par Drinfel’d en relation avec la solution de l’équation de Knizhnik-Zamolodchikov. De nombreuses questions de physique mathématique sont liées à la dualité de Tannaka, comme la théorie de la composition des moments angulaires, les algèbres de Racah-Wigner, les invariants des nœuds et les opérateurs de Yang-Baxter. Toutes ces questions, que nous ne pouvons détaillées ici, gravitent autour des groupes quantiques et sont profondément liées à la théorie des catégories monoïdales.

27C’est dans un article de 2011, que Brian Day [25] donne une construction catégorielle de la transformée de Fourier. Une catégorie est une notion mathématique plus large que celle d’ensemble. La catégorie contrairement à l’ensemble intègre une opératoire qui lui est propre. C’est une collection d’objets et de flèches ou morphismes reliant ces objets et satisfaisant des propriétés élémentaires comme la transitivité des morphismes. Entre deux catégories, on définit des foncteurs qui transportent à la fois les objets d’une catégorie sur les objets de l’autre et les flèches de l’une sur les flèches de l’autre. On les appelle foncteurs et non fonctions ca r ils portent sur deux types d’entités à la fois : des objets et des morphismes. Lorsque la catégorie est munie d’un produit tensoriel vérifiant quelques axiomes de compatibilité, on dit que la catégorie est monoïdale et si elle n’en vérifie qu’une partie, on dit que la catégorie est promonoïdale. Pour définir une transformée de Fourier au sens catégoriel, Brian Day commence par définir une catégorie promonoïdale sur laquelle il introduit deux produits de convolution de deux foncteurs : une convolution supérieure et une convolution inférieure. Puis, Brian Day donne la définition d’un noyau multiplicatif K qui sert à introduire la transformée de Fourier de f comme l’extension de Kan à gauche

29et sa transformée duale comme l’extension de Kan à droite

31Il démontre alors que la transformée de Fourier equation im9 préserve la convolution supérieure

33et que son dual equation im11 préserve la convolution inférieure

35Ensuite, pour le produit défini comme le cofin du produit tensoriel de f et g

37Brian Day établit la relation de Parseval

39En résumé, nous venons de voir que la transformée de Fourier a vécu dans des espaces différents des modes de vie inspirés des découpes mathématiques. D’abord prise dans l’analyse mathématique où elle se lie à la théorie harmonique, elle devient dans une première généralisation un objet d’essence algébrique. La dualité de Pontryagin est alors le moteur de la transformée de Fourier. Sa généralisation au cas des groupes non commutatifs donne naissance à la dualité de Krein-Tannaka, qui fait apparaîre des liens catégoriels forts. La définition par des cofins issus des extensions de Kan donne à la transformée de Fourier une nouvelle vie. Elle nous rappelle que Mac Lane avait intitulé un des paragraphes de son livre tous les concepts sont des extensions de Kan [26].

La monade et le pli

40Inventée par Saunders MacLane et Samuel Eilenberg dans les années cinquante, la théorie mathématique des catégories est aujourd’hui au cœur de nombreux développements contemporains tant en topologie de petites dimensions qu’en théorie quantique des champs. Une catégorie est, nous venons de le voir au sens des mathématiciens, une collection d’objets et de flèches qui vérifient des propriétés axiomatiques élémentaires. Dans une catégorie tous les objets ont perdu tout relief. Ils appartiennent à un même niveau et sont ontologiquement égaux, sans distinction, ni qualité. La théorie des catégories est donc une ontologie plate où toutes les choses sont égales [27]. Or dans le monde dans lequel nous vivons les choses sont hiérarchisées, structurées, faites de différences et d’intensités de toutes sortes. Nous devons, en effet, prendre en considération l’action des champs ontologiques par lesquels les choses se structurent, mutent et deviennent des objets différenciés, objectivement différenciables (par le jeu des flèches de la catégorie), tant pour le mathématicien que pour le philosophe. La chose désincarnée devient un objet plein, entier avec toutes ses références, relations et distances, qui est quelque chose en tant que ce qu’il est. Elle est à la fois ce qui la constitue comme une réalité particulière prise dans les formes de son existence et ce qui la produit comme les objets catégoriels dont elle dérive pris dans les rets du monde. Chose et objet sont des entités distinctes, complexes qui ne se limitent pas à l’inclusion des choses les unes dans les autres et par là à leur transformation en objets. Mais il n’y a pas de hiérarchies des objets et des choses en ontologie catégorielle, ni de zoologie des entités premières et secondes. Chose et objet suffisent à l’interprétation ontologique des catégories. La définition de l’universalité, le lemme de Yoneda et le théorème de Diaconescu sont les exemples les plus immédiats de cette herméneutique toposique [28].

41En théorie des catégories, la notion de monade a été introduite dans les années soixante. C’est Roger Godement [29] qui, en 1958, pour des questions d’algèbre homologique, construit la première monade (plus exactement une comonade) comme plongement d’un faisceau dans un faisceau flasque [30]. Trois ans plus tard, Peter Huber [31] démontre que chaque paire de foncteurs adjoints donne lieu à une monade. Le théorème réciproque (toute monade est issue d’une adjonction) est démontré indépendamment par Heinrich Kleisli [32] et par Samuel Eilenberg et John Cooleman Moore [33] qui introduisent le nom de triple pour désigner la monade. C’est Saunders MacLane qui la baptise monade en 1971. Cette monade s’appuie sur deux concepts mathématiques de théorie des catégories que sont l’adjonction et la fonctorialité qui font écho tous deux à la philosophie de Leibniz et à la relecture qu’en donne Gilles Deleuze. La fonctorialité ou le caractère fonctoriel est l’existence d’un foncteur qui permet d’envelopper et de représenter une multitude dans une unité et de définir la monade. L’adjonction est ce caractère double que représentent les deux feuillets du pli deleuzien, symbolisé mathématiquement par les deux transformations naturelles qui entrent dans la définition de la monade et qui justifient le principe d’individuation. La monade est, comme le souligne à plusieurs reprises Gilles Châtelet, un objet mathématique vivant [34].

42Il existe en théorie des catégories des flèches, appelées morphismes, qui assurent le passage d’un objet à un autre et des foncteurs entre catégories qui sont des applications doubles portant à la fois sur les objets et les flèches. L’existence de foncteurs entre deux catégories sert à transposer des propriétés d’une catégorie à une autre, comme la propriété d’isomorphie, mais aussi à les transformer, comme le foncteur d’oubli qui abandonne la structure de la catégorie initiale ou le foncteur d’abélianisation qui rend commutative les lois de la catégorie finale. L’inexistence de foncteurs est aussi un résultat important : que l’on ne trouve pas de foncteur de la catégorie des variétés symplectiques qui forment le cadre mathématique de la mécanique classique vers la catégorie des espaces de Hilbert qui est le cadre de la mécanique quantique pose le problème de la quantification ou du passage de la mécanique classique à la mécanique quantique.

43En théorie mathématique des catégories, la monade est un foncteur équipé de deux transformations naturelles, une unité et une multiplication, dont les axiomes d’unitarité et d’associativité miment le comportement d’un germe algébrique. Cette triade (d’où dérive l’ancien nom de triple) définit la monade des catégoriciens. Pour Leibniz, la monade est une substance simple qui plie le monde en une unité douée de perception et d’appétition. C’est une conception étonnamment catégorielle : penser la monade comme un objet (une unité) muni de morphismes (de perception et d’appétition). Plus encore : l’univers lui-même est pensé comme une catégorie dont les objets sont les monades et les morphismes les phénomènes qui en résultent.

44Dans son cours sur Leibniz et le pli, Gilles Deleuze [35] explique que le monde est plié, que le pli a une certaine inflexion ou courbure et que cette courbure comme dans le cas des foyers d’une ellipse détermine un ou plusieurs points de vue. C’est de ce point de vue que l’on mesure la courbure et que l’on prend conscience de l’inflexion du pli. La courbure des choses – dit Deleuze – exige le point de vue. Et le point de vue est du coup la condition de surgissement ou de manifestation d’une vérité dans les choses. Mais pourquoi se demande Deleuze, les choses sont-elles pliées ? Parce que ce qui est plié est nécessairement enveloppé dans quelque chose qui occupe le point de vue. Et ce qui enveloppe les points de vue, c’est justement la monade qui est pour Deleuze l’individu. Mais un individu qui, lui-même, englobe l’infini, comme les assemblages de monades ou les corps de Leibniz. Dire que le monde est plié signifie qu’il peut être individualisé. Il faut donc comprendre le pli comme une notion abstraite, un foncteur, et non comme les plissements géométriques de l’espace physique. Il s’ensuit que par l’interprétation monadique, le principe d’individuation se noue à la fonctorialité du pli.

45En théorie des catégories, le pli est créé par les transformations naturelles de la monade et l’individuation est la condition d’algébricité d’une catégorie. Dire qu’une catégorie est individualisée signifie qu’elle peut être assimilée à une algèbre ou à la catégorie de ses représentations, qu’elle peut être l’objet d’un calcul. C’est précisément le théorème de Beck [36] qui donne les conditions de monadicité. Pour qu’il y ait monadicité d’une catégorie B vers une catégorie C, il faut que l’on soit capable de décrire la catégorie B à partir d’une monade de la catégorie C. Au vu d’un foncteur de B sur C, la catégorie B sera dite monadique si B peut être pensé comme la catégorie des algèbres d’une monade de C. C’est l’existence de cette monade qui permet de faire du calcul algébrique sur B comme si tout se passait dans la catégorie C ou que C est calculable. La monade devient alors la condition d’algébricité (donc de calcul) d’une catégorie. Comme Lawvere l’a démontré en partie, les théories algébriques sont les monades des mathématiciens. Même dans les cas plus récents des monades de Hopf qui servent à comprendre les différences entre les univers tressés et les univers non tressés, les mathématiques rejoignent l’idée de Leibniz que la monade contient une représentation du monde et que dans l’univers défini comme clôture ontologique des choses, l’individuation d’une catégorie correspond in fine à sa monadicité. La monade devient l’indicateur des représentations algébriques d’une catégorie et de ses possibilités de calcul. La mathématique rejoint alors l’idée de Leibniz que les monades contiennent les représentations du monde.

Notes

  • [1]
    Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Éditions Gallimard, 1953, § 19.
  • [2]
    L. Wittgenstein, op. cit., § 23.
  • [3]
    Jacques Fontanille, Formes de vie, Open editions, p. 5.
  • [4]
    Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Paris, Éditions Payot-Rivages, 1995, p. 13-14.
  • [5]
    Ibid., p. 14.
  • [6]
    Ibid., p. 19.
  • [7]
    Ibid., p. 23.
  • [8]
    Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 341.
  • [9]
    Ibid., p. 26.
  • [10]
    Giorgio Agamben, L’Usage des corps, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 322.
  • [11]
    Joseph Fourier, Théorie analytique de la chaleur, Paris, Éditions Didot père et fils, 1822, § 230, rééd. Jacques Gabay, p. 249.
  • [12]
    Marc-Antoine Parseval des Chênes, Mémoire sur les séries et sur l’intégration complète d’une équation aux différences partielles linéaire du second ordre à coefficients constants, Mémoire présents à l’Institut des sciences, lettres et arts, par divers savants, Paris, le 5 avril 1799, vol. 1, 1806, p. 638-648.
  • [13]
    Michel Plancherel, Contribution à l’étude de la représentation d’une fonction arbitraire par les intégrales définies, Rendiconti del circolo matematico di Palermo, vol. 30, 1910, p. 298-335.
  • [14]
    L.S. Prontryagin, « The theory of topological commutative group », in Annals of mathematics, Vol. 35, N. 2, 1934, p. 361-388.
  • [15]
    Tadao « Tannaka, Über den Dualitätsatz der nichtkommutativen topologischen Gruppen », in Töhoku Math. Journal, vol. 45, 1938, p. 1-12.
  • [16]
    Mark Grigorievich Krein, « Principle of duality for bicompact groups and quadratic block algebras », in Dokl. Akad. Nauk. SSSR, Vol. 69, No. 6, 1949, p. 725-728.
  • [17]
    William Forrest Stinespring, « Integration theorems for gauges and duality for unimodular locally compact groups », in Trans. Amer. Math. Soc., vol. 90, 1959, p. 15-56.
  • [18]
    Un groupe localement compact est unimodulaire si la mesure de Haar à droite coïncide avec sa mesure de Haar à gauche. Tout groupe abélien (= commutatif) est unimodulaire. De même que tout groupe compact et tout groupe discret.
  • [19]
    Pierre Eymard, « L’algèbre de Fourier d’un groupe localement compact », in Bull. Soc. Math. France, Vol. 92, 1964, p. 181-236.
  • [20]
    Nobuhiko Tatsuuma, « A duality theorem for locally compact groups », in J. Math Kyoto Univ., Vol. 6, 1967, p. 187-293.
  • [21]
    Leonid Vainermann, Georgiy Kac, « Nonunimodular ring-groups and Hopf-von Neumann algebras », in Soviet. Math. Dokl., vol. 14, 1974, p. 1144-1148.
  • [22]
    Michel Enock, Jean-Marie Schwartz, « Une dualité dans les algèbres de von Neumann », in Supp. Bull. Soc. Math. Mémoire, Vol. 44, 1975, p. 1-144.
  • [23]
    André Joyal, Ross Street, « An introduction to Tannaka duality and quantum groups », in Lecture Notes in Mathematics, vol. 1488, 1991, p. 411-492.
  • [24]
    Shahn Majid, « Tannaka-Krein theorems for quasi-Hopf algberas and other results »,in Contemp. Math., Vol. 134, 1992, p. 219-232.
  • [25]
    Brian Day, « Monoidal functor categories and graphic Fourier transforms », in Theory and Applications of Categories, Vol. 25, No. 5, 2011, p. 118–141.
  • [26]
    Saunders Mac Lane, Categories for the working mathematician, Berlin, Springer, 1969, p. 248.
  • [27]
    Sur ces questions, voir le livre de Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses, Paris, Éditions des Presses universitaires de France, 2011.
  • [28]
    Sur ces questions et les rapports à la métaphysique d’Alain Badiou, voir Franck Jedrzejewski Ontologie des catégories, Paris, Éditions L’Harmattan, 2011. Un topos est une catégorie non pathologique où toutes les propriétés particulières des catégories sont en général satisfaites.
  • [29]
    Roger Godement, Théorie des faisceaux, Paris, Éditions Hermann, 1958.
  • [30]
    Introduit par Jean Leray en topologie algébrique, la notion de faisceau est une généralisation de celle d’ensemble des sections d’un fibré vectoriel. Le faisceau est flasque si pour tout ouvert, l’application est surjective.
  • [31]
    Peter J. Huber, « Homotopy theory in general categories », in Mathematische Annale Vol. 144 N°. 5, 1961, p. 361-3852
  • [32]
    Heinrich Kleisli, « Every standard construction is induced by a pair of adjoint functors », in Proc. Amer. Math. Soc., 16, 1965, p. 544-546.
  • [33]
    Samuel Eilenberg, John Cooleman Moore, « Adjoint Functors and Triples », in Illinois J. Math., 9, 1965, p. 381–398.
  • [34]
    Voir à ce propos le parallèle avec la monade de Leibniz, Monadologie 63 : « Le corps appartenant à une Monade, qui est l’Entéléchie ou l’Âme, constitue avec l’Entéléchie ce qu’on peut appeler un vivant, et avec l’Âme ce qu’on appelle un Animal. Or ce corps d’un vivant ou d’un Animal est toujours organique ; car toute Monade étant un miroir de l’univers à sa mode, et l’univers étant réglé dans un ordre parfait, il faut qu’il y ait aussi un ordre dans le représentant, c’est-à-dire dans les perceptions de l’âme, et par conséquent dans le corps suivant lequel l’univers y est représenté. »
  • [35]
    Gilles Deleuze, Le Pli, Paris, Éditions de Minuit, 1986. Voir aussi le cours du 16 décembre 1986 à Vincennes : Le pli, récapitulation.
  • [36]
    Jon Beck, Triples, Algebra and Cohomology, PhD thesis, Columbia University, New York, 1967.