Secret, politique et philosophie

1Dans un article de 2000, l’historien Frédéric Monier notait à quel point l’histoire du secret en politique était toujours à faire [2]. Et si l’on en croit les éléments qui expliquent selon lui cet état des lieux, il est probable qu’une telle histoire soit encore à écrire aujourd’hui. De la traque des « secrets du pouvoir » jusqu’à celle des conspirations démasquées, une étude du politique qui se penche sur l’occulte semble effectivement presque toujours trahir un goût du secret et mettre en œuvre une écriture qui n’a jamais été très loin de la « narration à la première personne », l’un et l’autre incompatibles avec la démarche de l’historien après la révolution scientifique du XIXe[3].

2Rien de tel avec la philosophie. Une certaine philosophie semble effectivement plutôt à l’aise avec le secret, qui semble même tracer une sorte de voie privilégiée pour tenter de saisir le pouvoir politique et ses transformations, en particulier pour la modernité politique en Occident. On songe bien sûr d’abord à la notion de Raison d’État, centrale dans la pensée de l’État moderne, et dont l’origine est elle-même faite de fausses attributions et de jeux de masques que l’on n’a cessé de dénouer et de dévoiler dans le sillage de Machiavel [4]. Et l’on pourra insister alors sur les deux sens du concept de Raison d’État [5]. Car la Raison d’État vise certes communément le fait de quitter le droit commun pour sauver le bien public, ainsi que l’emploi du secret nécessaire à l’action politique qui l’accompagne. Mais dans une tradition anti-machiavélienne initiée par Botero dans le contexte de la Contre-Réforme, la Raison d’État reçoit une autre définition, qui polémique avec la précédente : elle est la somme des savoirs nécessaires à l’État pour l’augmentation de sa puissance [6]. Et elle introduit ce faisant l’idée que le « secret » dans l’État moderne administratif pourrait bien résider avant tout dans le déséquilibre que crée la maîtrise d’une quantité colossale de savoir statistique sur les populations [7]. On songe aussi à la place centrale que joue, chez bien des auteurs, la « fabrique » du secret dans la construction de l’individu et du sujet politique moderne – que le secret soit produit par des mécanismes psychiques constitutifs de la subjectivité, comme chez Freud – lecteur de Schopenhauer et de Nietzsche –, ou qu’il soit suscité par des dispositifs et des institutions, comme chez Foucault. On pourra enfin évoquer les thèses de Simmel qui, en opposition à la pensée des Lumières, cède au secret une fonction sociale structurante, en appréhendant la modernité comme le passage d’un secret du monde extérieur – le secret d’un monde qui se cache ou se dérobe – vers un secret constitutif de l’intériorité de l’individu et des rapports sociaux, qu’il s’agit de protéger contre le pouvoir lui-même [8].

3En somme, la modernité politique occidentale semble bien avoir cédé une fonction centrale au secret, pensé comme quelque chose dont la maîtrise ou le contrôle – maîtrise de la production du secret et de son dévoilement, maîtrise de la parole et du silence – constitue l’une des clefs du pouvoir, voire de l’ensemble des rapports sociaux, dont on admet également alors qu’ils permettent d’appréhender la nature propre du politique.

4Accepter de penser la modernité politique en partant du secret ne va pourtant nullement de soi. Les thèses de Simmel attestent bien plutôt du caractère polémique du thème même du secret, qui constitue souvent d’emblée une prise de position à l’égard des Lumières et d’une certaine manière d’interpréter la modernité politique. Sans creuser outre mesure la diversité des formes de pensée qui habitent les Lumières, on est effectivement souvent tenté d’interpréter la modernité dans leur sillage comme étant l’expression d’une revendication généralisée de publicité et de rationalité ouverte, affectant le droit et le politique, la construction de l’espace social et les rapports économiques. Dans une lecture plus sociologique ou plus économique, on lie volontiers cette lecture très idéologique à un processus de rationalisation du monde qui accompagne le développement du capitalisme, et qui explique l’abandon de certaines formes de croyances en soutenant une forme de désenchantement du monde. Dans cette tradition, qui va de Kant à Habermas, mais peut-être aussi bien du positivisme à toutes les théories du désenchantement du monde, le mouvement même du progrès – ou simplement de l’histoire – engendre le recul du « secret » : qu’il s’agisse des luttes politiques contre toutes les formes d’obscurantisme et de Raison d’État ou de la description d’un processus sociologique de rationalisation, le secret se dissout et disparaît même des catégories d’analyse pertinentes pour décrire la modernité politique.

5Dans les deux cas néanmoins, le secret semble bien demeurer au cœur des réflexions philosophiques sur la modernité politique : qu’il se dessine dans l’ombre projetée par les Lumières comme ce qui doit sans cesse reculer, ou qu’il se propose justement comme ce qui déjoue les exigences de publicité et de rationalité des Lumières, le secret demeure une catégorie singulièrement présente en philosophie lorsqu’il s’agit de penser le politique. Et la première hypothèse de cette publication est que cet héritage mérite réflexion aujourd’hui, à une époque et dans des sociétés que l’on peut qualifier en même temps de sociétés de surveillance et de transparence.

6La place du secret et sa signification politique dans les sociétés contemporaine sont en effet étonnamment difficiles à décrire. D’un côté, l’essor extraordinaire des nouvelles technologies [9], les transformations des rapports sociaux et des formes d’organisation du travail et de l’espace adaptés au développement du capitalisme [10], ou encore les nouvelles formes de gestion des conflits qui conduisent à l’effritement de la distinction entre situation de guerre et de paix, et entre gestion de l’ordre interne et guerre externe [11], semblent contribuer à faire du secret quelque chose d’à la fois rare et sans doute assez désirable, en particulier pour l’individu privé autant que pour le sujet politique. Et ce, d’autant que le regard désenchanté et la forme positive de connaissance qui a accompagné le développement de la modernité semblent bien avoir effacé les dernières brumes de secret qui pouvaient encore accompagner la perception du monde. Mais de l’autre côté, la complexité des systèmes d’information et de communication, des systèmes juridiques, des mécanismes de décision politique et des rapports sociaux dans un monde globalisé, la technicisation croissante et le mouvement paradoxal d’hyper-fragmentation et d’hyper-connexion des sociétés semblent multiplier les effets d’opacité [12]. Une opacité que certains gestes radicaux, comme celui d’un Julian Assange par exemple, ne cherchent peut-être pas seulement à lever, mais qu’ils semblent surtout vouloir assigner à un lieu identifiable – le lieu du secret –, en générant d’ailleurs une répression suffisamment violente des États pour laisser penser que le secret politique contemporain se loge bien ici, dans les pratiques de renseignement, dans les technologies de surveillance, etc.

7Pour interpréter ces tensions, l’utilité analytique du concept de secret n’a rien d’évident – le secret est-il bien le contraire de la transparence ? de la surveillance ? Est-il véritablement utile pour décrire ces effets d’opacité précédemment évoqués ? En réalité, l’intérêt du concept de secret réside sans doute bien moins dans son utilité descriptive que dans l’histoire conceptuelle et épistémologique qui l’habite, qui permettrait peut-être d’éclairer les interprétations dominantes aujourd’hui.

Le secret, à l’ombre des Lumières

8L’une des questions qui revient de façon lancinante dans les travaux sur le secret à l’époque contemporaine en Occident est certainement la suivante : Comment situer, sur un plan historique, le « diktat » de la transparence qui semble dominer aujourd’hui ? Et, plus spécifiquement, faut-il y voir l’aboutissement de la Modernité, et en particulier des Lumières, ou au contraire un détournement, un dévoiement de l’idéal de publicité du XVIIIe siècle ?

9Sur un plan philosophique, il est en effet assez remarquable de voir à quel point la question du secret en politique ne peut guère s’exempter de réflexions sur l’histoire, et, avec elles, sur l’histoire de la philosophie. Ceci tient de toute évidence d’abord à la place qu’occupe la pensée des Lumières dans cette dernière histoire. Car si le projet même des Lumières peut bien s’exprimer dans l’idée kantienne selon laquelle, pour l’émancipation et le progrès humains, il n’est besoin que de « l’usage public de sa raison et ce, dans tous les domaines [13] », c’est toute l’histoire occidentale qui se trouve éclairée par une série d’oppositions entre lumière et obscurité (et obscurantisme), transparence ou publicité et opacité, etc., où le nom même de secret se trouve presque résumer la forme même de la politique que les Lumières auront combattue : une politique du secret, que le philosophe, « bavard », contribue peut-être en secret à repousser toujours plus dans les marges [14].

10Dans une telle lecture, la recherche de la transparence ne constitue pas seulement une sorte de « moteur » de l’histoire, mais elle doit immanquablement contribuer à étendre infiniment les marges mêmes du secret. À l’instar de ce que remarquait Pierre Nora, le secret doit effectivement proliférer au rythme même des efforts déployés pour l’estomper : « La modernité n’en finira jamais de sécréter du secret [15] ». Mais en outre, parce que l’idée d’autonomie individuelle et collective demeure presque toujours implicitement le critère d’évaluation des formes de secret secrétées par la modernité – par exemple, de l’opacité des systèmes complexes bureaucratiques ou générés par la concurrence des normes en droit interne ou international –, il était presque inévitable que le projet même des Lumières fasse l’objet d’un doute critique et d’une méfiance politique, tout simplement parce qu’à pousser trop loin la visibilité, l’autonomie du sujet et du corps collectif devait se trouver bien vite prise dans les faisceaux de la lumière trop forte et trop blanche de la transparence et de la publicité. Les contradictions du programme de l’Aufklärung qui avait pour but de libérer le monde de la magie, notamment au moyen d’une science pour laquelle il « ne doit pas exister de secret, pas plus que le désir d’en révéler [16] », ont été dans une certaine mesure menées à leur terme dans les analyses des auteurs l’École de Francfort qui, à rebours de l’ « histoire du progrès », ont non seulement exposé l’unidimensionnalité totalitaire de la raison instrumentale des sociétés occidentales, mais qui ont en outre analysé les formes « persistantes » ou « revenantes » de secret dans ces sociétés – sous des formes mythologiques ou des figures caricaturales [17]. Reste que cette lecture pessimiste de l’histoire de la Raison demeure dans l’horizon des Lumières, à la fois par le maintien du concept central d’autonomie comme principe d’émancipation (individuelle et collective) chez certains auteurs, mais peut-être surtout en raison d’une certaine conception de l’histoire dont les Lumières constituent un tournant et l’une des principales clefs de son interprétation. Or, il me semble possible de dégager tout un courant de pensée, très divers par ailleurs, dans lequel un certain traitement du « secret » s’est précisément démarqué de la pensée philosophique qui aborde le secret essentiellement à partir du prisme des Lumières.

Secret et pouvoir

11De Machiavel à Foucault (et peut-être aussi à Derrida) en passant – mais la route est si tordue qu’elle n’existe probablement pas – par Nietzsche et par Simmel, par Freud, ou par Blanchot, on peut en effet être tenté d’identifier des conceptions ou des mises en scène du secret qui visent d’abord à déconstruire une certaine conception du pouvoir, et, parce qu’elle lui est liée, de la vérité. Les réflexions sur le secret en politique, mais plus largement encore sur les significations politiques du secret, engagent effectivement bien souvent des stratégies de contournement ou de subversion de l’idée générale d’après laquelle le pouvoir est une puissance de domination une et transparente à elle-même en vertu de son rapport extérieur à la vérité, qu’elle doit se contenter de réaliser, d’appliquer ou à l’aulne de laquelle elle s’évalue. Avec cette conception du pouvoir, présente dans toute une tradition philosophique (de façon très schématique, nous dirions de Platon à Kant et Habermas [18]), le politique peut-être séparé de ce qu’il convient de façon réversible de penser comme le domaine autonome de la vérité. Dans cette conception du politique, la loi constitue presque toujours le langage neutre, général, du pouvoir – celui par lequel ce dernier s’affirme comme pure application de raisons qui le précèdent.

12Mais la pensée de la Raison d’État telle qu’elle se développe au XVIe siècle est précisément indifférente à la loi. Elle s’intéresse plutôt à la domination, en décentrant la pensée du politique du droit vers une pensée plus immanente du pouvoir, qui cède à la question du secret une place tout à fait centrale [19]. De même, dans la sociologie des « pères fondateurs » en Allemagne, la déconstruction d’une conception juridique du politique, qui passe par l’affirmation de la rationalité, de l’universalité et de la publicité de la loi, a été liée au rétablissement du « secret dans ses droits » à l’encontre des « Lumières qui considéraient comme suspect tout ce qui est caché ou obscur [20] ». Et l’on trouve encore chez Foucault la même méfiance à l’égard d’une pensée qui « fait des concepts juridiques les catégories directrices de toute réflexion sur le politique », dans le sillage des conceptions souveraines du pouvoir pour lesquelles la loi constitue toujours le langage du pouvoir [21]. Chez Foucault néanmoins, la question épistémologique et politique s’est peut-être un peu plus systématisée encore. Le concept de « pouvoir-savoir » constitue en effet la négation directe de l’idée que le pouvoir est possédé par et qu’il s’exerce sur – laquelle idée a partie liée avec celle qui veut que le pouvoir puisse appliquer une loi, une idée, une vérité [22]. En affirmant que le pouvoir n’existe que dans des rapports, en prenant appui sur des discours et des productions de savoir autant que sur des dispositifs de mise en scène et de mise en visibilité, Foucault invite, en même temps et sur un même plan, à penser aux usages du « secret » en tant que dispositifs d’occultation et de silence maîtrisés, de contre-savoirs et de divulgation, qui contribuent à chaque fois à la fabrique du secret.

13Le pouvoir-savoir pourrait donc tout aussi bien se lire comme du pouvoir-secret – ce qui est d’ailleurs tout à fait clair dans Surveiller et Punir ou dans la Volonté de savoir. Le succès d’une telle conception du pouvoir-savoir qui fait indirectement ou directement du secret un élément nécessairement structurant de rapports de pouvoirs, devenus la clef de l’analyse du politique a été considérable, bien au-delà du champ philosophique. Disons néanmoins que, de la Raison d’État au pouvoir disciplinaire ou à la gouvernementalité foucaldienne, le secret est depuis longtemps déjà pensé dans certains courants philosophiques en tant que clef de rapports différentiels de pouvoir – ce qui constitue alors plus ou moins d’ailleurs une sorte de définition (tautologique) du pouvoir. De façon très générale, le secret pourrait alors se voir défini comme une « structure de communication visant aussi bien à cacher ce qui est, à dissimuler donc, qu’à piéger un destinataire, à lui faire croire qu’il y a quelque chose là où il n’y a rien d’autre que le piège lui-même, la simulation réservée permettant d’instituer un pouvoir sur ceux qui sont en partie ou totalement exclus de la communication [23] ». Où l’on précisera d’emblée qu’une telle structure de communication ne passe pas nécessairement par le discours (et le silence), mais peut exploiter toutes sortes de matérialisations et de mise en scène symboliques – depuis la maîtrise des images jusqu’à celle de l’architecture pour ne prendre que deux exemples importants dans cette tradition.

14Une telle conception assez générale du secret (et du pouvoir) a été plus volontiers acceptée par les sciences sociales, en permettant d’ailleurs, poussée à son terme, de dissoudre les problèmes épistémologiques que pose le « traitement scientifique » du secret. Dans un article consacré aux sociétés initiatiques au Gabon, l’anthropologue Julien Bonhomme relève ainsi le dilemme « épistémologique et éthique » dans lequel se trouve pris le chercheur qui travaille sur le secret initiatique : « le profane ne peut rien dire car il est ignorant ; l’initié ne peut rien dire car il est tenu au secret [24] ». Le problème n’est pas seulement lié à l’étude d’un terrain impliquant un certain comportement pour le chercheur. Il dit plutôt d’emblée la multiplicité des tensions et des problématiques parfois saugrenues que ne manque pas de poser l’étude, la connaissance d’un secret : connaître un secret, c’est toujours le partager ou le dévoiler, et dans les deux cas, c’est participer à la fabrique du secret, c’est « faire » le secret. Où l’on retombe d’ailleurs sur l’inévitable défiance de l’historien, et en réalité de tout chercheur en sciences sociales, à l’égard du goût du secret que celui qui travaille sur les secrets doit bien, quelque part, partager. La réponse apportée par Julien Bonhomme au problème qu’il soulève lui-même s’inscrit dans le plein prolongement de cette tradition de pensée qui se saisit du secret dans son rapport avec le pouvoir : selon lui, on peut interpréter le secret initiatique en s’intéressant moins au contenu des secrets (« divulgation de mythes, révélation de sacra, rituels secrets, etc. »), qu’à la « distribution inégale du savoir et de la compétence initiatique [qui] instaure des rapports de subordination entre acteurs ».

15Défini comme une « une certaine forme relationnelle », le secret pourrait donc être observé indépendamment du contenu particulier des énoncés et des actes, comme ce qui organise « un certain type de rapports entre différentes classes de personnes (profanes et initiés, aînés et cadets, hommes et femmes, et même vivants et ancêtres) ». Et, par un tel biais, le secret peut vraisemblablement devenir l’outil général de toutes les analyses possibles des formes de répartition du pouvoir dans n’importe quelle société, un outil infiniment modulable dans le temps et dans l’espace culturel.

16La pertinence d’un tel angle d’approche se saisissant du pouvoir à partir du secret et des rapports différentiels qu’il instaure pour tenter de comprendre notre présent politique ne fait donc là aussi aucun doute. Le concept de société de transparence, lorsqu’il est vraiment défini, désigne un certain ordre social et matériel fait de discours et de pratiques, de techniques et de technologies, d’architectures et de normes, et peut-être aussi de formes de savoir, qui produisent des effets de visibilité, mais autant d’invisibilité et de pénombre. Et l’idée que le secret se « fabrique [25] » et qu’il engage toujours des rapports différentiels permet alors de cerner les formes de pouvoirs qui se jouent dans ces jeux du discours et du silence, de la visibilité et de l’invisibilité, de la simulation et de la dissimulation – des jeux que l’on pourrait qualifier de « secret », en renonçant complètement à l’idée que ce dernier constitue un phénomène univoque et simple.

Secret et politique : enjeux épistémologiques, enjeux philosophiques

17Disons néanmoins que, chez les auteurs mentionnés pour reconstituer le fil d’une sorte de pensée philosophique du secret qui n’aurait cessé de contredire une pensée « classique » du politique et de la Raison transparente à elle-même, il n’existe justement ni théorie du secret, ni « épistémologie du pouvoir ». Et la tradition reconstituée artificiellement n’existe précisément pas. Plus justement, disons qu’à l’égard de certaines conceptions de la Raison et de la politique, telles qu’elles se nouent autour de l’idée de publicité et aujourd’hui de transparence, le secret semble avoir été constitué en thème, mais surtout en regard ou en biais, à partir duquel le politique a pu être pensé autrement. Dans cette tradition de pensée artificiellement reconstituée, le secret n’est pas une « chose » ou une réalité objective qu’il s’agit de dévoiler ; il n’est pas même une forme de pensée déjà donnée du pouvoir, que l’on pourrait fixer définitivement en tant que rapport pouvoir-savoir, pouvoir-secret : il est plutôt d’abord le support d’un déplacement et d’un soupçon intellectuels, il est l’outil d’un retrait (souvent non dénué d’ironie) et d’un refus d’adhésion à une manière de penser, et en ce sens, il est le moyen d’un geste politique et éthique [26], et d’un geste épistémologique. Car ce que cette persistance tenace du secret dans la philosophie moderne jusqu’à aujourd’hui dit, c’est peut-être moins ce qu’est le politique en son essence ou dans sa positivité, que la persistance ou la répétition d’un geste même consistant à traiter le secret comme un objet politique à part entière. Ce geste signifie d’abord la reconnaissance de la part intrinsèquement fictionnelle, la part de jeux de rôles et de jeux d’interprétation, de jeux de surfaces et de profondeurs, du politique. Ce geste, est ensuite celui qui s’esquisse à chaque fois qu’est posée la question de savoir ce que fait le philosophe lorsqu’il prétend « faire » de la philosophie politique. Machiavel, Naudé, ne dévoilent pas la vérité du politique en son essence, ils observent les voiles et les masques en politique ou, plus justement peut-être, la signification politique des voiles et des masques. Nietzsche, Derrida, Foucault n’établissent pas une autre vérité du politique, mais ils interrogent plutôt cette volonté tenace de dévoiler les secrets, de creuser et de forcer les surfaces pour atteindre une vérité retenue, cachée, originelle [27]. En mettant inévitablement en scène et en question leur propre position. Effets de miroirs, jeux de renversements, ironie et déplacements, effets de langage et jeux d’adresse que les publications autour du secret n’ont pas manqué de produire ni d’exploiter, en recréant des formes de pensée qui ne cessent de se déplier à l’infini, de se dévoiler et de se masquer, en disant le politique autrement [28]. Mais autrement que quoi ? Autrement que ne l’entend une tradition de pensée qui associe dans une apparente évidence politique, pouvoir et vérité : celle qui veut que la vérité précède essentiellement le politique, puisqu’il en tire son pouvoir, soit qu’il la masque, soit qu’il l’applique de façon vertueuse.

18C’est pourquoi même si l’on abandonne le contenu de la vérité pour ne s’intéresser qu’aux effets (politiques) de la vérité et de sa possession, une pensée du secret pourrait refaire encore ce geste consistant à soupçonner que le secret ne dit pas son dernier mot lorsqu’on l’interprète en termes de rapports de pouvoir, lesquels constitueraient en fin de compte le vrai nom de la politique. Bref, si le secret constitue bien la clef d’une pensée du politique marquée par le soupçon, nous serions tentés de penser que le secret n’a, pour cette raison même, jamais achevé de donner son sens – pas plus que le politique. Et en ce lieu même, le secret est une question proprement philosophique, que Derrida situe dans « l’indécidabilité du secret [29] » ou dans ce qui s’ouvre avec « l’indécidabilité, et donc par le secret, par la destinerrance, de l’origine et de la fin, de la destination et du destinataire, du sens et du référent de la référence demeurée référence dans son suspens même [30] ».

19Ce dossier sur les politique(s) du secret propose donc de réfléchir en même temps aux formes de secret mises en œuvre dans nos sociétés, et aux interprétations possibles de ces formes, en tenant compte des traditions théoriques, des représentations de l’histoire, des choix épistémologiques, qui pèsent sur ces lectures. Les pistes proposées ici sont évidemment incomplètes – le sujet étant presque infini.

20Elles ont néanmoins assumé deux paris : le premier est de partir de domaines de recherches et de champs disciplinaires différents (la philosophie, le droit, la sociologie), qui permettent de multiplier les angles à partir desquels on peut d’abord simplement tenter de décrire en quoi consistent les formes de secret dans nos sociétés contemporaines. Avec cette pluridisciplinarité s’affirme paradoxalement à la fois l’idée que le secret est une question politique nécessairement transversale, potentiellement présente dans tous les domaines sociaux (dans le droit, dans l’économie, dans le politique, dans la technique, etc.), et en même temps que le terme même de secret n’a aucune évidence ni aucune signification homogène – et qu’il n’est pas même certain qu’il soit acceptable pour décrire certaines réalités empiriques. Et si le pari n’est pas toujours simple à tenir, si l’on ne souhaite pas seulement accoler des travaux qui ne communiquent par rien d’autre que par un terme dont le sens même n’est pas partagé, il a permis de nouer des champs ou simplement des questions souvent isolées, à l’instar des réflexions portant sur l’opacité générée par la complexité en droit et dans la technique, pour ne prendre qu’un exemple.

21Le second pari de cette publication a été de tenter de faire dialoguer des travaux empiriques sur les « formes de secret » et ses métamorphoses à l’époque contemporaine avec des réflexions philosophiques intégrant une dimension historique et sociétale. Un dialogue qui contribue non seulement à penser les formes actuelles du secret à la lumière de certains héritages théoriques, de formes de pensées héritées, mais qui, surtout peut-être, permet d’interroger le caractère encore étonnamment subversif ou simplement problématique (au sens philosophique) du terme, dont on n’efface pas facilement la dimension plurivoque, ironique, et, disons-le, ludique.

Ce numéro 98 de la revue Rue Descartes a été réalisé sous la responsabilité de Marie Goupy, Pierre-Antoine Chardel et Nicolas Poirier.
Sont vivement remerciés Lambert Dousson, Paul Zawadzki, Chantal Delourme, Valérie Charolles, Ninon Grangé, Nicolas Poirier et Pierre-Antoine Chardel qui ont relu l’ensemble des articles de ce numéro.

Notes

  • [1]
    Cette préface doit beaucoup aux précieuses relectures de Thomas Berns, de Ninon Grangé et de Nicolas Poirier et de Pierre-Antoine Chardel.
  • [2]
    Monier, Frédéric. « Le Secret en politique, une histoire à écrire », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 58, 2000, p. 3-8.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Senellart, Michel. « La Raison d’État antimachiavélienne. Essai de problématisation », in La Raison d’État : politique et rationalité, dir. C. Lazzeri et D. Reynié, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1992, p. 15-42.
  • [5]
    Voir la Présentation de Brigitte Krulic in Raison(s) d’État en Europe. Traditions, usages, recompositions, dir. Krulic, Brigitte, Éditions Peter Lang, 2010, p. 5.
  • [6]
    Senellart, Michel. Machiavélisme et Raison d’État, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1989.
  • [7]
    Voir l’introduction de Romain Descendre à Giovanni Botero. De la Raison d’État (1589-1598), Paris, Éditions Gallimard, 2014, p. 57.
  • [8]
    Simmel, Georg. Secret et sociétés secrètes, Paris, Éditions Circé, 1996.
  • [9]
    L’idée de « tyrannie de la visibilité » est particulièrement présente dans les travaux portant sur les sociétés dites numériques. Voir par exemple Nicole Aubert et Claudine Haroche Les Tyrannies de la visibilité. Être visible pour exister ?, Paris, Éditions ERES, 2011. Voir également Pierre-Antoine Chardel. « La communication et ses écarts. Réflexions sur les limites de l’idéalisme technologique », in Hermès, La Revue, n° 84, 2019/2, p. 31-37.
  • [10]
    Voir par exemple Denis Kessler. « L’entreprise entre transparence et secret », in Pouvoirs, 97, 2001/2, p. 33-46. URL : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2001-2-page-33.htm
  • [11]
    Voir en particulier les travaux associés aux surveillances studies, qui s’organisent autour du réseau de recherche Surveillance Studies Network (SNN).
  • [12]
    Byung-Chul, Han. La Société de transparence, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2017.
  • [13]
    « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Kant, Emmanuel. Vers la paix perpétuelle… et autres textes, Paris, Éditions Flammarion, 2006, p. 45.
  • [14]
    Berns, Thomas. « Secrets et implicites d’une cosmopolitique non politique chez Kant », in Dissensus, Revue de philosophie politique de l’ULg, 1, décembre 2008, p. 36 et La Guerre des philosophes, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2019, p. 207
  • [15]
    Nora, Pierre. « Simmel, le mot de passe », in Nouvelle revue de psychanalyse, 14, automne 1976, p. 308.
  • [16]
    Horkheimer, Max et Adorno, Théodor. La Dialectique de la raison, Paris, Éditions Gallimard, 1974, p. 21 et 23.
  • [17]
    Kracauer, Siegfried. Le Roman policier, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2001. Sur ces analyses, voir en particulier Michèle Cohen-Halimi. « Siegfried Kracauer et la “métaphysique du roman policier” », in Cahiers philosophiques, 143, 2015/4, p. 51-66. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2015-4-page-51.htm
  • [18]
    Voir sur ce point l’article de Jean-Pierre Cavaillé qui renvoie dos à dos « l’idéologie de la transparence et […] sa version théorique, en particulier l’agir communicationnel », et les idéologies et philosophies « de la célébration du secret et du mystère ». Cavaillé, Jean-Pierre. « Simulation et dissimulation chez Louis Marin », in Les Dossiers du Grihl, Secret et mensonge. Essais et comptes rendus. URL : http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/
  • [19]
    Voir Romain Descendre, « Introduction » à Giovanni Botero. De la Raison d’État (1589-1598), op. cit. Voir également Thomas Berns. « Excès machiavélien et profanation plutôt qu’exception : le coup d’État chez Gabriel Naudé », in De la dictature à l’État d’exception, dir. M. Goupy et Y. Rivière, Rome, Éditions de l’école Français de Rome, à paraître en 2021.
  • [20]
    Disselkamp, Annette. Ibid., p. 144.
  • [21]
    « Droit », in Artières, Philippe et Potte-Bonneville, Mathieu. D’Après Foucault, Gestes, luttes, programmes, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Points », 2012, p. 209.
  • [22]
    Foucault, Michel. Surveiller et punir, Paris, Éditions Gallimard, p. 35 et ss.
  • [23]
    Cavaillé, Jean-Pierre. Ibid.
  • [24]
    Bonhomme, Julien. « “La feuille sur la langue”. Pragmatique du secret initiatique », in Cahiers gabonais d’anthropologie, 17, 2006, p. 1938.
  • [25]
    Voir Adell, Nicolas. « Introduction » au dossier thématique Faire le secret, Mondes contemporains, 5, 2014.
  • [26]
    C’est peut-être Derrida qui pousse le plus loin l’analyse de ce geste de retrait et dans l’écart ouvert par l’attitude de Bartleby (« I would prefer not to »”), dans l’ouvrage éponyme de Melville, dans Donner la mort, Paris, Éditions Galilée, 1999. Sur cette question, voir Richard Pedo. « Attendu que la littérature : de Job à Abraham via Bartleby », in Le Tour critique, n° 1, 2013.
  • [27]
    Ce qui n’est pas exclusif, ainsi que me l’a fait remarquer très justement Pierre-Antoine Chardel, de l’admission d’un « droit au secret » chez Derrida.
  • [28]
    On songera ici à l’extraordinaire jeu de significations et de gestes mis en scène avec la publication (à douze exemplaires dit-on) des Considérations politiques sur les coups d’État, de Gabriel Naudé.
  • [29]
    Derrida, Jacques. Donner la mort, op.cit., p. 175.
  • [30]
    Ibid., p. 191.