Théorie du complot, secret et transparence

1Augmenter la transparence dans la société en général et dans la politique en particulier devrait, en principe, réduire la croyance aux théories du complot. Tout complot a effectivement besoin de secret. Avec la diminution des espaces de secret, devraient donc se réduire aussi l’assise de toutes les spéculations sur les complots.

2En réalité, si les chercheurs académiques débattent bien quand au fait de savoir si les croyances à telle ou telle théorie ont crû [1] ou si elles restent au même niveau [2], aucun spécialiste ne défend leur diminution. Après une période de prolifération des théories complotistes, liées au national-populisme [3], l’actuelle crise sanitaire a montré, au contraire, qu’elles disposent d’un public nombreux [4].

3Il y a bien des raisons factuelles à cela. En présumant que les philosophes comme Han [5] ont raison quand ils caractérisent les sociétés de l’information comme des sociétés de la transparence, des espaces d’opacité existent encore : des secrets d’État ou, sur internet, le « deep web » et le « dark web », là où les dissidents et les terroristes se rencontrent et, réellement cette fois, conspirent. Et l’existence de complots réels dans des endroits secrets semble une bonne raison pour que certaines théories du complot soient considérées comme plausibles.

4La notion de complot est liée au secret au moins à deux niveaux : le secret des groupes impliqués et le secret de leurs activités [6]. Les groupes peuvent être connus, mais les activités doivent être secrètes pour qu’on puisse parler de complot. On peut protéger le secret au moyen de deux stratégies principales : l’évitement « passif » et la dissimulation « active ». Dans le premier cas, les conspirateurs réalisent leurs activités secrètes dans des espaces d’opacité déjà existants. Dans le second cas, ils doivent créer de nouvelles formes d’opacité en utilisant le déguisement et le mensonge.

5Ceux qui adhèrent aux théories du complot doivent donc croire au moins à l’une des deux options suivantes : a) la société de la transparence n’est pas tellement transparente, ou b) il y a des conspirateurs qui sont capables de cacher leurs activités, peut-être même leur existence, en pleine lumière.

6Nous examinerons cette seconde option à l’aide de la « théorie conspiratrice de l’ignorance », définie par Karl Popper comme une position épistémologique qui

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… interprète l’ignorance non pas comme un simple défaut de connaissance, mais comme l’ouvrage de quelque puissance inquiétante, origine des influences impures et malignes qui pervertissent et contaminent nos esprits et nous accoutument de manière insidieuse à opposer une résistance à la connaissance[7].

8Popper la considérait comme une conséquence logique de « l’épistémologie naïve » qui regarde le savoir comme un simple processus de capture de ce qui existe. En adoptant ce point de vue, le sujet connaissant ne part pas de conjectures préalables, encore moins de préjugés ; il est un réceptacle vide qui se remplit de données et rien, dans la structure même du réceptacle, ne détermine la forme de la connaissance qui s’y loge.

9Ni l’« épistémologie naïve » ni la « théorie conspiratrice de l’ignorance » qui en découle ne sont une nouveauté. Popper lui-même a retrouvé des formulations anciennes d’une telle idée, notamment dans la célèbre thèse de la « tromperie du clergé » qui s’est développée sous les Lumières. Dans la perspective des Lumières en effet, c’est l’intérêt du clergé à maintenir le peuple dans l’obscurité qui explique l’ignorance et la superstition du peuple. Mais Popper décèle alors une curieuse contradiction : en rejetant l’autorité religieuse, les Lumières ont rendu un service essentiel à l’avancée des connaissances scientifiques ; mais elles l’ont fait en utilisant une théorie erronée, avec des conséquences perverses pour la suite. En effet, il ne suffit pas de se débarrasser de la foi et des préjugés religieux pour avoir accès à une connaissance indubitable. La réalité, selon Popper, n’est pas transparente, et la connaissance n’est pas le résultat d’une accumulation impartiale de faits recueillis dans leur « état naturel » dans le monde extérieur mais quelque chose que nous construisons à partir de conjectures préalables.

10Il semble ainsi raisonnable de se demander si la théorie conspiratrice de l’ignorance n’existe pas aussi dans la « société de la transparence [8] » dans laquelle nous vivons, et si, dans cette société dans laquelle nous nous trouvons constamment exposés et où la réalité semble toujours à portée de main, cette dynamique qui mène de l’épistémologie naïve à la théorie conspiratrice de l’ignorance n’est pas aussi à l’œuvre. Il est indéniable que les théories du complot pullulent dans les vitrines virtuelles surchargées de la société de la transparence et que la dimension politique qu’elles ont prise est apparue de plus en plus clairement dans les processus électoraux décisifs de ces dernières années (référendum sur le Brexit, élections présidentielles américaines en 2016).

11Cette société transparente est la fille du progrès de la science et de la technologie et, par conséquent, elle est l’héritière du projet des Lumières. Ironiquement, les moyens technologiques de pointe qui la soutiennent sont le véhicule par lequel se propagent des théories et des croyances nettement antiscientifiques, dont celle des « terraplatistes », qui n’est certainement pas la plus grotesque. Les possibilités pratiquement illimitées d’information et de diffusion des connaissances sont gâchées par la pratique systématique de la désinformation et la diffusion stratégique de mensonges. Si Popper avait déjà noté une contradiction dans l’utilisation de la théorie de la tromperie du clergé par les Lumières, le paradoxe, au niveau pratique, est encore plus marquant aujourd’hui : les complotistes utilisent les résultats pratiques de la science appliquée pour la remettre en question ou même pour s’opposer à sa prétendue tyrannie. Si le phénomène venait à proliférer, nous serions peut-être conduits à reconnaître, comme l’ont voulu les penseurs postmodernes depuis des décennies, la mort de la modernité sous les coups de ses propres outils technologiques.

12Dans les pages suivantes, nous aborderons la relation entre les théories du complot et le secret, en particulier dans le domaine politique, et après avoir examiné les notions de « société transparente [9] » et de « société de la transparence [10] », nous tenterons d’identifier les espaces qui demeurent disponibles pour le secret et le complot, dans un monde où tout est censé être exposé au regard de tous. Ceci nous conduira ensuite à nous interroger sur la pertinence actuelle de la « théorie conspiratrice de l’ignorance » poppérienne.

13Malheureusement, l’actualité nous offre une illustration de ces mécanismes de prolifération des théories du complot, qui se développent autour de la pandémie du COVID-19 : elles associent une méfiance envers les institutions, la science et les médias, avec les effets pervers d’une épistémologie naïve qui dépose des attentes irréalistes dans la capacité des autorités scientifiques de connaître immédiatement la réalité. Les conséquences potentiellement désastreuses de ces croyances révèlent à quel point il est nécessaire d’étudier un phénomène qui ne paraissait, jusqu’à présent, qu’une excentricité inoffensive.

1 – Complot et secret

14Est secret ce qui n’est pas révélé, ce qui se trouve réservé à quelques-uns. Ceux qui ne connaissent pas le secret peuvent savoir qu’il y a un secret, même s’ils ne partagent pas son contenu. Ils peuvent aussi en ignorer complètement l’existence, sans spéculer sur ce qui est caché.

15Le complot a besoin du secret. Il en a besoin pour se propager, pour atteindre ses objectifs dans la pratique mais il en a aussi besoin, par définition, pour être considéré comme un complot en tant que tel.

16Un complot public serait une contradiction évidente dans les termes mêmes : lorsqu’une ou plusieurs personnes acceptent de partager des intérêts communs, l’alliance entre eux peut revêtir de nombreux noms, mais certainement pas celui de complot. Le complot est considéré comme tel lorsque l’activité ne se produit pas à la lumière du jour et aux yeux de tout le monde. Si le public en a pris connaissance, c’est parce qu’il a été déjoué, ou parce qu’il a atteint son objectif et que le secret n’est plus de mise : si l’on souhaite assassiner Jules César, il est préférable que ni lui ni ceux qui voudraient empêcher son assassinat ne soient au courant de nos plans, mais une fois l’acte accompli, il n’est plus nécessaire de maintenir certaines précautions, ou cela ne serait nécessaire que pour éviter les harangues incendiaires de Marc Antoine incitant le peuple romain à se retourner contre les assassins.

17Les victimes du complot peuvent également prendre connaissance du complot lorsqu’il échoue et apparaît au grand jour avant que les conspirateurs n’aient été en mesure d’atteindre leurs objectifs. Comme le rappelle Machiavel dans le chapitre du Discours sur la première décade de Tite-Live[11] concernant les conjurations, peu nombreux sont les complots qui réussissent, car ils sont constamment exposés au danger d’être découverts, à cause de la délation opérée par des participants peu fiables ou des excès verbaux de certains conspirateurs imprudents.

18Ainsi, entre le complot dont nous ne savons encore rien parce qu’il a été maintenu secret et le complot sur lequel nous n’avons aucun doute, parce qu’il a réussi ou échoué en raison d’une révélation prématurée, mais qui en tout cas est admis comme tel sans équivoque, il existe un vaste et fertile territoire d’ambiguïtés dans lequel les théories du complot se développent.

19Si le complot a besoin du secret, la théorie du complot a besoin du soupçon du secret. Ceux qui croient aux théories conspiratrices connaissent ou pensent connaître les prétendus complots au moyen d’indices. Le complot est en cours et demeure secret, mais quelques pistes affleurent à la surface de la réalité et elles permettent d’apercevoir ce qui se cache derrière. Le complot n’est donc jamais totalement caché, dans la mesure où ceux qui savent reconnaître ses signes peuvent le deviner [12].

20Pour relativiser l’importance que l’on accorde aux théories du complot, on a fait valoir qu’une situation aussi ambiguë, entre le secret et sa révélation, est naturellement instable : la période d’incertitude peut être prolongée pendant un certain temps, mais finalement le verdict tombe, dans un sens ou dans l’autre : la théorie est alors rejetée ou la réalité du complot, démontrée. Ainsi que le notait déjà Machiavel, c’est qu’il est difficile de trouver plus d’un homme ou deux de toute confiance, et dès qu’il y a plus de trois ou quatre hommes dans le secret, il n’y a plus aucun moyen d’empêcher que le complot ne soit découvert par le biais d’une trahison délibérée ou par légèreté.

21Plus la portée d’un prétendu complot est étendue, dans l’espace et dans le temps, plus il devient difficile pour les conspirateurs de tenir leur serment de silence. Et cela se trouve confirmé par les preuves historiques concernant des complots réels et concrets. Dans certains cas, le complot a été découvert à cause de l’indiscrétion d’un seul conspirateur, quelques instants avant que son objectif ne soit atteint. Ce sont quelques-uns de ces cas, qui se trouvent exposés, non sans ironie, par Machiavel dans le passage consacré aux « Échecs dus à une perturbation de l’esprit » : Quintianus, désigné pour assassiner l’empereur Commode, se tourne vers sa victime avec un poignard à la main et crie : « Voilà ce que le sénat t’envoie ». Ce cri provoque son arrestation avant même qu’il n’ait eu le temps de lever le bras pour porter le coup mortel. C’est aussi le cas lorsqu’Antoine de Volterra, qui était sur le point de tuer Laurent de Médicis, l’a involontairement mis sur ses gardes en disant « Ah, traître ! ».

22En termes purement rationnels, cela pourrait être un argument convaincant pour rejeter certaines théories du complot. Mais rejeter une théorie que nous ne trouvons pas plausible n’est pas la même chose que la réfuter. Et les théories du complot ont tendance à être irréfutables, précisément parce que la catégorie du « secret » transcende les oppositions dichotomiques entre visible et caché, vrai et faux, confirmé et réfuté.

23Il faut se rappeler que l’argument classique argum :entum ad ignorantiam comporte deux volets : sur un premier volet, il considère l’absence de preuve à l’appui comme une preuve contre ; sur le second, l’absence de preuve contre devient une preuve à l’appui. On privilégie l’un ou l’autre en fonction de la personne à qui incombe la charge de la preuve. Le croyant doit-il prouver l’existence de Dieu, ou est-ce à l’athée de prouver sa non-existence ? La théorie du complot ignore souvent le fardeau de la preuve et, dans ses versions les plus extrêmes, elle peut même soutenir que l’absence de toute preuve du complot est, en fait, la meilleure preuve qu’il existe un complot parfait qui a éliminé toute trace de son existence.

24En effet, la présomption du secret permet de maintenir toujours une dimension d’incertitude dans la réalité sociale. En tant qu’acteurs sociaux, nous simulons quotidiennement certaines réalités, tandis que d’autres demeurent cachées. Et nous sommes conscients, en tant que partie prenante de la représentation de nous-mêmes dans nos différents rôles sociaux, qu’il existe des coulisses (backstage) auxquelles ont uniquement accès ceux qui collaborent avec nous dans une représentation sociale spécifique [13]. Le monde social peut être cartographié en indiquant à qui sont ouvertes les différentes régions qui le composent.

25La présomption quotidienne du secret dans les rapports sociaux n’est pas nécessairement négative, car « une part de chacun de nous, y compris de personnes faisant partie de notre intimité, doit avoir un côté obscur et imprévisible afin de ne pas perdre son charme [14] ». L’intérêt et l’attraction que l’individu ressent pour les autres se maintiennent tant que cette réserve secrète n’est pas épuisée.

26Mais la théorie du complot ne se justifie pas en faisant seulement appel à l’argument de la probabilité d’un secret et d’une dissimulation. Elle attire également ses adeptes, émotionnellement parlant, par la promesse d’avoir accès à un flot infini de découvertes. Vérifier ou réfuter définitivement une théorie du complot, si cela était possible, signifierait mettre fin à ce processus pratiquement infini de découverte. La théorie est vivante tant qu’elle permet de formuler de nouvelles hypothèses et de trouver de nouveaux indices [15]. Il ne faut donc pas s’étonner que les feuilletons, que ce soit sous forme de série télévisée, de roman ou de bande dessinée, utilisent souvent le complot à grande échelle comme un moteur narratif et comme un cadre général qui organise l’intrigue dans une structure de signification en constante expansion [16]. Selon la caractérisation influente de Barkun [17], la théorie du complot part de trois principes : tout est lié, rien n’arrive pas hasard, et rien n’est tel qu’il paraît être. Le monde a un sens et il existe une structure profonde dans laquelle tout s’intègre et rien n’est laissé au hasard ; cependant la promesse d’un monde pleinement déchiffrable est constamment frustrée par le dernier principe : nous ne pouvons jamais être sûrs d’avoir eu accès à cette réalité, car ce qui semble réel pourrait n’être que l’avant-dernier voile placé par quelqu’un qui essaie de nous tromper.

27À un niveau social, les croyances complotistes sont liées aux promesses frustrées des sciences sociales dont on attendait des réponses complètes et exhaustives, presque mécanistes, donnant des explications causales et des résultats pratiques comparables à ceux obtenus par les sciences physiques-naturelles dans leur propre domaine. Les théories du complot apparaissent dans les fissures du concept de société [18], parallèlement à la sociologie qui le prend au même moment comme objet. L’idée de complot constitue une cartographie cognitive [19] qui permet au complotiste de s’orienter dans le monde social lorsqu’il n’a plus rien pour se guider. Ainsi, les zones que nous n’arrivons pas à bien percevoir, à cause de l’insuffisance de nos outils d’observation (c’est-à-dire à cause des limitations des sciences sociales) ou à cause des difficultés inhérentes à l’objet en soi (c’est-à-dire l’opacité d’une réalité qui n’est pas transparente), entrent-elles dans la catégorie du secret. Pour le complotiste, ce ne sont pas simplement des zones inconnues, mais aussi des zones cachées par « ceux qui ne veulent pas que nous connaissions la réalité ».

28Cette méfiance est exploitable dans la confrontation partisane. Uscinski et Parent ont relevé la relation empirique entre, d’une part, les défaites électorales et les processus d’expulsion du pouvoir, et, d’autre part, la prolifération des théories du complot qui expliquent ces échecs par des soi-disant agissements menés dans l’ombre par les gagnants illégitimes. Comme les auteurs le résument avec le sarcasme, « les théories du complot réconfortent les perdants [20] ».

29Dans ces cas, la théorie du complot n’offre pas seulement une explication causale, ni une image panoramique plus ou moins conforme d’une réalité difficile à concilier autrement avec notre vision du monde : elle donne également à ceux qui y croient une mission dans ce monde, celle d’affronter un ennemi plus vaste et bien pire qu’un adversaire politique. Dans certaines de ses versions les plus extrêmes, les théories du complot permettent au complotiste de devenir le héros d’une bataille apocalyptique qui atteint son point culminant à notre époque, après des siècles de développement souterrain. Mais d’autres récits moins catastrophiques présentent aussi un potentiel de mobilisation par rapport au scénario de confrontation politique conventionnelle, car ils font des adeptes des théories du complot des champions de la vérité face à ceux qui veulent la cacher à presque n’importe quel prix en mentant au peuple ou en détournant de façon sournoise son attention envers des secrets inconcevables pour la plupart d’entre eux.

2 – Secret et transparence

30Puisque les moyens d’observer le monde sont de plus en plus nombreux, il devrait y avoir de moins en moins de cachettes pour dissimuler le secret. Les yeux électroniques se sont multipliés et ont colonisé des espaces qui, jusqu’à peu, étaient hermétiques : les citoyens se voient sous des angles inédits et, de plus, ils s’exposent sous des angles inédits. La division méthodique des espaces en fonction de leur utilisation dans la représentation sociale [21] a été démolie : aucune coulisse (backstage) ne peut devenir une scène (front stage) sans la volonté de ceux qui se réfugient dans son illusion d’intimité.

31Suivre la logique de Simmel sans aucune nuance pourrait nous conduire à conclure que si le secret disparaît, le mystère et le « charme » qui dépendaient du maintien d’une réserve minimale d’opacité disparaissent aussi. Mais, comme Simmel l’observe lui-même, montrer peut aussi être une autre façon de cacher et, si selon l’un des principes fondamentaux de la théorie du complot rien n’est ce qu’il paraît, les complotistes ont donc des raisons de soupçonner que toutes ces images ne sont en fait qu’un simulacre d’hyperréalité [22] qui cache ce qui se passe vraiment.

32En tout cas, la transparence postmoderne [23] n’implique pas la référence à une réalité unique. Bien au contraire, la société postmoderne, plutôt que transparente, est complexe et chaotique, elle est le résultat d’une multiplication de points de vue qui détruit l’histoire unilinéaire que les historiens ont longtemps racontée en tenant compte, sans en avoir toujours conscience, des critères et priorités des classes supérieures. L’image que transmet la société postmoderne d’après Vattimo n’est pas celle d’un tout unitaire et cohérent, mais d’une mosaïque d’images fragmentaires et, parfois même, contradictoires. Si la théorie moderne du complot naît des attentes frustrées de ne pas pouvoir connaître la société dans sa totalité et des fissures dans la conception que les différents groupes sociaux en ont, la fragmentation postmoderne semble être un environnement particulièrement propice à l’accélération de cette dynamique.

33La communication audiovisuelle, la presse, le cinéma, et surtout la télévision nous permettent de nous observer en temps réel et, selon Vattimo, d’atteindre concrètement l’auto-connaissance de l’esprit absolu que Hegel considère comme étant le point culminant de l’histoire, mais sans dépasser les étapes précédentes, qui sont incorporées dans une synthèse globale et cohérente, sinon en pulvérisant l’histoire en plusieurs histoires. L’émancipation, d’après Vattimo, ne doit pas venir de cette connaissance chimérique parfaite à laquelle aspirent les Lumières et leurs héritiers directs, mais de la libération de l’infinie diversité des perspectives canalisées par les médias.

34Cette prolifération des points de vue auparavant étouffés, cette « revanche » des cultures et subcultures subalternes dans l’histoire unique et traditionnelle, est le produit, selon Vattimo, de la décolonisation, de la fin de l’impérialisme et, principalement, de la naissance des médias de masse. Dans la mesure où les théories du complot sont, aussi, des points de vue « marginaux », opposés à une « version officielle [24] » avec la prétention d’hégémonie, il semble cohérent que les théories du complot soient en phase avec la démolition de la réalité sociale monolithique et la libération de la diversité, bien que nombre de théories du complot apparaissent également comme des réactions conservatrices à la perte d’un monde stable et monolithique [25].

35Cette variété d’images est, en outre, la matière première qui nourrit la théorie du complot, souvent construite par la recherche, la compilation et la réinterprétation de diverses perspectives documentaires sur des événements concrets. Prenons comme exemple celui bien connu de l’assassinat de John F. Kennedy : les images existantes de l’acte concret ont été analysées pour détecter des divergences ou des inadéquations qui révéleraient la véritable nature du crime et l’échafaudage qui le justifie. De même, les images du tueur Lee Harvey Oswald à différents moments de sa vie ont, elles aussi, été analysées, car elles pourraient laisser apparaître des contradictions révélatrices. Par exemple, Knight [26] montre une affiche préparée par l’enquêteur Jack White dans laquelle soixante dix-sept photographies du tueur sont juxtaposées, de l’enfance à l’âge adulte. White conclut que, compte tenu des différences notables de physionomie constatées au fil du temps, les photographies ne peuvent pas toutes correspondre à la même personne. Ainsi donc, face à la « version officielle », apparaît celle d’après laquelle il y avait non seulement d’autres tireurs en plus d’Oswald, mais qu’Oswald lui-même était en fait plusieurs personnes.

36Selon certaines analyses, des complotistes justifient leurs croyances en se revendiquant d’un relativisme inspiré par les idées mal assimilées ou mal digérées de la Théorie Critique [27], qui les conduit à attribuer aux différentes perspectives sur la réalité un biais lié aux préjugés et aux intérêts qui dépendent des positions sociales. Cependant, les complotistes attribuent à l’œil électronique de la caméra une objectivité implacable qui élimine toute possibilité de distorsions, puisque la caméra, contrairement aux humains, n’a ni émotion ni intérêt, et recueille simplement ce qui se passe devant elle, de façon aseptique.

37Les complotistes savent qu’il est possible de mettre en scène des situations mensongères face à une caméra et de les faire passer pour des situations réelles ; certaines théories célèbres, comme celle de la « conspiration lunaire », soutiennent d’ailleurs précisément une telle forme de mensonge. Mais dans un contexte de méfiance à l’égard des institutions et des médias traditionnels, cela ne se traduit pas dans une méfiance à l’égard de toute situation filmée : cela peut conduire, bien plutôt, au rejet d’images issues des médias traditionnels, parce qu’elles représentent la « version officielle » et parce que les médias disposent des moyens de fabriquer des simulacres de la réalité, tout en poussant à accorder plus de crédibilité aux enregistrements « artisanaux » et « spontanés » qui entrent en conflit avec la « version officielle ».

38De cette façon, le secret et le complot non seulement ne disparaissent pas mais sortent renforcés. Le secret le plus invulnérable étant celui qui se trouve caché sous nos yeux et le complot le plus efficace celui qui se développe sous une illusion de transparence absolue, les complotistes soupçonnent la réalité exposée aux regards de tous, comme lorsqu’un magicien montre l’intérieur d’une boîte apparemment vide mais qui cache en réalité quelque chose derrière un miroir posé à 45°. La multiplication des points de vue implique nécessairement la multiplication des divergences, des décalages de perspective, des petites fissures dans la version officielle à partir de laquelle se construisent les théories. Par suite, soit les complotistes croient que certaines de ces versions divergentes sont fausses, soit ils supposent que ce ne sont pas les perspectives qui sont multiples mais l’objet lui-même : les images sont différentes parce qu’elles reflètent des réalités différentes, bien qu’à première vue elles puissent paraître les mêmes ou, pire, que quelqu’un essaie de nous convaincre qu’il s’agit de la même afin de servir ses propres intérêts obscurs.

39Selon Vattimo, ce processus de décomposition s’applique également à l’histoire, qui, en perdant son caractère unitaire, en se fragmentant en de multiples histoires, permet des réécritures ou de nouvelles écritures qui répondent à différents critères de sélection de faits marquants (par exemple, la vie quotidienne des gens par rapport aux exploits de grands hommes, ou le rôle de cultures considérées comme subalternes dans le processus de mondialisation par rapport au récit ethnocentriste de la diffusion culturelle de l’Occident), mais aussi à la volonté d’élaboration d’histoires alternatives qui démasquent les acteurs cachés derrière les processus de changement social. Depuis les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1798-1799), dans lesquelles Augustin Barruel attribuait la Révolution française à un complot ourdi par des francs-maçons et des athées, l’histoire de la modernité a été écrite en parallèle par une pléthore de contre-histoires alternatives, dont le livre Les Protocoles des Sages de Sion est l’un des plus infâmes exemples.

40Dans la société de la transparence, comme Han [28] la décrit un quart de siècle après Vattimo, ces dynamiques sont exacerbées. Selon lui, ce qui se passe aujourd’hui n’est pas une invasion de l’intimité par l’œil électronique mais une reddition de cette intimité par ceux qui y renoncent, motivés par un impératif d’exposition qui obéit à des logiques économiques et culturelles du capitalisme contemporain. Plus besoin que l’on aille nous chercher, c’est nous qui ressentons le besoin de nous montrer, et de nous réinventer en découvrant peu à peu qui nous sommes lorsque nous nous exposons. Parce que, comme le rappelle Han, l’une des premières et plus graves erreurs de la communication transparente est d’oublier que nous ne sommes pas transparents envers nous-mêmes, et que nous gardons au fond de nous des secrets auxquels nous ne pouvons pas accéder. C’est pourquoi, malgré les avertissements de Simmel sur les dangers de perdre ce « charme » lié au secret, chaque sujet demeure potentiellement inépuisable : il n’est jamais trop tard pour se surprendre, soi-même et ses followers, par le biais d’une nouvelle identité, ou d’un rebondissement dans le scénario de son existence.

41Au-delà des pathologies psychologiques qui peuvent être liées à un exhibitionnisme numérique compulsif, au niveau sociologique, la recherche d’une transparence absolue que Han perçoit dénote une profonde crise de confiance. L’utilisateur de réseaux sociaux a besoin de voir et d’être vu, de surveiller et d’être surveillé, de faire confiance aux autres et qu’ils lui fassent confiance. Des phrases toutes faites viennent justifier cela : « si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre ». Mais, logiquement, il ne devrait pas y avoir de raison de scruter ceux qui n’ont rien à cacher. Une surveillance totale implique une méfiance totale. Et tout pacte ou toute négociation qui se déroulent dans l’obscurité, hors de la vue du public, devient un complot. Comme l’a souligné Simmel, « la société secrète, juste parce qu’elle est secrète, semble être un complot contre les pouvoirs existants [29] ». De ce point de vue, si un citoyen se réfugie dans l’angle mort de la caméra de surveillance, c’est parce qu’il veut faire quelque chose qu’il ne devrait pas.

42Mais cette perception entre en contradiction avec l’expérience que les acteurs sociaux ont acquise en mettant en scène leurs vies face à l’œil électronique. Cette expérience les familiarise avec les ressorts pratiques de la construction de la transparence et, d’autant plus, avec les moyens de dissimulation qu’elle fournit. Comme Dean MacCannell l’a expliqué au sujet de l’authenticité mise en scène vendue aux visiteurs dans les destinations touristiques, aller au-delà du front stage ne signifie pas pour autant accéder au véritable backstage. Il est possible de vendre aux touristes qui connaissent déjà les attractions habituelles des expériences soi-disant authentiques, mais qui sont en fait tout aussi élaborées que les autres. Il existe, entre le scénario le plus extérieur de la représentation sociale et le domaine intime de la vie privée, une succession pratiquement infinie de régions hybrides entre le front stage et le vrai backstage impossible à atteindre. Souvent, nos exercices quotidiens de transparence numérique s’inscrivent dans un modèle similaire, et ils sont animés par un contrôle conscient de ce que nous voulons montrer, indépendamment du fait que la dynamique des réseaux et les caractéristiques de la transmission et du stockage du contenu numérique multiplient les occasions de perdre ce contrôle.

43En termes d’opinion publique, cette expérience quotidienne du contrôle de la propre image teint la perception sociale sur les dirigeants politiques. Leur exposition face à un public d’électeurs potentiels, de citoyens qui dépendent de leur gestion, est calculée de manière à maximiser la probabilité d’atteindre leurs objectifs électoraux et politiques, et ce fait impacte les reportages journalistiques. Les images soi-disant spontanées qu’ils communiquent au public ont été conçues par une équipe de consultants. Ils ne gèrent pas leurs comptes Twitter : les messages qui portent leur signature signalent inversement ceux qu’ils ont écrits personnellement. Il existe différents donc niveaux d’authenticité dans leur communication avec les citoyens et différents niveaux de mise en scène pour protéger leurs secrets.

44Au sein du public visé, cela peut donc amener certains individus, d’une part, à surestimer fatalement le degré de contrôle que les hommes politiques exercent sur leur propre image et, d’autre part, à chercher avec obstination des clignements d’œil involontaires ou des dérapages qui révéleraient une réalité soigneusement cachée. Bref, bien des personnes demeurent méfiantes, attirées par le machiavélisme pop de feuilletons télévisés tels que House of Cards ou Baron Noir qui confirment la perception de la politique comme étant le domaine privilégié de la simulation, du secret et de la conspiration. Les complotistes adaptent leur cadre d’interprétation à ce qu’ils supposent être la nature de la réalité politique : parce qu’elle est faite d’apparences délibérément fabriquées pour cacher la vérité, ils cherchent dans la simulation les indices de la réalité sous-jacente. La surexposition des dirigeants politiques, l’accent mis sur la transparence et les tentatives bien évidemment (et de façon compréhensible) artificielles de partager avec le public des scènes de leur vie privée nourrissent les soupçons de ceux qui se méfient déjà.

3 – Transparence et conspiration

45L’ère de la transparence et la diminution de l’espace qui permet de loger le secret, obscur et suspect puisque secret, représentent un retour en arrière par rapport à l’avancée civilisatrice qui, selon Simmel, fut d’abord le fruit, dans un passé lointain, de l’institutionnalisation des espaces privés en dehors de l’exposition publique.

46Simmel le défendait en ces termes dans un passage célèbre :

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Le secret […], la dissimulation de certaines réalités, obtenue par des moyens négatifs ou positifs, est l’une des plus grandes conquêtes de l’humanité. Par rapport à l’état d’enfance, où toute représentation est aussitôt exprimée, où toute entreprise s’offre à tous les regards, le secret signifie une énorme extension de la vie, parce que la publicité totale empêche bien des contenus existentiels de se manifester. Le secret offre, en quelque sorte la possibilité de l’existence d’un autre monde, à côté du monde visible, et celui-ci est très influencé par celui-là[30].

48Le secret enrichit la vie sociale, ouvre de nouvelles possibilités impensables sous l’exposition constante de la sphère publique, simplement parce que ces possibilités ne peuvent être conçues et prospérer que sous la protection d’une couverture. La transparence totale, pour cette raison même, appauvrit la vie sociale en tronquant toutes ces possibilités à la racine.

49À un niveau politique, la transparence des processus de décision et de négociation peut conduire à la polarisation [31] et, ainsi, à la fragmentation de l’opinion publique, que facilite parfois la prolifération des théories du complot [32]. Soumis à l’impératif de transparence, l’accord politique est beaucoup plus difficile à atteindre : la personne qui négocie doit avoir une certaine marge de manœuvre pour aller de l’avant et céder face aux positions de l’autre partie, sans être strictement engagée dès le départ dans un programme d’exigences maximales que l’autre ne pourra jamais accepter, étant lui-même lié par des exigences antagonistes tout aussi strictes.

50Plus les positions sont tranchées, plus l’accord est difficile et plus il devient compliqué de le justifier auprès du public. Il faut donc trouver une région postérieure, loin du regard du public, afin que les interlocuteurs puissent négocier, outre le contenu substantiel du pacte, sa représentation publique dans le front stage goffmanien. C’est pourquoi la transparence semble létale pour le processus d’accord, tout en étant nécessaire pour le produit de ce processus [33] : elle élimine les espaces discrets qui sont essentiels à la transaction. Dans un contexte de polarisation politique, la transparence totale conduit au maximalisme, étant donné qu’il n’est pas possible de chercher à s’entendre avec son adversaire sans en payer un prix élevé.

51Le dirigeant politique et son équipe de conseillers peuvent avoir un contrôle relativement étroit sur les produits de communication qu’ils utilisent pour projeter l’image du leader et la mise en scène de la transparence, mais il leur est beaucoup plus difficile de réguler les images qu’enregistrent et diffusent tous les yeux électroniques qui surveillent chacun de ses pas [34]. La seule défense possible, pour éviter d’être accusé d’avoir de « multiples visages », ou d’être plusieurs personnes comme Lee Harvey Oswald, est de maintenir une cohérence disciplinée et d’afficher une uniformité contre nature. Le leader transparent ne peut pas dire une chose et son contraire à l’un et à l’autre, selon sa convenance. Il doit essayer d’être cohérent s’il ne veut pas être confronté à un acte d’humiliation publique numérique, ou soupçonné de malhonnêteté.

52Ironiquement, cette même société de la transparence qui exige de maintenir une cohérence entre les différentes perspectives concernant le dirigeant politique, offre aussi, dans sa fragmentation, des possibilités de diversifier les messages en dissimulant clairement les divergences. L’utilisation du microtargeting dans la propagande électorale (voir, pour plus de détails sur certains exemples récents [35]) fonctionne bien parce qu’elle exploite la fragmentation de la société transparente : en fait, il existe des compartiments relativement étanches dans cette mosaïque d’écrans à l’intérieur desquels les propagandistes peuvent à tout moment s’adresser uniquement à ceux qui les intéressent.

53Ce faisant, il est relativement simple d’alimenter la dynamique de polarisation. L’impératif de transparence conduit à une tutelle effective de tout processus de négociation par l’opinion publique, et donc à une plus grande rigidité et à une intransigeance des parties en présence, dans la mesure où elles souhaitent éviter d’être accusées de trahison envers ceux qu’elles représentent et de supporter des représailles électorales prévisibles. Un tel contexte favorise la dynamique d’escalade des hostilités (puisqu’il existe des incitations électorales pour présenter une position plus authentique, c’est-à-dire plus drastique, que les autres) et entrave toute tentative d’accalmie, qui demande aux adversaires qui s’affrontent de retrouver un terrain d’entente où ils se mettront d’accord sur la façon dont chacun va pouvoir sauver les apparences, lorsqu’il sera confronté à ses partisans. Il est nécessaire d’expliquer la transaction en des termes qui ne permettent pas de l’interpréter comme une humiliation ou une reddition : c’est d’ailleurs le langage qu’utilisent les opposants au pacte pour le dénoncer face à l’opinion publique.

54D’autre part, la disponibilité de moyens techniques de plus en plus précis pour diversifier les messages construit des chambres d’écho virtuelles qui renforcent aux niveaux de l’information et de l’idéologie les divisions existantes. Le leader politique pour lequel certains groupes de citoyens ne voteront jamais a tout intérêt à ce qu’ils soient de vrais puristes d’une position idéologique opposée à la sienne. De cette manière, il est plus facile de les démobiliser en présentant l’adversaire comme « trop modéré ».

55Dans ce monde fragmentaire et transparent, il est logique de nous demander si la théorie conspiratrice de l’ignorance que contestait Popper est toujours d’actualité. En effet, pour qui souscrit à l’« épistémologie naïve » dénoncée par Popper, les raisons de croire qu’il est relativement simple de connaître la réalité dans son ensemble lorsqu’elle est enregistrée par la caméra adéquate sont nombreuses. Des moyens techniques permettent de capturer toutes les images et de les diffuser en temps réel : pratiquement n’importe quel citoyen appartenant à un pays qualifié encore de « développé » a la possibilité de diffuser en direct par streaming les phénomènes auxquels il participe ou dont il est le témoin. Il est devenu de plus en plus compliqué d’appliquer une censure efficace et les tentatives de suppression d’images spécifiques donnent souvent lieu à leur viralisation en guise de réponse. La réalité, du moins dans sa dimension visuelle, semble totalement à notre portée. En théorie, tout est visible donc. Mais est-ce que cela veut dire qu’en pratique les citoyens voient tout ? Quand bien même ils pourraient tout voir, est-ce que cela signifie qu’ils peuvent tout savoir ?

56Une épistémologie naïve se caractérise par des attentes excessives concernant nos capacités cognitives. S’il n’y a pas d’obstacles entre le sujet et l’objet, la connaissance a lieu par contact, de façon immédiate et sans distorsion. Une caméra qui enregistre directement la réalité devrait fonctionner comme une extension des yeux et donc amplifier les capacités de savoir et non pas les réduire.

57Cependant, bien que le citoyen ordinaire dispose de beaucoup plus de moyens qu’il y a à peine quelques décennies, il est conscient que d’autres, qui ne sont pas des citoyens ordinaires, ont encore plus de moyens et n’ont pas de raisons de partager avec lui leurs découvertes. Il en va de même pour les données : les initiatives de transparence de la part des administrations publiques, la mise en ligne des informations, y compris l’accès, pour la communauté scientifique, des micro-données statistiques générées par différentes institutions, n’équilibrent pas l’inégalité qui existe par rapport aux autres acteurs qui procèdent à une utilisation commerciale des données, et qui possèdent des informations à une échelle inimaginablement plus vaste. C’est à partir des impressions un peu vagues sur leur position relative dans le monde social que les individus façonnent la carte cognitive [36] grâce à laquelle ils s’orientent.

58Les éléments de base pour développer la théorie conspiratrice de l’ignorance sont déjà là : la preuve de l’étendue de la connaissance que certains sujets diffus (gouvernements, entreprises, Facebook, Twitter) ont des citoyens, puisqu’ils savent ce que les votants vont voter avant même que les votants n’en décident, et qu’ils offrent aux consommateurs, dans les bannières des réseaux sociaux, des produits dont les consommateurs ne savent même pas qu’ils leurs plaisaient.

59Par conséquent, lorsque dans une situation aussi critique que celle causée par le COVID-19 les citoyens constatent que les informations et les données fournies par les institutions ne sont pas complètement fiables, voire nettement erronées, les complotistes ont du mal à imputer simplement cette défaillance à l’erreur ou à l’imperfection des outils disponibles. Si le nombre officiel de personnes infectées est inférieur à la réalité, ils soupçonnent que ce résultat est dû à la dissimulation des gouvernements et non à des difficultés compréhensibles face à une situation inattendue qui dépasse leurs capacités. Avec tous les moyens fournis par le Big Data, qui permettent le suivi simultané d’innombrables transactions dans le monde physique et virtuel, comment ne pas savoir, en temps réel, combien de personnes ont été infectées et combien sont décédées dans chaque pays ? Les croyants aux théories du complot arrivent à la conclusion que les autorités connaissent la vérité et ne veulent pas la dire. Pourquoi les scientifiques, dont on attend des réponses probantes et définitives, se contredisent-ils à plusieurs reprises ou se montrent-ils dubitatifs et hésitants dans leur discours sur le coronavirus destinés au grand public ? Si une part de l’audience ne comprend pas que les résultats de la science sont toujours une estimation et provisoires, qu’ils sont toujours susceptibles d’être réfutés et que la science progresse en se corrigeant elle-même, il est compréhensible que certains en arrivent à la conclusion qu’ils en savent plus qu’ils ne nous le disent et qu’ils cherchent à nous tromper.

60Une fois que la suspicion s’est installée, la transparence ne peut plus rien clarifier, étant donné l’irréfutabilité des théories du complot. Parfois, elle peut même l’exacerber, car si le degré d’exposition augmente, la probabilité de nouvelles discordances, réelles ou imaginées, augmente aussi, ces dernières remettant encore plus en question l’honnêteté des personnes ou des réalités concernées. Mais même s’il n’y a pas de nouvelles brèches dans lesquelles le doute viendrait se glisser, il n’y a pas d’exposition suffisamment exhaustive qui puisse débouter complètement les théories du complot : les complotistes supposent que toutes les soi-disant coulisses (backstages) qui sont montrées sont des mises en scène qui cachent toujours les véritables coulisses (backstage), qui restent hors de portée.

61De nos jours, la prolifération des théories du complot peut être un effet pervers de deux processus parallèles de démocratisation : la libéralisation du marché de l’information et l’explosion de l’abondance dans l’offre de produits sur ce marché, de sorte que l’individu « peut être facilement tenté de composer une représentation du monde commode mentalement plutôt que vraie [37] ». L’idéal de transparence absolue va dans la même direction : bien qu’en termes généraux il obéisse à une dynamique démocratiquement saine, il provoque des effets contre-productifs pervers envers lui-même. C’est l’un des principes que peuvent invoquer ceux qui, à partir de positions telles que le national-populisme [38], utilisent la rhétorique démocratique pour raidir la structure institutionnelle qui soutient la démocratie libérale. Selon eux, les hommes politiques de l’establishment doivent être soumis à une transparence totale, car ils chercheront toujours des moyens pour cacher des secrets et trahir le peuple, au service d’intérêts portés par de sombres acteurs supranationaux. Les dirigeants nationaux-populistes, en revanche, bénéficient de la présomption d’innocence : ils représentent les intérêts du peuple et leurs intentions sont pures, de sorte qu’ils en méritent la confiance à condition que leur version de la réalité (alternative facts) soit en conflit avec celle défendue par les autres, leurs « médias corrompus » et leurs « scientifiques vendus ».

Notes

  • [1]
    Knight, Peter, Conspiracy Culture. From Kennedy to the X-Files, London, Routledge, 2000.
  • [2]
    Butter, Michael, Plots, Designs and Schemes : American Conspiracy Theories from the Puritans to the Present, Berlin, De Gruyter, 2014.
  • [3]
    Bergmann, Eirikur, Conspiracy and Populism : The Politics of Misinformation, London, Palgrave Macmillan, 2018.
  • [4]
    Freeman, D., Waite, F., Rosebrock, L., Petit, A., Causier, C., East, A., Lambe, S., “Coronavirus conspiracy beliefs, mistrust, and compliance with government guidelines in England”, in Psychological Medicine, p. 1-13.
  • [5]
    Han, Byung-Chul, La Sociedad de la transparencia, Barcelona, Herder, 2013.
  • [6]
    Barkun, Michael, A Culture of Conspiracy : Apocalyptic Visions in Contemporary America, Berkeley, University of California Press, 2003.
  • [7]
    Popper, Karl R., Conjectures and refutations (1963), New York, Routledge & Kegan Paul, 2002, p. 4.
  • [8]
    Han, Byung-Chul, ibid..
  • [9]
    Vattimo, Gianni, La Società trasparente, Milan, Garzanti, 1989.
  • [10]
    Han, Byung-Chul, ibid..
  • [11]
    Machiavel, Nicolas, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio (1513-1519), Turin, Einaudi, 2000.
  • [12]
    Leone, Massimo, Mari-Liis Madisson & Andreas Ventsel, “Semiotic Approaches to Conspiracy Theories”, in M. Butter & P. Knight (eds.), The Routledge Handbook of Conspiracy Theories, London, Routledge, 2020.
  • [13]
    Goffman, Erving, La Presentación de la persona en la vida cotidiana (1987), Buenos Aires, Amorrortu, 1987.
  • [14]
    Simmel, Georg, Sociología 1. Estudio sobre las formas de socialización (1908), Madrid, Alianza, 1986, p. 377.
  • [15]
    Brotherton, Rob, Suspicious Minds. Why We Believe in Conspiracy Theories, London, Bloomsbury, 2015.
  • [16]
    Fenster, Mark, Conspiracy Theories. Secrecy and Power in American Culture (Revised and Updated Edition), Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008 et Romero Reche, Alejandro, “Serialized Conspiracy Narratives in Comics“, in D. Craciun, T. Hristov & B. Carver (eds.) Plots : Literary Form and Conspiracy Culture, London, Routledge, à paraître en 2020.
  • [17]
    Barkun, Michael, ibid..
  • [18]
    Boltanski, Luc, Énigmes et complots. Une enquête à propos denquêtes, Paris, Éditions Gallimard, 2012.
  • [19]
    Jameson, Fredric, “Cognitive Mapping”, in C. Nelson & L. Grossberg (eds.) Marxism and the Interpretation of Culture, London, Macmillan, 1988.
  • [20]
    Uscinski, Joseph E. & Joseph M. Parent, American Conspiracy Theories, New York, Oxford University Press, 2014, p. 130.
  • [21]
    Goffman, Erving, La Presentación de la persona en la vida cotidiana (1959), Buenos Aires, Amorrortu, 1987.
  • [22]
    Baudrillard, Jean, Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, 1981.
  • [23]
    Vattimo, Gianni, ibid..
  • [24]
    Coady, David, What To Believe Now. Applying Epistemology to Contemporary Issues, Oxford, Wiley-Blackwell, 2012.
  • [25]
    Bergmann, Eirikur, ibid..
  • [26]
    Knight, Peter, ibid..
  • [27]
    L atour, Bruno, “Why Has Critique Run Out of Steam ? From Matters of Fact to Matters of Concern”, in Critical Inquiry 30(2), 2004, p. 225-248.
  • [28]
    Han, Byung-Chul, ibid..
  • [29]
    Simmel, Georg, ibid., p. 423.
  • [30]
    Simmel, Georg, ibid., p. 386.
  • [31]
    Stasavage, David, “Polarization and Publicity : Rethinking the Benefits of Deliberative Democracy”, in The Journal of Politics 69(1), 2007, p. 59-72.
  • [32]
    Uscinski, Joseph E. & Joseph M. Parent, ibid.
  • [33]
    Martin, Cathie Jo, “Negotiating Political Agreements”, in J. Mansbridge & C. J. Martin (eds.) Political Negotiation : A Handbook, Washington, Brookings Institution Press, 2016.
  • [34]
    Perloff, Richard M., Political Communication : Politics, Press, and Public in America (1998), London, Routledge, 2008.
  • [35]
    Shipman, Tim, All Out War : The Full Story of Brexit, London, William Collins, 2016 ; Theviot, Anaïs, Big data électoral. Dis-moi qui tu es, je te dirai pour qui voter, Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, 2019 et Wilson, Rick, Running Against the Devil : A Plot to Save America from Trump - And Democrats from Themselves, New York, Free Press, 2020.
  • [36]
    Jameson, Fredric, ibid.
  • [37]
    Bronner, Gérald, La Démocratie des crédules, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2013, p. 33.
  • [38]
    Eatwell, Roger & Goodwi, Matthew, National Populism : The Revolt Against Liberal Democracy, London, Penguin, 2018.