La signification philosophique du principe d’exclusion de Pauli ou la position du problème de l’individuation en mécanique quantique

1Le problème des entités physiques, de leur statut et de leur nature n’est pas exclusivement un problème physique, c’est en même temps un problème mathématique, logique et philosophique. Afin de cerner les limites et les points de contact entre ces diverses dimensions du problème, il n’est pas inutile de revenir sur un moment historiquement important qui reste porteur de prolongements. Je veux parler du principe d’exclusion de Pauli, dont l’efficacité est indéniable, mais qui ne va pas sans poser de multiples problèmes d’interprétation dès le départ, comme un coup d’œil dans la littérature contemporaine – à l’époque de Pauli [1] comme à la nôtre – suffit à nous en convaincre.

2Afin de situer notre propos, commençons par quelques rappels généraux. La mécanique quantique constitue la base de la « physique quantique » qui regroupe un ensemble de théories, qui ne relèvent pas toutes de la microphysique du reste. Son formalisme se caractérise par une série de particularités qui se traduisent par plusieurs principes, auxquels on associe des « propriétés » qui apparaissent anomales dans le cadre de la physique classique. Ces propriétés sont mécaniques en ce qu’elles concernent des relations de grandeurs utilisées pour décrire les phénomènes (dits quantiques). La liste, non exhaustive, de ces principes sont : la discontinuité dans la distribution des états d’énergie des systèmes (exprimée par une constante fondamentale, la constante de Planck), la dualité onde-corpuscule pour la lumière et pour les éléments de matière, les relations de Heisenberg entre les largeurs des distributions spectrales de grandeurs « conjuguées », la description probabiliste des systèmes physiques pour les états propres de la fonction solution de l’équation d’onde (ou équation de Schrödinger), la description des niveaux atomiques des atomes simples et de l’intensité de leur spectre lumineux, l’indiscernabilité des « particules » identiques exprimée par les comportements statistiques dits de Bose-Einstein ou de Fermi-Dirac, etc. Ces principes de prime abord déconcertants et le formalisme qui les met en œuvre ont été acceptés en raison de leur efficacité, de leur valeur fortement prédictive.

3Parmi les phénomènes quantiques prédits, on peut citer « les auto-interférences, les oscillations (de mésons K, de neutrinos), les corrélations quantiques à distance (ou non séparabilité locale), les propriétés de symétrie de spin-statistique, qui impliquent le principe d’exclusion de Pauli, d’où la structure des atomes et des noyaux, mais aussi la condensation de Bose-Einstein et l’effet laser, les symétries de nombres quantiques internes des particules élémentaires, etc. [2] ». Ledit « principe d’exclusion de Pauli » est introduit à l’origine comme une règle de calcul féconde permettant de lever un certain nombre de difficultés (comme l’effet Zeeman). Une fois combiné à la découverte du spin, il a donné lieu à une règle « semi-empirique », encore utilisée de nos jours en mécanique quantique, à la base de la division des particules en deux catégories, les fermions qui sont « des particules de spin demi-entier (électron, positron, proton, neutron, muon, He, etc.) » et les bosons « des particules de spin entier (He, protons, deuterons, etc.) ». L’une des formulation du PEP est la suivante : « la nature fermionique des électrons impose de satisfaire au “principe” de Pauli selon lequel deux électrons ne peuvent occuper une configuration d’états individuels dont deux seraient identiques. Ou, plus précisément : les amplitudes de probabilité relatives à un système de fermions doivent être antisymétriques lors de la permutation des étiquettes qui servent à repérer ces états individuels [3] ».

4Parmi les interprétations classiques majeures qui mettent en lumière la genèse et la portée philosophique, et proposent ainsi un exemple de l’interpénétration entre philosophie, mathématique et physique chère à Weyl et caractéristique de l’épistémologie phénoménologique telle que je l’envisage [4], je propose de faire retour aux interprétations qu’en ont donné, dans un moment charnière, Hermann Weyl et Louis de Broglie. L’une et l’autre ne cessent de se confronter à ce principe admis pour en révéler les implications philosophiques. Tous deux approchent le PEP avec des arrière-pensées relativistes [5]. Si Weyl considère les conceptions de De Broglie et de Schrödinger « moins convaincantes », il les juge mathématiquement plus élégantes, puisqu’elles conduisent plus rapidement aux principes fondamentaux de la mécanique quantique, y compris au principe de Pauli [6]. Weyl continuera tout au long de ses réflexions à en interroger la signification énigmatique et multipliera les tentatives pour en élucider les implications physiques, mathématiques, logiques et philosophiques. Mais surtout, tous deux voient dans ce principe un approfondissement et une complexification du problème de l’individuation, tel qu’il est à l’œuvre dans la physique classique et des principes d’individuation que sont l’espace et le temps, indissociables, selon l’un et l’autre, du problème métaphysique de l’individuation.

1 – Individuation en physique classique et individuation dans la métaphysique leibnizienne

5La manière dont Weyl associe le principe d’exclusion de Pauli au principe leibnizien des indiscernables (ou d’identité des indiscernables, désigné ci-après PLI) est révélatrice de l’intrication des problèmes ici en jeu, et surtout de l’implication du philosophique (ontologique et noétique) dans la physique fondamentale. Introduite initialement comme un problème technique, il apparaît rapidement comme un problème multidimensionnel et en particulier philosophique. La manière dont le principe philosophique de Leibniz entre en jeu est caractéristique de la manière dont la physique moderne finit par aborder et apporter une solution à des problèmes métaphysiques. En l’occurrence, elle aborde le problème de l’individuation de certaines entités physiques ; elle questionne les limites de la fonction de l’espace, pris en son sens abstrait, y compris les espaces abstraits construits pour représenter des situations statistiques. Ce mouvement est clairement saisi et assumé par Weyl, qui décide pour ces raisons mêmes de rebaptiser le PEP « Principe de Pauli-Leibniz ».

6Sans nous engager dans le délicat et difficile problème de l’exégèse de la pensée de Leibniz, nous devons résumer le sens métaphysique du PLI. Ce principe dérive du principe de détermination complète lequel à son tour dérive du principe de raison suffisante. D’un point de vue logique, ce principe pose que tout être réel (réellement possible) est intrinsèquement et exclusivement individué par une série de déterminations (de prédicats) qui lui échoient. Ce que Leibniz développera à la fois sur un plan logique avec le principe d’inhérence de tous les prédicats au sujet et sur un plan métaphysique avec la théorie de la notion individuelle complète et de la substance individuelle (qui n’est pas atomiste).

1.1 – Le principe d’exclusion de Pauli du point de vue de la théorie des groupes

7En bref, la possibilité d’une égalité objective (d’une symétrie, d’une congruence et par suite d’un invariant) au sens de la théorie des groupes implique une violation du principe des indiscernables [7]. Ainsi, pour commencer par le plus simple, « l’égalité objective ou l’“indiscernabilité” de tous les points de l’espace euclidien » signifie simplement ceci : « soit 8 deux points p1 et p0, il existe toujours un automorphisme qui transporte p0 en p1[8] ».

8Que deux atomes soient interchangeables et néanmoins discernés dans l’espace-temps de la physique classique impliquent deux idéalisations complémentaires [9], qui sous-tendent le déterminisme et l’exactitude postulés par la théorie de la mesure classique. On comprend que, dans ces conditions, la physique mathématique classique ait fait de l’espace euclidien le principe d’individuation physico-mathématique par excellence de corps physiques élémentaires (des atomes) par ailleurs indiscernables. Comme Weyl l’écrit admirablement en des propositions fort denses, c’est parce que dans l’expérience sensible « le simple ici n’est rien par lui-même qui puisse différer de n’importe quel autre ici » que « l’espace est le principium individuationis » en rendant « possible l’existence de choses numériquement différentes qui sont égales sous tous les autres aspects[10] ».

9Physiquement parlant, on estime que deux atomes sont suffisamment individués s’il est possible de leur assigner une place spatio-temporelle unique [11], place exprimée par un quadruplet de nombres. Toute mesure au sens mathématique est une application et une restriction du principe de déterminabilité complète, qui découle lui-même, nous l’avons dit, du principe de raison suffisante. Cette violation du principe des indiscernables, puisque l’individuation ne se fait que de manière extrinsèque, n’est pas moindre dans le cadre de la physique relativiste, en dépit d’un assouplissement certain touchant aux conditions d’automorphisme permettant le transport d’un point en un autre d’une variété riemannienne. Weyl exprime cette situation au moyen d’une analogie célèbre, comparant l’espace euclidien « à un cristal, construit à partir d’atomes uniformes inaltérables, dans un arrangement immuable régulier et rigide en grilles ; l’espace de Riemann est un liquide, consistant en atomes immuables indiscernables, dont l’arrangement et l’orientation, cependant, sont mobiles et soumis à des forces qui agissent sur eux ». Se référant de nouveau implicitement au Principe de Pauli, Weyl affirme que la physique quantique propose une formulation meilleure quoique différente de la conception de Riemann « lorsque les quantités caractérisant un électron (et son spin) doivent être ajustées à la théorie de la relativité générale [12] ».

10Weyl interprète le principe de Pauli-Leibniz dans la perspective des groupes. Manifestement, il s’agit encore à l’époque d’une perspective minoritaire. Le PEP avait en effet pu donner à penser que l’on allait pouvoir se débarrasser en physique de la « peste des groupes ». À l’encontre de cette « rumeur », Weyl s’efforce dès 1928 et plus nettement encore dans l’édition de 1931 de son essai de défendre l’approche structurale, sans pour autant s’enfermer dans l’interprétation probabiliste promue par Max Born. Les groupes (groupes de rotations et groupes de transformations de Lorentz, et groupes de permutations) sont au moins utiles pour comprendre le spin. Comme le précise Weyl, « il semble que le PEP ne permette pas de l’éviter » : « la théorie doit adopter les représentations du groupe des permutations comme instrument naturel pour obtenir une compréhension des relations dues à l’introduction du spin, aussi longtemps que sa dynamique spécifique est négligée. J’ai suivi la tendance de l’époque, autant qu’elle se justifie, en présentant des portions de théorie des groupes dans une forme aussi élémentaire que possible [13] ». Il aborde ainsi le problème fondamental de la structure atomique, et par suite des propriétés physiques et des lois quantiques, sous l’angle des « propriétés de symétrie », et tente de montrer qu’elles admettent des permutations « de la droite et de la gauche, du passé et du futur, et de l’électricité négative et positive [14] ».

1.2 – Le statut du PEP reste ambigu

11Le PEP est dérivé de la « loi de fréquence de Bohr », dont la valeur explicative (la fécondité) n’est pas à démontrer et que l’on peut donc considérer comme confirmée expérimentalement : « Cette loi donne la clé d’explication du vaste ensemble d’observations très précises amassées par les spécialistes de la spectroscopie au sujet de l’émission de raies spectrales, en irradiant des atomes et des molécules ». Mais elle ne devient pleinement explicative que si l’on y adjoint le PEP : « on n’en obtient une pleine confirmation que si l’on ajoute l’hypothèse que deux électrons ne peuvent se trouver dans le même état complet (principe d’exclusion de Pauli). » D’où une fécondité accrue puisqu’on peut établir une théorie quantique des liens chimiques et expliquer « mécaniquement » le tableau périodique des éléments [15].

12Néanmoins, le statut logique du PEP demeure ambigu. Et sa position en dépit de son succès reste affectée d’une certaine circularité. Est-ce un postulat fécond ou l’« implication » d’une règle empirique ? La règle de Stoner a conduit au PEP, et inversement. Cette circularité se retrouve dans les manuels récents d’introduction à la MQ [16]. « La règle de Stoner conduisit Pauli au postulat de l’exclusion d’orbites équivalents : il est impossible que deux électrons dans un atome soient simultanément dans le même état quantique (n, l, j, m). Ceci montre que f n’est manifestement pas l’espace du système physique 1-f dans lequel f électrons tournent autour d’un noyau fixe, mais que la réduction à {f} a lieu : la nature a tranché en faveur de la réduction à l’espace des tenseurs antisymétriques, du moins pour les électrons. Au vu des considérations du paragraphe précédent, ceci conduit réciproquement à la règle de Stoner [17] ».

13L’introduction du quatrième nombre quantique, le spin, grâce au PEP, conduit à un succès qui ne fait que rendre plus urgente sa mise-en-forme mathématique adéquate. Weyl se réfère ici « à l’introduction du nombre quantique intrinsèque j en plus du nombre azimutal l, soit le spin de l’électron, d’un côté, et à la réduction de f à {f} au moyen du principe d’exclusion de Pauli, d’un autre côté. Millikan commence son compte rendu de American Philosophical Society sur “Des développements récents en spectroscopie” par ces mots : “Jamais dans l’histoire des sciences un sujet n’est passé subitement de l’état de la plus complète obscurité et inintelligibilité à celui de pleine clarté et prédictibilité que le champ de la spectroscopie depuis l’année 1913.” La théorie des groupes offre un instrument mathématique approprié pour la description de l’ordre ainsi conquis [18] ».

14Le problème en termes de groupe se formule ainsi : trouver le groupe symétrique fini de permutations et ses représentations, puis construire sur cette base le groupe antisymétrique correspondant à l’application du PEP. « Le principal problème que nous proposons de résoudre dans ce chapitre est la classification en théorie des groupes des raies spectrales de raies d’un atome constitué d’un nombre arbitraire d’électrons, disons f, en tenant compte de la réduction de l’espace f à {f} comme l’exige le principe d’exclusion de Pauli, et de l’électron en rotation. Pour cela, il est nécessaire de considérer en détail les représentations du groupe symétrique, c’est-à-dire le groupe de toutes les permutations f ! de f choses. Celles-ci sont plus intimement liées aux représentations du groupe de toutes les transformations unitaires ou du groupe de toutes les transformations linéaires homogènes d’un espace n[19]. » Le processus d’individuation se trouve ainsi réinterprété dans le cadre des groupes. L’indiscernabilité des particules (fermions et bosons) ne constitue pas une nouveauté par rapport à la physique classique. C’est ainsi que se trouve maintenue l’indiscernabilité des agrégats pour autant qu’ils soient de même constitution (ou de deux individus dans le même « état » [20]). Cela n’a de sens qu’à restreindre la notion de complétude à cette variété discrète qu’est le « système des états complets d’un individu » dont la fonction d’onde fournit une « description complète ». À la série des prédicats correspond ici le dénombrement des probabilités (d’états possibles) au sein de cet espace abstrait qu’est l’« espace de phase ». D’autre part, il est fondamental pour que ce transfert en physique d’un principe métaphysique soit réussi, que la nature des individus ainsi décrits soit expérimentable. C’est ainsi que les photons se trouvent posés, selon Weyl, comme « des individus sans identité », tandis que les électrons libres ou liés à leur noyau, constituent des individus dotés d’une identité forte. Cela explique que les aspects ondulatoires et corpusculaires soient inversement manifestes pour les bosons et les fermion [21]. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’identification du principe de Pauli au principe métaphysique de Leibniz.

1.3 – L’idée d’une « individuation probabiliste »

15Le résultat de ce transfert est pour le moins ambivalent : si d’un côté Weyl déclare que « la conséquence de tout cela est que les électrons satisfont le principium identitatis indiscernibilium de Leibniz, ou que le gaz électronique est un “agrégat monomial” (décrit dans les statistiques de Fermi-Dirac), c’est au prix (1) d’une restriction du “principe d’exclusion de Pauli-Leibniz” aux seuls électrons (2) de sa rétrogradation au rang de principe appliqué aux seuls phénomènes, et (3) enfin d’un déni, comme en physique classique, de toute individualité au photon aussi bien qu’aux électrons. « En un sens profond et précis, la physique corrobore ce que disaient les Mutakallimûn : on ne peut attribuer d’individualité ni au photon ni à l’électron (positif et négatif). Quant au principe d’exclusion de Leibniz-Pauli, il se trouve qu’il ne vaut que pour les électrons et non pour les photons [22] ». Pour le dire en d’autres termes, les fermions sont « égaux » ou identiques « spécifiquement ou génériquement », non pas identiques au sens de Leibniz, i.e. individuellement [23].

16Pour reprendre les termes de Weyl, on assiste ici au retour du fantôme de la probabilité (en tant que modalité) derrière le PEP. En « mécanique classique », le principe de détermination complète postule l’existence d’un « état d’une masse (ou d’une charge) ponctuelle(s) » complètement descriptible « par sa position et sa vitesse » et s’articule intimement au principe causal de détermination de tous les états successifs à partir d’un état donné. La mécanique quantique voit dans l’« état » d’une particule « une superposition » d’états possibles et le seul état physiquement déterminable et mesurable. Les états complets d’un individu (électron) forment une variété discrète (d’états possibles) dont la statistique (de Fermi-Dirac) propose simplement le dénombrement. Cet arrière-plan d’états possibles superposés va justifier le transfert en MQ, du principe des indiscernables, que Weyl nomme pour cette raison même « principe de Pauli-Leibniz ».

17Ainsi reformulé, le principe de Pauli-Leibniz reçoit deux limitations majeures : (1) il ne s’applique qu’aux électrons supposés par ailleurs interchangeables ; (2) il se borne à caractériser les états ondulatoires superposés dans le cadre d’une théorie probabiliste où le principe d’indépendance des états possibles est nié. Mathématiquement, cette négation est une conséquence des tenseurs antisymétriques [24]. Aussi est-ce finalement dans le cadre des propriétés du formalisme que ce principe trouve sa véritable interprétation : « Le principe d’exclusion de Leibniz-Pauli, d’après lequel il n’y a pas deux électrons qui puissent être dans le même état quantique, devient compréhensible en physique quantique, et c’est une conséquence de la loi d’antisymétrie » ; « l’antisymétrie permanente de l’état ondulatoire explique ainsi le principe d’exclusion de Pauli. L’indépendance statistique des états quantiques de deux électrons ne pourrait être niée d’une manière plus radicale que par ce principe [25] ! »

18La clarification de la notion de probabilités dépendantes (relatives ou conditionnelles) conduit à une nouvelle dialectique de l’objectif et du subjectif, et de l’a priori et de l’a posteriori, si on la compare à la dialectique propre à la théorie de la relativité [26]. C’est pourquoi la « probabilité primaire » (primary probability[27]), « qui n’a rien à voir avec la connaissance ou l’ignorance de l’observateur » mais exprime « certaines quantités physiques de base et ne peut en général être déterminée que sur le fondement de lois empiriques régissant ces quantités [28] ». Au lieu que la probabilité se détermine sur la base d’un quadrillage a priori d’un espace ou d’une répartition préalable d’entités « rigides » placées dans un espace homogène, isotope, se profile, sous le titre d’« espace de jeu » (Spielraum[29]), un tout autre « espace », dont l’essence mathématique demande encore à être saisie.

19Dans son approche moderne (ensembliste), l’axiomatisation des probabilités fournit un cadre admirable pour la construction d’un « espace de probabilité ». En consonance avec Husserl qui, pour prévenir les interprétations les plus répandues, avertit que la « probabilité comme la certitude sont des expressions subjectives », mais sans tomber pour autant dans une interprétation subjectiviste des probabilités (Laplace, De Finetti), Weyl rappelle que la détermination du type d’entité, sa « typification » pour ainsi dire, procède d’une décision subjective arbitraire. Or, le « choix » du niveau de découpage ontologique conditionne (de manière non-causale) la délimitation et définition de l’« espace de jeu » (Spielraum) dans lequel on effectue le dénombrement des possibilités, l’établissement de leurs dépendances ou indépendances mutuelles est la mesure de la probabilité. La détermination de ce qu’est l’élémentaire ne peut faire l’économie de ce résidu de subjectivité que sont le choix et la décision : c’est « notre décision de considérer telles ou telles choses égales ou différentes [qui] influence le compte des cas “différents” sur lequel est fondée la détermination des probabilités » et qui détermine la nature de ce qu’on appelle, élément, événement, et par suite le sens physique de ce qu’on désigne comme fonctions de probabilité. Ainsi formulé le « problème de l’individuation touche aux racines du calcul des probabilités ». Or le cadre mathématique fondamental adéquat pour décrire un tel processus génératif est, selon Weyl, « la théorie combinatoire des agrégats », comprise comme une variété discrète (finie ou infinie) munie d’une structure de groupe. C’est seulement de cette façon « que ces choses trouvent leur interprétation mathématique adéquate, et on trouve difficilement une autre branche de la connaissance où la relation de l’idée et des mathématiques se présente sous une forme plus transparente [30] », idée étant ici une métonymie pour la philosophie.

20Ce qui est mesuré comme probabilité ce sont, en un sens très général, les degrés de liberté, en un sens physique comme en un sens moral. Tels sont les derniers mots de Philosophie des mathématiques et des sciences de la nature : « En effet, l’exemple de la mécanique quantique a une fois de plus démontré comment les possibilités avec lesquelles joue notre imagination avant qu’un problème soit mûr pour une solution sont toujours largement dépassées par la réalité. Même ainsi, l’explication de la liaison chimique par le principe d’exclusion de Pauli est peut-être un indice que la rupture radicale avec le schème classique de l’indépendance statistique est une ouverture de la porte aussi significative que la complémentarité dont il est question en mécanique quantique[31]. »

2 – Un intermède philosophique : la réaction de Pauli à l’interprétation de Weyl

21Cet épilogue demanderait des recherches plus approfondies, car elle implique d’autres protagonistes tels que Gödel et Husserl [32]. Leibniz est explicitement mentionné par Pauli comme la source et l’influence de l’interprétation de Weyl. De manière à poser les jalons ou les principales étapes de ce qui ressemble à une conversion philosophique, donnons-lui la tournure d’un saynète dont le titre pourrait être :

22

Comment un médecin Suisse succombe à l’addition philosophique dont il tente de guérir son collègue[33]
Acte I
Le docteur Suisse PAULI diagnostique chez son collègue WEYL un syndrome de Leibniz
Scène 1. Dans sa lettre à Fierz, du 16 octobre 1949, Pauli s’enquiert auprès de son ami et collègue du sens de ce principe. De manière assez catégorique, il diagnostique dans ce rapprochement entre son PEP et le principium identitatis indiscernibilium de Leibniz, un « syndrome » – le « complexe de Leibniz » – imputable à la mauvaise influence de Gödel. Quoi qu’il en soit du sens de ce principe, Pauli croit pouvoir conclure a priori, que ce principe est purement philosophique, et, en tant que tel, ou bien faux, ou bien sans incidence pour la physique. Ce qui ne l’empêche pas d’attribuer à Leibniz le concept d’« agrégat monomial » appliqué à un gaz de Fermi-Dirac. « Weyl utilise également le terme “agrégat monomial” pour un gaz de Fermi-Dirac,mais nous ne pouvons pas voir dans le texte de Weyl si cette expression est une citation de Leibniz ou non. »
Scène 2. Pauli fait part à Weyl, de sa critique, en prenant appui sur une interprétation – assez discutable – de la monadologie. Il juge confus et absurde ce rapprochement, car un « principe philosophique tel que le “principium identitatis indiscernibilium” est universel chez Leibniz et devrait donc s’appliquer aux fermions comme aux bosons ! Cette universalité le rend inutilisable pour la physique.En outre, Leibniz l’applique aux « substances » – ce que Pauli traduit en physicien dans les termes suivants : deux atomesA etA’ ne sont discernables que par leur localisation. Mais si l’on pose qu’ils sont indiscernables – comme c’est le cas en MQ –, il en découle analytiquement qu’on ne peut les différencier, et que leur place dans la configuration, suite à une permutation, ne permet pas de les discerner.
Scène 3. Oubliant la séparation entre physique et métaphysique, Pauli identifie l’indiscernabilité au concept moderne d’homogénéité étant elle-même entendue au sens « d’invariance des lois de la nature sous les permutations des configurations respectives ». Il conclut que le principe est inapplicable aussi bien aux « bosons » qu’aux « fermions ». Aux photons, car ils peuvent se trouver dans la même région de l’espace et s’associer pour former un nouveau « double quantum » (Dopplequant). Aux fermions, car le PEP exclut précisément qu’ils puissent résider dans une même région de l’espace (comme pour les électrons de même direction de spin).
Hors scène. On le voit, Pauli commet un contresens sur Leibniz comme sur l’interprétation de Weyl.
Acte II
PAULI se propose de soigner WEYL.
Le 22 octobre 1949, Pauli informe Fierz de l’envoi d’une lettre à Weyl et réaffirme l’hétérogénéité des deux principes. Il pense pouvoir le « convaincre que le principium identitatis indiscernibilium de Leibniz ([…]) n’a rien à voir avec le principe d’exclusion », il espère même de proche en proche pouvoir guérir Gödel.
Acte III
PAULI tombe malade et développe à son tour une variante du syndrome de Leibniz : le principe de synchronicité ou principe de Jung-Pauli-Leibniz.
Scène 1. Mais à mesure qu’il approfondit le problème du temps (qui est au cœur de l’autre critique adressée à Weyl), guidé par l’idée d’antisymétrie, Pauli semble pouvoir y trouver un terrain d’application privilégié du PEP. Suite à son échange avec Fierz et sa méditation des idées de Jung sur la « synchronicité », Pauli semble lui-même gagné par le syndrome Leibnizien.
Scène 2. Stimulé par l’intérêt de Jung pour la monadologie leibnizienne et la nécessité pour la physique actuelle de repenser sur d’autres bases la causalité (il est « maintenant nécessaire de formuler ce principe supplémentaire de l’explication de la nature […] indépendamment de la causalité »), Pauli raconte, dans une lettre du 6/7 novembre à Fierz, comment il a lui-même commencé à espérer dériver la causalité de la dissymétrie du temps (passé/futur), à partir de l’idée de « monades sans fenêtres ni portes, mais synchronisées », i.e. en état de « correspondance » (au sens de Kepler), et, comme Leibniz, il espère se dispenser du principe de causalité devenu manifestement inadéquat, du moins sous sa forme classique.
Acte IV
Le principe de dépendance contextuelle ou connexion ou comment une intuition philosophique éclaire le concept mathématique de probabilité
Scène 1. Pauli fonde sur cette idée l’espoir de donner enfin une signification physique positive au concept mathématique de probabilité, qui n’est en l’état « après tout, qu’une auxiliaire technique, dont l’application requiert déjà le principe positif impliqué ici ».
Scène 2. Pour finir, le principe d’harmonie préétablie se trouve adopté et Pauli propose de l’adopter en « physique », comme principe du « contexte » (Zusammenhang). (« Pourquoi alors ne pas dire “contexte”* si l’idée causale est trop restreinte ? »)

3 – L’interprétation du PEP par De Broglie dans le cadre de la théorie de la double solution

23L’autre importante interprétation du PEP est représentée par de Broglie et se trouve au cœur de ses revirements. Le trajet intellectuel de de Broglie entre 1927 et 1952 comporte en effet deux étapes décisives. La première correspond à la célèbre rétractation après le congrès de Solvay de 1927, où, sous les critiques de Pauli et de Bohr, de Broglie abandonne son audacieuse théorie dite de « l’onde-pilote », qui généralise l’idée einsteinienne de dualité onde-corpuscule, et, à son corps défendant et par absence de « raisons suffisantes », adopte l’interprétation orthodoxe de la mécanique quantique. Mais la théorie de l’onde-pilote présentée lors de cette rencontre ne représente qu’une forme tronquée, ambigüe et dégénérée d’une théorie plus englobante, que de Broglie n’exposa pas et qu’il n’assuma publiquement que plus tard, après le coup de tonnerre que représenta pour lui les articles de David Bohm [34], explicitement inspirés de son travail.

24De manière à démontrer que sa propre théorie était plus englobante que celle de Bohm, de Broglie publia l’un de ses résultats scientifiques majeurs : la théorie de la double solution [35], qui reste encore de nos jours largement méconnue, aussi bien chez les défenseurs que les détracteurs de de Broglie. Cette théorie permet de suivre le partage fin entre construction mathématique et position de réalité physique, résumé sous le titre de « double solution ». Elle conduit de Broglie à compléter la dualité onde-corpuscule par un dualisme des ondes : l’une purement subjective et probabiliste représentée par la fonction de Schrödinger, l’autre objective et physique correspondant à ce qu’il nomme l’onde u. Si la question de la théorie unitaire reste posée à l’arrière-plan, ce qui est affirmé avec force, c’est donc le partage entre deux strates, subjective et objective, du formalisme mathématique [36]. Quoi qu’il en soit, à travers ces revirements, une dimension problématique demeure qui concerne précisément le problème de l’individuation.

3.1 – Les implications philosophiques du PEP avant 1952

25L’examen que de Broglie propose du principe de Pauli rejoint l’analyse de Weyl. La genèse comme les applications du principe de Pauli signalent une modification profonde du principe d’individuation prévalant jusqu’alors en physique (y compris dans le cadre de la physique relativiste). L’individuation du corps par un espace – ou un espace-temps – s’estompe au profit d’une individuation d’un système et de la fonction Ψ qui lui est associée.

26C’est sans aucun doute l’une des thèses clés de Broglie que l’individualité et le système sont deux idéalisations complémentaires[37]. En mécanique classique, deux corpuscules de même nature sont individués par l’espace ou par leur localisation dans l’espace de permutation. Des différences de localisation des corpuscules individuels font des systèmes différents. En mécanique quantique, les corpuscules perdent cette individualité au profit d’une caractérisation globale des systèmes et de la fonction Ψ qui leur est associée. Pour tout système comportant des couples de corpuscules identiques, il existe toujours une fonction Ψ symétrique ou antisymétrique par rapport à tous les couples de corpuscules. Le système sera symétrique ou antisymétrique selon que la fonction Ψ est l’un ou l’autre. Il est impossible qu’il en aille autrement. Néanmoins, si le principe d’exclusion de Pauli est en parfaite cohérence avec les autres ingrédients du formalisme quantique, et qu’il a reçu nombre de confirmations empiriques, son « origine physique » reste mystérieuse selon de Broglie.

27L’interprétation que de Broglie propose du PEP dans La Physique nouvelle et les quanta[38] appelle deux remarques, qui touchent à la fois à la portée, au statut et au contenu du PEP. Ce dernier est-il un véritable postulat ou bien une règle empirique ? De Broglie affirme qu’il est vérifiable analytiquement et a priori. Mais une validation en est donnée aussi a posteriori, du fait de sa fécondité : valeur heuristique et confirmation expérimentale.

28Il s’agit d’abord d’un « postulat » qui est susceptible d’une preuve a priori, i.e. mathématique et analytique. C’est ainsi que pour en établir une formulation équivalente à celle de Pauli, de Broglie propose un raisonnement par l’absurde : « supposons qu’un système contienne deux électrons dans le même état individuel ; si l’on admet, conformément au second énoncé, que la fonction d’onde est antisymétrique par rapport à ce couple d’électrons, elle doit changer de signe si l’on permute le rôle des deux électrons, mais comme les deux électrons sont dans des états individuels identiques, cette permutation ne peut en rien modifier la fonction d’onde : la fonction d’onde devant ainsi à la fois ne pas changer et changer de signe par l’effet de la permutation, est nécessairement identiquement nulle et cet évanouissement de la fonction signifie dans la nouvelle mécanique que l’état envisagé est inexistant. » Conclusion : « Il ne peut donc y avoir deux électrons dans le même état individuel et nous voyons que le second énoncé nous conduit au premier : la réciproque se démontre tout aussi aisément ».

29Mais pour en saisir la signification physique, il faut aussi en établir la validité a posteriori. Ce que fait de Broglie en montrant sa valeur heuristique et en exhibant les « faits » expérimentaux qui le confirment. Parmi ces faits, il y a d’abord ceux qui ont motivé sa formulation, notamment la « règle semi-empirique » de Stoner touchant la distribution des particules en fonction de la valeur de leur spin. Mais surtout, de Broglie en déduit l’existence d’une forme d’énergie nouvelle qu’il nomme « énergie d’échange », « un genre d’interaction ». Cela entraîne une interprétation et une clarification physique de l’origine du PEP [39], qui rompt avec les représentations classiques.

30Dans le Continu et discontinu en physique moderne, de Broglie s’efforce de prendre la pleine mesure de cette rupture. De la comparaison entre la physique classique et la mécanique quantique, il ressort que, même dans la première, le principe d’individuation a une portée limitée et que la masse et la localisation sont interdépendantes. La dialectique entre ces deux idéalisations que sont les notions de « système » et « individu » est déjà à l’œuvre en physique classique [40]. Nous approchons ainsi l’expression en termes de groupe avec des transformations locales et l’invariance de la masse. On comprend en quel sens la masse est un « être de raison ». Le principe d’individuation est par conséquent lui-même a priori : il est a priori impossible que deux corpuscules se trouvent dans un même lieu au même moment.

31Mais ce principe repose sur certaines présuppositions quant à la nature du temps, en particulier sa continuité, et il nous contraint à adopter une distinction entre deux principes distincts d’individuation, pour les cas où deux corpuscules sont identiques : l’individuation spatio-temporelle et l’individuation complète. La dernière nous rapproche de Leibniz [41]. Mais, comme nous l’avons dit, l’interaction entrave l’individuation et interdit de considérer de manière « trop absolue l’autonomie individuelle des corpuscules ». Pour expliquer l’interaction, la physique classique a été conduite à introduire l’idée d’une énergie potentielle. Or cette idée, qui est « très claire au point de vue mathématique […] reste physiquement assez mystérieuse [42] ». À la différence de l’énergie cinétique, l’énergie potentielle ne se laisse pas individuer (« répartie entre les constituants du système : elle appartient à l’ensemble du système et est comme mise en commun par ses constituants [43] »).

32Dans un mouvement de généralisation audacieuse et de passage à la limite, de Broglie voit dans la relation entre « individualité et interaction », l’une de ces complémentarités « que M. Bohr a été amené à considérer dans son interprétation des théories quantiques [44] » et qui ne sont pleinement intelligibles que comme deux instanciations des deux idéalisations abstraites que sont les notions d’individu et de système.

33Le PEP apparaît dans ces conditions comme un cas particulier d’interaction et une application du principe de Heisenberg, imputable (1) à l’absence d’individuation des particules de même nature et (2) à l’impossibilité « en général » d’y suppléer en localisant « dans notre cadre de l’espace les entités physiques élémentaires [45] ». D’où l’empiètement des régions [46]. Mais dont l’exposé recèle une forme de « paralogisme » caché, puisque la localisation déniée d’un côté se trouve restaurée de l’autre. En toute rigueur, « on ne peut pas dire que deux particules, dont on suppose les états de mouvement exactement connus, sont éloignées l’une de l’autre : on peut tout aussi bien dire qu’elles sont en contact puisqu’elles occupent toutes deux, en quelque sorte potentiellement, la totalité du récipient. Cet argument subtil nous montre clairement que l’exclusion est étroitement liée à la non-localisation des unités physiques dans l’espace. Son existence nous montre donc une fois de plus combien nos conceptions traditionnelles sur l’espace sont sujettes à caution. On peut d’ailleurs envisager l’exclusion comme une forme nouvelle d’interaction spécifiquement quantique et différente de l’énergie d’échange [47] ».

34La dialectique prend ici un sens quasi-kantien. Elle tient en effet à l’antinomie inévitable qu’entraîne la double idéalisation du système et de l’individu physique. La solution réside dans un « compromis », qui tient le milieu entre « deux idéalisations extrêmes », compromis illustré dans le cas de la physique classique par la notion « d’énergie potentielle ». C’est un tel compromis que propose la mécanique ondulatoire, en introduisant une nouvelle forme d’énergie : « l’énergie d’échange ».

35

En résumé, il existe une certaine antinomie entre l’idée d’individualité autonome et celle de système où toutes les parties agissent les unes sur les autres. La réalité, dans tous ses domaines, paraît être intermédiaire entre ces deux idéalisations extrêmes et, pour la représenter, il nous faut chercher à établir entre elles une sorte de compromis. La Physique n’a pas échappé à cette nécessité et, sous sa forme classique, elle a tenté de réaliser le compromis grâce à la notion d’énergie potentielle d’interaction entre particules. Bien qu’à l’examiner de près ce compromis apparaisse comme assez bâtard, il a permis cependant de représenter un grand nombre de faits à l’échelle macroscopique et a longtemps paru suffisant.
La situation s’est beaucoup aggravée quand la Physique quantique, étudiant les faits de l’échelle microscopique, s’est aperçue que les entités élémentaires ne pouvaient plus y être exactement localisés dans l’espace. (1) Ce fait, si surprenant au premier abord, entraînait l’impossibilité d’attribuer aux particules une individualité susceptible d’être constamment suivie et reconnue : nous avons étudié les complications qui en résultaient. (2) De plus, la possibilité pour plusieurs corpuscules d’occuper simultanément, du moins d’une manière potentielle, une même région de l’espace, provoque l’apparition de formes nouvelles d’interactions ignorées de la Physique classique : l’interaction d’échange et l’interaction d’exclusion. L’existence de ces interactions est aujourd’hui physiquement certaine, leur importance assurément capitale, mais leur interprétation encore totalement obscure. En Physique quantique, le compromis à réaliser entre l’individualité et l’interaction apparaît donc comme bien plus difficile encore à concevoir qu’en Physique classique : il doit rendre compte de faits complexes et surprenants pour nos habitudes de pensée et il ne pourra certainement pas être développé dans le cadre de nos idées anciennes sur l’espace [48].

36Ce diagnostic apparaît clairement prophétique, si nous considérons le contraste entre la puissance du formalisme mathématique de la mécanique quantique et les problèmes subsistants et les énigmes de son interprétation (qui est indissociablement physique et métaphysique). Pour conclure avec les mots de de Broglie ce survol du problème de l’individuation tel qu’il se pose à lui avant 1952, nous pouvons dire que la « nature » et « la véritable signification » de l’exclusion demeure inconnues, cachées [49], et que l’origine de ces difficultés semble résider dans les « lacunes de nos conceptions au sujet de l’espace et du temps [50] ».

3.2 – À partir de 1952. Critique de Bohm et réflexion critique sur le principe de Pauli

37Dans La Théorie des particules de spin 1/2 (Électrons de Dirac) s’amorce une critique et une tentative pour éliminer ce qu’il nomme désormais les « conditions de Pauli », en montrant que la théorie ainsi reformulée est équivalente à la théorie intégrant le principe de Pauli, qu’elle comporte un avantage, en termes de prévision, et qu’elle se dispense de principes a priori (injustifiés).

38Les étapes sont les suivantes : donner une forme plus précise aux relations d’incertitude [51]. Puis une reformulation du PEP, à partir de la méthode de Wentzel, Kramers et Brillouin (W.K.B.). Il établit ensuite l’équivalence des deux théories, voire la supériorité de la nouvelle sur celle de Pauli, « car notre résultat prouve que, même en théorie de Pauli, l’action du champ électromagnétique sur les moments propres intervient dans l’expression des fonctions C1 et C2, donc, dans celle de formule bk(0), c’est-à-dire à l’approximation d’ordre zéro » – que semble exclure Pauli. Le « premier avantage » sur celle de Pauli est qu’elle se traduit par une notion nouvelle, celle de « vitesse de groupe » correspondant à la phase de la fonction de Jacobi S = S’0+ ∫ U dt ». Le deuxième avantage est qu’elle aboutit à des prévisions différentes, ce qui permet d’espérer trancher expérimentalement entre les deux théories [52]. Elle permet enfin de rétrograder ce principe de postulat a priori au rang de cas particulier [53].

39Lorsque ce fascicule parut en septembre 1952, David Bohm publiait dans la Physical Review deux articles promouvant une théorie, opposée à la théorie orthodoxe, et dont le point de départ était la théorie de l’onde-pilote de de Broglie de 1927. Ces deux publications réveillèrent de Broglie de son somnolent compromis et le convainquirent de revenir à son ancienne théorie inédite, sous le titre de théorie de la double solution.

40L’essai de 1956 s’ouvre avec une critique de l’interprétation orthodoxe comme de celle de Bohm, qui admet, à tort, que la fonction Ψ exprime une réalité physique, et par suite, envisage la renormalisation, que l’on nomme « réduction du paquet d’ondes », comme un processus physique produit par l’observation. Une telle hypothèse est « inadmissible » pour de Broglie. À l’encontre de l’interprétation probabiliste (« orthodoxe ») et de la théorie de Bohm, la théorie de la double solution repose sur une généralisation de la dualité onde-corpuscule et l’accouplement de l’onde abstraite (exprimée par la fonction Ψ) à une onde physique exprimée par (u), la première étant subjective et non-relativiste, la seconde étant objective et relativiste.

41Les raisons pour lesquelles de Broglie rejette l’interprétation orthodoxe qui tend à transformer en réalité physique une pure entité « formelle » (fictive et abstraite), sont essentiellement négatives. Pour qu’elle ait une signification physique, il faudrait pouvoir affecter aux « états » représentés par les valeurs de la fonction un système de coordonnées. Or les coordonnées n’ont pas de signification pour la fonction Ψ. C’est donc succomber à une étrange illusion que de doter la fonction Ψ (et l’onde qu’elle représente) d’une signification objective physique. Pour le comprendre, de Broglie retrace la genèse mathématique de cette fonction (Lagrange, Jacobi, Hamilton) qui est indissociable de la construction de cet espace abstrait qu’on nomme « espace de configuration ». Ce dernier comporte autant de dimensions que le système physique envisagé comporte de « corpuscules » (libres) (soit 3 N coordonnées des N particules), coordonnées dont la signification est « fictive », puisqu’elles correspondent à des localisations possibles simultanées, conjuguées aux paramètres dynamiques (tels que la charge électrique, etc.). Une trajectoire du point représentatif correspond, dans ce cadre, à un état du système. L’interprétation de cette fonction comme figurant un processus physique dans l’espace à trois dimensions est donc pour le moins surprenante. Il n’est certes pas a priori exclu que les deux puissent coïncider, comme c’est le cas en physique classique. Si le recours à l’espace de configuration est une nécessité dans le cadre de la mécanique quantique, de Broglie n’en indique pas moins un horizon qui est aussi une limite : la nécessité de dépasser nos concepts usuels de l’espace physique, celle de corpuscule, et par suite celle d’entité individuelle au profit de conceptions plus adéquates.

42C’est dans cette nouvelle perspective que le principe de Pauli doit être interprété. Ce principe possède une signification mathématique dans l’espace de configuration, celui de la fonction d’onde probabiliste : « considérons deux corpuscules de même nature, deux électrons par exemple, ils sont tellement semblables qu’il est impossible de leur attribuer une individualité : c’est un des résultats essentiels de la Physique quantique que d’avoir mis en lumière cette “indiscernabilité” des corpuscules de même nature ». La suite développe les conséquences sur la mesure (i.e. sur l’« amplitude de probabilité »).

43On doit donc admettre que toute grandeur observable, telle que [Ψ]2 au carré, doit être insensible à une permutation quelconque du rôle des corpuscules. Ceci conduit à restreindre la forme possible des fonctions d’onde. Comme des interactions des corpuscules sont toujours des fonctions symétriques de leurs coordonnées, si l’on a trouvé une solution Ψ (x1, y 1, z1, … xi, yi, zi, …, xk, yk, zk, …, xN, yN, zN, t) de l’équation des ondes, la fonction que l’on obtient en permutant le rôle des corpuscules i et k, soit Ψx1, y1, z1, … xi, yi, zi, …, xk, yk, zk, …, xN, yN, zN, t), est encore solution, ainsi que toute combinaison linéaire des deux solutions ainsi obtenues de la forme a Ψ x1, y1, z1, … xi, yi, zi, …, xk, yk, zk, …, xN, yN, zN, t) + b Ψ x1, y1, z1, … xi, yi, zi, …, xk, yk, zk, …, xN, yN, zN, t) [54].

44Cette indiscernabilité se traduit par l’insensibilité des « combinaisons linéaires » aux permutations de signes exprimant la permutation des particules (i et k). Suit la formule générale : « La fonction d’onde Ψ d’un système qui contient des corpuscules de même nature doit être soit symétrique, soit antisymétrique par rapport à l’ensemble de ses constituants », selon que la permutation produit ou non un changement de signe « sans changer de valeur absolue [55] ».

45La fonction Ψ revêt une fonction purement mathématique et symbolique, et possède une signification subjective ou imaginaire. C’est dans le passage de cette identification abstraite à la localisation de l’entité physique qu’intervient le principe de Pauli, et le partage des « entités physiques » en deux catégories d’états apparemment étanches si l’on s’en tient aux deux statistiques qui leurs correspondent : Fermi-Dirac et Bose-Einstein [56]. Il n’en demeure pas moins que c’est dans cette transition et par l’application de ce principe qu’une vérification expérimentale devient possible et pensable.

46Or le postulat de Pauli et la statistique de Fermi-Dirac représentent un défi pour la théorie de la double solution, car celle-ci est conduite à un postulat manifestement contradictoire : le « maintien de la notion de trajectoire [57] ». La difficulté est levée si l’on admet que les « trains d’ondes u empiètent en partie » pour former une « onde unique » qu’on peut exprimer sous une formule qui préserve la distinction entre deux régions mobiles distinctes », et néanmoins une possibilité de fusion, qui expliquerait le comportement des bosons. De Broglie se borne ici à montrer que sa théorie est compatible avec le PEP, et non à en proposer une critique. Aussi conclut-il en indiquant ce qui manque pour que sa théorie soit équivalente à la version orthodoxe. Il reste à justifier le partage entre symétrique et antisymétrique (avec des bosons se regroupant par grappe ou en troupeau, et des fermions « apparaissant » toujours de manière isolée), et pour ce faire introduire la notion de spin. En l’état, l’équation d’onde n’exprime que des particules de spin zéro[58]. Mais il avertit que ce complément, par extension aux « particules de spin différent de zéro » et en particulier « à la mécanique ondulatoire de l’électron de Dirac » (« ce que nous ferons seulement au chapitre XVI ») n’y suffira pas.

47Il faut attendre la fin du chapitre XIX pour que s’esquisse un revirement, même s’il reste largement programmatique. Il ne s’agira plus simplement de retrouver l’analogue du PEP, mais d’en amorcer la critique, et en particulier celle de la séparation entre les deux catégories de particules et de leurs statistiques associées. Ainsi s’amorce la rétrogradation du PEP au rang de « simple recette de calcul » au même titre que les autres principes de la MQ. Il reste que la prudence est de mise : « ces problèmes sont assurément très difficiles et il semble prématuré de les aborder dans l’état actuel de la théorie de la double solution. Mais difficile ne veut pas dire impossible et ce qui est insoluble aujourd’hui peut être résolu demain [59] ». C’était en 1952.

48Qu’est devenue, dans le cadre de la théorie de la double solution, la dialectique de l’individu et du système qui atteint son apogée en physique quantique [60] ? Cette dialectique affirme sur un plan philosophique et logique ce que nous avons nommé plus haut une dépendance au contexte : « engagée dans un système, une unité physique y perd dans une large mesure son individualité, celle-ci venant se fondre dans l’individualité plus vaste du système. La chose est particulièrement nette dans le cas des particules de même nature et se traduit par des conséquences tout à fait imprévues auxquelles les idées classiques n’auraient jamais pu conduire, mais qui se trouvent en parfait accord avec un grand nombre de faits d’expérience (statistiques nouvelles, principe d’exclusion, etc.) [61] ».

49Après le tournant de 1952, l’interprétation philosophique et épistémologique de De Broglie s’est trouvée insérée dans un nouveau cadre mathématique et physique. Ce qui était interprété comme idéalisation est exprimé à présent en termes de mesure de probabilité, comprise elle-même comme expression mathématique d’une composante imaginaire et subjective de l’interprétation physique.

Notes

  • [1]
    Pauli [1925]. Pour une monographie récente sur le PEP voir Massimi [2005]. Paty [2000a], [2003].
  • [2]
    Paty [2000b].
  • [3]
    Balibar et alii [2007]. Pour un exposé synthétique, voir Balibar et alii [1997], p. 419-431.
  • [4]
    Voir Balibar & Lobo [2017].
  • [5]
    L’attachement à l’approche relativiste est sans doute plus fort chez Weyl en raison de sa thèse épistémologique essentielle : « L’expérience immédiate est subjective et absolue. Aussi floue qu’elle puisse être, ce flou est quelque chose de donné, et donné ainsi et pas autrement. Le monde objectif, en revanche, sur lequel nous comptons continuellement dans nos vies quotidiennes et que les sciences de la nature essaient de cristalliser par des méthodes représentant le développement cohérent de critères avec lesquels nous faisons l’expérience de la réalité dans l’attitude naturelle — ce monde objectif est nécessairement relatif ; il ne peut être représenté par quelque chose de déterminé (des nombres ou d’autres symboles) qu’après qu’un système de coordonnées a été arbitrairement introduit dans le monde. Il me semble qu’une telle paire d’opposés, subjectif-absolu et objectif-relatif, contienne l’une des intuitions épistémologiques les plus fondamentales que l’on puisse apercevoir depuis la science. Quiconque désire l’absolu doit prendre en compte la subjectivité et la référence à l’ego ; quiconque se sent attiré par l’objectivité ne peut éviter le problème de la relativité. » (Weyl [1949], p. 206).
  • [6]
    Weyl [1928], p. 48.
  • [7]
    Weyl [1949], p. 221.
  • [8]
    Ibid., p.155.
  • [9]
    Ibid., p. 186 and p. 221.
  • [10]
    Ibid., p. 221 (n. s.).
  • [11]
    Ibid., p. 259.
  • [12]
    Ibid., p.170.
  • [13]
    Weyl [1928], Préface, p. x]. Voir Bauer [1933].
  • [14]
    Weyl [1928], Préface, p. x.
  • [15]
    Ou encore : « Une fois déduit des données spectroscopiques, le principe pouvait être appliqué à des électrons libres comme ceux qui sont en charge de la conduction électrique dans les métaux ou qui errent à l’intérieur des étoiles ; et, ici encore, les résultats se trouvèrent en accord avec l’expérience » (Weyl [1949], p. 347-348).
  • [16]
    Voir par exemple Balibar et alii [2007].
  • [17]
    Weyl [1928], p. 244.
  • [18]
    Ibid., p. 245.
  • [19]
    Weyl [1928], p. 285.
  • [20]
    Weyl [1949], p. 346-347.
  • [21]
    Ibid., p. 347-348.
  • [22]
    Ibid., p. 348.
  • [23]
    Ibid., p. 338-339.4
  • [24]
    Ibid., p. 364 et 386.
  • [25]
    Ibid., p. 365 et 364.
  • [26]
    Voir Balibar & Lobo [2017], p. 42-66.
  • [27]
    Weyl [1949], p. 296 et 365.
  • [28]
    Ibid., p. 365.
  • [29]
    Pour un aperçu historique et philosophique de l’approche probabiliste dite du « Spielraum probabilistic » voir Lobo [2019a], p. 533 sq.
  • [30]
    Weyl [1949], p. 339.
  • [31]
    Ibid., p. 386 (n. s.). Sur ce principe à la racine de l’interprétation dite de Copenhague, voir Chevalley [1985].
  • [32]
    Sur les influences réciproques entre Husserl et Weyl et l’entrecroisement de leurs trajectoires, voir Lobo [2009] et [2019b]. Quant au problème de l’individuation chez Husserl et en particulier en ce qui regarde la physique classique et quantique, voir Lobo [2008]
  • [33]
    Toutes les citations proviennent de la correspondance scientifique de Pauli, vol. III et IV (voir bibliographie).
  • [34]
    Bohm [1952].
  • [35]
    De Broglie [1956a], notamment p. 85-93.
  • [36]
    Ibid., p. 87-88.
  • [37]
    Ibid., p. 274. Les mêmes idées sont reprises dans De Broglie [1956b], p. 111-117 et déjà esquissées dans De Broglie [1937b], p. 116.
  • [38]
    De Broglie [1937b], p. 256 sq.
  • [39]
    Ibid., p. 259-260.
  • [40]
    De Broglie [1941], p. 115. Cette idéalisation est comprise dans Matière et Lumière comme une « abstraction » et une « schématisation » imposée par la logique de la recherche scientifique, De Broglie [1937a], p. 307.
  • [41]
    De Broglie [1941], p. 114.
  • [42]
    Ibid., p. 115.
  • [43]
    Ibid., p. 116.
  • [44]
    De Broglie [1937a], p. 311.
  • [45]
    Ibid., p. 125-129.
  • [46]
    Ibid., p. 123.
  • [47]
    Ibid., p. 311.
  • [48]
    Ibid., p. 129.
  • [49]
    Ibid., p. 128.5
  • [50]
    De Broglie [1937b], p. 120.
  • [51]
    De Broglie [1952], p. 26.
  • [52]
    Ibid., p. 134-135.
  • [53]
    Ibid., p. 153.
  • [54]
    Ibid., p. 44.
  • [55]
    Ibid., p. 45.
  • [56]
    Voir Bose [1924a], [1924b] et Einstein [1925a], [1925b]. Pour les statistiques des fermions, voir les articles princeps de Fermi [1926] et Dirac [1927].
  • [57]
    De Broglie [1952], p. 154.
  • [58]
    Ibi., p. 157.
  • [59]
    Ibid., p. 279.
  • [60]
    Une dialectique qui est comprise par M. Paty comme un cas exemplaire de « jeu complexe entre formalisme et empirisme en physique », Paty [1997].
  • [61]
    De Broglie [1937a], p. 312.