« Y a-t-il une “métaphysique” de Deleuze et Guattari et est-elle autonome par rapport à celle de Deleuze ? »

1Vincent Jacques : Nous avons souhaité organiser ce dialogue à plusieurs pour interroger en guise de préambule au dossier les deux présupposés fondamentaux sur lesquels il repose et que je propose de résumer avec ces deux séries de questions :

21/ Y-a-t-il une métaphysique deleuzo-guattarienne et, si oui, que faut-il entendre par ce terme ? Peut-on d’autre part ou corrélativement parler d’ontologie à leur égard ? Quel serait par ailleurs le terme ou qualificatif le plus adéquat pour désigner cette métaphysique ? Comment la spécifier par rapport à d’autres métaphysiques contemporaines ?

32/ Quel est le degré d’autonomie de la métaphysique de Deleuze & Guattari par rapport à celle de Deleuze ? La logique de celle-ci change-t-elle après sa rencontre avec Guattari ou leur travail ne fait-il que développer autrement cette logique (autour du couple actuel-virtuel par exemple) sans la modifier fondamentalement ?

4Jérôme Rosanvallon : Sans préjuger des chemins imprévisibles qu’empruntera cette tentative « d’agencement collectif d’énonciation », je prolonge la présentation de Vincent en précisant et numérotant le champ des questions que nous avons à explorer. Il s’agit d’élucider :

51/ ce qu’il en est de la métaphysique de Deleuze & Guattari : 1.1/ par rapport notamment à leur philosophie politique (histoire universelle, théorie des machines désirantes, des formations sociales, de l’État, du capitalisme, etc.) ; 1.2/ par rapport à l’éventuel refus de toute métaphysique, de toute ontologie qui caractériserait leur philosophie ; 1.3/ par rapport à d’autres philosophies ou lignées métaphysiques proches ou lointaines, auxquelles ils appartiendraient ou dont ils se distingueraient.

62/ ce qu’il en est de la métaphysique de Deleuze & Guattari : 2.1/ par rapport à celle de Deleuze seul ; 2.2/ par rapport à celle de Guattari seul, qu’il s’agisse dans les deux cas d’ouvrages écrits avant, entre ou après leur quadruple collaboration (AŒ, MP, K, QPh) ; 2.3/ chez les commentateurs en général dont nous sommes et du point de vue de l’institution en général.

7S’il serait utile de traiter ces points successivement et séparément, ils n’en restent pas moins évidemment étroitement corrélés les uns aux autres.

8Pour esquisser mes propres éléments de réponse et lancer ainsi la discussion entre nous, je me permets de réexposer rapidement les thèses que je défendais sur quelques-uns de ces points dans mon introduction à leur philosophie (Deleuze & Guattari à vitesse infinie, vol. 1 et 2, Ollendorff & desseins, 2009 et 2016) :

91.1/ L’une des insuffisances et même, il me semble, l’un des contresens les plus courants sur leur œuvre commune est de la réduire à une philosophie essentiellement politique ou, pire, à n’être que le pan proprement politique de la philosophie de Deleuze… Ce contre-sens entraîne tous les autres en réduisant considérablement la portée de leur philosophie, en manquant une partie non négligeable de , en oblitérant certains plateaux de MP et son enjeu général et surtout en isolant QPh des trois collaborations précédentes pour la réabsorber entièrement dans la philosophie de Deleuze seul sans pouvoir aucunement rendre compte de la façon dont Deleuze lui-même présente leur collaboration et annonce son ultime volet dans cet extrait d’un entretien daté de 1988 que nous avons placé en épigraphe du numéro : « Guattari et moi, nous voudrions reprendre notre travail commun, une sorte de philosophie de la Nature, au moment où toute différence s’estompe entre la nature et l’artifice » (P, p. 212). Par là, Deleuze donne aussi peut-être par avance la clef de la difficulté, pour les commentateurs, à reconnaître que leur philosophie commune couvre l’ensemble des domaines de réalité, est un système philosophique complet, donc notamment une ontologie, dont le réel socio-historique n’est jamais qu’un aspect : parvenir à estomper toute différence entre nature et artifice, société, culture, histoire implique en effet de montrer que toute existence et production naturelle sont finalement façonnées par le réel socio-historique et donc que « tout est politique » sans voir que l’inverse doit être également vrai, autrement dit qu’aussi bien « tout est naturel »…

101.2/ J’avoue n’avoir jamais compris l’argument consistant à refuser toute dimension ontologique à leur philosophie comme à celle de Deleuze. J’ai consacré la majeure partie de mon premier volume à montrer notamment, à toutes les étapes d’élaboration de leur philosophie, la primauté de la variation sur toutes les formes d’invariance partielle et provisoire dès lors toujours secondes (strates, agencements, territorialisations, codages, structures machiniques, plans, concepts, etc.), primauté qui les rapproche notamment de la structure de la théorie darwinienne. Or affirmer qu’il y a d’abord fondamentalement de la variation, la purifier de tous ses invariants (y compris l’être), n’en reste pas moins, il me semble, une affirmation pleinement ontologique (comme l’étaient déjà le devenir héraclitéen, la durée bergsonienne, etc.).

11Igor Krtolica : On invoque parfois la distinction entre métaphysique et politique à propos de l’œuvre deleuzo-guattarienne (qu’on superpose parfois à la distinction nature-culture), tantôt pour privilégier la dimension politique et l’analyse des formes culturelles (dont témoigne le problème fondamental de la philosophie politique que pose le début de et qui anime la schizo-analyse), tantôt pour souligner la persistance dans leur philosophie d’une ambition métaphysique (métaphysique de la nature immanente, philosophie des multiplicités et de la variation continue, etc.). Mais je me demande tout de même ce qu’il faut entendre par « métaphysique ». D’une certaine manière, si je le comprends bien, Jérôme défend l’idée que tout est métaphysique dans une philosophie de l’immanence absolue comme la leur : de même que, chez Spinoza, Dieu est la « cause prochaine » de toute chose, de même chez Deleuze et Guattari tout agencement est un mouvement de la Terre (territorialisation-déterritorialisation). Mais Jérôme remarque aussi bien que, par conséquent, le signifiant métaphysique se vide à mesure qu’il se remplit. D’un point de vue logique, on dirait aussi bien : sa compréhension diminue à mesure que son extension augmente, si bien qu’on ne sait plus trop ce qui est métaphysique et ce qui ne l’est pas. Faut-il dès lors conserver ce terme ? Il est vrai que tous les textes ne sont pas métaphysiques au même degré : il y a une différence sensible entre les passages de MP sur le plan de consistance et ceux sur l’État comme appareil de capture, comme il y a une différence entre le premier livre de l’Éthique et le Traité théologico-politique. Mais, je rejoins Jérôme sur le fait que, dans leur œuvre commune (davantage que dans leurs œuvres respectives), les deux domaines – politique et métaphysique – tendent à devenir indiscernables. Par conséquent, je crois qu’il n’est pas inutile de faire jouer ensemble les deux sens du concept de métaphysique. Si l’on s’en tient au sens classique du terme, à savoir que la métaphysique est un domaine de la philosophie qui pense ce qui est au-delà du monde empirique ou phénoménal, je crois que l’on peut mesurer l’originalité de leur théorie de l’absolu dans l’histoire de la philosophie (par exemple, la théorie de la déterritorialisation absolue, du devenir-imperceptible, du plan de consistance etc.). Si l’on envisage maintenant la métaphysique au sens typique que lui donnent les philosophies de la Nature et de l’immanence, à savoir que toute chose est en relation directe à l’absolu, je crois que cela permet cette fois de déterminer la manière dont toute chose est une modalité ou une modalisation de l’absolu (ce qu’implique la théorie de la production désirante ou des processus machiniques).

12Manola Antonioli : Pour ma part, je partage avec Igor une grande perplexité face à la première question que nous avons choisi de nous poser collectivement : y a-t-il une métaphysique deleuzo-guattarienne et, si oui, en quoi consisterait-elle ? Deux interprétations – au moins – du terme « métaphysique » sont possibles : celle qui en fait l’étude de ce qui est « au-delà de la physique » et celle (bien évidemment étroitement liée à la première), qui se situe dans la tradition kantienne, puis nietzschéenne, heideggérienne ou derridienne, qui en fait une opération millénaire de dévaluation du monde sensible et terrestre, au profit (presque dans des termes financiers de « capitalisation ») d’un monde plus haut, plus vrai, plus bon, plus désincarné et spirituel.

13En ce qui concerne la première interprétation, la réponse est certainement – à mon humble avis – négative : rien chez Deleuze-Guattari n’aspire à dépasser et surmonter la physique. Il s’agit plutôt pour eux de montrer les dynamiques, les forces et les devenirs qui animent le monde physique, une épaisseur de la surface (ou de la croûte terrestre) grouillante de formes de vie (organiques et inorganiques, humaines, animales, végétales et machiniques), liées par des mystérieuses correspondances et des échanges incessants. La même logique est à l’œuvre dans QPh comme le montrent les pages sur la « géophilosophie » (terme autour duquel tournait ma monographie d’alors, Géophilosophie de Deleuze & Guattari, L’Harmattan, 2004) ou celles sur les plans – à la fois autonomes et convergents – où, se croisent dans des zones quasi géologiques d’« interférence illocalisable », la science, les arts et la philosophie. Le diagnostic vaut aussi selon moi pour l’œuvre de Deleuze seul comme de Guattari seul. Il suffirait de relire les pages sur la répartition territoriale de l’image de la pensée dans DR, où l’opposition entre une pensée sédentaire et une pensée nomade fait son apparition bien avant les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie, ou de relire Chaosmose, ouvrage où Félix Guattari présente une traduction esthétique, philosophique, écosophique et psychanalytique du monde de désordre ordonné, d’irrégularité régulière, mise en lumière par la théorie physico-mathématique du chaos au cours des années soixante-dix (l’une des références principales utilisées par Guattari dans cet ouvrage étant James Gleick, La Théorie du chaos [1987], Flammarion, 1991, édition revue et corrigée 2008).

14En ce qui concerne la deuxième interprétation, la réponse est à mon avis toujours négative : il n’y a pas de « métaphysique » deleuzo-guattarienne. On peut se référer de ce point de vue à l’un des plateaux les plus complexes et (probablement) les moins lus de MP, le troisième, intitulé « 10 000 av. J.-C. – La géologie de la morale ». Dans la « conférence-fiction » du Professeur Challenger qui sert de fil conducteur au plateau, le plan de consistance ou Corps sans Organes de la Terre est fait de matière non formée, toujours en voie de stratification ou de déstratification, d’intensités et de particules moléculaires et submoléculaires, mais aussi de contenus ou matières formées, de multiplicités intensives et extensives, de dynamiques de territorialisation et de déterritorialisation, et tout l’effort de Deleuze et Guattari tout au long du plateau (et de l’ouvrage) consistera à montrer que dans l’évolution de la Terre et de la nature comme dans l’évolution de l’homme et de la culture, tout dualisme rigide est inadéquat à la compréhension des phénomènes naturels comme des événements culturels. Dans cette perspective, l’apport fondamental du darwinisme a consisté à inventer une nouvelle forme de couplage entre les individus et les milieux, en montrant que les formes prises par la vie au cours de son évolution sont des « résultats statistiques » à partir d’une population donnée, qui se répartira d’autant mieux dans son milieu que son évolution sera buissonnante, diversifiée, multiple, capable de prendre des formes différentes. C’est la diversité et la multiplicité de formes de vie hétérogènes, aux frontières mouvantes et perméables, qui fait la richesse de la Terre selon le Professeur Challenger. Ce qui est toujours premier, pour Deleuze et Guattari, est la déterritorialisation à partir de laquelle des strates mouvantes se forment sur le plan d’immanence de la Terre. La noosphère ne se détache pas de la biosphère comme un grade de perfection supérieur et la sphère de l’« esprit » humain appartient intégralement à la grande « Mécanosphère » terrestre : toutes les frontières traditionnelles entre nature et culture, naturel et artificiel, matériel et spirituel, terrestre et supraterrestre deviennent ainsi caduques. Les régimes de signes et les outils se déploient à partir des milieux associés biologiques et physiques.

15Pour conclure provisoirement ces quelques réflexions sur une question redoutablement complexe, je pense qu’il serait temps avant tout de prendre au sérieux en tant qu’œuvre philosophique – et sans vouloir à tout prix la reconduire dans les terrains familiers de la « métaphysique » – cette hydre à trois têtes (D, D&G, G) qui fournit par anticipation des clés de lecture (à la fois théoriques, esthétiques, politiques, écologiques et technologiques) de la complexité du présent et de ses devenirs. Ce n’est peut-être pas de la métaphysique, mais ce n’est pas rien…

16Vincent Jacques : Pour ma part, je crois que la métaphysique fait bien partie du projet philosophique de Deleuze et Guattari. Comme je l’ai écrit dans mon Deleuze (Ellipses, 2014), Mille plateaux est pour moi un livre « classique » offrant métaphysique, politique, esthétique et éthique. La philosophie de Deleuze et Guattari est intempestive en sa manière de croire en la philosophie et de la pratiquer dans une étonnante production de concepts. Si le terme « classique » peut sembler étonnant pour parler d’un tel livre : il n’est bien sûr pas ici question de nier le côté neuf, déroutant, inclassable de Mille plateaux mais d’insister sur l’aspect inactuel de leur philosophie. Mais, en 1980, qui d’autre écrit une philosophie, qui, telle la philosophie hégélienne en son temps, tend à rendre compte conceptuellement de l’entièreté du réel ? À contretemps de la philosophie contemporaine par la multitude des sujets traités, éthologie, linguistique, histoire, ethnologie, préhistoire, biologie, Mille plateaux se distingue par sa capacité à lier tous ces domaines, à les redistribuer, à en brouiller les frontières en traçant à partir d’eux des lignes de fuite qui participent au régime de coappartenance de toutes les différences sur un même plan d’immanence. Cette proposition ontologique de l’univocité de l’être, la Terre dans Mille plateaux, n’est pas pour autant un fondement, ni une visée de dépassement du monde physique et matériel. Tout au contraire, avoir le sens de la Terre, c’est viser à participer aux puissants mouvements de déterritorialisation qui la traversent et la soutiennent. Si la question de la métaphysique chez Deleuze et Guattari semble paradoxalement à la fois évidente, essentielle à leur construction conceptuelle, et de peu d’intérêt pour eux qui ne s’attardent pas à la redéfinir, c’est sûrement qu’elle est dans leur optique plutôt un moyen qu’une fin : elle leur sert à décloisonner les savoirs et à critiquer un rapport négatif au monde et au devenir (« Il se peut que croire au monde, en cette vie, soit devenu notre tâche la plus difficile », QPh, p. 72).

17Cet appel à « croire au monde » renverse complètement le sens de ce que sous-entend traditionnellement le terme de métaphysique, à savoir une quelconque visée vers un au-delà du monde, vers une unité transcendante et fondatrice du réel. En revanche, s’il s’agit bien de métaphysique, comme le dit Igor, c’est que tout objet a bien une part réelle et une part virtuelle comme Deleuze le montre dans DR, tandis qu’on retrouve, bien que différente, cette partition métaphysique dans MP et dans et QPh. Dans le cas de MP, les concepts de déterritorialisation absolue et de devenir-imperceptible, le concept de Terre et celui de plan de consistance visent un horizon de communicabilité métaphysique des différences qu’on peut, selon moi, rattacher au virtuel, même s’il faudrait voir ce qui rend chaque fois nécessaire un tel développement de notions différentes pointant vers la métaphysique. Une des réponses possibles serait que la dynamique entre l’actuel et le virtuel, dont Deleuze avait postulée l’indiscernabilité mais qu’il posait malgré tout selon un certain schème dichotomique, s’affine dans l’écriture conceptuelle de Deleuze et Guattari. Ainsi dans le plateau « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible », on constate, dans le concept même de devenir, une forme de progression ou de variation continue, depuis tous les devenirs où virtuel et actuel sont indiscernables jusqu’aux degrés supérieurs de participation à la coappartenance de la Terre, des devenir-minoritaire et devenir-animal jusqu’au devenir-imperceptible, ce point de bascule où le sujet se dissout complètement pour « être à l’heure du monde » (MP, p. 343). Avec le concept de devenir, on voit bien que la métaphysique est aussi bien un outil de compréhension du réel qu’un horizon éthique et politique. Autrement dit, la conceptualisation d’un régime de participation absolue, de coappartenance et de communicabilité de toutes les différences est tout à la fois un outil pour développer une cosmopolitique « par-delà nature et culture » comme une arme de guerre épistémologique pour inquiéter et renverser tous les domaines constitués du savoir (à commencer par l’anthropologie). L’horizon métaphysique d’une Terre déterritorialisée est nécessaire à la redéfinition d’un naturalisme renouvelé, débarrassé de sa gangue moralisatrice « humaine trop humaine », telle que la pointe la brillante trouvaille du titre « Géologie de la morale » : « Les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes » (MP, p. 295). Bien que la science contemporaine ne soit plus autant attachée à la stricte étanchéité des règnes, elle ne développe cependant pas un régime de participation intégrale, qui définit justement l’enjeu de la philosophie de Deleuze et Guattari. Bref, la métaphysique est selon moi essentielle au développement de l’horizon éthique et politique de Mille plateaux, aussi bien qu’à son potentiel de renouveau épistémologique.

18Igor Krtolica : Pour en revenir au devenir-indiscernable de la métaphysique et de la politique chez Deleuze-Guattari, j’ai pour ma part de sérieux doutes sur l’intérêt qu’il y aurait à maintenir cette distinction, que ce soit sous la forme d’un partage des domaines, ou d’un rapport d’inclusion. Je vois difficilement comment soutenir l’idée que la métaphysique et la politique relèveraient de deux domaines distincts, et je ne vois pas non plus comment soutenir l’idée que l’un inclurait l’autre. Car on peut aussi bien affirmer que, chez eux, la politique est une des dimensions de la métaphysique (toute formation sociale serait une modalisation de la déterritorialisation absolue du processus désirant), ou à l’inverse que la politique inclut la métaphysique comme l’une de ses formes (l’histoire de la métaphysique serait liée à l’histoire de certaines pratiques sociales, comme le montre dans « Rhizome » la corrélation, issue des travaux d’André-Georges Haudricourt, entre les philosophies de l’immanence et la culture de plantes rhizomatiques). Dans le chiasme qu’introduit d’emblée L’Anti-Œdipe entre nature et histoire, où l’Homo natura est à la fois au début et à la fin de l’histoire universelle, on voit bien que toute la théorie machinique de l’agencement tend en réalité à neutraliser la possibilité même d’une telle distinction, si bien qu’il y aurait plutôt une indiscernabilité ou une réversibilité des deux : pas d’agencement qui ne soit et métaphysique et politique (au moins micropolitique), comme l’attestent la coexistence et la simultanéité des deux mouvements de territorialisation et de déterritorialisation. Il faudrait dire alors qu’il y a entre métaphysique et politique le même genre de distinction qu’entre les deux puissances de l’absolu : un parallélisme « ontologique » entre le mouvement d’explication (Nature) et un mouvement de complication (Pensée) ? On remarquera en tout cas que la décision de qualifier de « devenirminoritaire » ou « devenir-révolutionnaire » la déterritorialisation absolue opérée par la pensée philosophique dans QPh est hautement significative. C’est d’ailleurs, je crois, un des aspects les plus originaux et les plus singuliers de leur œuvre dans le paysage philosophique des années soixante-dix–quatre-vingt : AŒ, K, MP et QPh portent une conception de la déterritorialisation absolue et des devenirs où théorie politique et théorie de l’absolu font très bon ménage. Car, d’un côté, une telle conception n’a rien à envier à la théorie du salut et de la béatitude que forge Spinoza dans l’Éthique, et dont on ne trouve guère d’équivalent dans la philosophie politique contemporaine (sauf peut-être dans le regain d’intérêt pour le problème de la « vie bonne »). Mais, d’un autre côté, une telle conception comporte des composantes immédiatement politiques, par exemple dans l’idée que la déterritorialisation absolue de la pensée philosophique trouve ses conditions de possibilité dans des formations sociales qui forment des milieux d’immanence. Spinoza était-il parvenu à intégrer de telles composantes à sa théorie du salut, ou les deux problèmes se distribuaient-ils l’un dans l’Éthique et l’autre dans le Traité théologico-politique ? (La fin inachevée du Traité politique aurait-elle atteint ce point d’indiscernabilité ?) À ce titre, tout se passe en tout cas comme si l’œuvre de Deleuze et Guattari était le fruit de la fécondation de l’Éthique et du Traité théologico-politique, avec une gestation de trois cents ans ! Y a-t-il des ambitions équivalentes dans la philosophie politique et la métaphysique contemporaines ? Il y aurait là matière à comparer avec certaines ambitions de la philosophie contemporaine. Je pense à la philosophie sociale d’inspiration hégélienne, par exemple à toute la tradition issue de l’École de Francfort, et en particulier à la tentative de Hartmut Rosa de tenir une telle ambition avec le concept de résonance, tentative originale mais à mon sens philosophiquement ratée, Je pense aux spinozistes néo-marxistes, par exemple à la relation qu’Étienne Balibar instaure entre sa théorie politique et son ontologie du transindividuel. Je pense enfin à l’entreprise que mène Badiou depuis L’Être et l’événement.

19Jérôme Rosanvallon : Je vous propose que nous examinions à présent notre deuxième grande question concernant le degré d’autonomie de la métaphysique deleuzo-guattarienne en commençant peut-être par le point 2.3. Cela me semble en effet important d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une simple querelle, mineure et secondaire, entre spécialistes, qu’elle n’engage pas seulement l’interprétation de l’œuvre mais la place même de Deleuze et surtout de Guattari dans l’institution scolaire et académique en particulier et l’histoire de la philosophie en général – si tant est bien sûr qu’il s’agisse de lui appartenir et non d’y échapper comme le revendiquait par goût Deleuze lui-même : « J’aimais des auteurs qui avaient l’air de faire partie de l’histoire de la philosophie, mais qui s’en échappaient d’un côté ou de toutes parts : Lucrèce, Spinoza, Hume, Nietzsche, Bergson » (D, p. 21). Il est évident que cette analyse rendait compte par avance de ce qui se profile dans son propre cas, avec une œuvre d’abord utilisée puis de plus en plus étudiée par l’institution, donc en voie d’intégration apparente à l’histoire de la philosophie (même si on est encore très loin du compte puisqu’il ne fait toujours pas partie de la récente liste enrichie des auteurs du programme de Terminale, contrairement par exemple à… Iris Murdoch !), mais y échappant en vérité encore « de toutes parts », notamment par « un côté » nommé Guattari… Existera-t-il ainsi une époque bénie, que l’on peut espérer pas trop lointaine, où Deleuze et Guattari appartiendront bien tous deux à l’histoire de la philosophie ? Dans l’immédiat, mon souhait serait déjà qu’un auteur ou un éditeur ne puisse plus, lorsqu’il est question de l’une de leurs œuvres communes, titrer uniquement « Deleuze » ou écrire « selon Deleuze » et faire ainsi totalement disparaître Guattari sans éprouver au moins un certain malaise…

20Manola Antonioli : Je rejoins Jérôme sur cette épineuse question. Il me semble essentiel à ce propos de distinguer au préalable entre plusieurs auteurs du corpus philosophique qui porte cette double signature (Deleuze et/ou Guattari). Les philosophes « professionnels » continuent depuis désormais deux décennies à parler et à écrire autour de la philosophie « de Deleuze », considéré implicitement comme le seul auteur (le seul auteur respectable et sérieux ?) de tous ces textes, y compris de AŒ, K, MP et QPh, pourtant écrits à quatre mains. Il va de soi que les ouvrages écrits par Guattari sans Deleuze (nombreux et originaux) ne sont simplement pas évoqués, analysés et cités, car perçus comme les divagations – souvent totalement illisibles, il faut l’avouer… – d’un étrange trublion (psychanalyste et philosophe autodidacte, militant d’extrême gauche dans des groupuscules marginaux et éphémères, sans titres, diplômes ou rattachements à des institutions universitaires prestigieuses). Ainsi trop de commentateurs se chargent-ils inconsciemment de ramener Deleuze, par-delà ses égarements guattariens, dans la droite voie de l’académie. La tentation est donc forte de considérer que Gilles Deleuze, auteur de plusieurs ouvrages remarqués et remarquables d’histoire de la philosophie sur des auteurs plus ou moins « canoniques » (Hume, Kant, Spinoza, Bergson, Nietzsche) et d’ouvrages universitaires atypiques mais excellents et reconnus (DR, LS, SPE, PLB) est à l’origine d’un système philosophique contemporain (la célèbre « philosophie de l’immanence »), à la rigueur transparente et mathématique, et que la collaboration avec Guattari n’est qu’un curieux épisode, un fourvoiement dans les zones troubles de la politique et de la critique de la psychanalyse. Il s’agit – à peu de choses près – de l’opération herméneutique d’une extrême violence symbolique, du coup de force interprétatif qu’a réalisé Alain Badiou en publiant La Clameur de l’être (Hachette, 1997) ouvrage qui – peu après la mort de Gilles Deleuze – en fait le digne héritier de Platon et des métaphysiques de l’Un. Inversement et de façon symétrique et complémentaire on réduit à un ouvrage polémique dans lequel les deux auteurs, dans l’ambiance post-68, règlent leurs comptes avec Freud, Lacan et la psychanalyse et MP – lu quasi systématiquement de façon hâtive, superficielle, partiale et partielle par des professionnels du commentaire philosophique qui ne s’autoriseraient jamais une telle désinvolture vis-à-vis des textes classiques du canon universitaire – comme un vague ouvrage de philosophie politique, voire, pour reprendre ce que disait, scandaleusement, Jérôme, comme « le pan proprement politique de la philosophie de Deleuze ».

21Jérôme Rosanvallon : Il est donc salutaire de soulever ici explicitement le point 2.1, l’autonomie de leur métaphysique par rapport à celle de Deleuze seul, et de l’examiner en détail. Si l’on reformule le problème dans les termes de QPh, la question est finalement de savoir si la philosophie de Deleuze & Guattari partage le même plan (d’immanence) que la philosophie de Deleuze ou si elle en trace un autre, et plus finement ensuite comment exactement, sur quelles coordonnées, la courbure de ce nouveau plan se distinguerait du précédent, etc. Je suis, pour ma part, en désaccord complet avec la première position (l’identification pure et simple des deux plans) qui semble pourtant clairement majoritaire chez les commentateurs – et qui n’est même la plupart du temps jamais interrogée comme telle, ce qui est tout l’enjeu justement de cette discussion. Dans une lettre à Arnaud Villani datée de 1982, Deleuze lui-même s’insurgeait à mots couverts de cette identification qui avait tout déjà d’une annexion pure et simple : « Votre point de vue reste juste, et l’on peut parler de moi sans Félix. Reste que et MP sont entièrement de lui, comme entièrement de moi, suivant deux points de vue possibles. D’où la nécessité, si vous voulez bien, de marquer que, si vous vous en tenez à moi, c’est en vertu de votre entreprise même, et non du tout d’un caractère secondaire ou “occasionnel” de Félix » (dans Arnaud Villani, La Guêpe et l’orchidée. Essai sur Gilles Deleuze, Belin, 1999, p. 125-126).

22Le couple actuel/virtuel, d’emblée et à juste titre introduit par Vincent, me semble justement tout indiqué pour mesurer ou en tout cas sonder en quelque sorte la différence de courbure des plans deleuzien et deleuzo-guattarien. La conception qu’en a Deleuze dans DR, LS, mais aussi B ou encore PS (j’en oublie sans doute), est pour l’essentiel (si on la résume à traits grossiers) teinté de platonisme, de kantisme et surtout bien sûr de bergsonisme, bref d’idéalisme revu et relu bien sûr sous un angle empiriste (et nourri d’une certaine ontologie mathématique issue de Lautman). Or je crois pour ma part que ce couple 1/ devient complètement secondaire dans et MP, réapparaissant certes ça et là sans plus du tout constituer cependant l’armature centrale de leur métaphysique à ce moment-là ; 2/ ressurgit bien au cœur de QPh dans le rapport du chaos aux plans avec la double ligne d’actualisation du virtuel (que constitue la science / l’univers) et en quelque sorte de virtualisation de l’actuel (que constitue la philosophie / l’être du concept). Ce virtuel n’a cependant plus rien d’idéel, ou du moins il est autant idéel que matériel : la façon dont ils décrivent le chaos notamment (« c’est un vide qui n’est pas un néant, mais un virtuel, contenant toutes les particules possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt », p. 111-112) recoupe très exactement le vide en théorie quantique des champs avec ses fluctuations (particules virtuelles), l’effet Unruh, etc. Bref une « ontologie physique » et non plus seulement « mathématique » qui doit beaucoup à l’apport de Guattari. Alors évidemment vous me direz qu’entre-temps il y a eu PLB où Deleuze recreusait cette question à nouveaux frais avec Leibniz – ce qui empêche évidemment d’autonomiser purement et simplement la philosophie de Deleuze & Guattari par rapport à celle de Deleuze seul, ma position ayant ainsi sans doute le défaut inverse de sous-déterminer les liens entre QPh et le Deleuze des années quatre-vingt.

23Mais tout aussi important est le point 2.2, à savoir le rapport des deux auteurs à l’œuvre de Guattari seul, entité la plus négligée de cette « hydre à trois têtes » selon l’heureuse formule de Manola. Le problème me semble alors se poser tout autrement : c’est plutôt l’écart d’écriture que l’on constate et son apport théorique propre que l’on cherche à mesurer (comme s’il n’allait pas du tout de soi cette fois…). Dans mon premier volume d’introduction, j’ai insisté en détail sur le second point à partir du cas de QPh, où la notion de « vitesse infinie », qui est un apport conceptuel propre à Guattari, joue un rôle majeur dans l’architectonique de l’ouvrage. Je voudrais juste évoquer ici le premier point, l’écart d’écriture notable entre les ouvrages de Guattari seul et leurs ouvrages communs, car c’est lui qui conduit sans doute implicitement nombre de commentateurs à minorer son rôle. Or cet écart s’explique à l’évidence par le fait que Deleuze a toujours pris en charge la mise en forme finale des textes, ajoutant une clarté d’expression et un souci pédagogique qui font hélas souvent défaut chez Guattari (mais ce n’est ni le premier ni le dernier philosophe majeur dans ce cas…). Or la mise en forme de l’expression ne se confond pas (initialement en tout cas) avec le contenu de pensée, autrement dit la position des problèmes, l’intuition théorique, la création conceptuelle, et de façon générale une certaine vitesse de pensée qui était à l’évidence une caractéristique de Guattari et par rapport à laquelle Deleuze a toujours estimé avoir justement un temps de retard – exactement comme Marx le disait d’Engels (« Tu sais que 1/ tout vient tard chez moi et 2/ que je marche toujours sur tes traces », Lettre à Engels du 4 juillet 1864 dans Marx et Engels, Correspondance, VII, Éditions sociales, 1979, p. 248). Bref tout se passe comme si une certaine recognition stylistique (elle-même discutable) tendait à absorber la pensée de Deleuze et Guattari dans celle de Deleuze seul et à masquer à quel point celle-ci a été transformée en profondeur et à chaque étape (et non pas seulement bien sûr au moment de l’écriture de ) par la pensée de Guattari.

24Igor Krtolica : La question de l’autonomie (ou du degré d’autonomie) de leur philosophie commune est une manière de poser le problème qui oriente déjà la réponse, puisqu’on pourrait très bien demander – et cela n’a pas manqué d’être fait – quel est le degré d’autonomie de MP par rapport à , ou de QPh par rapport à Capitalisme et schizophrénie dans son ensemble, ou encore de K par rapport à tous les autres, etc. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas aller plus loin encore ? Pourquoi ne pas demander s’il n’y a pas une autonomie du plateau 11 sur la ritournelle par rapport aux autres plateaux, du plateau sur la visagéité par rapport à celui sur les trois nouvelles, etc. ? On pourrait ainsi continuer ad libitum… Reste que la question, si je la comprends bien, consiste à demander deux choses : Deleuze et Guattari conquièrent-ils un nouveau plan d’analyse à partir de  ? Et leurs œuvres respectives postérieures à Capitalisme et schizophrénie maintiennent-elles ce plan d’analyse ou non ? Il me semble que la réponse à la première question est positive, compte tenu de la rupture que la théorie des machines désirantes instaure par rapport au structuralisme. Je ne dis rien d’original lorsque je rappelle que le texte de Guattari « Machine et structure » a, à cet égard, une grande importance pour apprécier cette rupture décisive et la genèse d’une nouvelle philosophie, Guattari ayant prétendu isoler une conception machinique à partir de la théorie deleuzienne de… la structure avancée dans LS. Le projet de Guattari est de soustraire complètement la machine à tout principe de reproduction (Deleuze aurait dit : à la forme du Même), qu’il voit notamment à l’œuvre dans la conception althussérienne de la structure. D’où l’importance de l’idée de coupure signifiante dans les textes guattariens de cette époque, terme qui disparaîtra progressivement. De manière plus générale, c’est toute la théorie machinique que Deleuze et Guattari élaborent au fil des années soixante-dix, dont l’appareil conceptuel de l’agencement est en quelque sorte l’emblème, qui témoigne de l’autonomie de la philosophie deleuzo-guattarienne par rapport à leurs pensées antérieures. Par conséquent, il me semble que la réponse à la deuxième question en découle : à savoir que Deleuze et Guattari, dans leurs œuvres respectives, ont élaboré leur propre appareil conceptuel. Ainsi Deleuze ne mentionne-t-il presque jamais l’appareil conceptuel de l’agencement dans ses études des années quatre-vingt, quoiqu’on puisse en repérer les effets dans sa théorisation continue du rapport entre le visible et l’énonçable, tandis que Guattari le reprend explicitement, mais en fonction de nouveaux paramètres (Flux sémiotiques, Phylum machiniques, Territoires existentiels et Univers de référence incorporels). Mais dans les deux cas, ils semblent poser un problème général commun, qui se situe dans la droite ligne de Capitalisme et schizophrénie et qui rend compte de la fonction de QPh : d’une part, analyser et critiquer les formes actuelles de répression sociale et de dénaturation du désir inconscient, et d’autre part libérer et dresser les forces aptes à entraîner les agencements dans des devenirs qui possèdent un sens et une valeur intrinsèques.

25Du point de vue de ce problème commun pourtant, on ne saurait assez insister sur l’importance de la conjoncture historique dans et sur laquelle ils entendent intervenir. Car la rupture théorique avec les années soixante est inséparable de la rupture instaurée par Mai 68. Là encore, je ne prétends rien dire de très original (et Manola le sait d’autant mieux que, pour le 40ème anniversaire de Mai 68, elle a co-dirigé le volume Gilles Deleuze et Félix Guattari, une rencontre dans l’après Mai 68). Quel diagnostic portent-ils sur cette rupture ? Pour eux, Mai 68 a été le surgissement d’un double front de lutte, lutte sur le front du désir (révolution sexuelle, refus de l’autorité) et lutte sur le front social (avec la question du travail, typique du mouvement ouvrier et de la lutte des classes). Ainsi, dans la continuité des luttes qui ont émergé au cours des années soixante, Mai 68 a instauré une « petite rupture », a tracé « une ligne de fuite » en montrant l’unité de ces deux luttes, c’est-à-dire l’unité du désir et du social, en faisant passer la lutte contre le pouvoir au sein du désir (par exemple dans la dénonciation du désir inconscient de pouvoir qui règne même dans les mouvements qui se prétendent révolutionnaires). Elle a été rapidement colmatée, non seulement par le pouvoir d’État mais aussi par les organisations révolutionnaires, qui ont maintenu la coupure entre le désir et le social, tantôt en invoquant leur extériorité supposée (suivant l’idée que les étudiants étaient des petits-bourgeois étrangers à la question ouvrière), tantôt leur prétendue hiérarchie (suivant l’idée que la révolution ouvrière était prioritaire et devait précéder la révolution désirante). Reste que, pour Deleuze et Guattari, si la coupure séparant le champ désirant du champ social s’est maintenue à l’échelle molaire, cette ligne de fuite n’a pas cessé d’infiltrer toutes sortes de milieux à une échelle moléculaire. Et il n’est pas exagéré de dire que, sur la base de ce diagnostic porté sur Mai 68 – la production d’une micro-rupture au sein des mouvements révolutionnaires sur le rapport entre désir et pouvoir – Deleuze et Guattari n’avaient pas d’autre ambition, en conceptualisant l’immanence « métaphysico-politique » du désir et du pouvoir, que de produire ensemble la théorie de cette micro-rupture produite par l’événement de Mai 68 et de contribuer ainsi pratiquement à amplifier cette micro-rupture pour la transformer en « véritable fracture ». De ce point de vue, on peut considérer que entendait faire la critique de la répression du désir par le pouvoir, en dégageant les conditions et les moments de l’intériorisation de la répression du désir (jusqu’à l’auto-répression du désir qui culmine dans les macro- et micro-fascismes) et de sa dépolitisation ou sa mise hors-champ (l’œdipianisation du désir). Corrélativement, on peut considérer que MP prétendait contribuer à la création de cette « machine de guerre révolutionnaire » qui avait fait défaut en Mai 68, ce type d’organisation social-désirante qui fait passer la production sociale au service de la production désirante et qui opère une révolution moléculaire (micro-politique) susceptible d’investir par amplification l’échelle molaire (macro-politique). D’où la déception consécutive à la tournure que prendront les choses à partir de la fin des années soixante-dix, illustrée par l’article de 1984 « Mai 68 n’a pas eu lieu », qui forme comme un point d’orgue à leur tentative entamée dans l’après-68.

figure im1
figure im2

26Si Jérôme me demande quelle serait la place de QPh dans l’histoire de ce diagnostic, je dirais qu’elle est double. D’abord, de manière générale, il est clair que Deleuze et Guattari ont dès le début chercher à déterminer le genre de « rouage » que sont la philosophie, la science et l’art dans une machine révolutionnaire, une fois dit que ces pratiques noétiques ne sont jamais en position d’extériorité ou de surplomb par rapport à la machine sociale, mais en position d’adjacence. Ainsi, à la fin de l’, avec la question de la littérature comme critique dans K, avec l’analyse de la noologie dans MP, la question revient constamment. Elle reviendra encore plus clairement dans le fameux chapitre 4 de QPh sur la « Géo-philosophie », qui théorise le rapport de conditionnement entre les milieux d’immanence (les démocraties athénienne et capitaliste) et l’émergence de la philosophie comme déterritorialisation absolue. D’autre part, dans un rapport plus spécifique à l’héritage problématique de Mai 68 et à la liquidation des possibles que l’événement avait ouverts (liquidation opérée par la droite néolibérale dès le milieu des années soixante-dix comme par la gauche du Programme commun, ce qui devient manifeste en 1983), je dirais que leur ultime livre commun prolonge le même questionnement (bien qu’il ne s’y réduise évidemment pas du tout) : en fonction de la recomposition de la machine sociale et de l’essor d’un nouveau régime de pouvoir depuis les années soixante-dix, dont ils avaient déjà esquissé l’analyse dans MP en lien avec la notion de « nouvel asservissement machinique » – que Deleuze reprendra avec l’idée de « sociétés de contrôle » et Guattari avec celle de « Capitalisme Mondial Intégré » –, il s’agit pour eux, comme à chaque fois, de repérer les nouvelles lignes de fuite libérées par cette machine et de les prolonger. Je pense de ce point de vue que le thème de la résistance à la communication de l’information est central, car ce thème articule à la fois l’analyse du capitalisme, avec le rôle croissant qu’y joue le marketing, dont la prétendue création de concepts fait événement, et la théorie de la pensée et du cerveau, dont il s’agit de savoir comment libérer le potentiel créateur toujours menacé par le régime des clichés. Le problème de la résistance à la communication de l’information, c’est-à-dire du rapport entre production de la pensée et production capitaliste, me semble un excellent exemple, jusqu’à la fin de leur œuvre commune, de l’indiscernabilité de la métaphysique et de la politique.