Deleuze et Guattari opérateurs du dépassement nature/culture en anthropologie ? Anthropologie et philosophie chez Viveiros de Castro

« Les Indiens sont deleuziens. »
Viveiros de Castro, Multitudes, n° 24, 2006/1

1Les Indiens de l’Amazonie deleuziens ? Et si c’était plutôt Deleuze et Guattari qui étaient devenus amazoniens ? En fait, il sera ici question d’une série de rencontres, entre des Amérindiens de l’Amazonie et un anthropologue, Eduardo Viveiros de Castro, et entre ce dernier et la philosophie de Deleuze et Guattari, elle-même prise dans une relation de devenir asymétrique avec Pierre Clastres et ses Amazoniens contre l’État. Autrement dit, si Clastres a trouvé chez Deleuze et Guattari un moyen de renouveler l’anthropologie [1], ces derniers ont puisé chez lui de quoi forger le concept de nomadisme et un certain devenir-amazonien de la philosophie de Mille plateaux. En retour, Viveiros de Castro, lui, a trouvé chez Deleuze et Guattari, des outils conceptuels pour dépasser le clivage entre nature et culture, et a d’autre part relu Clastres pour le radicaliser à nouveau – c’est-à-dire développer les virtualités présentes dans ses travaux : « Il restait à politiser la nature ou le cosmos – penser la dimension cosmopolitique de la société-contre-l’Etat [2]. » En effet, pour Viveiros de Castro, il faut dépasser la distinction entre nature et culture encore implicite chez Clastres et intégrer les « autres espèces de citoyens » à leur « politique » : une telle-non séparation cosmologique doit compléter la non-séparation politique de la société contre l’État. Cette idée « que tous les habitants du cosmos sont des gens dans leur propre département [3] », est ce que Viveiros de Castro nomme le « perspectivisme » amazonien. Voyons comment il se sert du concept de devenir et d’autres références à Deleuze et Guattari pour développer sa lecture d’un « plan d’immanence amazonien [4] » par-delà nature et culture.

2Avant d’expliquer le perspectivisme amazonien, commençons par poser son fondement mythologique. En fait, Viveiros de Castro relit de près les Mythologiques de Lévi-Strauss, où celui-ci analyse l’état d’indistinction pré-cosmologique entre « nature » et « culture » : « Le monde des origines est, précisément, tout : il est le plan d’immanence amazonien [5] ». Rappelons que chez Deleuze et Guattari, le jeu entre l’intensité virtuelle et l’extension actuelle est tel que la multiplicité virtuelle est la reprise continuelle de toutes les différences les unes dans les autres ; la synthèse disjonctive en est la logique paradoxale. Logique du devenir, la synthèse disjonctive procède de la proposition ontologique de l’univocité de l’être, c’est-à-dire de la co-appartenance de toutes les différences sur un même plan d’immanence (sans principe de médiation extérieur, transcendant). Sur un tel plan d’immanence, notons également que « les relations sont extérieures et irréductibles à leurs termes [6] », principe établi par Deleuze essentiel à la conceptualisation du devenir par Deleuze et Guattari. Viveiros de Castro opère une lecture deleuzo-guattarienne des Mythologiques selon ce schème conceptuel : « En somme, le mythe propose un régime ontologique commandé par une différence intensive fluente qui a une incidence sur chacun des points d’un continuum hétérogène, où la transformation est antérieure à la forme, la relation est supérieure aux termes, et l’intervalle est intérieur à l’être [7] ». Et si le mythe exprime ce qui existe en droit et la façon dont est devenu ce qui existe en fait, ce quelque chose comme une « nature » se différenciant d’une « culture », n’est pas la Nature se détachant de la Culture, mais bien l’histoire de la perte de certains attributs humains chez les animaux. Contrairement à ce que postulent nos schèmes de pensée, ce ne sont pas les humains qui sont d’anciens animaux, mais bien les animaux qui sont d’anciens humains. Ce qu’il est important de souligner ici, c’est que dans la société amazonienne, le mythe insiste : il n’existe pas selon la modalité de l’avant et de l’origine, mais bien selon celle de la coexistence virtuelle, de l’insistance virtuelle telle que la définissent Deleuze et Guattari : « Le plan intensif du mythe est peuplé de filiations pré-incestueuses qui ignorent l’alliance. Le mythe est intensif car (pré-)incestueux, et vice-versa : l’alliance est réellement le principe de la société, et la fin du mythe [8] ». Grâce aux notions d’intensité et de synthèse disjonctive, Viveiros de Castro découvre un nouveau type d’alliance intensive qui ouvre en permanence la société sur sa coappartenance cosmologique et la reconnecte continuellement à son plan intensif mythique (la finalité du mythe, c’est l’alliance « extensive » telle que la définit le structuralisme, l’alliance matrimoniale, la prohibition de l’inceste et l’échange réciproque). Mais avant de spécifier cet aspect, arrêtons-nous un moment sur la notion de monde dans la sphère amazonienne.

3Selon Viveiros de Castro, le monde amazonien est tout à fait différent du nôtre. Nous postulons une seule nature et une multiplicité de cultures, autrement dit plusieurs points de vue sur le même monde. Notre « multiculturalisme » serait inversement proportionnel au « multinaturalisme » amazonien qui se fonde, lui, sur une multiplicité de mondes, c’est-à-dire « une unité de l’esprit et une diversité de corps ». Pour les Amazoniens : « tous les êtres voient (“représentent”) le monde de la même façon – ce qui change c’est le monde qu’ils voient[9]. » Si dans notre tradition, le point de vue crée l’objet, dans le perspectivisme amazonien, c’est au contraire le point de vue qui crée le sujet. Dans ce perspectivisme, le point de vue n’est pas celui d’un sujet sur un objet, ce n’est pas une représentation : ici, c’est le point de vue qui fait le sujet, un corps entre dans un réseau de relations qui le précède et le détermine. Dans ce monde, si d’un côté certains humains voient des animaux comme des proies, de l’autre, certains animaux, qui sont humains dans leur domaine, peuvent voir les humains sous la forme de proies [10]. Entre ces deux points de vue, les choses ne reviennent pas du tout au même. En fait, ce perspectivisme implique pour être correctement compris le concept de devenir que Deleuze et Guattari ont théorisé dans le dixième plateau de Mille plateaux (« 1730 – Devenir-intense, devenir-animal, devenirimperceptible… ») dont la lecture est déterminante pour Viveiros de Castro, notamment parce qu’elle lui fournit les outils conceptuels pour relire Lévi-Strauss. Le structuralisme restreint la différence à une « correspondance de rapports », disent Deleuze et Guattari : dans sa lecture des mythes, pourtant, Lévi-Strauss ne cesse de rencontrer des devenirs. Le devenir ne se réduit pas à une correspondance de rapports, pas plus qu’il n’est une quelconque imitation. Fidèle au principe de la primauté de la relation, le concept de devenir postule au contraire « que le devenir ne produit pas autre chose que lui-même. […] Ce qui est réel, c’est le devenir lui-même, le bloc de devenir et non pas les termes supposés fixes dans lesquels passerait celui qui devient [11] ». Et les deux auteurs de poursuivre, à propos de l’anthropologie, que le devenir ne produit pas de filiation, mais « est de l’alliance ». Il n’est bien sûr pas question de l’alliance de l’anthropologie structurale, mais d’une invitation à penser autrement ce concept que Viveiros de Castro reprend à son compte : « Il ne s’agit pas d’opposer filiation naturelle et alliance culturelle, comme dans le structuralisme classique. La contre-naturalité de l’alliance intensive est également contre-culturelle ou contre-sociale [12]. » « Contre-culturel » signifie ici que la société trace des lignes de fuite : ce qui intéresse l’auteur, c’est l’opérateur de ces lignes de fuite, à savoir le chamane. Cette interprétation du chamanisme amazonien est l’une des applications originales du concept de devenir à l’anthropologie, l’autre étant la conception de la société et du cannibalisme amérindien comme mode d’être d’une société ouverte sur le dehors, qui cherche en permanence à se maintenir dans un milieu d’extériorité, autrement dit la « cosmopolitique de la société-contre-l’État [13] ».

4Comme dans toute société, il ne s’agit pas de nier qu’il y ait des codes. Chaque société est codée, c’est-à-dire produit une sémiotique agissant en parallèle du mélange des corps ; mais selon la leçon deleuzo-guattarienne, ce qui intéresse Viveiros de Castro, c’est ce qui échappe au codage dans une société, ce qui trace des lignes de fuite. En ce sens, s’il y a par exemple bel et bien une prohibition de l’inceste posthume à la coappartenance originaire de toutes les espèces, « le chamanisme perspectiviste opère dans l’élément inverse et régressif : l’élément du chromatisme crépusculaire ciel-terre (voyage chamanique), celui du fond universellement humain de tous les êtres, et d’une technologie des drogues (le tabac) qui brouille radicalement la distinction entre nature et culture [14] ». Nous reconnaissons ici le signe du devenir : cette « involution » ou « forme d’évolution qui se fait entre hétérogènes » ne doit donc nullement être comprise comme une régression [15]. Ce chamanisme « involutif » est transversal, il est l’opérateur du fond mythique de la communication originaire entre tous les êtres, une coexistence virtuelle qu’il met en pratique grâce à sa capacité de passer d’un point de vue à l’autre, lui qui « se transforme en animal pour pouvoir transformer l’animal en humain et réciproquement [16] ». Il est un « “relateur” réel » nous dit Viveiros de Castro, c’est-à-dire que les relations que le chamane entretient avec les animaux, les « autres citoyens », chacun dans leur domaine, se fait grâce à une « circulation infinie de perspectives » qui est une activité aussi bien ontologique que (cosmo)politique, les animaux n’étant sur ce plan que d’autres humains : « le perspectivisme chamanique amérindien a le multinaturalisme comme politique cosmique [17] ».

5Si le chamane a accès « au continuum hétérogène du monde précosmologique », la société amazonienne ne vit pas pour autant repliée sur son propre domaine, mais est activement ouverte sur le dehors dans une dynamique de constitution du groupe par l’assimilation de l’extériorité :

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De là l’importance des notions de prédation ou de préhension – le vol et le don, le cannibalisme et le devenir-ennemi – qui lui ont toujours été associées. Elles cherchaient à capter le mouvement d’une puissance de l’alliance qui serait comme l’état fondamental de la métaphysique indigène, une puissance cosmopolitique irréductible à l’affinité domestico-publique des théories classiques de la parenté [18].

7Loin d’être une alliance matrimoniale classique où l’échange de femmes permet à un groupe d’intérioriser ou d’assimiler le dehors, de le relier à sa propre identité, cette alliance intensive témoigne du devenir-autre du groupe : chez les Tupinambas, on mange l’ennemi capturé – celui-ci peut vivre normalement au sein du groupe pendant des années – au cours d’un rite cannibale où le groupe, en absorbant l’ennemi, se détermine par celui-ci. Autrement dit, selon la logique du perspectivisme, le groupe se place dans un système de relations qui précède son identité, il se détermine en se plaçant dans le point de vue de la relation avec l’ennemi : on constate donc « un processus de transmutation des perspectives, où le “je” est déterminé en tant qu’“ autre” par l’acte d’incorporation de cet autre, qui à son tour devient un “je”, mais toujours dans l’autre, littéralement “à travers l’autre” [19] ». Et si l’on mange le corps de l’autre, ce que l’on absorbe, c’est un signe : « Ce corps était néanmoins un signe, une valeur purement positionnelle ; ce qu’on mangeait c’était la relation de l’ennemi à ses dévoreurs, autrement dit, sa condition d’ennemi[20] ». Avant le sacrifice de la victime, il se produisait en effet une sorte de joute verbale, une « logomachie solennelle », un dialogue entre le captif et son tueur, où parler et manger actualisent et reproduisent l’a priori du cycle de la vengeance. Viveiros de Castro reprend ici l’interprétation de Frank Lestringant du texte « Des cannibales » de Montaigne : le cannibalisme n’est pas alimentaire, la chair que l’on mange n’est pas un aliment, mais un signe [21]. Le cannibalisme serait donc un mode de « préhension “sémiophysique” » (MC, 113) de l’autre : un rapport « sémiophysique » et non symbolique qui renvoie à la sémiotique matérialiste de Deleuze et Guattari. Selon les auteurs, le signe est en effet une notion qui concerne la relation des corps entre eux, il est du domaine matériel des forces et des variations de puissance, il n’est pas un référent qui relie l’objet à la pensée humaine. Le signe n’est pas signifiant, il produit [22]. Selon Viveiros de Castro, le cannibalisme est une dynamique de capture de signes essentielle à « l’élan alloplastique ou allomorphique » de ces sociétés, leur mode d’être radicalement ouvertes sur l’Autre. Devenir-cannibal, devenir-autre, devenir l’autre, l’incorporer pour que lui-même devienne celui qui incorporera à son tour l’autre, etc., c’est tout le cycle cosmopolitique de ces sociétés que soutient le cannibalisme. Viveiros de Castro donne une définition de ce mode d’être social qui semble sortir de la plume de Deleuze et Guattari : « Il s’agissait d’un ordre au sein duquel l’intérieur et l’identité étaient hiérarchiquement englobés par l’extériorité et par la différence, où le devenir et la relation prévalaient sur l’être et la substance [23] ».

8Ce mode d’être alloplastique de la société amazonienne rend même problématique la distinction entre le dedans et le dehors. Là aussi, Viveiros de Castro suit Mille plateaux : « La loi de l’État n’est pas celle du Tout ou Rien (sociétés à État ou sociétés contre l’État), mais celle de l’intérieur et de l’extérieur [24]. » Tel est le mécanisme de la souveraineté de l’État et sa dynamique d’appropriation d’un dehors par la guerre. Dans cette perspective, Viveiros de Castro réinterprète la tension ou l’indécision qu’il perçoit chez Clastres entre l’analyse centrée sur la perspective d’un groupe local, la communauté primitive, et une autre focalisée sur la société primitive, c’est-à-dire sur un ensemble multicommunautaire. En effet, d’un côté, Clastres insiste sur l’unité et l’indivision de la communauté contre la séparation du pouvoir dans ses écrits sur la chefferie, de l’autre, en écrivant sur la guerre, il privilégie une perspective sociale de dispersion et d’altérité [25]. Pour Viveiros de Castro, certains travaux d’ethnologie amazonienne, notamment ceux de Marina Vanzolini Figueiredo, permettent de surmonter cette hésitation [26]. En fait, s’il n’y a pas de division verticale entre dominants et dominés dans la société amazonienne, un processus de division horizontale y est en revanche à l’œuvre. Au sein de la communauté, une dynamique de division horizontale produit de l’extériorité en la dispersant ; c’est la cause de la multiplicité des groupes locaux qui passent en permanence de la position d’ex-parents à ennemis et d’ennemis à alliés. Selon Viveiros de Castro, cette division horizontale de la communauté une et indivise est la cause empirique de la fission créant la multiplicité des groupes, tandis que « la cause transcendantale de toute intériorité sociale possible » est cette extériorité ou multiplicité. Autrement dit, la condition de possibilité de la société amazonienne est l’altérité. C’est un mode d’être ou plutôt un mode de devenir qu’il nomme une politique de la multiplicité et qui ne s’exprime pas nécessairement comme multiplicité politique dans toutes les sociétés amazoniennes, mais est une virtualité commune à toutes [27]. Dans l’horizon de Deleuze et Guattari [28], il s’agit alors de dépasser l’aporie de Clastres, à savoir l’impossibilité de l’apparition d’un État dans une société essentiellement contre l’État, et de comprendre que cette politique de la multiplicité se développe selon différents degrés d’actualisation dans chaque société amazonienne particulière (dans certaines sociétés amazoniennes peuvent ainsi coexister cette politique de la multiplicité et un certain type de pouvoir séparé).

9En expliquant le rapport entre les dynamiques corrélatives de fission et de fusion des groupes, Viveiros de Castro démontre comment, du point de vue politique, se dissolvent « définitivement toutes les frontières entre l’interne et l’externe [29] ». Mais il est une autre frontière que Clastres n’a pas dépassée, c’est celle de l’espèce humaine : « La politique de Clastres est une politique strictement intraspécifique [30] ». En effet, ce dernier ne parle guère des autres espèces de citoyens que sont les animaux, qui, comme l’a démontré Viveiros de Castro, sont essentiellement des « humains » sous d’autres formes. Ceci parce qu’il instaurait une séparation entre la politique et la nature, le pouvoir rejeté par la société une et indivise se projetant en une sorte d’extériorité naturelle [31]. Pourtant, comme Clastres le note lui-même dans l’un de ses écrits, dans la société amazonienne, « la nature est, en somme, comme la société, traversée de part en part de surnaturel [32] ». Cette remarque sur la cosmologie amazonienne aurait dû l’amener au constat « que la commune “surnaturalisation” de la nature et de la société rendait la distinction entre ces deux domaines hautement problématique, vu que la nature se révèle sociale et la société naturelle [33] », s’étonne Viveiros de Castro. C’est que le perspectivisme est finalement une « cosmologie contre l’État » : un mode d’être où l’hétéronomie est première car basée sur le mythe ou « plan d’immanence amazonien » par-delà nature et culture, qui est un monde où tout communique dans le régime de non-séparation cosmopolitique. On retrouve ici la Terre de Deleuze et Guattari, une « cosmopolitique » par-delà nature et culture. En effet, dans leur « géologie de la morale », la distinction conceptuelle entre politique et métaphysique ne semble plus pertinente tant la dynamique de territorialisation et de déterritorialisation, tout comme le devenir qui trace une transversale entre tous les domaines, ont comme horizon la ligne de fuite de la déterritorialisation absolue et le devenir-imperceptible qui sont des régimes de coappartenance cosmopolitique.

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10Terminons sur une petite précision. Un fort méchant livre a accusé récemment Viveiros de Castro de soliloquer, lui l’« anthropologue ventriloque » qui se ficherait bien de ce que les Indiens pensent mais se targue de parler à leur place en mimant la fiction du discours de la philosophie française contemporaine [34]. Comme si l’anthropologue n’avait pas une longue expérience de terrain, ni travaillé avec nombre d’amazonistes ayant également côtoyé les Amérindiens. En fait, cette attaque venant du champ de l’anthropologie vise la définition même de la discipline dont Viveiros de Castro donne une version non-consensuelle : « J’ai proposé de définir l’anthropologie comme une métaphysique expérimentale qui mène des expériences avec la pensée des autres, la pensée indigène, en la prenant par exemple comme une pensée philosophique [35]. » Faire une expérience de pensée avec les autres, n’est-ce pas pourtant être à la hauteur d’une vraie rencontre avec l’autre [36] ? C’est aussi un ébranlement de nos convictions qu’amène la traduction – ou l’effraction – de la pensée de l’autre dans notre idiome, tout comme les Amérindiens contre l’État de Clastres sont venus ébranler la naturalité de la forme-État inscrite dans nos mœurs, nos pratiques et nos pensées, du moins dans la lecture conceptuelle qu’en ont faite Deleuze et Guattari et dont le potentiel reste encore à découvrir [37]. À l’heure de la crise écologique, Viveiros de Castro, lui, lecteur attentif de la géophilosophie deleuzo-guattarienne, se fait le médiateur d’une « métaphysique cannibale » amazonienne par-delà nature et culture, porte-voix des habitants d’une forêt en feu dont la cosmopolitique nous offre une autre image de la pensée.

Notes

  • [1]
    Voici ce qu’il écrit en découvrant L’Anti-Œdipe : « Les sociétés primitives, ce sont, disent puissamment les auteurs de L’Anti-Œdipe, des sociétés de marquages. Et dans cette mesure, les sociétés primitives, sont, en effet, des sociétés sans écritures, mais pour autant que l’écriture indique d’abord la loi séparée, lointaine, despotique […] cette loi séparée ne peut trouver pour s’inscrire qu’un espace non séparé : le corps lui-même. », Pierre Clastres, « De la torture dans les sociétés primitives », L’Homme. Revue française d’ethnologie, vol. 13, n° 3, juillet-septembre 1973, p. 120.
  • [2]
    Viveiros de Castro, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, trad. Julien Pallotta, Bellevaux, éditons Dehors, 2019, p. 104 (Politique des multiplicités sera désormais abrégé PM). Notons que le dépassement du schème nature / culture chez Viveiros de Castro vient de plusieurs sources, notamment des travaux de Roy Wagner (L’Invention de la culture, 1975) et Marilyn Strathern (After nature : English kinship in the late twentieth century, 1992) qui ont notamment remis en question les concepts de « nature » et de « culture » en anthropologie. Précisons également que le concept de « perspectivisme amazonien » a été co-élaboré avec ses collègues amazonistes Manuela Carneiro de Cunha et Tânia Stolze Lima, tout comme les travaux de Viveiros de Castro s’écrivent en dialogue avec ses collègues internationaux, notamment Philippe Descola et Tim Ingold. Dans cet article, je me concentrerai sur ce que l’auteur trouve chez Deleuze et Guattari pour développer le cadre théorique de sa recherche.
  • [3]
    PM, p. 109.
  • [4]
    Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, trad. Oiara Bonilla, Paris, PUF, p.109 (Métaphysiques cannibales sera désormais abrégé MC).
  • [5]
    PM, p. 109. « Ce que nous appelons “mythologie” est un discours – des autres, en règle générale – sur le Donné (Wagner) ; c’est dans les mythes qu’est donné, une fois pour toutes, ce qui sera, dorénavant, pris comme le donné : les conditions primordiales à partir desquelles, et contre lesquelles, les humains se définissent ou se construisent ; ce discours établit les termes et les limites (là où elles existent) de la dette ontologique. », MC, p. 150.
  • [6]
    D. p. 62.
  • [7]
    MC, p. 33. L’auteur affirme s’être posé le défi de « savoir comment relire les Mythologiques à partir de tout ce que Mille plateaux m’a “désappris” sur l’anthropologie. », ibid, p. 51.
  • [8]
    Ibid., p. 101.
  • [9]
    Ibid., p. 38.
  • [10]
    « Ainsi, les jaguars nous voient comme des animaux de proie ; par exemple comme des sortes de cochons sauvages, plus précisément comme des pécaris », Viveiros de Castro, « Une figure humaine peut cacher une affection-jaguar », n° 24, Multitudes, 2006/1, p. 46.
  • [11]
    MP, p. 291.
  • [12]
    MC, p. 137.
  • [13]
    PM, p. 104.
  • [14]
    Eduardo Viveiros de Castro, L’Inconstance de l’âme sauvage. Catholiques et cannibales dans le Brésil du XVIe siècle, (2002), trad. Aurore Becquelin et Véronique Boyer, Genève, Labor et Fides, 2020, p. 190 (L’Inconstance de l’âme sauvage sera désormais abrégé IA).
  • [15]
    MP, p. 292.
  • [16]
    MC, p. 122.
  • [17]
    Ibid., p. 25.
  • [18]
    Ibid., p. 154.
  • [19]
    Ibid., p. 112.
  • [20]
    Ibid., p. 113. C’était, car les Tupinambas ne mangent plus leurs ennemis. Viveiros de Castro construit son interprétation du cannibalisme généralisé comme mode d’être « alloplastique » d’une société à partir des récits des missionnaires du XVIe siècle, où la conversion aisée des Tupis contraste avec leur difficile renoncement à la dynamique de la vengeance intertribale et au cannibalisme qui en est le corolaire.
  • [21]
    IA, p. 115.
  • [22]
    On se rappellera que la théorie du marquage de L’Anti-Œdipe, l’inscription à même le corps du signe, postule que cette signalétique empêche l’apparition d’une écriture détachée, support signifiant de la loi séparée du despote. Inspiré de cette théorie, Clastres développe sa thèse de la société-contre-l’État où la société ne permet pas l’apparition d’un pouvoir détaché du corps social. Deleuze et Guattari reprennent alors cette théorie et l’interprètent notamment comme un mode d’être qui ne pratique pas politiquement la distinction entre un dehors et un dedans. En effet, c’est l’État qui développe la forme de l’intériorité : sa loi séparée se comprend comme la loi transcendante qui instaure la dette infinie créant l’intériorité ou le pli subjectif de la mauvaise conscience. Notons que la théorie du marquage de L’Anti-Œdipe prend au sérieux la théorie de l’intériorisation de la loi morale de la Généalogie de la morale, que Nietzsche avait lui-même développée grâce à la lecture de travaux anthropologiques de son époque, mis en regard de la morale judéo-chrétienne où l’on ne marque plus les corps : on n’oublie plus la punition et on intériorise la douleur en se chargeant de la faute morale. Mille plateaux développe d’autre part l’idée que la forme de l’État est aussi une intériorité, un espace physique approprié selon la loi du dedans et du dehors, mais aussi une mémoire, l’écriture d’une Histoire. Viveiros de Castro complète en affirmant que la société-contre-l’État est une société contre la mémoire, parce qu’on y mange ses morts (il cite par ailleurs Deleuze et Guattari : « Et chaque fois qu’on mange un mort, on peut dire : encore un que l’État n’aura pas », MP, p.35). On mange ses morts, parce qu’il n’y a pas de hiérarchisation entre les vivants et les morts (les ancêtres), mais plutôt un rapport entre humains et non-humains, les morts étant assimilés à des animaux. Viveiros de Castro développe l’idée que la loi de l’État est une loi anthropologique qui, développant selon le principe de l’intérieur et de l’extérieur un culte des morts, instaure une stricte distinction entre le domaine des humains et celui des non-humains (PM, p.107). Dans les sociétés amazoniennes, en revanche, l’humanité ne se distingue vraiment ni dans l’espace ni dans le temps, les « humains » côtoyant d’autres humains sous d’autres formes (animaux), tandis qu’ils changent eux-mêmes de forme une fois morts (ils deviennent des animaux).
  • [23]
    IA, p. 85. Autrement dit : « La religion tupinamba, enracinée dans le complexe de l’exo-cannibalisme guerrier, dessine une forme dans laquelle le socius se constitue par la relation à l’Autre, où l’incorporation à l’Autre dépend du sortir du soi : l’extérieur est en constant processus d’intériorisation et l’intérieur n’est qu’un mouvement vers le dehors. », Ibid., p. 83.
  • [24]
    MP, p. 445.
  • [25]
    Contrairement à Clastres qui fait de la guerre une affirmation obstinée d’autonomie du groupe, selon Viveiros de Castro « la guerre tupinamba était la manifestation d’une hétéronomie première, la reconnaissance que l’hétéronomie était la condition de l’autonomie », IA, p. 117.
  • [26]
    Voir PM, p. 102.
  • [27]
    Ibid, p. 90.
  • [28]
    Rappelons que Deleuze et Guattari établissent dans Mille plateaux une typologie des formations de puissance où toute forme de puissance actualisée implique en elle d’autres « processus machiniques » que celui qui la sous-tend normalement (appareil de capture des sociétés à État ; machine de guerre des sociétés nomades, etc.) : « chaque processus peut fonctionner aussi sous une autre “puissance” que la sienne propre, être repris par une puissance qui correspond à un autre processus » (MP, p. 544). Basée sur de nombreux travaux d’ethnologie politique sur la société amazonienne, l’interprétation par Viveiros de Castro du travail de Clastres le conduit à développer pour son compte cette idée de coexistence de puissances politiques impliquées dans tel ou tel groupe amazonien.
  • [29]
    PM, p.103.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    « Clastres séparait la politique de la nature, en pensant la “fonction politique” comme un mouvement de séparation auto-instituante qui projetait et resymbolisait une extériorité naturelle », ibid., p. 104.
  • [32]
    Pierre Clastres, « Mythes et rites des Indiens d’Amérique du Sud », in Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980, p. 64, cité in PM, p. 105.
  • [33]
    Ibid., p. 106.
  • [34]
    Pierre Déléage, L’Autre-mental. Figures de l’anthropologue en écrivain de science-fiction, Paris, La Découverte, 2020. Il s’agit d’un pamphlet avant tout sarcastique, où l’auteur brosse sa critique à grands traits, accusant Viveiros de Castro de n’avoir fait qu’inverser le lexique de l’anthropologie occidentale. Il réduit son travail à une version caricaturale du perspectivisme, sans prendre en compte les autres aspects de ses écrits, ce qui lui permet de suggérer que dans Par-delà nature et culture Descola refuse poliment l’échauffement théorique de l’anthropologue brésilien (p. 140), alors que l’auteur y affirme explicitement que son concept d’animisme est le fruit d’un dialogue collectif international dont fait partie Viveiros de Castro. Ainsi, si l’on constate que la lecture de Déléage est bâclée, on se dit d’autre part qu’il n’a pas osé traiter son éminent collègue d’auteur de science-fiction…
  • [35]
    Viveiros de Castro, « Entrevista com Eduardo Viveiros de Castro. Por Cleber Lambert & Larissa Barcellos », Primeiros Estudos, São Paulo, no 2, 2012, p. 252. Je traduis. On comprend bien que cette définition de l’anthropologie puisse heurter une partie de la discipline peu portée à la spéculation théorique. C’est également une question politique : on rappellera que le fond anarchiste de la pensée politique de Clastres avait choqué, et choque encore toujours un pan de la discipline. Partageant ce même horizon politique, les travaux de Viveiros de Castro suscitent le même genre de réaction.
  • [36]
    Car il est bien sûr impossible de penser comme les autres : « Nous ne pouvons pas penser comme les Indiens : nous pouvons tout au plus penser avec eux », MC, p. 169. Et comme le disent très justement Oiara Bonilla, Jean-Christophe Goddard et Guillaume Sibertin-Blanc, Déléage « n’a pas entendu les voix amazoniennes que Viveiros traduit dans le langage de la philosophie occidentale pour y porter d’autant plus le trouble qu’il n’est pas possible, comme le sait tout traducteur, de transposer un texte dans une autre langue sans la recréer presque intégralement », « L’autre-mental de Pierre Déléage », Lundimatin, no 254, 14 septembre 2020.
  • [37]
    Bonilla, Goddard et Sibertin-Blanc suggèrent qu’il y aurait à faire une histoire des voix extra-européennes présentes dans l’histoire des idées : « On sait ce que Leibniz doit à la pensée politique chinoise (également admirée par Christian Wolff), mais on sait peut-être moins qu’ami et admirateur de Lahontan, il fonda sa propre critique de Hobbes sur la critique par le huron Kandiaronk du droit politique européen. Et que dire de ce que la tradition critique allemande (kantienne) doit à la formulation du concept de “chose en soi” par le ghanéen Anton Wilhelm Amo ? », Ibid. L’histoire des idées n’est pas qu’un long dialogue entre « civilisés » et bien que les colonisateurs n’aient quasiment jamais donné la parole aux colonisés, il serait très intéressant de retracer les voix extra-occidentales présentes malgré tout dans un discours qui semble a priori les exclure.