Entretien avec Pierre Montebello

1Jérôme Rosanvallon  : Pour guider cet entretien, je propose que nous passions en revue les plus pertinents qualificatifs utilisables pour caractériser la philosophie de Deleuze et Guattari sous son versant métaphysique ou ontologique (ces deux termes opposés par Heidegger, Levinas et dans bien d’autres traditions me semblant interchangeables dans leur cas) et déterminer ainsi sa spécificité, sa lignée propre et sa logique fondamentale. Je souhaiterais ainsi vous interroger successivement sur :

  1. leur éventuelle « philosophie de la Nature » ou encore « naturalisme » ;
  2. le caractère central de « l’immanence » et d’abord corrélativement de « l’univocité » ;
  3. enfin leur lignée « non-cartésienne » et/ou « non-kantienne » et le nouveau rapport à l’absolu qu’ils établissent.

21/ La première question que j’aimerais vous poser nous situe d’emblée au cœur des enjeux de ce numéro : seriez-vous d’accord pour dire qu’avant Descola, avant Latour, avant l’établissement des données scientifiques actuelles conduisant à parler d’« anthropocène », tout ce plan de pensée commun dans lequel nous semblons baigner aujourd’hui comme une nouvelle évidence que la dernière pandémie mondiale a d’ailleurs illustrée de façon si concrète (mais qui était tout sauf évident il y a quarante ans), Deleuze et Guattari (bien plus que Deleuze seul) auraient les premiers produit une « métaphysique de la nature-culture », c’est-à-dire une philosophie déployant une idée de Nature non située dans ce clivage, non opposée à la culture, l’histoire ou la société ?

3Pierre Montebello : Il semble que le concept de nature ait subitement vieilli. Il y a aujourd’hui une profonde remise en cause du concept de nature qui traverse l’anthropologie de Descola ou la sociologie de Latour. À première vue, tout cela contraste avec l’attachement de Deleuze et Guattari au concept de nature dont ils font un usage varié et profond. Mais y-a-t-il de si grandes différences entre Deleuze et Guattari et ce qui se dit aujourd’hui ? Si l’on entend par nature le naturalisme moderne qui naît au moment galiléo-cartésien, à savoir le dualisme matière / esprit qui sécrète anthropocentrisme, opposition sujet / objet, séparation des esprits de la totalité de la nature, alors très certainement, Deleuze et Guattari ont opéré cette critique bien avant ce nouveau moment critique : ils ont vu que le naturalisme n’est pas un bon modèle pour forger un concept de nature. C’est ce qui explique leur profond intérêt pour les métaphysiques de la nature, en particulier Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Bergson, Simondon. Avec ces métaphysiques, ce qui est en jeu, c’est une répartition des êtres qui surmonte les dualismes et les oppositions, l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme, la rupture nature / culture, corps / esprit, nature / artifice. Il faudrait penser un plan qui fasse communiquer les êtres dans leur différence même. C’est ce qu’ils appellent « plan de nature ». On remarquera l’incroyable insistance sur ce plan de nature dans MP et QPh. Mais il faut dire tout de suite que ce plan de nature n’a rien de naturel, il relève d’une puissante construction philosophique, il faut beaucoup d’invention, de folie, de sens des passages et des métamorphoses pour réussir à tracer un plan qui fasse communiquer ce qu’on juge en général incompatible, sphère anthropomorphe, vie, matière. À ce titre, « Géologie de la morale » dans MP est un morceau d’anthologie dans les écrits de Deleuze et Guattari, un texte extrêmement inventif qui renvoie les différences entres strates de la nature (physico-chimique, organique, anthropomorphe) à des variations de relation et non à des différences irréductibles de nature. Si bien qu’on pourrait dire en effet qu’ils ont lancé les concepts essentiels pour ce renouveau de la pensée de la nature. Ils ne parlent certes pas encore d’anthropocène, mais nous donnent des outils incomparables pour penser ce rapport des êtres entre eux, pour voir dans la Terre un processus créateur collectif, pour comprendre que nous, humains, sommes liés à un ensemble de non-humains avec lesquels nous consistons, sans que rien ne nous oppose à eux essentiellement : « Il n’y a pas de biosphère, de noosphère, il n’y a partout qu’une seule et même Mécanosphère » (MP, p. 89).

4Dans Métaphysiques cosmomorphes. La fin du monde humain (Les Presses du réel, 2016), j’ai tenté de montrer l’actualité du concept de « plan de nature » dans les débats contemporains. J’ai voulu opposer la construction d’un plan de nature illimité par Deleuze et Guattari à une pensée de la finitude qui ne cesse de reproduire des limites dans la saisie des êtres ou de vouloir anticiper le réel par des procédures formelles. À mon avis, Deleuze et Guattari sont les pionniers d’une conception de la nature foncièrement inclusive, multiple, différentielle, non anthropomorphique. Les débats sur le statut des animaux, les territoires animaux, la place des non-humains, le sens de la Terre, l’enchevêtrement des êtres leur doivent énormément. Tracer un plan de nature, c’est conjuguer les différences dans un commun apparentement, dans une secrète parenté, dans un creuset ontologique qui embrasse matière, vie et humains, et cela nous le devons à Deleuze et Guattari. La nature n’est pas ici le nom d’une chose mais cette exigence incessante de composition des êtres. On peut nommer cette composition inter-êtres aussi bien monde, Terre, Gaïa, Physis, comme le souhaite Bruno Latour, mais à condition de ne pas perdre la puissance inclusive et différentielle qui est sa marque. Pour ma part, je pense tout de même que seul le concept de Nature manifeste, dans notre histoire, ce plan inclusif inter-différentiel.

5J. Rosanvallon  : Le terme de naturalisme n’a-t-il pas cependant lui-même de multiples sens et usages contradictoires ? Si Descola l’utilise en effet pour désigner le « grand Partage » propre à l’Occident, « cette idée surgie en Europe il y a quelques siècles que les non-humains existent dans une sphère séparée des humains où ils constituent une ressource illimitée », le terme peut aussi servir à désigner la résorption de la culture dans la nature et être alors interprété comme une tentative de biologisation ou naturalisation de la culture. C’est notamment l’optique d’un Jean-Marie Schaeffer dans La Fin de l’exception humaine (Gallimard, 2007) et plus généralement de tout un pan de la philosophie anglo-saxonne depuis Quine. Enfin, et c’était déjà le sens du naturalisme de Lucrèce selon Deleuze, le terme peut désigner le refus du mythe, de la superstition, de toute transcendance (« ce qui s’oppose à la Nature n’est pas la culture, ni l’état de raison, ni même l’état civil mais seulement la superstition », SPE, p. 249). Serait-ce ainsi selon vous un contre-sens de parler du naturalisme de Deleuze et Guattari ? Cette désignation n’implique-t-elle pas aussi une façon de revendiquer l’unicité de la nature contre tous les arrières-mondes, la « fidélité à la Terre » contre toutes les transcendances illusoires comme le rappelle la belle monographie que vous venez de consacrer à Nietzsche (Nietzsche. Fidélité à la Terre, CNRS, 2019) ?

6P. Montebello : S’il y a sens à faire une métaphysique de la nature après Kant, c’est précisément pour éviter deux écueils majeurs : ramener la nature à une constitution transcendantale ou la réduire à un niveau physique ou biologique (naturalisation). Schaeffer tombe dans le deuxième écueil, il naturalise la culture. Or, ce n’est pas du tout l’enjeu des métaphysiques de la nature, il leur faut sortir du dilemme sujet/objet et non pas s’y enfoncer. Descola voit bien que le problème du naturalisme occidental est de rendre impossible un grand « continuum social brassant humains et non humains ». Ce naturalisme est un dualisme qui conjugue monisme naturaliste et relativisme culturaliste, monde et sujets, esprits anthropomorphes et corps uniformes. Dans cette cosmologie dualiste, le surnaturel est un effet du naturalisme, il fonctionne avec lui, il en est une composante. Mais quand Descola invoque des « esprits rebelles » à ce Grand Partage, c’est pour nommer Condillac, La Mettrie, Haeckel. Ce sont des monistes, monisme de la sensation ou monisme mécanistique. Pour Descola, il est manifeste que monisme s’oppose à dualisme. Alors que pour les métaphysiques de la nature, monisme et dualisme ont la même racine. Même s’il insiste sur le fait que la culture occidentale n’a pas manqué d’oppositions à ce « dogme dominant », pas une fois Descola ne cite les métaphysiques non naturalistes de la nature qui sont pourtant nombreuses aux XIXème et XXème siècles. Il en va comme si la domination du kantisme et de la phénoménologie les avait rendues invisibles jusqu’à aujourd’hui encore. C’est sans doute l’un des aspects les plus intéressants de l’œuvre de Deleuze : leur avoir redonné la parole (Ravaisson, Nietzsche, Tarde, Bergson, Whitehead…). J’ai voulu, à sa suite, marquer les profondes convergences de ces métaphysiques de la nature dans leur double refus du naturalisme et du transcendantalisme, du matérialisme et de l’idéalisme.

7Le naturalisme dont parle Descola n’est que le pendant épistémologique du concept de nature, c’est le modèle des savants, il le dit lui-même, ce modèle occupe une « fonction rectrice dans l’organisation des sciences » (et sans doute aussi par conséquent dans la constitution de ce régime ontologique général et dualiste que n’ont pas adopté les autres peuples). Il était inévitable qu’il dérive en monisme scientiste : une fois acceptée l’idée que la matière est universelle, il ne reste qu’un pas à faire pour absorber aussi l’esprit dans la matière, remarquait Maine de Biran. Reste que ce modèle laisse de côté toute une part de la biologie et de la philosophie, mais aussi de la culture populaire sous ses formes vitaliste, animiste, magnétique, zoomorphe, etc. Comme le dit Latour, nous n’avons jamais été modernes, nous ne nous sommes jamais conformés à ce schéma, il a été dominant mais il a laissé d’autres pratiques essaimer sous lui. Le naturalisme n’est ainsi qu’une partie du spectre de la pensée de la nature en Occident. De fait, le continuum ontologique que développent ces métaphysiques de la nature sort du cadre de cette cosmologie dualiste. Il est profondément univoque, transverse. Il nous rapproche bien davantage des cosmologies animistes sans être pourtant de même nature : c’est en ce sens qu’il aura aussi rendu possible un dialogue entre métaphysiques occidentales et « métaphysiques cannibales » (Viveiros de Castro).

8C’est pourquoi parler de naturalisme à propos de ces métaphysiques de la nature et tout particulièrement à propos de Deleuze est à mon avis un contre-sens : la nature n’est pas un donné primitif, physique ou biologique, elle ne relève pas d’un monisme qui rabat toutes les différences sur l’une d’entre elles, elle est l’intersection des êtres, la diagonale des êtres, ce que nous avons toujours à penser à partir de l’apport de l’ensemble des autres sciences, sans tomber dans aucune exceptionnalité humaine, aucune positivité absolue, aucun fond, aucune origine ancestrale, aucune Terre vestigiale. Le modèle dualiste des Modernes est opérant scientifiquement mais pas ontologiquement parce qu’il crée des coupures, des ruptures, des failles, des lézardes au sein de la nature. Par méthode, la science réduit toutes les choses à un même plan de référence, mais celui-ci ne cesse de bifurquer en tous sens (matière/organique, organique/psychique…), c’est un plan sans unité, plein de « trous, coupures, ruptures » (QPh, p. 117). Alors que la métaphysique de la nature veut décrire le monde du point de vue de tous les êtres, trouver ce qui les rapporte les uns aux autres. Elle tient absolument compte des différences, elle ne les annule pas, il s’agit plutôt de penser comment elles font monde. Il était inévitable que la pensée de la nature ait eu pour ennemi premier le naturalisme, cette manière de rabattre toutes les différences sur un seul plan indifférencié, physique ou biologique. On ne pense pas les différences en les réduisant les unes aux autres. C’est tout le contraire, il faut réussir à les articuler sans les confondre. C’est en cela que nous avons besoin à chaque moment de forger une nouvelle image de la nature plus compréhensive, plus intégrative, tout en étant plus respectueuse de chaque différence.

9J. Rosanvallon  : Il est frappant de constater l’arrivée du concept de nature dans le nouveau programme de philosophie de Terminale au moment même où celui de culture disparaît – comme une façon d’inviter les professeurs à interroger ce dualisme ou à y échapper ? Si vous expliquez bien l’usage non dualiste ni réductionniste que font Deleuze et Guattari de ce concept, comment expliquer son rejet par Latour depuis Politiques de la nature (La Découverte, 1999) ? Pourquoi est-il selon lui synonyme de stérilité politique ?

10P. Montebello : C’est paradoxal : la notion de nature fait son retour académique au moment où elle est le plus critiquée. Si j’ai défendu l’usage du concept de nature par Deleuze contre Latour (dans « Nature et attachement à la Terre », Revue philosophique de Louvain, mai 2019), c’est que ce dernier ne s’intéresse au fond qu’à son versant épistémologique (dualisme), il ne voit pas du tout son sens métaphysique qui irradie et innerve une part de la culture occidentale. Il entend contrer un discours dominant, celui du naturalisme moderne, mais il puise lui-même aux sources d’un discours plus souterrain qui englobe les métaphysiques de la nature (Tarde, Whitehead, Deleuze…). Le meilleur moyen d’agir sur la nature serait-il d’abandonner le concept de nature à son sort naturaliste ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que tout discours est situé et que nous nous situons dans l’immense histoire occidentale du concept de nature qui, plus que tout autre mot de cette histoire, contient en lui une puissance d’inclusion, d’immanence, d’interconnexion des multiplicités, de conjugaison des différences. Ce faisceau de propriétés excède tout naturalisme. On sait le rôle que Deleuze assignait à la philosophie : investir les discours dominants, rejouer le sens des concepts contre leur usage dominant. Pour penser le commun et les traductibilités collectives, interculturelles, Latour en appelle à une période « postnaturelle », mais il semble oublier que cette exigence de penser le commun est presque toujours passée en Occident par les ressources mémorielles d’inclusion et d’appartenance propres au concept de nature, y compris dans les métaphysiques de la nature auxquelles se réfère Deleuze. Il me semble qu’il manque une incarnation (autre que religieuse) à Latour, un ancrage dans la vie et le corps, qui l’obligerait à penser notre existence comme une immersion dans des relations plus vastes, plus enchevêtrées. La situation du vivant est invariablement le point de départ des philosophies de la nature du XIXème siècle. On ne part plus du cogito mais du vivant, et tout de suite on bascule vers un plan infiniment plus large que soi, vers une histoire infiniment plus longue que soi, plus variée, plus colorée, vers un plan d’inclusions réciproques qu’il faut penser. C’est ce que Deleuze retient de Whitman :

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La Nature n’est pas forme mais processus de mise en relation : elle invente une polyphonie, elle n’est pas totalité mais réunion, « conclave », « assemblée plénière ». La nature est inséparable de tous les processus de commensalité, convivialité, qui ne sont pas des données préexistantes mais s’élaborent entre vivants hétérogènes de manière à créer un tissu de relations mouvantes, qui font que la mélodie d’une partie intervient comme mélodie d’une autre (l’abeille et la fleur). Les relations ne sont pas intérieures à un Tout, c’est plutôt le tout qui découle des relations extérieures à un tel moment et qui varie avec elles.
(CC, p. 79)

12J. Rosanvallon  :Whitman comme ses contemporains et amis Emerson et Thoreau font justement partie des sources fondatrices de la pensée écologique. Avec MP, Deleuze et Guattari, comme vous venez de le rappeler, ont aussi clairement préparé le terrain à l’écologie politique dont Guattari est devenu à partir des années quatre-vingt l’un des fondateurs et théoriciens (notamment avec Les Trois écologies, Galilée, 1989). Or curieusement il n’est fait aucune mention théorique, même allusive, à l’écologie politique dans QPh qui accomplit pourtant jusqu’au bout ce dépassement nature-culture ou nature-pensée et contient encore, comme leurs précédentes collaborations, notamment dans « Géophilosophie », nombre d’analyses anticipant de futures évolutions politiques. Comment expliquez-vous ce fait ?

13P. Montebello : C’est vrai, il n’y a pas trace d’écologie politique dans MP ni QPh. La raison me semble profonde. Le politique et la pensée sont inséparables pour Deleuze et Guattari. On ne change pas de politique sans que ne s’opère en même temps une transformation complète de notre rapport au monde, sans une vraie mutation des schèmes directeurs de notre façon d’être au monde. Jamais, pour Deleuze, la pensée n’est coupée de l’agir. La pensée est immédiatement pratique et politique. Deleuze a retenu cela de Spinoza : les grandes théories de l’Éthique sont inséparables de pratiques renouvelées, de nouvelles propositions éthiques. En ce sens, penser, c’est agir. La pensée qui s’appuie sur la vie « dépasse les limites que lui fixe la vie », se donne pour tâche « d’inventer de nouvelles possibilités de vie ».

14L’action politique est indissociable de l’érection d’une nouvelle image de la nature. Deleuze voyait en Lucrèce celui qui avait su créer une nouvelle image de la Nature pour faire front à la superstition. Nous modernes, nous avons plutôt à combattre l’effondrement de toute pensée cosmologique : « Quand j’entends les contemporains se plaindre d’être seuls, je sais ce qui est arrivé. Ils ont perdu le cosmos » écrivait D.H. Lawrence dans Apocalypse (Desjonquères, 2002, p. 74 csq) ouvrage que Deleuze aimait tant. L’infléchissement moderne du concept de nature vers le naturalisme est le signe de ce désastre cosmologique et écologique. Deleuze et Guattari ne font jamais l’impasse sur les forces de déterritorialisation du capitalisme, les flux mortifères, les coupures anthropocentriques (« L’homme se présente comme une forme d’expression dominante qui prétend s’imposer à toute matière […] La honte d’être un homme y-a-t-il une meilleure raison d’écrire ? » (CC, p. 11), les postulats d’exceptionnalité humaine, ces manières sèches de se couper des autres êtres, de ne plus avoir de monde. J’ai voulu montrer dans Deleuze, esthétiques – la honte d’être un homme (Les Presses du réel, 2017) que l’enjeu de l’art selon eux est de lutter contre ces forces de destruction du monde, que sa puissance propre est d’inventer sans cesse de nouvelles possibilités de monde, de nouvelles manières de faire monde, de croire au monde. Les premiers, ils nous montrent ainsi que nous avons à retisser un cosmos pour refaire de l’écologie, à penser de manière cosmomorphe pour penser de manière écomorphe. Nous devons réinventer une nature illimitée pour répondre au monde anthropomorphe limité et solipsiste. C’est en ce sens que la pensée de la nature est directement écologique et politique, elle transforme de fond en comble les rapports entre humains et non-humains, elle modifie notre responsabilité envers les non-humains (écrire en sympathie, parler en sympathie, non à la place de, mais avec), nous propulse dans de nouvelles pragmatiques de la Terre, des nouvelles manières de faire consister la Terre. Si bien qu’on peut dire qu’il n’y a pas d’écologie politique sans que soit érigée une nouvelle image de la nature.

15J. Rosanvallon 2/ Passons au concept qui est au cœur de QPh, l’immanence, dont la philosophie a pour but selon Deleuze et Guattari de penser et d’instaurer l’absoluité et qui est lié à cet autre concept déjà théorisé par Deleuze seul, celui d’univocité. Dans Métaphysiques cosmomorphes, vous insistez sur l’importance de l’univocité pour comprendre MP. Mais ne confond-on pas souvent univocité et unité, c’est-à-dire finalement unicité et unité ? N’affirme-t-on pas avec l’univocité une communauté de tous les étants (ou non-étants…), donc l’unicité du monde, de la nature, du plan, etc. sans nullement défendre leur unité ou unifiabilité ? N’était-ce pas déjà la formule de Spinoza : une substance unique non unifiable puisque ne s’exprimant qu’en une infinité d’attributs et de modes ?

16P. Montebello : J’ai en effet défendu (notamment dans Deleuze. La passion de la pensée, Vrin, 2008) l’idée que l’univocité est centrale chez lui, chez eux. C’est une thèse ontologique forte, puissante : les différences se disent en un seul sens même si elles différent en tous les sens. Il ne s’agit pas d’instaurer une unité, un Tout, une totalité, un principe, il s’agit de dire que le multiple communique, que les différences s’entre-expriment, que le monde n’est pas un chaos mais un régime de co-expression, co-participation. La nature est pluri-dimensionnelle comme l’a montré Simondon : matière / cristal, vivant, psychique, culture sont des modes d’expression différents imbriqués les uns dans les autres, et ils ne peuvent donc être sans rapports les uns aux autres. Il s’agit de penser ces rapports par tous les moyens possibles, à l’aide de toutes les disciplines possibles. Simondon l’a fait lui-même en proposant de penser la nature comme une cascade d’individuations qui irait en enveloppant chaque dimension par une dimension plus large, en faisant participer l’individu à des régimes d’individuation toujours plus amples. Il s’est servi de la biologie, de la physique thermodynamique, de la psychologie, de l’éthologie, etc. Il faut bien arriver à un moment à penser le commun ontologique dans ces processus disparates, sans quoi on ne pense pas ce monde.

17La plupart des lecteurs de Deleuze et Guattari ne voient pas le sens de l’univocité que leurs ouvrages n’ont pourtant cessé de célébrer. Ils préfèrent voir chez eux une sorte de théorie du chaos, un éparpillement généralisé. Ou à l’inverse, comme Badiou, ils confondent en effet unité et univocité, ils croient que Deleuze réintroduit l’Un platonicien et plotinien, alors qu’il redonne au multiple une puissance de cohésion. Badiou fait comme Leibniz devant Spinoza, il fait mine de ne pas comprendre le sens de l’un-multiple. Ni Un intégrateur, ni multiple fantomatique, l’univocité entend pourtant dire que le multiple a puissance de cohésion, qu’il est une réalité agissante. Dans l’univocité seulement, le multiple acquiert une puissance réelle qui est aussi une puissance d’expression : un cristal, c’est un multiple qui s’invente par accroissement, un vivant, c’est un multiple qui acquiert une dimension nouvelle, etc. Le plan de nature, c’est l’ensemble de ces multiplicités différentielles saisies dans leur puissance d’invention, c’est donc nécessairement un plan univoque. L’univocité est indissociable d’une théorie des multiplicités : la multiplicité des vivants, la multiplicité musicale, la multiplicité des désirs, etc. n’appellent pas la même univocité ou la même composition, mais réclament un même respect de la consonance du multiple. Le plan d’immanence et d’univocité vise alors à recouper l’ensemble des multiplicités :

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Dresser un plan d’immanence tracer un plan d’immanence, tous les auteurs dont je me suis occupé l’ont fait […]. L’Abstrait n’explique rien, il doit lui-même être expliqué : il n’y a pas d’universaux, pas de transcendants, pas d’Un, de sujet (ni d’objet), de Raison, il n’y a que des processus, qui peuvent être d’unification, de subjectivation, de rationalisation, mais rien de plus. Ces processus opèrent dans des « multiplicités » concrètes, c’est la multiplicité qui est le véritable élément où quelque chose se passe.
(P, p. 199)

19Le multiple ne peut précisément pas être un multiple numérique, homogène, mathématique, comme le croit Badiou. On n’engendre rien avec un tel multiple.

20Quand Bergson invoque par exemple la durée, ce n’est pas du tout une proposition abstraite, c’est une opération univoque. Le premier effet de l’univocité est de rendre le multiple hétérogène communicable (matière, vie et esprit). Du coup, tout se met à communiquer, esprit et corps, nature et culture, temps et espace, toutes les dualités s’évanouissent et ne sont plus que des rythmes de durée différents. La nature se peuple, nous recommençons à nous replacer en elle, nous ne sommes plus comme un écolier séparé, mis au piquet « dans un coin du monde » nous dit Bergson.

21J. Rosanvallon  : Pourquoi privilégiez-vous, quant à vous, le concept de monde pour désigner cette fonction d’univocité, donc de communauté ou unicité des multiplicités ? Et quelle est l’idée générale de la « pensée cosmomorphe » que vous défendez ?

22P. Montebello : Le second effet de l’univocité est de nous contraindre à penser de manière cosmomorphe en opérant un puissant décentrement. Dans Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson part du moi, de l’esprit, et découvre de livre en livre que ce n’est pas le monde qui est anthropomorphe, mais l’esprit qui est cosmomorphe : l’homme a la même forme que le cosmos, il est un moment d’un processus qui a partout la même teneur créatrice, le temps. Ce qu’il finit par penser, c’est « l’unité vivante » qui traverse le cosmos et apparente tous les rythmes de durée. J’appelle pensée cosmomorphe toute pensée qui saisit cette entre-expression des différences, qui renonce au monisme indifférencié comme à l’Un transcendant, au matérialisme comme à l’idéalisme, pour se placer dans un plan univoque nécessairement cosmologique où l’homme ne peut plus apparaître que comme consonant avec d’autres processus et non plus comme exception totale. Selon moi, penser de manière cosmomorphe, c’est construire un plan de nature illimité, qui fasse communiquer les différences au lieu d’y introduire des coupures, des rigidités, des segmentarités, des oppositions. C’est ce qu’a fait Bergson avec la durée, c’est ce qu’a fait Nietzsche avec la volonté de puissance, avec cette coupe magistrale de la nature qui concerne physique, biologie, anthropologie, cultures… Il redonne sens à la Terre comme puissance immanente de création qui traverse tous les champs. On conçoit l’importance de ces thèmes aujourd’hui : comment prétendre sauver la Terre si l’on ne voit pas comment nous sommes liés à toutes ses strates, si l’on continue à penser à travers des régimes de sens anthropomorphes où l’on ne voit que soi dans les choses, à travers des dispositifs d’exceptionnalité, où l’on pense l’homme séparé de tout, à travers des modèles naturalistes qui postulent de fait une radicale opposition entre nature et culture, matière et esprit.

23J. Rosanvallon  : Un célèbre commentateur de Deleuze, Manuel De Landa, a forgé, dans Intensive Science and Virtual Philosophy (Bloomsbury Academic, 2002), le concept d’« ontologie plate » qui semble articuler l’exigence d’univocité et celle d’immanence. Le terme a depuis fait florès, Tristan Garcia le revendiquant notamment comme source de son séminal essai ontologique Forme et objet. Un traité des choses (PUF, 2014). Une telle ontologie plate utilisant le concept de chose comme opérateur d’univocité, comme le faisait finalement Bergson avec celui d’image (dans Matière et mémoire) ou de durée (comme vous l’avez bien rappelé), ne vous semble-t-elle pas instaurer une forme de plan d’immanence ? Et, si ce n’est pas le cas, que lui manque-t-elle ? J’ai l’impression que l’écart entre une telle ontologie plate et la métaphysique de Deleuze et Guattari est celui qui existe entre deux versants de l’immanence – une immanence seulement « statique » traçant le plan commun de choses ou objets envisagés comme donnés et une immanence que l’on pourrait qualifier par contraste de « dynamique » visant à rendre compte de la genèse des choses, de toute chose, sans ne laisser subsister aucun donné, c’est-à-dire aucune extériorité au plan.

24P. Montebello : L’ontologie plate peut ressembler à un projet univoque quand elle cherche à définir le minimum d’être commun aux choses, sans supériorités ni hiérarchies, à l’inverse de l’être superlatif de la métaphysique classique. Ce minimum qui n’exclut rien et ne se soumet à rien, ce serait le quelque chose, le fait de dire que chaque chose est quelque chose. Il en va comme si on voulait d’abord laisser être tous les êtres possibles. Puis la métaphysique penserait les relations entre ces êtres possibles en sacrifiant un peu de leur solitude pour qu’ils acquièrent une puissance effective. En quoi peut-on parler d’univocité ici ? Dans le fait de distribuer également le « quelque chose » à un rêve, un désir, un quantum de forces, un végétal, une cellule, un souffle de vent… ? Dans le fait de chercher un modèle faible de l’être (quelque chose, objet) que chaque chose peut recevoir sans exclure les autres ? Mais peut-on vraiment assimiler l’univocité de Deleuze et Guattari à l’ontologie plate, à l’irréductionnisme de Latour (aucune entité n’est réductible à une autre) ou au multiple de Badiou ? Je ne le crois pas.

25Car dans l’univocité défendue par Deleuze et Guattari, ce sont d’autres problèmes qui se posent. D’abord l’univocité est bien une libération du multiple de toute hiérarchie et tutelle, c’est vrai, mais on ne dit rien du multiple en le rendant indéterminé. La différence entre les êtres est un point crucial, elle ne peut absolument pas être minorée ni rendue invisible : vivant, cristal, espace-temps, image, désir, couleur, son… Deleuze et Guattari portent une attention extrême à ces différences, aux manières de les saisir dans leur être-multiple, à leur modalité de consistance. Pour eux, ce sont les régimes de multiplicités, de processualités qui engendrent des différences irréductibles, singulières. Ces différences sont appréhendées par des prises multiples sur le réel (sciences, arts, philosophies). L’opération univoque ne consiste pas à annuler ces différences, mais au contraire à les exhausser, les singulariser, elle leur donne une dimension irréductible pour le coup : « l’être est égal pour toutes les choses mais elles-mêmes ne sont pas égales » (DR, p. 53). Et, chez les contemporains, y compris Latour et Badiou, on ne voit pas très bien en quoi les choses sont foncièrement inégales, on ne voit pas ce qui explique leur inégalité, leur être propre.

26L’autre composante de l’univocité, c’est la communication entre ces différences. À chaque fois, c’est la question de la compossibilité des différences qui met en branle les rouages de l’univocité, cette machinerie égalisatrice. Ainsi pour Duns Scot, la tension fini / infini. Aux XIIIème et XIVème siècles, une nouvelle entité mathématique fait irruption : l’infini en acte. Cet infini n’est plus l’illimité mais ce qui est sans rapport à la limite parce qu’il contient en lui actuellement toute perfection (infini en magnitude, infini intensif). C’est du coup le rapport entre infini et fini qui devient un problème majeur : qu’est-ce que le fini dans l’infini ? Duns Scot introduit l’infini mathématique en théologie. Mais il ne veut pas de théologie négative, de rupture totale entre Dieu et les créatures. C’est pourquoi il a besoin d’une théorie de l’univocité, il veut établir une communication entre fini et infini. Il fait alors de l’être ce qui s’atteint par abstraction, ce qui se tire de toutes les différences, ce qui est commun entre elles. L’être n’est pas moins être dans le fini que dans l’infini. L’univocité s’entendra comme « primauté de communauté » lorsque l’être se dira directement (genres, espèces, individus) et « primauté de virtualité » lorsqu’il se dira indirectement de l’un, du vrai, du bon ou encore du nécessaire et du possible, du fini ou de l’infini, du créé ou de l’incréé… On voit ce qui s’est passé : l’être est pour Scot un formidable moyen d’égaliser sans nier l’altérité, de rapporter sans exclure, de faire communiquer ce qui est disproportionné sans le réduire au même. De même Spinoza ou Nietzsche. Spinoza redonne une puissance aux modes de la nature en les enveloppant dans la substance infinie avec un nouveau but : éviter dualisme et séparation, négation et exception. Pour Nietzsche la question serait : comment penser toutes les différences appréhendées par les physiologistes, les biologies néo-lamarckiennes et évolutionnistes, les cultures, les matérialismes, etc., dans leur articulation, sans sacrifier la plus grande part de ce que montre l’expérience même d’être corporé et vivant ? Comment refaire une nature où le vivant ne serait plus ce qui s’oppose au pré-organique, l’esprit ce qui s’oppose au corps, la volonté ce qui s’oppose à l’inerte, l’homme ce qui s’oppose à la Terre, la pensée ce qui s’oppose à la vie ? La volonté de puissance inventera son plan d’immanence et d’univocité, la Terre comme unique plan de communication des différences.

27Deleuze et Guattari tirent des leçons de ces pensées antérieures. Ils sont intéressés par la puissance d’une pensée qui jamais ne s’exerce à vide, abstraitement, qui au contraire fait effort pour tracer le plan de compénétration des différences réelles. Chez eux, la pensée n’anticipe pas le réel, elle répond à des problèmes qui surgissent dans la confrontation au réel. La plupart des ontologies réalistes sont, à la suite de Badiou, des dispositifs formalistes qui prétendent déduire le réel au lieu d’en subir l’impact. Il y a dans le réalisme spéculatif une tendance logicienne évidente, une abstraction formelle indifférente au réel. C’est en ce sens que le réalisme spéculatif est pour moi le signe d’une finitude qui n’en finit pas, il veut enserrer le monde dans un champ de pensabilité sans avoir à faire l’épreuve du monde. Qu’on compare juste un instant la formidable présence des expériences du réel sous toutes ses formes chez Deleuze et Guattari, littératures, arts, biologie, physique, anthropologie, psychanalyse, économie, etc. à la pauvreté de ce qui est présenté comme « objet » ou « chose » dans le réalisme spéculatif (même dans la perspective d’une ontologie minimaliste et libérale à la Garcia). Alors oui en effet, quand on se met à l’écart des épreuves du réel, on ne peut plus avoir qu’une immanence statique et une univocité monotone, composées d’objets sans aucune détermination précise, isolés des processus qui les engendrent, réduits à de vagues squelettes, momies prenant l’apparence de choses, voire pétrifications langagières. Le monde entier prend l’allure d’un appendice logique où être vivant ou non ne fait plus aucune différence, d’une collection hétéroclite et antiquaire d’objets, d’une théorie ensembliste monotone, itération du même, d’un plan d’univocité minimaliste qui ne fait plus entendre la voix discordante des êtres, « la clameur de l’être », mais qui se met à ressembler à un schème abstrait.

28J. Rosanvallon : Dans votre Deleuze, vous analysez longuement la caractéristique fondamentale de l’immanence, du plan d’immanence, à savoir l’identité de la pensée et de l’être (qu’il faudrait nommer « principe de Parménide » et qui constituerait le troisième versant non plus « statique » ni « dynamique » mais « gnoséologique » de l’immanence). Vous insistez notamment sur la réversibilité comme opérateur permettant de penser cette identité, comme « double réversion de l’être dans la pensée et de la pensée dans l’être ». Qu’est-ce à dire ? Et comment cet opérateur se distingue-t-il ou évite-t-il de réinstaurer des illusions de transcendance, qui ne consistent pas seulement en l’illusion d’un dehors de la Nature (ou plutôt donc de la nature-culture ou Nature-Pensée) mais plus subtilement et insidieusement, comme vous le montrez bien, en l’illusion d’une transcendance de l’être sur la pensée (le réalisme et toutes ses variantes matérialistes, empiriques, etc.) comme d’une transcendance de la pensée sur l’être (l’idéalisme et toutes ses variantes, ontologique, transcendantale ou même absolue) ?

29P. Montebello : Vous avez raison de placer l’immanence deleuzienne à son niveau réel : le rapport de l’être et de la pensée. C’est une question qui excède de loin le simple refus de se donner un point de transcendance, absolu et séparé. Deleuze et Guattari en font la grande question de la philosophie. Il faudrait nous replacer dans leur époque pour bien comprendre ce qui est en jeu. Il y a dès l’origine un problème précis qui est le suivant : comment la conscience peut-elle renouer avec le monde ? C’est le problème de Sartre, de Heidegger, de Merleau-Ponty. Tous inventent un pli, un entrelacs, un chiasme, une réversibilité. Tous veulent dépasser l’intentionnalité en établissant un rapport au monde. Tous rejouent la scène parménidienne du rapport entre être et pensée, mais sous une forme moderne. Que ce soit l’horizon de toute une époque, c’est très clair : Deleuze le dit dans LS à propos de Sartre, il le répète dans IM à propos de Bergson et Husserl, au point de faire du cinéma un moyen de concilier mouvement du monde et mouvement de conscience, il y insiste encore dans son F en invoquant Merleau-Ponty et Heidegger. Il finira par poser directement la question dans PLB et dans QPh. Il en va comme si le rapport de la conscience au monde qui occupe le devant de la scène s’était imposé à lui comme question fondamentale et non résolue. Deleuze mentionne les solutions qui veulent étendre l’intentionnalité au monde. Mais il n’est pas convaincu. Il pressent qu’on perd le rapport de la conscience au monde de deux façons. Soit parce que la conscience annexe le monde, soit parce que le monde annexe la conscience. Le naturalisme et le psychologisme sont les deux dangers de la philosophie, et plus encore les deux écueils de la phénoménologie. Husserl n’a cessé de le dire, Deleuze ne manque pas de le souligner aussi. Dans le cadre de la bifurcation de la nature, il est difficile d’éviter de tout ramener à un naturalisme sans dimension mais il est aussi difficile d’éviter de tout ramener à un psychologisme sans profondeur externe (ou à une constitution transcendantale qui absorbe le monde). Et de toute manière, ce n’est pas la conscience qui intéresse Deleuze et Guattari, trop personnelle, trop subjective, mais la pensée.

30Pourquoi Deleuze a-t-il besoin de l’opération du tissage qui a une si longue histoire dans la littérature occidentale (sa référence fréquente au tissage platonicien) ? C’est que les manières de lier être et pensée sont très inégales et que souvent elles échouent. On affiche un primat de l’être ou de la pensée, de sorte que la philosophie se condamne à une bataille gigantomachique sans issue possible, perdant au passage tout ce qui fait sa force. Le pli va jouer un rôle fondamental pour sortir de cette mauvaise alternative. Affirmer que la philosophie commence unilatéralement par un primat de l’être ou par un primat du pensable, c’est perdre soit la pensée, soit l’être. Il y aura toujours le soupçon d’une soumission, d’une référence pure, d’un pôle fixe, joués par la pensée ou l’être. Pour répondre à l’aporie de ces deux voies sans issue, une philosophie de l’être-réaliste ou une philosophie du sujet-conscience, Deleuze écrit avec Guattari ce chapitre inouï sur l’immanence, le plus central de sa philosophie. Il porte sur le sens même de l’activité philosophique. Moment fort difficile parce que c’est le moment où il lui faut dire, à la presque toute fin de sa vie, ce qu’est la philosophie. Dans une lettre à Jean-Clet Martin, il se plaint de la difficulté de la tâche, il lui dit qu’il écrit « moins comme un oiseau inspiré que comme un âne qui se frappe lui-même » (dans L, p. 97).

31Ce que va découvrir Deleuze par cet intense travail, c’est cela : la philosophie ne commence que quand il y a échange, fulgurance, éclair, « réversibilité » entre pensée et être. Pli. On ne peut ni raturer l’être (intuition), ni se passer de la force constructive de la pensée. Il faut garder ensemble les deux puissances, les conjuguer, les tisser. D’où l’aspect passablement compliqué du chapitre sur l’immanence. Le tissage consiste à plier la pensée sur l’être (le rôle de l’intuition) et l’être sur la pensée (ce qui ne peut être que pensé). C’est pour cela que Deleuze souligne le rôle fondamental de l’intuition de Leibniz à Bergson. Toute intuition est forcément une intuition d’être pré-conceptuelle, une image et non un concept, une image où s’enveloppent tous les mouvements de la pensée à l’infini, au point que lire un auteur, c’est déplier en concepts les mouvements infinis de pensée qui sont donnés dans une vision. Chaque grande philosophie débute par une épreuve de vie, une vision, elle a une dimension pathétique, une façon d’être touchée par les choses. Sans quoi ses concepts sont vides, formels, abstraits. Il y a chez Deleuze un farouche instinct contre l’axiomatisme, le formalisme, les abstractions. Ils touchent si peu à l’épreuve du réel. Mais en complément de cette intuition, Deleuze souligne dans un deuxième temps le rôle de la force constructive de la pensée, la construction d’une matière de l’être, le quid juris kantien de ce qui ne peut être que pensé mais pas connu. Et là ce sont les objectivismes, les positivismes, les réalismes naïfs qui sont mis hors-jeu, ils peuvent faire lourdement chuter la pensée, l’entraîner dans une soumission absurde à un réel qui serait déjà donné (mais comment et par quoi ?). Or la pensée philosophique a ce rôle immense, construire une image du pensable, une image de la nature qui n’est jamais donnée. La substance de Spinoza n’existe pas dans la nature, ni la volonté de puissance, ni la durée. Ces notions expriment ce qui est, mais pour l’exprimer il faut qu’elles en construisent l’image avec patience et entêtement.

32C’est pourquoi Deleuze et Guattari affirment que le plan d’immanence a deux faces pliées l’une sur l’autre, être et pensée, Nature et Pensée, Physis et Noùs. Tant que ne s’opère pas un passage entre les deux, on n’est pas dans la philosophie. On sacrifie à un absolu réel ou idéel. Pour éviter cette réinjection de transcendance, il faut que l’être impose ses conditions à la pensée, en même temps que la pensée impose ses conditions à l’être. Et ça, ça ne se passe qu’en philosophie, ça définit la philosophie. Lorsqu’elle instaure des plans d’immanence, ce sont donc toujours de vastes métiers à tisser, de « gigantesques navettes », où se joue le rapport de la pensée à l’être. Il n’y a plus d’absolu réel ou spirituel. Le seul absolu est le plan d’immanence lui-même qui tisse être et pensée. Désert des sujets et des objets sur le plan. Tâche immense, libératrice, nous libérer des illusions objectivantes et subjectivantes, naturalistes et formalistes, en passant par l’épreuve de l’être sous toutes ses formes et par la vitalité de la construction de la pensée. Si l’immanence est l’opération la plus centrale de la philosophie, c’est parce qu’elle réussit ce tissage.

33De là l’importance du livre sur Leibniz. Deleuze explore la méthode du tissage, il montre qu’elle s’impose pour penser notre époque et ses enjeux, il nous dit pourquoi elle concerne toute métaphysique de la nature. Ce qui caractérise Leibniz, ce sont deux choses. D’abord, il porte le pli à l’infini par la méthode infinitésimale, qui se prolongera en loi de continuité ou principe des indiscernables. Il y a comme une unité extensive et intensive du baroque, le monde se plisse infiniment, s’étire et s’élargit, s’enveloppe et se creuse. Ensuite le pli passe infiniment entre les corps et les âmes, l’intérieur et l’extérieur, le bas et le haut, les matières et les manières, la texturologie et la logologie (le nom d’œuvres de Jean Dubuffet) en instaurant un régime de séparation (deux étages) et de communication généralisée, distance et connexion entre opposés. Ici, les opposés communiquent en étant séparés. Chez les Grecs, « l’entrelacement en reste aux textures », on cherche une « commune mesure » entre les choses, c’est pourquoi le pli grec n’atteint pas à une forme d’expression, il ne s’élève pas vers ce rapport entre âme et matière, la tapisserie du monde ne s’invagine pas dans l’âme. Au fond, l’apport fondamental de Leibniz pourrait se résumer ainsi : le monde n’est pas dans le sujet sans que le sujet soit pour le monde. Ou encore l’âme n’est pas pour le monde sans que le monde ne soit dans l’âme. C’est ce véritable pli de l’âme et du monde qui engendre perspectivisme et maniérisme.

34Et Deleuze en tire des leçons pour lire ses contemporains. Il joue Leibniz contre Heidegger et Merleau-Ponty. Il reproche à Heidegger d’avoir manqué le rapport d’expression entre pensée et être en voulant que le Dasein soit toujours déjà au dehors comme être-au-monde. Heidegger ne perçoit pas que la clôture monadique de l’âme est la condition de son être pour le monde, il ne voit pas que le monde doit être tissé avec l’âme et l’âme avec le monde. Heidegger finira par rabattre le Dasein sur l’être, sur la diction de l’être comme s’il ne réussissait pas à sauvegarder le constructivisme de la pensée, ni même la méthode de pliage lorsqu’il lui faut rapporter le dehors au-dedans et le dedans au-dehors. De même Merleau-Ponty. Avec son chiasme et son entrelacs, avec sa réversibilité charnelle, il dissémine l’intentionnalité dans le visible, il ne rompt pas le cercle subjectif, il l’étend. Tous deux manquent le tissage, le pliage d’une condition sur l’autre. Le pli de tissage ne sera ni l’entrelacs, ni le chiasme de Merleau-Ponty, ni le pli de l’être et de l’étant de Heidegger. Tout cela n’est pas sans faire penser à l’objection que Jacobi adresse à Fichte. Dans sa célèbre Lettre du 21 mars 1799, Jacobi déplore : Fichte ne sait pas tisser, il prétend tisser le Moi avec le monde réel, par aller et retour du fil, mais il n’en retient que des images fantomatiques, car « la navette entre le fil du Moi et le Non-moi de la trame métallique » ne fait rien passer du monde réel. « Qu’en est-il du simple tissage ? » demande Jacobi, comment sortir de la pure immanence spéculative ? Comment tisser la pensée avec le monde et non sans le monde ?

35Le sens philosophique du pli se dévoile : le choix n’est pas entre un réalisme métaphysique qui affirmerait la réalité positive de l’être ou un idéalisme qui affirmerait l’idéalité de l’âme, mais dans le pli, ou le rabattement de l’un sur l’autre. C’est cela l’immanence, le refus radical d’un pôle de transcendance, quel qu’il soit. La philosophie y puise sa plus profonde singularité, réussir à arriver à ce point où l’on a tissé la pensée avec l’être sans perdre la pensée et sans perdre l’être. Mais c’est très difficile à faire et c’est toujours à reprendre. Comme si la philosophie ne tenait qu’à un fil, le fil du pli. Sans quoi reviennent les illusions objectives et subjectives.

36J. Rosanvallon : 3/ Il reste à envisager la généalogie de cette métaphysique deleuzo-guattarienne de l’immanence ou de la Nature-pensée. Dès 2003, dans L’Autre métaphysique (rééd. Les Presses du réel, 2015), vous avez dégagé le plan d’une « métaphysique non-kantienne de la nature » qui passerait par Nietzsche, Ravaisson, Bergson, se distinguerait tant de la lignée post-kantienne que de la lignée phénoménologique – et bien sûr aussi de la tradition analytique qui n’est finalement qu’une autre lignée métaphysique… Comment résumeriez-vous les enjeux et la logique générale de cette lignée : est-ce dans son désir de rendre non seulement à nouveau possible mais même nécessaire la pensée de l’absolu ? Est-ce un nouveau statut donné à la connaissance ?

37P. Montebello : Dans L’Autre métaphysique, mon travail a consisté à replonger dans quelques-unes des métaphysiques oubliées du XIXème siècle qui constituent pourtant un tournant majeur de la philosophie de la nature après Kant. J’y ai vu un mouvement de fond s’y dessiner, une refonte radicale du statut de la connaissance, une nouvelle distribution des êtres, une nouvelle composition de l’image de la nature. C’est pour moi, après Kant, le commencement d’une pensée cosmomorphe où l’on va chercher à articuler les différences dans un même schéma de pensée, sans exceptionnalité humaine, sans anthropomorphisme (même si subsistent en elles des reliquats de pensée anthropomorphique). Bien entendu, Deleuze et Guattari, qui citent et utilisent ces métaphysiques, en sont directement les héritiers. Ils suivent une impulsion première. Le trait principal de ces métaphysiques, c’est en effet l’abandon du thème de la relativité de la connaissance, cette manière de dire depuis Kant que nous ne connaissons rien en soi, que tout est relatif à nos facultés de connaître. Il est symptomatique que tous s’en détournent. Une nouvelle expérience a fait son apparition, l’expérience de la vie. Et cela change tout, car être vivant nous place en situation de participation au monde, d’inclusion au monde, d’immersion. Du coup, la connaissance ne peut plus être détachée, elle prolonge le mouvement de la vie, elle a déjà un sens vital, et par-delà, elle témoigne toujours d’une forme de participation au monde. Ce vitalisme de la connaissance surgit chez Schopenhauer et Nietzsche, Bergson et James, Canguilhem et Hans Jonas, Simondon et Deleuze/Guattari… Nous participons au monde, notre activité intellectuelle est participation vitale au monde. Toute connaissance est implication vitale au monde et non connaissance externe du monde : « Il n’y a pas d’œuvre qui n’indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés. Tout ce que j’ai écrit était vitaliste » (P, p. 196). Alors, non, il n’y a pas de connaissance de l’absolu, si l’on entend par absolu un être fixe, dont on prendrait une vue de surplomb, externe, comme avec une caméra, car le monde se donne variablement, de manière toujours située, impliquée, en tension. On aurait plutôt une sorte de perspectivisme nouveau, pluriel, des mondes multiples, autant de connexions vitales, de manières de faire monde.

38Mais ce perspectivisme réclame lui-même l’établissement d’un plan d’immanence, une coupe de la nature, qui donne la loi des perspectives, l’horizon absolu d’où elles émergent. C’est ce que font tous ces auteurs, Bergson érige un plan de durée qui fait communiquer les rythmes de durée, Nietzsche un plan de puissance qui fait communiquer les volontés de puissance, Tarde un plan psychomorphique qui fait communiquer les réalités monadiques, Ruyer un domaine de survol qui traverse atome, cellule, vivant… On le voit, l’absolu n’est plus de même nature que dans la métaphysique classique. Il ne surplombe pas le réel. Il ne transcende par le réel. Il est ce qu’on peut penser à partir de toutes les expériences de participation au monde, les plus simples comme les plus complexes. On retrouve cet horizon absolu chez Deleuze et Guattari lorsqu’ils parlent de l’immanence. C’est en ce sens que ce sont des philosophies non-kantiennes : il y a une expérience multiple du monde, un foisonnement de prises sur le monde, toute connaissance est déjà participation, relation dans le monde et non relation au monde, si bien que l’on ne peut pas dire que nous soyons coupés du monde. Stengers et Prigogine le disent très bien :

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Que notre connaissance ne puisse être pensée sans référence à la relation que nous entretenons avec le monde n’est pas en soi synonyme de limite, de renoncement, ce peut être la source de nouvelles exigences de cohérence et de pertinence, l’ouverture à de nouvelles interrogations qui donnent un sens positif à la multiplicité des relations qui nous situent dans le monde ».
(Entre le temps et l’éternité, Fayard, 1988, p. 40-41)

40L’absolu est cette ouverture, ce constructivisme : il revient à se tenir à la fois dans les relations immergées au monde et dans la compréhension de sens qui traverse les multiplicités de relations. On voit toute la différence avec un absolu positif (déjà donné). Et cela concerne aussi les mathématiques. Elles sont situées elles aussi. C’est le sens de la belle formule de Ruyer sur les mathématiques. D’où vient qu’elles soient adaptées au monde ? D’où vient que « le calcul “sait” la physique » ? Simplement parce que le calcul est dans le monde. Ce n’est pas le monde qui est mathématique, mais la mathématique qui est dans le monde (à travers celui qui vit et pense le monde).

41C’est pourquoi je ne partage pas du tout l’idée qu’il faille revenir à Descartes ou Platon pour dépasser Kant. Badiou et Meillassoux font des mathématiques la seule possibilité de se situer dans l’absolu, de sortir de la corrélation, de parler d’un monde en soi. Alors que la métaphysique non-kantienne nous montre tout l’inverse : la mathématisation est le comble de la corrélation, une corrélation sans limite, une manière d’annexer le monde à un formalisme d’où l’on a évacué toutes les multiplicités hétérogènes. Monde hyper humain, hyper intellectualisé. Croire qu’on ne sort de la corrélation qu’en allant vers un absolu positif, c’est précisément ce que les métaphysiques de la nature nous ont enseigné à ne pas faire. Pire, ce qu’on nomme post-finitude me semble être l’acmé de la finitude, l’extension totale du formalisme humain, le monde vu seulement à travers un prisme logique et axiomatique. Alors que pour les métaphysiques de la nature, dont celle de Deleuze et Guattari, l’absolu est un tracé, un plan, une construction, à partir des expériences foisonnantes et multiples. On ne sort de la corrélation qu’en traçant un plan de nature illimité qui contraint à chaque moment à se décaler de la perspective humaine en prenant en compte les autres modes d’être, les autres captations d’être (sciences), les autres manières d’être, les autres expériences d’être. C’est tout autre chose que d’annexer le monde à un champ de pensabilité a priori (Badiou), à une vérité mathématique (Meillassoux). Ce n’est que de cette manière qu’on atteint un « monde d’avant l’homme, même s’il est produit par l’homme » (QPh, p. 178).

42J. Rosanvallon : Quelle figure précise ou spécifique de l’absolu retrouve-t-on justement dans QPh  ? Quels enjeux l’idée d’un « horizon absolu » ou d’une « déterritorialisation absolue de la pensée » impliquent-ils ? En quoi ne se confondent-ils pas avec quelque « vérité absolue » que ce soit ?

43P. Montebello : QPh est un immense effort pour se détacher des deux dangers de la philosophie contemporaine : l’absolu superlatif classique, l’absolu de conscience kantien et leurs dérivés contemporains (esprit absolu de Hegel, mathématisme, logicisme, ontologies réalistes, naturalismes…). Mais aussi pour se détacher de tout absolu exclusif, d’exclusion. Ils ont fait de l’absolu un tissage, un pli, un tissu, et non pas un réel premier, un fondement, un sol. Leur absolu est fragile, précaire, c’est une exigence plus qu’une chose.

44Si l’on veut comprendre comment est née cette exigence d’absolu, et pourquoi elle est si fragile, il faut revenir à la naissance de la philosophie exposée dans « Géophilosophie ». Pure contingence de son surgissement. Pour Deleuze et Guattari, la naissance de la philosophie n’a dépendu ni de conditions externes historiques, ni de conditions internes spirituelles. Il y eut des conditions prises dans des processus anhistoriques, qui touchaient le rapport à la Terre plus qu’à l’histoire et qui formaient un milieu, un monde ambiant, une atmosphère et non pas une origine historique. Ils reprennent l’idée que la philosophie naît par une « déterritorialisation absolue », par la création d’un plan d’immanence, Un-tout ou Nouvelle Terre. Par déterritorialisation absolue, il faut entendre que la Terre est ici ce qui ne peut être que pensée, qu’elle devient une pure exigence de penser. Mais sans la déterritorialisation relative de la cité, cette déterritorialisation de la Terre eût été impossible. La naissance de la philosophie en Grèce, ce sont ces deux conditions réunies, déterritorialisation relative du socius (la cité comme milieu d’association, d’amitié, d’opinion) et déterritorialisation absolue de la pensée (« plan d’immanence qui absorbe la terre »). Il n’y avait aucune nécessité à la philosophie, seulement elle est arrivée par cette conjonction qui ne se présentait pas ailleurs. C’est cette contingence qui fait que le concept a acquis en philosophie une dimension propre, sans référentialité, nouveau territoire sans image transcendante. Avec la philosophie, la déterritorialisation absolue de la pensée se reterritorialise sur le concept, et c’est tout autre chose que de se reterritorialiser sur Dieu ou sur des figures de sagesse. On peut toujours construire un plan d’immanence pré-philosophique, mais quand devient-il philosophique ? On a pu reprocher à Deleuze et Guattari d’opposer les figures extra-conceptuelles plutôt orientales (« les hexagrammes chinois, les mandalas hindous, les sephirot juifs, les “imaginaux islamiques”, les icônes chrétiennes ») et les concepts plutôt occidentaux. Pensée encore coloniale ? À l’inverse, on pourrait objecter à cette critique de ne pas voir le rôle de la déterritorialisation de la pensée. Entre figures et concepts, il ne s’agit pas d’une opposition du plus ou du moins, mais d’une manière différente de penser, avec ou sans référence. Qu’est-ce qu’une figure de pensée pour eux ? D’abord une projection géométrique, la projection d’un plan sur un autre, de la transcendance sur un plan inférieur. La transcendance projette son ombre. Elle se maintient comme une référence qui surdétermine tout. On peut dire ce qu’on veut, mais il y a une différence entre une pensée qui agence sans transcendance et une autre qui y a recours. On peut aimer davantage la transcendance et dire que ça a autant de force de pensée, mais ce n’est pas le problème, ce n’est pas la même manière de penser. La philosophie est pour eux la création d’une Terre sans transcendance, sans point de fixation, sans vérité exclusive.

45Aujourd’hui, les rivaux de la philosophie, ce ne sont plus les sophistes, les publicistes, les communicants, ce sont de nouvelles figures de vérités exclusives, d’exclusion (selon la belle analyse qu’en a faite Jan Assmann dans ses livres sur le monothéisme). On le voit aujourd’hui lorsque les discours anthropologiques, postcoloniaux, écologistes, etc. pourtant si importants pour notre époque, dérivent en vérités autoritaires et en discours contre la philosophie (trop blanche, trop occidentale, trop conceptuelle). Dans Politiques de la nature, Latour a fait tout un travail sur une forme d’écologie politique qui dérive en religion de la nature, en religion naturaliste, comme si son discours répétait la contre-religion mosaïque, comme si la nature était maintenant la nouvelle table de vérité indiscutable dictant tous les choix politiques. Ce sont de nouvelles figures de vérité à côté des plus anciennes, religions, sagesses. Je crois que Deleuze et Guattari ont eu le sentiment vif que la philosophie, c’est très contingent, ça peut disparaître, c’est une lutte permanente contre l’emprise des figures de vérité, aussi forte aujourd’hui que par le passé. Il y a chez eux comme une nostalgie : nous modernes, disent-ils, nous avons perdu le rapport au plan d’immanence, ce rapport à l’Un-Tout, à la pensée-être et pensée-nature. Nous avons des concepts et de la réflexion mais plus d’immanence. Partout des gens qui réfléchissent, mais plus aucune immanence, plus aucune nature. Notre présent est là, notre résistance au présent est là aussi. La Grèce invente le plan d’immanence contre les figures d’Orient mais peine à le peupler de concepts ou alors, elle traite les concepts comme une chose extérieure à contempler. Tandis que nous, nous « laissons la nature dans un profond mystère alchimique que nous ne cessons de profaner » (QPh, p. 98).

46J. Rosanvallon : Ils affirment aussi dans cet ouvrage que la philosophie (c’est-à-dire au final le plan d’immanence) donne consistance au chaos (comme le font la science et l’art par leurs plans respectifs qui sont donc, par l’opération de réversibilité ou de tissage que vous venez de rappeler, aussi bien des formes de la pensée que des matières de l’être ou modes de production du réel). Mais est-ce à dire que le chaos (ou variation pure, ou vitesse infiniment infinie, etc.) serait aussi une forme d’absolu, un dehors absolu non philosophique, ni artistique ni scientifique ? Le penser ainsi ne réintroduirait-il pas une forme de datif de l’immanence (l’immanence des plans au chaos) et donc une transcendance ?

47P. Montebello : La philosophie est cette exigence d’absolu où ce qui est absolu c’est le renoncement à tout absolu chosique ou spirituel, à tout dogme, à toute idéocratie. Exigence fragile et combien nécessaire au moment où les forces mortifères de déterritorialisation du capitalisme nous menacent et où de nouvelles figures de vérité ne cessent d’imposer leur absolu exclusif. C’est pourquoi aussi, je ne crois pas qu’une réalité quelconque joue le rôle d’un absolu chez Deleuze et Guattari, fût-ce le chaos : le chaos, c’est bien ce plan réel que l’on cherche à penser mais il n’est jamais donné comme tel, il est l’indétermination, la vitesse infinie, l’inconsistance. Tout l’objet de la science et de la philosophie est de le capter dans des dispositifs différents, par des limites, des suspensions, des ralentissements, des arrêts ou des prises de consistance. En faisant du chaos un infini inactuel, un virtuel, Deleuze et Guattari n’en font pas une réalité chosique, un dehors absolu, mais l’envers du travail des sciences et de la philosophie, ce qui est toujours impliqué en elles sans être vraiment expliqué par elles, la bordure de toute expérience, le transcendant qui n’est jamais saisi et créé que dans l’immanence elle-même, immense ligne de fuite, mouvement infini. Il y a bien un réalisme de Deleuze et Guattari, mais ce n’est pas un réalisme naïf, le réel n’est jamais donné en lui-même, la nature n’est pas donnée non plus, il faut qu’ils soient construits pour être donnés et c’est parce qu’ils sont infiniment insistants sans être consistants qu’on ne peut s’en procurer que des images toujours variables au fil du temps. La seule exigence est : comment ne pas réintroduire de faux points de fixation, de fausses idoles, d’inutiles illusions ? Arriver à l’image de la nature la plus libre possible de toute illusion, de toute imposition de pouvoir, de tout dogme.