De nouvelles géométries et dynamiques au cœur de la nature et du vivant ? Vers un renouveau de la philosophie de la nature

Vers une nouvelle philosophie de la nature ?

1Dans cet article je défendrai l’idée que la science a besoin d’une philosophie de la nature. Pour ce faire, il faut d’abord identifier les problèmes et les lacunes que l’on rencontre dans la science actuelle, puis préciser ce qu’on entend par « nouvelle philosophie de la nature ».

2L’idée précisément est que la science ne peut à elle seule donner lieu à des développements théoriques féconds sans l’apport d’une réflexion philosophique de fond sur l’origine, la signification et la portée des concepts qu’elle emploie afin de construire ces représentations abstraites qui paraissent les plus aptes à interpréter et à expliquer les phénomènes réels. L’expérience historique montre d’ailleurs que la libre circulation constante entre les concepts scientifiques et les idées philosophiques constitue la condition nécessaire de découvertes expérimentales importantes. Ce rapprochement conceptuel entre la science et la philosophie paraît d’autant plus nécessaire à une époque où les sciences fondamentales connaissent une double tendance très forte qui semble conduire à une stagnation grave de la pensée théorique et, plus généralement, de la connaissance.

3D’une part, elles s’hyperspécialisent de plus en plus dans les méthodes et les techniques employées, en perdant ainsi de façon irrémédiable une vue d’ensemble des phénomènes et des problèmes, de leurs relations et liaisons profondes.

4Le grand physicien Richard Feynman a remarqué à ce propos que la séparation entre les différents champs de la connaissance provient de l’activité humaine et, en ce sens, elle est conventionnelle et parfois arbitraire [1]. En effet, la nature nous a souvent appris que cette séparation n’est pas justifiée, et que les phénomènes les plus intéressants (et apparemment les plus éloignés) sont précisément ceux qui brisent les barrières entre ces mêmes champs en nous montrant des connexions insoupçonnées et nouvelles.

5Mais déjà Paul Valéry, dans un très beau texte [2], a attiré notre attention sur ce qu’un même phénomène naturel ne peut résulter que du concours de plusieurs éléments et matériaux à la fois. Il nous dit que très probablement lors de la croissance du mollusque et de sa coquille, selon le thème inéluctable de l’hélice spiralée, « se composent indistinctement et indivisiblement tous les constituants que la forme non moins inéluctable de l’acte humain nous a appris à considérer et à définir distinctement : les forces, le temps, la matière, les liaisons, et les différents “ordres de grandeur” entre lesquels nos sens nous imposent de distinguer ». Et il continue : « la vie passe et repasse de la molécule à la micelle, et de celles-ci aux masses sensibles, sans avoir égard aux compartiments de nos sciences, c’est-à-dire de nos moyens d’action ». Se dégagent de ce texte un véritable plaidoyer de l’interdisciplinarité théorique et empirique des connaissances, une critique passionnée de la compartimentation de nos sciences mais aussi une mise en garde du risque qu’il y a à réduire la science à leur efficacité pragmatique et applicabilité technologique.

6De son côté, l’éminent mathématicien et philosophe René Thom a insisté à maintes reprises sur la nécessité de réduire l’écart qui s’est creusé au fil des siècles entre la science et la philosophie, ce qui peut être fait en redonnant une place essentielle à la pensée et à la théorisation, qui doivent primer sur la simple observation et les applications purement expérimentales [3]. Le terme « théoriser » signifie précisément la recherche d’images ou de modèles qui nous permettent d’établir des relations nécessaires entre des objets et des phénomènes à première vue divers et parfois disparates, c’est-à-dire d’englober chacun d’entre eux en une seule et même théorie, grâce à laquelle on arrive généralement à fournir l’explication cherchée de ce qui les unit, et également de ce qui éventuellement les différencie.

7Or il nous semble que le mode de pensée le plus apte à permettre l’élaboration d’une telle théorie explicative soit la géométrie, dans laquelle nous voyons une sorte de forme archétypale de connaissance qui reflète au mieux le caractère universel et dynamique de certains principes spatiaux et temporels selon lesquels la nature s’organise. Ce qui revient à dire, au fond, que la géométrie est à la fois enracinée dans (et liée à) la réalité et capable de produire de nouvelles structures et propriétés dans les phénomènes. On remarquera d’ailleurs qu’il y a des résultats de géométrie qui, en dépit de leur contenu tout à fait précis et technique, contiennent in nuce d’innombrables possibilités de découvertes d’entités et structures nouvelles et surprenantes en mathématiques comme dans d’autres domaines scientifiques.

8C’est pour ces raisons qu’une nouvelle philosophie de la nature doit être essentiellement à vocation géométrique et dynamique. C’est là, à nos yeux, une vision extrêmement actuelle et riche de possibilités de ce que devrait être la science aujourd’hui qu’il nous faudra approfondir et reformuler en des termes très précis.

9D’autre part, la science est de moins en moins une forme de connaissance créatrice, conjecturale et désintéressée, et elle dépend de plus en plus d’autres intérêts, économiques, sociaux et politiques, complètement extérieurs à ses théories et méthodes, à son « espace » vital de pensée. Il suffit de penser à la pression qu’exercent les industries pharmaceutiques sur certains secteurs importants de la recherche médicale, ou au pouvoir qu’ont les lobbies militaires et financiers sur la recherche spatiale. Chacun peut constater que la science aujourd’hui, dans une large mesure, est privée de ses caractéristiques et qualités, dépossédée de son autonomie, à cause du pouvoir excessif qu’exerce la technoscience sur elle, et également sur d’autres formes de connaissance.

10À cela j’ajouterai, enfin, qu’il y a quelque chose de tout à fait superficiel et d’insatisfaisant dans le fait de prétendre à tout prix que la science est une « entreprise » sociale au même titre qu’une entreprise économique, politique, culturelle, ou autre, et qu’elle est donc ipso facto dépourvue de toute spécificité et autonomie conceptuelle et / ou ontologique. Là encore, on assiste à une volonté, répandue dans des milieux intellectuels très variés, d’hyper-socialiser voire d’idéologiser la pensée scientifique et de la noyer dans une espèce de magma pseudo-savant indifférencié, qui a comme effet d’entraîner souvent une confusion totale entre leurs contenus et leurs méthodes, entre leurs sources et leurs résultats, entre leurs concepts et l’usage qui en est fait ensuite dans différents contextes économiques et sociaux. L’égarement est total lorsqu’on fait un amalgame entre la quête rationnelle de concepts et de théories, travail propre à la science, et la question, d’une tout autre nature, des applications technologiques auxquelles une telle quête peut éventuellement donner lieu.

11Cette position « sociologisante » présente à mon avis le défaut majeur de surestimer la matrice et la portée sociales de la science, et finit dans les faits par sous-estimer voire ignorer ses autres motivations et significations plus profondes et inhérentes à sa raison d’être. Le résultat est qu’elle se voit réduite à une seule dimension, celle sociologique, alors que toutes les autres dimensions – théorique, empirique, mais aussi philosophique, esthétique et éducative –, qui sont bien plus fondamentales, sont considérées comme étant moins importantes voire marginales.

12En fait il s’agit d’une façon biaisée d’éluder la question du sens dans les sciences, qui est indissociable de la prise en compte des dimensions que l’on vient de rappeler. Aussi obsolète que cela puisse paraître pour beaucoup, le propre de la science reste principalement la création puis la consolidation formelle de nouvelles théories et de nouveaux concepts, et la recherche d’explications intelligibles de la nature et du comportement des phénomènes. On étudie et on pratique les sciences, de même qu’on étudie et on pratique la philosophie ou la littérature, non pas parce qu’elles servent à quelque chose ou parce qu’elles nous permettent d’atteindre un but professionnel ou autre, mais bien plutôt parce que leur étude et pratique nous forment, nous « ouvrent les yeux » sur plusieurs aspects et phénomènes qui sont invisibles à un premier abord, et surtout parce qu’elles nous font ressentir une inégalable réjouissance de l’esprit qui peut être communiquée et partagée avec d’autres : c’est donc une expérience de vie essentielle et profondément humaine.

13Au regard de cette situation, je pense qu’un nouveau projet de philosophie de la nature doit chercher en premier lieu à fournir des explications des phénomènes sans se contenter de les décrire ; l’observation et la description, certes importantes, n’épuisent pas pour autant le travail de découverte et de création scientifiques. Une nouvelle philosophie de la nature doit, en d’autres termes, s’efforcer de comprendre les relations d’interdépendance et codétermination entre ces mêmes phénomènes, souvent d’apparence très disparate. Ce souci de rapprocher problèmes et concepts n’a de sens effectif que s’il conduit à trouver une explication commune pour des phénomènes hétérogènes. La découverte de cette connexion est un premier pas fondamental et ouvre la voie à l’élaboration d’un formalisme de base suffisamment général pour mettre en évidence un substratum commun à une grande variété de phénomènes, une analogie structurale et qualitative essentielle entre eux [4].

14Le principal objectif d’une nouvelle philosophie de la nature me semble donc être le suivant : expliquer les principes sous-jacents à l’actualisation spatiale et temporelle de l’unité de la matière et de la forme dans des processus de nature physique, biologique, morphologique, physiologique, psychologique et autres[5].

Diversité, créativité et pavages apériodiques de Penrose

15Ce qui vient d’être dit n’est pas une critique de l’hétérogénéité ou une sous-estimation de l’importance de la diversité sous ses différentes formes, que ce soit sous celle de la différenciation (par exemple des cellules mais aussi des individus et des espèces), de la complexité (notamment de ces phénomènes qui peuvent exhiber des propriétés et comportements complexes alors qu’ils se laissent définir par un système d’équations simple comportant un petit nombre de paramètres) ou de l’auto-organisation spontanée, c’est-à-dire non déterminable au moyen d’un ensemble fini d’instructions ou de règles, en d’autres termes, d’un programme ou d’un algorithme [6]. Il suffit de penser à ce qu’on appelle formes ou structures apériodiques dans des domaines très variés : « pavages apériodiques » (ou pavages de Penrose) en mathématiques [7], « cristaux apériodiques » en cristallographie, « orbites apériodiques » en mécanique céleste, « cycles ou rythmes apériodiques » en biologie ou en physiologie.

16Considérons ici le premier de ces exemples. Un pavage de Penrose est un modèle de pavage apériodique. Par pavage on entend un recouvrement ou partition du plan par des éléments d’un ensemble fini appelés tuiles (des polygones ou d’autres figures) qui ne se superposent pas, et apériodique signifie que quand on déplace d’une distance finie une tuile ayant l’une de ces formes, sans rotation, on n’obtient pas le même pavage, mais un nouveau qui tout en lui ressemblant n’est pas identiquement le même. Cela est dû au fait que le pavage de Penrose n’a pas de symétrie de translation, bien qu’il puisse avoir les symétries de réflexion et de rotation. On peut obtenir un très grand nombre de variations différentes de pavages de Penrose en prenant des tuiles de différentes formes. Le pavage original découvert par Penrose peut être obtenu en utilisant deux formes de tuiles : soit deux rhombes différents, soit deux quadrilatères différents appelés « fléchettes » et « cerfs-volants ». Les pavages de Penrose sont obtenus moyennant certaines règles appliquées à la manière dont ces deux formes peuvent être composées ensemble [8]. Ceci peut être fait de différentes manières ; par exemple, par substitution de type de pavage ou par subdivision finie de règles. Même avec ces contraintes, chaque variation permet d’obtenir une infinité de pavages de Penrose différents. L’une des propriétés les plus remarquables des pavages de Penrose, c’est leur autosimilarité, c’est-à-dire qu’ils peuvent être convertis en des pavages de Penrose équivalents avec des tuiles d’une autre grandeur, par l’application de deux processus appelés inflation et déflation. La forme représentée par chaque arrangement fini de tuiles dans un pavage de Penrose peut se répéter un nombre fini de fois à travers le pavage. Ces formes correspondent aux quasi-cristaux [9] : un type de structure physique qui est l’analogue des pavages mathématiques de Penrose dans le monde physique ; les quasi-cristaux exhibent des motifs de diffraction avec des pics (de la courbe) de Bragg (phénomène qui indique l’évolution de la perte d’énergie des radiations ionisantes au cours de leur trajet dans la matière) et une symétrie pentagonale. Le point essentiel est que la structure du pavage révèle la répétition des motifs et la permanence des tuiles.

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Cette figure montre l’un des pavages découverts par Penrose, pour lequel il utilise les deux types de tuiles : des rhombes et des quadrilatères.

17On voit bien, par cette brève description des pavages de Penrose, que beaucoup de formes dans le monde mathématique et de phénomènes dans la réalité physique obéissent à deux propriétés fondamentales qui, loin d’être incompatibles, se composent pour engendrer une variation infinie de la même forme. En effet, il peut exister une infinité de pavages de Penrose différents (à translation près), et même une infinité indénombrable. On ne peut pas cependant les distinguer localement. Et, comme nous l’avons vu, ils sont non-périodiques : aucun ne peut être obtenu en répétant régulièrement un motif fini sur une grille carrée ; ils sont cependant tous quasi-périodiques : si un motif apparaît quelque part dans un pavage, alors il réapparait à distance bornée de n’importe quel point de ce pavage (ce qui est vrai pour tous les pavages périodiques). En d’autres termes, ils sont relativement réguliers mais pas trop… Ils ont d’autre part une symétrie locale : si un motif fini apparaît dans un pavage, alors son image par une rotation de 36° apparaît dans ce même pavage. Cette symétrie en même temps qu’une certaine imperfection dans la régularité n’est pas étrangère à la beauté de ces structures.

18Similarité et diversité ensemble vont ainsi créer du nouveau, et ce nouveau possède une certaine permanence (la continuité du motif) tout en comportant le changement (une certaine variation des règles de composition). On retrouve ainsi deux thèmes philosophiques chers à Gilles Deleuze, la différence et la répétition, sources d’inspiration et matériaux de réflexion de l’un de ses ouvrages les plus importants [10].

19Savoir dire quand deux objets (qu’ils soient physiques, abstraits ou perceptifs), deux classes d’objets ou, pour progresser encore dans l’abstraction, deux catégories de classes d’objets sont homologues, c’est-à-dire équivalentes au point de vue de leurs propriétés qualitatives essentielles, c’est là le genre de questions fondamentales auxquelles une philosophie de la nature, telle que je l’entends, doit chercher à apporter une réponse la plus précise possible, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité. Le problème présente à mes yeux une pertinence et une généralité évidentes. Au fond, il s’agit de savoir comment on procède pour distinguer un objet d’autres objets « habitant » notre espace ambiant ou, lorsqu’il s’agit d’objets abstraits, dans un espace substrat (Rn dans le cas le plus général) : est-il possible, d’autre part, d’établir une relation d’équivalence, une homologie entre les objets du premier type et ceux du second type ? Et si oui, quelle est la nature et l’extension possible de cette homologie ? Autrement dit, à quels critères doit obéir l’individuation des objets (du moins des objets étendus dans l’espace tridimensionnel) ? Et, d’ailleurs, sur quels principes généraux faisons-nous reposer la différenciation des êtres naturels et organiques (par exemple, la différenciation cellulaire dans les jeunes embryons – l’un des problèmes fondamentaux de la biologie contemporaine, directement lié à la question des processus sous-jacents à la genèse des formes) ? Or la possibilité d’arriver à une meilleure intelligence de la genèse et de l’organisation des phénomènes physiques et des êtres biologiques dépend en grande partie de la réponse que l’on saura donner à de telles questions.

Le rôle des mathématiques dans le changement du monde physique : approche morphologique, théorie du chaos et systèmes complexes

20La question que l’on peut se poser maintenant est la suivante : quel est le rôle des concepts mathématiques dans la diversification des phénomènes naturels et dans l’apparition de nouveaux niveaux d’organisation de ces mêmes phénomènes ?

21D’abord, la grande variété de phénomènes et de niveaux d’organisation que l’on observe dans la matière et chez le vivant doit être expliquée par quelques découvertes scientifiques fondamentales survenues dans les trente dernières années. Au nombre de celles-ci, il faut sans doute compter la reprise et le renouveau des méthodes morphologiques (introduites par Goethe puis développées par quelques embryologistes au début du siècle dernier, en particulier par Hans Spemann et son école, puis par le naturaliste D’Arcy Thompson), l’essor de la théorie qualitative des systèmes dynamiques et du chaos déterministe par Henri Poincaré et par l’école russe (Pontryagin, Kolmogorov, Anosov, Arnold), enfin, le développement dans les années soixante-dix (notamment grâce aux travaux de I. Prigogine et de son école sur les structures dissipatives et l’irréversibilité) des théories de l’auto-organisation et de l’émergence dans les phénomènes physiques et dans les systèmes biologiques, étroitement apparentées à ce qu’on appelle aujourd’hui les systèmes complexes. Il n’est pas question ici de rentrer dans les idées mathématiques et physiques profondes qui sous-tendent ces trois théories. Limitons-nous à souligner quelques points particulièrement significatifs.

22Le niveau morphologique, qui comprend tout ce qui comporte l’émergence et l’apparition de nouvelles structures, propriétés et comportements dans un espace substrat donné (physique, chimique ou biologique) sur lequel on fait agir telle ou telle transformation spatio-temporelle comme une symétrie ou une déformation (topologique) continue et inversible, telle ou telle variable dynamique comme la température ou la pression, apparaît de plus en plus comme un niveau d’organisation structural constitutif de la réalité physique, de la matière vivante et du monde phénoménal. Mais, de ce fait, il est aussi source de systèmes signifiants comme les reconstructions sensorielles et les représentations perceptives, la pensée picturale et littéraire, ou encore le langage abstrait. Puisque, d’après notre acception donnée plus haut, la morphologie est l’étude des principes et des processus menant à l’émergence et à l’apparition de nouvelles formes, l’embryogenèse et la morphogenèse sont alors deux disciplines morphologiques par excellence qui apparaissent indispensables pour comprendre les processus qui sont responsables de la formation des structures et des fonctions à la fois globales et spécifiques, donc individuées, de tout organisme vivant, qu’il soit humain, animal ou végétal.

23D’une manière générale, on assiste à une redécouverte de l’intérêt de la morphologie des structures en biologie [11]. En effet, les biologistes moléculaires, en général réticents à reconnaître l’importance du niveau morphologique dans l’organisation structurale du vivant, aboutissent souvent tout naturellement à l’observation de la morphologie au cours du développement, de la formation concrète de l’organisme. De ce point de vue, il est quand même assez extraordinaire de voir des articles extrêmement « pointus », dans le domaine de la biologie moléculaire, présenter des images montrant des formes et des structures d’embryons que ne renieraient pas les embryologistes de la fin du XIXe siècle ! C’est l’une des raisons pour lesquelles il me paraît important de réorienter la recherche en biologie vers une réunification de ses théories et méthodes. À partir de ses bases moléculaires les plus fines, elle « remonte » de plus en plus vers la morphologie complexe tridimensionnelle, du niveau macromoléculaire à celui cellulaire, puis vers l’organisme complet, achevé ou en cours de développement. Mais il est tout aussi concevable et parfois plus éclairant de suivre le modèle explicatif inverse, c’est-à-dire partir de l’observation et l’étude des structures morphologiques globales pour essayer de comprendre en quoi elles auraient pu rétroagir sur des mécanismes moléculaires et cellulaires spécifiques, dans le cas de l’occurrence d’un dysfonctionnement physiologique ou désordre neurologique [12].

24Pour ce qui est maintenant des théories du chaos, elles ont changé en profondeur notre conception de l’espace et peut-être encore plus du temps. À l’origine de ce changement fondamental, il y a eu l’élaboration d’une théorie géométrique des systèmes dynamiques. En particulier, l’introduction du concept d’espace de phases, où, pour parler simplement, à chaque trajectoire d’un corps ou d’un système correspond une phase particulière de leur comportement qui évolue dans le temps, a agi comme catalyseur de ce changement. Le premier point à souligner est certainement que, dans la théorie des systèmes dynamiques, le temps acquiert le statut d’une véritable variable dynamique tout aussi importante que la variable espace. En effet, il s’avère être l’un des constituants essentiels permettant de comprendre qualitativement la façon dont évolue le comportement de plusieurs classes de phénomènes naturels et de systèmes vivants. Le concept de système dynamique n’est donc pas un simple outil de modélisation, mais bien plutôt un magnifique exemple montrant, d’une part, le rapport intime qui existe entre l’espace, le temps et les différents modes de changement (appelés, dans un langage technique, transitions de phases) affectant des phénomènes organiques et inorganiques, de l’autre, le caractère à la fois créateur et immanent du temps. En d’autres termes, le temps agit sur les phénomènes, en créant une dynamique aux propriétés et aux structures variées, et en oriente leur évolution future. Cela se traduit dans le fait que beaucoup de phénomènes, qu’ils soient d’ailleurs physiques, biologiques ou perceptifs, ont une histoire et même des histoires multiples se déployant chacune selon une temporalité propre.

25L’une des conséquences les plus considérables de cette évolution est une conception de la Nature qui ne sépare plus « à la hache » et de manière absolue le milieu vivant de la nature soi-disant inerte, et cela grâce à la prise en compte des transformations spatiales, de la dimension temporelle et des non-linéarités, source d’une grande diversité de formes et de comportements [13]. On peut penser qu’un certain désordre peut être le reflet d’un ordre sous-jacent (à première vue insoupçonnable), ou que les systèmes désordonnés peuvent évoluer, en s’auto-organisant et acquérant de nouvelles symétries, vers des systèmes ordonnés. La grande variété des phénomènes et des formes apparentes que l’on rencontre dans la nature et dans le monde sensible peut ainsi manifester une transformation et évolution continuelles dont les êtres sont sujets sous l’action de quelques grands principes spatiaux et temporels. La théorie du chaos et de la complexité montre clairement que même le désordre le plus apparent cache en réalité un ordre (mathématique et physique) sous-jacent parfois très riche, et que s’imaginer la réalité et son changement sans principes, ou les phénomènes chaotiques sans un substrat dynamiquement constitué, paraît inconcevable. C’est pourquoi le propos de cette nouvelle philosophie naturelle consiste à éclaircir la nature de ces principes et les propriétés de ces substrats.

26J’aimerais souligner, au sujet de la théorie du chaos, que l’un des résultats scientifiques et philosophiques parmi les plus importants qu’elle a permis de comprendre, est que, même si les lois de la physique sont déterministes (comme c’est bien le cas en mécanique classique et, dans une certaine mesure, en physique relativiste), elles ne permettent pas de prédire le futur de l’univers et de la nature dans ses moindres détails, pour la raison fondamentale que ceux-ci sont des systèmes fort complexes, présentent le phénomène dit de sensibilité aux conditions initiales. Il suffit en effet que dans notre connaissance de l’état initial du système interviennent des facteurs imprévus, pour que l’évolution réelle du système s’écarte de nos prédictions de manière considérable. Ainsi le déterminisme n’implique pas la prédictibilité et la rigueur des lois physiques n’est pas en contradiction avec la contingence de certains faits. Cette sensibilité aux conditions initiales, que présentent beaucoup de systèmes physiques, biologique ou sociaux, signifie qu’il suffit de modifier légèrement ces dernières pour que l’évolution ultérieure du système change considérablement. Autrement dit, le fait d’amplifier certaines perturbations microscopiques produit rapidement des changements macroscopiques importants. C’est là une des propriétés caractéristiques, peut-être la plus importante, du comportement des systèmes chaotiques.

27Une deuxième propriété peut se résumer en disant que les trajectoires issues de points voisins dans l’espace de phases peuvent diverger de façon exponentielle et ne rester proches l’une de l’autre que pendant très peu de temps. Cela ressemble à une opération de nature topologique de repliement et d’étirement dans l’espace des phases : le repliement, même local, d’un espace rapproche les points, les courbes qui y sont tracées, tandis que son étirement dilate les distances entre les points et éloigne les courbes les unes des autres. Au moins deux cas sont possibles : soit les courbes (ou trajectoires) se rapprochent à nouveau après une période d’écartement, soit elles finiront par diverger à l’infini.

28La troisième propriété fondamentale est que le comportement d’un système ne peut plus être analysé en fonction de celui des éléments qui le constituent. Même s’il existe des systèmes physiques composés d’un très grand nombre d’atomes ou de molécules (par exemple, en mécanique statistique) qui se comportent effectivement comme la somme de leurs constituants, la seule description possible, dans ces cas, semble être pour le moment de type statistique, et les propriétés que l’on dégage par cette méthode ne font pas intervenir des objets géométriques associés comme les bifurcations, les attracteurs étranges, les fractales ou les singularités catastrophiques. Il faut pour cela un nouveau cadre conceptuel permettant de décrire et d’expliquer les propriétés qualitatives des systèmes, car il est suffisamment clair que, même si l’on arrivait, par exemple, à une « carte » complète des cellules du cerveau ou des gènes contenus dans notre corps, on ne pourrait en tirer la moindre conclusion sur leur comportement et, a fortiori, sur le nôtre. Pour la même raison, il est illusoire de croire qu’une description détaillée de toutes les forces fondamentales permettra de comprendre de façon définitive toute la physique (d’avoir une « théorie du tout »).

29En réalité, dans de nombreux domaines scientifiques, en physique comme en biologie ou en psychophysiologie, on s’aperçoit de plus en plus que l’interaction des composants, à une échelle donnée, se traduit parfois, à l’échelle supérieure, par un comportement global complexe dont il est impossible de rendre compte à partir de la connaissance des éléments individuels. Cette question de différence d’échelle et de niveau (qu’il ne faut pas confondre, car à une même échelle de la réalité physique ou biologique, on peut observer différents niveaux d’organisation) doit être bien posée pour déterminer de quelle théorisation ou modélisation mathématique précise nous avons besoin dans chaque domaine scientifique.

30On voit donc, par ces brèves remarques, qu’il est impossible en général de donner une description et surtout une explication satisfaisante du comportement qualitatif et global en se cantonnant à des modèles purement quantitatifs qui s’appuient entièrement sur des méthodes d’approximation analytique et sur des calculs de moyenne statistique. Il est apparu de plus en plus clairement que pour rendre compte de certaines propriétés qualitatives et globales des systèmes dynamiques, qu’ils soient chaotiques ou non chaotiques, conservatifs ou dissipatifs, il a fallu introduire des objets et des concepts géométriques et topologiques de tout autre nature qui, au lieu de simuler numériquement leur comportement, donnent souvent une image profonde des propriétés et des processus caractéristiques au cœur même de la genèse et de l’évolution des différents systèmes et phénomènes. Un modèle est d’autant plus significatif qu’il s’avère une réalisation concrète d’une phénoménologie donnée.

31Abordons maintenant brièvement la question de la complexité et de l’auto-organisation. Le propos d’une théorie de la complexité consiste à trouver les lois qui régissent le comportement des systèmes impliquant un très grand nombre de constituants et d’interactions entre ces mêmes constituants : ce sont des lois phénoménologiques qui ne sauraient être, dans la plupart des cas, facilement déductibles des lois qui « contrôlent » chacun des composants de tel ou tel système. Par exemple, le comportement des neurones contenus dans notre cerveau est aujourd’hui, du moins sous certains aspects et pour la plupart, relativement bien compris, mais on est très loin d’avoir compris les raisons qui font que dix mille milliards de neurones, connectés entre eux par cent mille milliards de synapses, forment un cerveau qui pense. Le passage d’un réseau neuronal à la pensée ne peut pas être de nature purement quantitative ou statistique, mais il doit nécessairement comporter un profond changement qualitatif du substrat et des dynamiques associées.

32Il est donc plus que raisonnable de supposer qu’il y a là émergence de certains comportements « collectifs » nouveaux. Il s’agit d’un phénomène déjà assez bien connu en physique et notamment dans la théorie des transitions de phases. Lorsque l’état d’un système atteint un certain seuil (ou point critique), par exemple la température dans le cas de la transition du type eau → glace ou eau → vapeur, son comportement change en donnant lieu à des effets qualitatifs nouveaux. Cette transformation du système physique peut être induite par l’action d’un paramètre dynamique, qu’on pourrait appeler aussi la détermination d’une variation (qui sera progressive ou brusque selon les cas) dans le processus ; au-dessus ou en-dessous de ce seuil, le nombre ne produit plus d’effets physiques significatifs observables. Cependant, dans le cas de nombreux systèmes biologiques, neurophysiologiques ou encore cognitifs, le comportement global du système est beaucoup plus complexe qu’il ne l’est, par exemple, en physique statistique.

33Précisons davantage. La théorie des systèmes complexes repose sur l’idée que, s’il est important de connaître la nature des interactions entre les constituants d’un système, il l’est en fait encore plus de connaître les lois globales contribuant à l’émergence de comportements collectifs. Cela parce que le comportement collectif d’un système peut rester invariant par de faibles modifications des lois auxquelles obéissent ses constituants. Une des caractéristiques des systèmes complexes est donc d’admettre un nombre assez grand d’états d’équilibre différents, en ce sens que ce qui ne change pas et reste toujours identique à lui-même au cours du temps ne présente pas de complexité, alors qu’un système sera dit complexe s’il peut prendre plusieurs formes (et admettre plusieurs états) différents, tout en gardant une certaine stabilité fondamentale.

34Il est clair, de ce point de vue, qu’un organisme biologique est un système complexe par excellence, car il passe par plusieurs formes différentes au cours de l’évolution, dont chacune correspond à un stade précis de son développement. Ces différents stades semblent toutefois suivre un plan général d’organisation ou plutôt d’auto-organisation de l’organisme dont la principale fonction est d’assurer, à l’intérieur de certaines limites et contraintes biochimiques et morphologiques précises, son métabolisme et sa régénération. On pourrait dire, en d’autres termes, qu’il est un système « téléonomiquement » canalisé [14]. On remarquera à ce propos qu’il existe une différence majeure entre le fait de connaître les réactions biochimiques élémentaires d’un être vivant et la compréhension de son métabolisme global [15].

35Les précédentes considérations recèlent un point épistémologiquement fondamental, qui avait déjà été souligné notamment par René Thom et Freeman Dyson. Ils s’accordent tous les deux à reconnaître l’importance des processus morphogénétiques et du métabolisme global des organismes. Thom écrit ainsi :

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Partir du génome afin de construire la totalité de l’organisme et son évolution temporelle relève du domaine de la croyance. La correspondance génotype et phénotype est une pure et simple boîte noire dont on ne connaît que quelques articulations, toutes dans le sens génotype → phénotype, parce que celles qui vont dans un sens inverse heurteraient le dogmatisme antilamarckien qui règne actuellement. […] L’ADN n’a pas l’exclusivité de toute l’information concernant l’humain. Les gènes contiennent certes le plan de leur propre structure et celui des protéines, mais non pas la globalité de l’information morphogénétique. Cela signifie que le génome n’est pas le métabolisme global. Il n’est que la partie fixe de ce dernier. Il est donc le résultat du métabolisme et non l’inverse. Les formes sont des structures dynamiques liées à des invariants. Certes, les gènes participent à la morphogenèse globale ; ils sont toutefois stabilisés par la morphogenèse elle-même. […] Il y a une aura de mécanismes qui entoure toute forme. […] Le gène participe donc à une structure dynamique plus globale. Voilà le sens de la relation synthétique entre gènes et formes. Notons aussi qu’il n’y a aucune raison de penser que la force a en principe un statut ontologique plus important que celui de la forme[16].

37Quant à Dyson, il critique la position de Schrödinger développée dans What is Life ?[17] et montre les limites notamment de son réductionnisme. Il avance une autre hypothèse en reconnaissant le rôle important que joue la propriété d’homéostasie dans les processus vitaux. Sa critique vise en particulier le dogme central de la biologie moléculaire en partie inspiré des idées de Schrödinger et anticipe partiellement la révolution épigénétique :

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Le dogme central [de la biologie moléculaire] dit que l’information génétique est portée uniquement par les acides nucléiques et non pas par les protéines. […] Selon ce modèle, les premiers transmettent l’information génétique à leur descendance sous la forme d’enzymes, probablement des protéines. Il n’y a pas de raison logique de refuser qu’une population d’enzymes catalysant mutuellement leur synthèse puisse servir de porteur de l’information génétique. La question de savoir comment l’information génétique peut être portée par une population de molécules sans réplication exacte, est intimement liée à la question de la nature de l’homéostasie. L’homéostasie est la préservation de l’architecture chimique d’une population en dépit des variations des conditions locales et du nombre de molécules de différents types. C’est l’architecture, non les constituants individuels, qui porte l’information génétique. Mais nous ne savons pas comment définir l’architecture ni quantifier l’homéostasie. Manquant d’une compréhension profonde de cette dernière, non n’avons pas non plus le moyen de calculer combien d’éléments de l’information génétique la machine homéostatique d’une cellule est à même de préserver. Il semble avéré que les mécanismes homéostatiques, tant dans le monde de la chimie cellulaire que dans celui de l’écologie, tendent généralement à devenir complexes plutôt que simples. L’homéostasie semble mieux travailler avec un réseau élaboré de cycles imbriqués plutôt qu’avec un petit nombre de cycles travaillant séparément.

39Dyson conclut avec quelques réflexions générales qui résonnent de façon intéressante avec l’approche développée ici :

40

J’ai essayé de concevoir un cadre pour l’origine de la vie inspiré par une philosophie personnelle qui tient l’homéostasie plutôt que la réplication, la diversité plutôt que l’uniformité, la flexibilité du génome plutôt que la tyrannie des gènes, l’erreur-tolérance du tout plutôt que la précision des parties comme les principales caractéristiques de la vie. […] La créativité de structures compliquées quasi-aléatoires me semble un moteur beaucoup plus important de l’évolution que la compétition darwinienne de monades qui se répliquent [18].

41Il a déjà été mentionné qu’un certain type de complexité peut émerger du caractère désordonné, à une certaine échelle, de tel ou tel phénomène physique ou biologique, et que, par ailleurs, un système régi par des lois simples peut donner lieu à des dynamiques très complexes. Cela signifie notamment deux choses. Premièrement, que dans la nature (mais cela est vrai aussi, dans beaucoup de cas, des sociétés humaines ou animales) on trouve des systèmes dont le comportement global peut être extrêmement complexe, alors que leurs constituants fondamentaux (ou les éléments individuels) sont simples. La complexité, pour beaucoup de systèmes physiques, biologiques, ou encore d’écosystèmes, peut donc émerger comme effet de la coopération entre un très grand nombre de constituants [19]. Le fait que tous ces éléments se mettent à interagir selon certaines règles et à s’échanger de l’énergie (comme dans le cas des atomes) ou des signaux fonctionnels (comme dans le cas des macromolécules) ou bien encore de l’information (communication cellulaire), permet l’apparition de nouvelles configurations et d’effets globaux qui induisent chez le système un comportement qualitatif caractéristique. De plus, celui-ci subsistera dans le temps même si les constituants élémentaires ou les éléments individuels dont se compose le système subissent de légères perturbations ou modifications. Ce changement qualitatif correspond à ce que l’on appelle, en physique de la matière condensée, une transition de phase, qui correspond à un changement de régime des propriétés fondamentales d’un objet, d’un système ou d’un organisme. Deuxièmement, beaucoup de systèmes complexes admettent ce qu’on appelle la propriété d’universalité[20], qui dit qu’une transition de phase affectant ces mêmes systèmes présente un comportement macroscopique global ne dépendant pas du modèle spécifique adopté, et ce, bien que tel et tel paramètre individuel, comme par exemple la température à laquelle se produit la transition de phase, dépende du modèle.

L’importance de la théorie de la forme (Gestalttheorie) en psychologie

42L’idée essentielle du programme de la Gestalttheorie, on le sait, est de considérer la perception des objets et de leurs formes comme celle d’un monde phénoménal pourvu d’une certaine organisation géométrique. Pour comprendre comment ces formes se constituent, il faut donc analyser la façon dont les structures perceptives s’organisent, et expliquer le rôle que jouent certaines propriétés géométriques fondamentales du monde physique et de ses objets. Des développements récents dans les domaines de la psychophysique et de la neurophysiologie montrent en fait clairement que ces propriétés géométriques, au lieu d’être un élément certes important mais somme toute accidentel du monde phénoménal, jouent un rôle important dans les processus de constitution de nos perceptions [21].

43On peut résumer schématiquement la pensée des théoriciens de la forme dans les points suivants : (i) la perception porte dès le début les caractères de l’espace et du temps comme ses attributs essentiels ; (ii) les caractéristiques propres à la perception ne peuvent pas être comprises indépendamment des propriétés et des lois physiques objectives qui caractérisent les phénomènes comme tels dans le monde naturel ; (iii) certaines propriétés géométriques, comme la connexité, la courbure, le degré de symétrie et l’orientation par rapport à l’espace environnant et / ou à l’observateur, sous-tendent la formation de la perception des objets dans l’espace en tant que phénomènes « objectifs », qui peuvent être appréhendés notamment lors d’une interaction dynamique et intentionnelle des sujets et de leurs corps avec un environnement naturel et émotionnel plus large.

44Cela signifie que ces propriétés géométriques sont nécessaires pour que les perceptions s’affirment comme des unités autonomes et des totalités cohérentes, et acquièrent une certaine permanence et stabilité par rapport à un environnement toujours changeant et également au flux temporel. En d’autres termes, elles sont nécessaires pour structurer le monde phénoménal pré-spatial. À cela, il faut peut-être ajouter que ces propriétés géométriques sont en quelque sorte la source de bon nombre de saillances physiques qui, par le fait même d’investir des objets différents localisés dans notre espace ambiant, produisent différents types de formes prégnantes et, partant, des phénomènes psychiques et cognitifs hautement signifiants.

figure im2

45Le programme des premiers théoriciens de la forme a été repris et développé, entre autres, par le psychologue italien Gaetano Kanisza [22] dans le cadre de sa théorie des contours subjectifs ou « modaux » et de la complétion amodale, à la suite de Wolfgang Metzger [23]. Les fameuses expériences des « contours subjectifs » (des combinaisons de figures incomplètes donnent lieu à des contours, clairement visibles quoique n’existant pas physiquement, qui sont donc une création de notre système visuel) prouvent que l’image perçue est littéralement réécrite, au point que seule une attention dirigée du sujet permet de faire la différence entre un contour subjectif et un contour physiquement réalisé. Les contours « modaux » sont donc les seuls contours réels (c’est-à-dire qu’ils ont un véritable statut ontologique), et c’est sur eux que la théorie de la perception doit se fonder pour étudier la forme des objets de perception. C’est cette même méthode de type more geometrico qui permet d’expliquer le phénomène fondamental de la complétion amodale comme pratique créatrice et productive, comme découverte par la perception de certaines qualités phénoménales du monde et de l’espace physique.

46Précisons ce qu’est la complétion amodale en donnant quelques exemples tirés de l’ouvrage cité de Kanisza. D’abord le terme « amodal » fait référence à des qualités phénoménales de l’espace, comme la contraction, l’extension, la clôture, etc., induites en complétant l’espace physique de la stimulation par des éléments géométriques qui n’en font pas partie. Pensons à l’exemple des trois carrés dont le carré central recouvert par la bande noire paraît à la majeure partie des observateurs moins large que les deux autres carrés, entièrement visibles, et ressemble même plutôt à un rectangle. La figure montre que cette construction ne déforme pas seulement les régions qui ont un caractère de figure, mais également celles qui prennent le rôle de fond : effectivement, l’espace vide entre les deux carrés paraît ici aussi plus étroit quand il est recouvert par la bande noire que quand il est entièrement visible. D’autres figures montrent que la formation de surfaces anomales doit être expliquée par la tendance qu’a notre système visuel à compléter l’environnement souvent discontinu et dispersé, de façon à créer des configurations perceptives douées d’une certaine simplicité et stabilité et aussi d’une plus grande symétrie et régularité. Cette opération de complétion intervient beaucoup plus dans le cas où les figures sont ouvertes, car la clôture géométrique est en elle-même une propriété nécessaire de complétude perceptive.

47Considérons une situation tout à fait significative, moins complexe que d’autres, que chacun d’entre nous peut observer tous les jours. Il existe un rapport d’interdépendance entre la forme du contour de n’importe quelle surface-objet et son mode d’apparence. Par exemple, si l’on compare une forme aux contours dentelés et une autre aux contours rectilignes, on remarquera que les couleurs diffèrent en luminosité, en saturation et surtout par leur mode d’apparence. Cela montre que le fait de remplacer un bord rectiligne (continu) par un bord fait de lignes brisées (discontinu) provoque une sorte de dilatation, une perte de cohésion et de densité de la surface. La signification que l’on doit attribuer à un tel phénomène est très vraisemblablement la suivante : certaines caractéristiques, bien que ne modifiant pas de façon substantielle la forme de la surface fermée, influent sur la perception des qualités chromatiques.

48Tous ces phénomènes visuels sont intéressants par les conséquences théoriques que l’on peut en tirer sur la nature de l’espace visuel. Celui-ci n’est pas un schéma géométrique statique, ni la simple transposition sur le plan perceptif de la disposition topographique des stimuli sur la rétine. Il doit être au contraire considéré comme un événement hautement dynamique. Dans certaines conditions expérimentales, les dimensions et l’articulation de l’espace phénoménal sont déterminées rigoureusement par l’intensité et la distribution énergétique qui dérivent du type de la stimulation, et de sa distribution. En particulier, quand la stimulation est peu intense et homogène, l’espace visuel se restreint et tend à adopter les dimensions les plus petites que lui consent le jeu des forces dynamiques en action. La structure qui se réalise obéit donc à un « principe de minimisation ».

49Revenons à l’idée déjà suggérée selon laquelle l’espace-temps serait en quelque sorte incorporé (embodied) à notre organisme. Cette idée théorique, qui reprend la perspective d’une interprétation géométrique de l’approche phénoménologique développée par Husserl [24], Stumpf, Merleau-Ponty [25] et certains gestaltistes, consiste à montrer que le système perceptif et le système nerveux central s’organisent eux-mêmes, à travers l’information obtenue via les interactions qu’ils entretiennent avec le monde physique, en incorporant un certain type de géométrie. Ainsi, la géométrie pourrait être vue comme une propriété intrinsèque propre à l’organisation et au fonctionnement du système nerveux central. De cette manière, les corrélats neuronaux de la perception auraient pu évoluer de façon à devenir de véritables processus géométriques ayant intériorisé des propriétés spatiales spécifiques. La question est donc moins de savoir si l’espace est déjà inclus a priori dans notre cerveau antérieurement à tout rapport avec la réalité, ou si le cerveau n’est qu’un épiphénomène de l’espace géométrique et physique, que de comprendre si la nature et la fonction des structures des différents systèmes sensoriels et du système perceptif global n’impliquent pas que certaines propriétés fondamentales de géométrie différentielle et de topologie soient (ontogénétiquement, phylogénétiquement et cognitivement) incorporées à la perception.

Notes

  • [1]
    Feynman [2004].
  • [2]
    Valéry [1937].
  • [3]
    Thom [1983] et [1991)].
  • [4]
    Voir H. Weyl [1947], Thom [1977] et Boi [2011].
  • [5]
    Boi [2000] et [2020].
  • [6]
    Voir Boi [2020].
  • [7]
    Voir Penrose [1974]. Un pavage de Penrose est constitué de deux tuiles qui, en quantité suffisante, recouvrent tout le plan. C’est un pavage apériodique (il n’est invariant par aucune translation) mais quasi-périodique (tout motif apparaissant dans le pavage réapparaît régulièrement).
  • [8]
    Penrose [1974] et [1979]. Voir aussi Robinson [1971].
  • [9]
    En 1982, une figure de diffraction, que des physiciens ont pu voir grâce au faisceau d’un microscope électronique traversant une feuille de quelques centaines de nanomètres d’un alliage d’aluminium et de manganèse rapidement solidifié, a révélé l’existence cachée d’une symétrie pentagonale dans la matière. Cette observation a permis de découvrir un nouveau type d’objets, appelés depuis quasi-cristaux, qui se différencie des cristaux par le fait précisément de posséder une symétrie d’ordre cinq, absente dans les cristaux. Voir Senechal [1996].
  • [10]
    Deleuze [1969] et aussi [1988].
  • [11]
    Voir Bouligand [1980].
  • [12]
    Voir Boi [2017].
  • [13]
    Simondon [2005] et Boi [2005].
  • [14]
    Voir Waddington [1961].
  • [15]
    Voir Noble [2016].
  • [16]
    Thom [1983].
  • [17]
    Schrödinger [1944].
  • [18]
    Dyson [1985], nous traduisons.
  • [19]
    Voir Kauffman [1993].
  • [20]
    Sapoval [2001].
  • [21]
    Boi, Kerszberg et Patras [2007].
  • [22]
    Kanisza [1998)].
  • [23]
    Metzger [1975].
  • [24]
    Husserl [1989].
  • [25]
    Merleau-Ponty [1945].