La double naissance de la clinique. Numérisation des données médicales au XIXe siècle

1Et si la médecine clinique, que Michel Foucault fait naître au croisement de la doctrine sensualiste et de la pratique anatomo-pathologique [1], avait éludé son lien à la méthode numérique, son histoire, déjà traversée d’accidents, détournée et retardée par de multiples discours, ne prendrait-elle pas un sens nouveau ? Alors que la clinique est aujourd’hui noyée sous l’empire de méthodes statistiques et probabilitaires, il est sans doute téméraire, d’oser émettre l’idée que ces deux courants entretiennent un lien de parenté historique. L’analyse de cette histoire, mainte fois réécrite et commentée, pourrait souffrir de la tension qui découle de cette querelle de famille ; surtout lorsque celle-ci devient le motif d’une lutte idéologique.

2Mais si d’aventure on entre dans le labyrinthe bibliographique, avec un certain retrait à l’égard de lectures canoniques, pour se rapprocher au plus près d’archives mises à nu, il est frappant de voir combien la clinique et la méthode numérique sont liées par delà le conflit que nourrit leur volonté de vérité respective [2] : l’une aspirant au vrai par l’intuition singulière du corps malade, l’autre par la comparaison et l’analogie entre les cas. De sorte que la médecine moderne a longtemps hésité, entre une médecine des phénomènes et une médecine des cas (en série). Aussi, comprendre la construction et la provenance historique de la méthode numérique, sans l’agir clinique au principe de l’accumulation des comptes-rendus et de la construction des preuves, est une ineptie.

Un oubli foucaldien

3Le bifrons de la médecine moderne demande donc de questionner une expérience à la fois qualitative et quantitative, qui va se différenciant dans le temps [3]. Dans les faits, avant que le pouvoir des grands nombres n’intronise la méthode numérique en tant que pratique théorique majoritaire, cette dernière fut minorée par le pouvoir des grands noms de la médecine du xixe siècle. On s’étonnera alors que Foucault, qui avait pour projet de relever le fondement de notre clinique[4], n’ait pas laissé de place dans son œuvre à une analyse de la méthode numérique, et qu’il s’arrête précisément là où le dédoublement se produit – au moment de la crise des fièvres[5]. Aussi, revenir à la double naissance de la clinique, demande de déconstruire le postulat qui a fait de la médecine du xixe siècle « une statistique occultée [6] ».

4Bien que la raison de cette occultation tienne, avant tout, au mépris qu’a connu la méthode numérique dans l’historiographie médicale de la fin du xixe siècle [7], le lecteur contemporain s’imagine trop souvent en déchiffrer les palimpsestes dans le texte même de Foucault. Il croit à tort y démasquer une falsification dans la réduction de la part probabilitaire de la clinique à la sémiotique d’un regard. Henri Ey exhumant cette « erreur » depuis la conjecture des anciens [8] ; Steeve Demazeux la suspectant dans l’effacement du symptôme sous le signe saussurien [9]. Victimes au fond de ce qu’ils dénoncent, l’un cède à l’anachronisme par hippocratisme, l’autre par une analogie sémiotique [10]. En considérant que la Naissance participe d’une occultation de l’histoire, on fait un faux procès à Foucault, qui pourtant, en bon archiviste, clôt son discours là où la méthode numérique vient précisément dédoubler la clinique d’une syntaxe numérique. Il convient d’ailleurs de rappeler que Foucault n’use pas d’une approche structuraliste [11] pour décrire le passage d’une discursivité à une autre – des nosologies de l’Âge classique au regard médical moderne – mais bien de l’histoire épistémologique [12].

5Dans la Naissance, la description « séméiotique [13] » de la clinique reprend ainsi les éléments des manuels de médecine de l’époque [14] alliés à la philosophie de Condillac – pour qui le signe est l’expression d’une sensation [15]. Elle n’appose pas la méthode saussurienne au langage clinique. La méthode archéologique de Foucault [16], use de l’archive pour extraire la sémantique d’une pratique d’auscultation, qui fut celle des premiers cliniciens. Ce qui déroute, sans doute, tient au fait que la Naissance initie l’analyse d’un processus de différenciation de l’expérience médicale qui excède le propre cadre temporel défini par Foucault (environ de 1770 à 1832). C’est pour cela même qu’il s’agit plus d’un ouvrage de philosophie que d’histoire. Aussi, l’analyse du changement d’échelle et de repère du regard médical, sondant un corps devenant malade, ouvre-t-elle un processus se transformant dans la saisie des lésions, du tissulaire vers le moléculaire. Le lien sémantique identifié par Foucault, entre le symptôme et le signe trouvait ainsi peu à peu à s’affronter à la syntaxe computationnelle, qui vint donner un tour numérique à la preuve médicale [17].

6De sorte que la naissance de la clinique n’est pas unifiée. La clinique est multiple. Elle s’agence dans une expérience toujours à refaire au gré des méthodes et des discours. Elle démultiplie la pratique théorique dans un agir attentif aux variations du pathologique aux prises d’un devenir technologique des sciences médicales. Bien que la différenciation dans le temps de cette double naissance de la clinique n’ait pas fait l’objet d’une analyse de la part de Foucault, il est important de rappeler que ce dernier n’a pas succombé au structuralisme comme on le croît trop souvent, ni enfermé la clinique dans la tombe de Bichat et de Laennec. Il a au contraire souligné un point d’émergence immanent au corps malade et au regard médical, par lequel les données se forment depuis une intuition sans nombre vers une computation sans intuition dans une analogie sémantique toujours à refaire entre le phénomène et le cas.

La critique numérique des doctrines

7Pour comprendre les traits de ce dédoublement, il faut avant tout révéler le lien historique qui unit la clinique de Bichat et de Laennec à la méthode numérique dans l’affrontement d’un ennemi commun. Pour cela, il convient de préciser que la méthode numérique a émergé de l’opposition de la clinique aux doctrines de Pinel et de Broussais au cours de la Crise des fièvres. D’un côté, la nosographie de Pinel multipliait les espèces de fièvre selon les symptômes en omettant le signe caractéristique : la température [18]. D’un autre côté, le physiologisme de Broussais considérait les inflammations sous le principe universel de l’irritabilité des organes, et cherchait à les calmer par des antiphlogistiques tels que les sangsues et les saignées.

8Face à cela, la clinique interrogeait les symptômes et les lésions sur les vivants et les cadavres afin de définir les traits caractéristiques des fièvres ainsi qu’une thérapeutique adaptée à la singularité du cas. Pierre Louis, en illustre disciple de Laennec, accumula un grand nombre de données anatomo-pathologiques dans son service de l’hôpital de la Charité. Il eut toutefois la brillante idée de les agencer en tableaux numériques. Par comparaison et analogie chiffrées, Louis démontra ainsi que la classification de Pinel était inexacte. Toutes les espèces de fièvres ne se rapportaient en réalité qu’à une seule : la fièvre typhoïde [19]. La multiplicité des symptômes secondaires, tels que l’ataxie ou la dysphagie, avait leurré le grand Pinel.

9En numérisant l’anatomo-pathologie, Louis considère une nouvelle voie pour l’étude des fièvres. La spécificité de la fièvre typhoïde ne laissait plus aucun doute quant à sa nature contagieuse, sa longue durée, l’immunisation qui s’établit après une unique contamination et la tranche d’âge qu’elle atteint, à savoir les 15-20 ans. Seulement, cet ensemble de faits s’opposait à la conception de Broussais, qui rapprochait ladite maladie des maladies aiguës inflammatoires. Pour Louis, l’inflammation n’était pas la cause première de la maladie. Elle était secondaire et se manifestait à un stade avancé. Cela attisa les foudres de Broussais qui consacra une grande partie de son quatrième tome des Examens à la critique de la méthode numérique de Louis [20].

10Au moment où l’affrontement théorique contre Broussais éclate, la pratique théorique de ce dernier est mise à mal par Louis. Il faut rappeler qu’au début du xixe siècle, le physiologisme de Broussais avait une influence prépondérante dans la pratique théorique médicale. Le geste le plus emblématique de cette pratique n’était autre que la saignée dans le traitement des inflammations [21]. Cette considération thérapeutique marque l’introduction des saignées coup sur coup dans le traitement des pneumonies. Soutenue par la théorie de l’irritabilité, qui postule que « la vie ne s’entretient que par l’excitation [22] », Broussais normalise le geste de la saignée sous l’égide d’un principe physiologique. L’effet immédiat des saignées caractérisé par une réduction de l’irritation suggère un véritable accès au principe morbide par la perception du phénomène. Seulement, bien que l’inflammation disparaisse, le patient ne s’en trouve pas nécessairement guéri.

11

En 1824-1827, une polémique s’était engagée autour des saignées et émissions sanguines de divers genres ; les adversaires du physiologisme avaient eu l’idée d’exploiter contre lui (Broussais), notamment, les statistiques administratives de décès enregistrés dans son propre service du Val-de-Grâce ; la polémique qui s’était ensuivie durant des années dans divers journaux médicaux, n’avait pas manqué de fixer pour longtemps l’attention générale sur les surprises, les pouvoirs et les délices de cet art de faire parler les nombres [23].

12Dans le courant de cette polémique contre l’incurie des saignées, Louis dresse, dès 1828, des tableaux référençant les guérisons et les décès de malades atteints de pneumonie et traités par saignées coup sur coup dans son service [24]. Le but de Louis était davantage d’établir une conjecture définitive à l’endroit de la thérapeutique des pneumonies que de discréditer la théorie de Broussais. Il met ainsi en évidence que dans son service, le risque de décéder des suites de saignées est de 44% lorsque ces dernières sont pratiquées dans les quatre premiers jours de la maladie. Alors que le risque tombe à 25% lorsque les saignées sont pratiquées à partir du cinquième jour, c’est-à-dire à un état avancé de la maladie [25]. Les saignées ne sont pas abolies mais régulées en fonction de l’évaluation des risques de décès.

13Contre la perspective dogmatique de Broussais, Louis élabore ainsi une approche strictement empirique qui permet de réguler le geste médical en fonction de ses résultats. En ce sens, la méthode numérique entend anticiper les risques de manière objective afin d’agencer la visée thérapeutique. D’un point de vue épistémologique, il est en ce sens tout à fait pertinent de voir dans le travail de Louis sur les saignées quelque chose comme les prémisses de l’Evidence-Based Medicine[26]. On y trouve en effet, l’idée de baser la pratique théorique de la médecine sur les données chiffrées que la recherche clinique fournit.

14Mais, ce qui manquait à la méthode numérique du xixe siècle pour parvenir au statut de science c’était tout bonnement d’être admise au sein de la communauté scientifique de l’époque. Seule la normalisation de la pratique numérique permet aux données de la recherche d’acquérir le statut de preuves scientifiques. Au temps de Louis, ce n’est pas le cas. La méthode numérique est mise à l’écart. Elle travaille dans les marges de la clinique sur des données numériques qui ne sont pas admises en tant que preuves. Lesdites données n’avaient pas de poids face aux doctrines et aux états de fait observés, car elles ne rentraient pas dans le cadre des critères d’objectivation des pathologies. Les grands nombres ne font pas le poids face au pouvoir factuel des grands noms de la médecine.

La querelle des probabilités

15De toute évidence, la posture de Louis est à contre-courant de sa propre tradition clinique, qui voit dans le silence théorique au lit du malade la promesse d’une thérapeutique sûre. Alors que, pour ce dernier, sans l’ajustement des pratiques thérapeutiques par les chiffres, on sombre irrémédiablement dans l’ignorance des faits. Convaincu par la pertinence de ce précepte numérique, un célèbre chirurgien de l’époque, Jean Civiale, affirme de concert avec Louis l’importance des grands nombres contre les grands noms. Pour faire valoir sa technique novatrice du broyage des calculs urinaires, appelée lithotritie, il compare numériquement les succès de ses opérations à ceux de la cystotomie et des autres méthodes de traitement des calculs urinaires. Son usage des nombres pour guider la thérapeutique lui a valu une vive opposition. On conteste le statut des preuves qu’il avance. Le travail de ce dernier était pourtant aussi brillant qu’innovant.

16Civiale a mobilisé, pour la défense de la lithotritie, une immense collecte de données agencées en tableaux statistiques ; et ce grâce aux concours des ministres de l’Instruction publique, des Affaires étrangères et de l’Administration des hôpitaux de Paris. Les données numériques qu’il a comparées provenaient d’une quinzaine de pays, de treize départements de France et de quatre hôpitaux parisiens [27]. À en croire Civiale, « la statistique » était « le seul moyen d’arriver à une solution [28] ». Seulement, dès 1833, ses résultats font l’objet d’une critique soulevant des doutes sur leur authenticité : « M. Civiale prétend qu’il n’y a que des faits nombreux qui puissent conduire à la solution de l’important problème […] Que doit-on penser de l’exactitude des documents […] ? [29] ». On se demande alors si les chiffres ne falsifient pas les faits.

17Quatre ans plus tard une querelle sur la méthode numérique prend place à l’Académie Royale de Médecine [30]. Contre la doctrine de Louis, Le Mémoire sur le calcul de probabilités de Risueño d’Amador s’illustre dans la discorde. Il met en évidence l’aspect anachronique de la méthode numérique [31]. Louis est considéré en discontinuité avec l’histoire de la médecine. Sa traduction de la maladie en chiffre s’oppose à tous les fondements théoriques qui ont pu donner naissance à la certitude de la thérapeutique. Il faut comprendre combien cette entreprise était iconoclaste au xixe siècle. Elle s’opposait à l’expérience des siècles hippocratique et rabaissait l’art médical à une gestion statistique – administration de la vie et de la mort. Contre cela, les physiologistes comme les sensualistes firent front commun pour réaffirmer la place de l’improvisation et du talent en médecine [32].

18Pour les sensualistes, se fonder sur les statistiques revient à se détacher des degrés de certitude de la méthode clinique. François Joseph Double dans ses Observations sur l’application du calcul à la thérapeutique se refuse à laisser la place méthodologique de l’art médical à la mathématique. Contre la posture numérique, il met en évidence le fait que la variabilité du pathologique ne peut pas se résoudre dans l’universalité de la loi des grands nombres [33]. Double confronte ainsi la méthode numérique à l’aporie de la variabilité. La maladie ne peut être saisie que qualitativement car la quantification efface la singularité et les mouvements imprévisibles du pathologique dans le quotient. Il s’agit d’une variation progressive temporelle qui affecte l’irritabilité des organes ; elle n’est pas réductible à des constantes et des variables moyennes. La méthode numérique effaçant dans ses calculs la singularité qualitative du pathologique.

Les principes de l’expérience médicale

19Contre cette supposée aporie de la variabilité, Jules Gavarret, grand connaisseur des calculs de Laplace et de Poisson, releva à quel point « les membres de cette société savante n’avaient qu’une idée fort imparfaite de l’emploi du calcul en médecine [34] ». Pour obtenir des résultats thérapeutiques féconds, il convient, selon lui, non seulement d’établir des statistiques de cas mais surtout de renforcer les jugements médicaux par les principes du calcul de probabilités. Il prolonge en ce sens les travaux de Laplace, qui considère que « le système tout entier des connaissances humaines se rattache à la théorie des probabilités [35] », en l’appliquant à la médecine. Selon Gavarret, les raisonnements médicaux doivent eux-mêmes se trouver enveloppés par le formalisme mathématique. La structure des probabilités se retrouve ainsi déplacée dans le jugement médical. Pour établir cela, Gavarret se confronte à trois difficultés : 1° la comparabilité des faits ; 2° l’importance des données en grand nombre ; 3° les oscillations influant sur le résultat [36].

20En somme, il fallait définir les modèles de la ressemblance qui permettent de rendre compte des faits, montrer que la certitude ne peut s’établir que sur un grand nombre de données et, enfin, comprendre comment s’élabore le jugement dans la formulation de la loi à partir des limites d’oscillation ou de variation du jugement. Les trois difficultés énoncées n’avaient pas même été entrevues par Louis – qui, pour ainsi dire, s’arrêtait à la mise en tableau numérique de données anatomo-pathologiques. En prenant en compte les arguments des opposants au numérisme, Gavarret se donnait ainsi pour but de montrer que la variation pouvait être résolue par le calcul lui-même. Il entendait ainsi dépasser les querelles et fonder la médecine expérimentale sur la science des nombres : « Poser les règles de l’application de la méthode expérimentale à la médecine [37] », voilà le but assigné à ses travaux.

21Gavarret commence par démontrer que les faits en médecine se rapportent aux faits à chance variable. Ces derniers diffèrent des faits à chance constante par le changement des conditions. Lors d’un tirage à chance constante le nombre de billets contenus dans une urne ne change pas, alors que, dans un tirage à chance variable le nombre de billets change. Il faut donc calculer les variations de sorte à rapporter les faits aux causes possibles : « Il suffit que pendant la durée des épreuves aucune perturbation ne survienne dans l’ensemble des causes qui les régissent ; ces causes, du reste, pouvant se combiner de mille manières différentes d’un cas particulier à l’autre [38]. »

22Le premier principe apparaît donc dans la restriction expérimentale des causes possibles. Il s’accompagne nécessairement du second qui implique l’accumulation de données pour réduire l’importance des écarts relatifs et mettre en évidence les causes déterminantes des phénomènes observés : « Dans la recherche des lois de manifestation des événements à chance variable, c’est par centaines que les observations doivent entrer dans les statistiques, pour que les conditions a posteriori offrent quelque garantie et méritent quelque confiance [39]. » Le principe de la généralisation des lois ne peut s’établir qu’à partir de la répétition de l’expérience. L’accumulation de données devient une condition de possibilité de la médecine expérimentale. Sans elle, nulle inférence ne peut venir déjouer le hasard des événements.

23Enfin, par le calcul des erreurs de Poisson, Gavarret met en évidence mathématiquement la possibilité de préciser les résultats en fonction des oscillations du jugement : « On aura toujours ainsi le moyen de savoir dans quelles limites d’erreur possible est comprise une conclusion a posteriori, et par suite on évitera de donner comme absolue une proposition qui n’est vraie que dans certaines limites connues d’oscillation [40]. » Les limites de l’oscillation viennent réduire les marges d’erreur de l’expérience pour préciser les phénomènes observés. L’observation se corrige par l’application du calcul de probabilités au raisonnement.

24Pour Gavarret, ces trois principes probabilitaires de l’expérience permettent de solidifier considérablement la méthode numérique dont le défaut premier tient à un manque de transcendance – l’absence de catégories du jugement. « C’est précisément pour aller au delà de ces limites, pour acquérir des connaissances plus étendues sur ces rapports, que le calcul des probabilités peut devenir un instrument très précieux [41]. » En posant le calcul de probabilités au niveau empirique et transcendantal, Gavarret pensait résoudre les désaccords et perfectionner la médecine. Il n’en fut rien tant sa méthode était étrangère aux yeux de ses contemporains. Cette approche ne cadrait pas avec l’idée du talent de la clinique et de la sagacité propre au médecin ni avec la recherche des lois de la nature promue par le positivisme.

Le rejet culturel de la méthode numérique en France

25Dans la culture populaire, Louis prit les traits du Dr. Griffon ; personnage effrayant du roman d’Eugène Sue Les Mystères de Paris. Dans un passage iconique de l’ouvrage, la pratique de Louis est critiquée pour sa froideur expérimentale : le Dr. Griffon ne considère que la maladie et la science, jamais le malade et sa souffrance. Le lecteur contemporain sera sans aucun doute surpris de lire à travers cette description romanesque – à l’époque effrayante –, une ébauche du mode de fonctionnement des essais cliniques randomisés :

26

Le docteur voulait-il s’assurer de l’effet comparatif d’une médication nouvelle assez hasardée, afin de pouvoir déduire des conséquences favorables à tel ou tel système ? Il prenait un certain nombre de malades… Traitait ceux-ci selon la nouvelle méthode, ceux-là par l’ancienne… Dans quelques circonstances abandonnant les autres aux seules forces de la nature… Après quoi il comptait les survivants… Ces terribles expériences étaient, à bien dire, un sacrifice humain fait sur l’autel de la science. Le docteur n’y songeait même pas. Aux yeux de ce prince de la science, comme on dit de nos jours, les malades de son hôpital n’étaient que la matière à expérimentation [42].

27Il est intéressant de voir le sort que la littérature moderne réserve aux expériences numériques de Louis. Au xixe siècle, il s’agit d’un acte médical monstrueux, considéré comme un sacrifice sur l’autel de la science. La méthode numérique était, on le voit, rejetée par la culture populaire. Il ne s’agissait en rien d’une pratique respectant la déontologie. À en croire le rejet littéraire et les illustrations terrifiantes du Dr. Griffon par Hyppolite Lavoignat, Jean-Adolphe Beaucé et Gustave Staal, la méthode numérique et ses partisans horrifiaient par leur froideur théorique. Le peuple, comme la communauté scientifique, n’y voyait pas une médecine fondée sur les preuves mais une médecine fondée sur le sacrifice d’un contingent de morts chiffrés.

28Du côté de la communauté scientifique, la réception fut d’autant plus houleuse qu’elle prétendait percer à jour les éléments d’une pseudoscience dans les travaux des numéristes. Que ce soit dans les écrits des positivistes les plus illustres tels qu’Auguste Comte ou Claude Bernard, les statistiques et les probabilités des médecins numéristes furent constamment écartées du dire vrai de la science. Jamais leurs résultats n’étaient considérés comme vrais et valides ni pour la théorie ni pour la pratique médicale. On pensait alors qu’il était impossible d’établir des lois et de constituer des preuves par le traitement numérique des données cliniques.

29Pour Auguste Comte, « une telle méthode, s’il est permis de lui accorder ce nom, ne serait réellement autre chose que l’empirisme absolu, déguisé sous de frivoles apparences mathématiques [43] ». La méthode numérique ne correspondait en rien à la méthode de la médecine expérimentale, qui, elle seule, pouvait parvenir à mettre en évidence des lois physiologiques de manière absolue. L’Introduction à la médecine expérimentale de Cl. Bernard est symptomatique de l’héritage de cette posture de rejet du numérisme dans la médecine française du xixe siècle.

30Que ce soit sur le plan théorique ou pratique, la loi des grands nombres ne peut fonder la médecine. Au niveau théorique : « Jamais la statistique […] ne peut donner la vérité scientifique et ne peut constituer par conséquent une méthode scientifique définitive [44] ». Au niveau pratique : « Le médecin n’a que faire de la loi des grands nombres, loi qui, suivant l’expression d’un grand mathématicien, est toujours vraie en générale et fausse en particulier [45] » Pour Claude Bernard, le jugement médical devait reposer sur la connaissance de lois biologiques certaines et la mesure objective de leurs perturbations. Quant à la pratique, elle ne pouvait prendre appui que sur une expérience dans l’observation des symptômes et des signes cliniques.

Conclusion

31Comme l’indique Jacques Piquemal, la place accordée à la méthode numérique dans la France de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle est celle d’un oubli historique : « Individuels ou collectifs, les oublis, on le sait, sont rarement accidentels, et l’analyse des conditions qui les ont rendus possibles peut conduire à mieux comprendre, ici un épisode biographique, là un mouvement historique. Faut-il le dire, en particulier, de l’oubli persistant qui a atteint, en France, même le programme et les travaux des médecins parisiens de la première moitié du xixe siècle qui préconisaient la statistique comme méthode fondamentale de recherche [46] ? »

32Le contexte français oublia volontairement l’importance de la méthode numérique à cause de la marginalité épistémologique de cette dernière. En dehors de l’espace du dire vrai de la clinique et de la médecine expérimentale, le souvenir de Louis et des numéristes s’effaça dans l’histoire de la médecine du xixe siècle pour ne devenir que, récemment, l’écho lointain de l’Evidence-Based Medicine. Aussi, les numéristes sont-ils une singularité historique qu’il importe aujourd’hui à l’historien des sciences d’étudier en se détachant du présupposé théorique de la continuité linéaire.

33Car, les numéristes sont des « monstres vrais ». Comme l’écrivait François Delaporte : « Par rapport à une discipline qui est dans le vrai, apparaissent des monstres dans l’espace d’une extériorité sauvage […] Mais parce que le monstre vrai apparaît dans une extériorité sauvage, contrairement à l’étymologie du mot, il passe inaperçu : on ne le voit pas, on ne l’entend pas et on n’en parle pas [47]. » Dans ce silence historique, ce sont les déplacements multiples de cette tradition oubliée qui peuvent nous renseigner sur son héritage dans le présent. Jacques Piquemal soulignait déjà le déplacement de la méthode numérique dans la médecine nord-américaine. Il écrivait à ce sujet : « Louis venait de trouver une seconde patrie, et même – si le fondement théorique d’une attitude devait compter plus que son origine géographique et historique de fait – sa véritable patrie [48]. » Il est vrai que la pensée de Louis participa à la fondation de la médecine moderne aux États-Unis [49].

34De fait, tout un réseau de diffusion international de données cliniques naquit de la Société Médicale d’Observation. Rejoint par plus de vingt membres associés ladite Société déplaça dans le temps et l’espace la pensée de Louis. On vit alors plusieurs organisations étendre le réseau. Henry Igersoll Bowditch fonda en 1846 la Boston Society for Medical Observation sur le modèle de la Société Médicale d’Observation, présidée par Louis depuis Paris, afin de prolonger les études numériques dans le Massachusetts. L’objectif étant toujours d’enrichir le réseau des données cliniques numérisées permettant de caractériser les pathologies et de définir les traitements adéquats.

35En Grande-Bretagne, William Farr, qui avait suivi les enseignements de Louis à Paris, fut chargé dès 1836 de la collecte des données statistiques de la mortalité britannique au sein du General Register Office. Il perfectionna ainsi la collecte des données mortuaires par la constitution d’une nosologie statistique qu’il présenta au Congrès International de Statistique de 1855. Ladite classification nosologique permit le référencement des maladies au sein du General Register Office à partir de 1856. Elle servit de base à la rédaction de la Classification Internationale des Maladies de Jacques Bertillon adoptée en 1901 par vingt pays.

36Il ne s’agit là bien évidemment qu’une partie restreinte de l’influence de l’école numérique. Le réseau de Louis s’étendait de la France métropolitaine à l’Outre-mer en passant par l’Angleterre, les États-Unis mais aussi la Suisse et le Mexique. L’anachronisme épistémologique de la méthode numérique trouve peut-être ici une explication partielle à travers sa déterritorialisation progressive. Au fond, les numéristes n’étaient-ils pas écartés de l’espace et du temps de la clinique parisienne car leurs pratiques et leurs théories invitaient implicitement à la formation d’une communauté dans l’espace épistémologique d’une extériorité sauvage ? Il est en effet vraisemblable de le croire tant la méthode numérique participe d’une histoire globale qu’il reste encore à écrire.

Notes

  • [1]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, « Quadrige » Grands Textes, 2009.
  • [2]
    M. Corteel, Le Hasard et le pathologique, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, chap. 5 « la méthode numérique appliquée à l’anatomo-pathologie ».
  • [3]
    M. Corteel, « « La clinique est morte, vive la clinique ! » in Multitudes, 2019/2, n° 75, p. 44-50 ; « Le hasard clinique ou la crise de la rationalite médicale » ibid., p. 52-61. ́
  • [4]
    F. Delaporte, Notice in Michel Foucault Œuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, 2015, p. 1522.
  • [5]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 177-198.
  • [6]
    M. Foucault, BNF, Archives, boîte XCI, Cahier vert, 2 avril 1961.
  • [7]
    Le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales dirigé par Amédée Dechambre et publié entre 1864 et 1889 ne fait aucune mention de Pierre Charles Alexandre Louis. Une brève mention de la méthode numérique y figure en l’absence de son nom.
  • [8]
    H. Ey, Naissance de la médecine, Paris, Masson, 1981.
  • [9]
    S. Demazeux, L’Éclipse du symptôme. L’observation clinique en psychiatrie, 1800–1950, Paris, Ithaque, 2019.
  • [10]
    Une explication des transformations historiques du concept de « conjecture » en médecine se trouve dans M. Corteel, « La médecine comme ars conjectandi », in Histoire, médecine, santé, n° 15, p. 109-124. https://doi.org/10.4000/hms.2236
  • [11]
    Cette erreur est due à l’interprétation générale d’Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, cf. Michel Foucault : un parcours philosophique, Gallimard, 1984, p. 29-34 ; et à l’interprétation particulière, issue d’une déformation professionnelle, de Roland Barthes « Sémiologie et médecine », in Les Sciences de la folie, De Gruyter Mouton, 1972, p. 37-47.
  • [12]
    De son aveu : « Je n’ai pas réussi à imprimer dans leur esprit étroit que je n’ai utilisé aucune des méthodes, aucun des concepts ou des mots clefs qui caractérisent l’analyse structurale […] il n’est que trop facile de se soustraire à la tâche d’analyser un tel travail en lui apposant une étiquette ronflante mais inadéquate ». (Cf. M. Foucault, « Préface à l’édition anglaise », in Dits et écrits, t. II, p. 13).
  • [13]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., 2009, p. 87-105.
  • [14]
    J.-V.-L. Broussonnet, Tableau élémentaire de la séméiotique, Montpellier, an VI. ; A.-J. Landré-Beauvais, Séméiotique, Paris, 1813.
  • [15]
    Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, in Œuvres complètes, t. I, an VI.
  • [16]
    M. Corteel, « L’émergence de l’épistémé computationnelle en médecine », in J.-F. Braunstein (dir.), L’Éṕisteḿologie historique, histoire et met́hodes, Paris, É́ditions de la Sorbonne, 2019.
  • [17]
    M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », p. 47-48.
  • [18]
    P. Pinel, Nosographie philosophique, Paris, Crapelet, 1797, t. I.
  • [19]
    P. C. A. Louis, Recherches anatomiques, pathologiques et thérapeutiques sur la maladie connue sous les noms de gastro-entérite, fièvre putride, adynamique, ataxique, typhoïde etc. etc. Paris, Baillière, 1829.
  • [20]
    F. Broussais, Examens des doctrines médicales et des systèmes de nosologie, Paris, Delaunay, 1829, t. IV.
  • [21]
    F. Broussais, Histoire des phlegmasies ou inflammations chroniques, fondée sur de nouvelles observations de clinique et d’anatomie pathologique, Paris, Gabon, 1822, t. II, p. 255.
  • [22]
    F. Broussais, De l’irritation et de la folie, Paris, Delaunay, 1828, p. 47.
  • [23]
    J. Piquemal, Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie, PUF, « Pratiques théoriques », 1993, p. 84.
  • [24]
    P. C. A. Louis, « Recherches sur les effets de la saignée dans plusieurs maladies inflammatoires », in Archives Générales de Médecine, 1828, p. 321-336.
  • [25]
    P. C. A., Louis, Recherches sur les effets de la saignée dans quelques maladies inflammatoires et sur l’action de l’émétique et des vésicatoires dans la pneumonie, Paris, 1835, p. 16-17.
  • [26]
    A. Morabia, La Convergence historique de la médecine clinique, de Pierre Louis à l’AMBRE in L’Émergence de la médecine scientifique, Paris, éditions Matériologiques, « Épistémologie de la médecine et du soin », 2016.
  • [27]
    J. Civiale, Traité de l’affection calculeuses, Paris, Corchard, 1838, p. 548-699.
  • [28]
    J. Civiale, Lettres sur la lithotritie ou l’art de broyer la pierre, Paris, J.-B. Baillière, 1848, p. 38.
  • [29]
    J. Souberbielle, Renseignements adressés à l’Académie des Sciences sur quelques points de la statistique des affections calculeuses présentée par M. Civiale, Paris, Béthune, 1833, p. 16.
  • [30]
    « Discussion sur la statistique médicale », in Bulletin de l’Académie Royale de Médecine, Paris, J.-B. Baillière, 1836, t. I. Ladite discussion est antédatée dans le Bulletin. Selon les informations recueillies, elle a eu lieu entre le 5 avril et le 6 juin 1837. Pour plus d’informations voir M. Corteel, Le Hasard et le pathologique, op. cit., p. 118-127.
  • [31]
    B. Risueño d’Amador, Mémoire sur le calcul de probabilités appliqué à la médecine, Paris, J.-B. Baillière, 1837, p. 127.
  • [32]
    Ibid., p. 56.
  • [33]
    F. J. Double « Observations sur l’application du calcul à la thérapeutique » in Gazette médicale de Paris, t. V, 1837, p. 290-291.
  • [34]
    J. Gavarret, Principes généraux de statistique médicale ou développement des règles qui doivent présider à son emploi, Paris, Bechet jeune et Labé, 1840, XIV.
  • [35]
    Ibid,.p. 38.
  • [36]
    Ibid., p. 26.
  • [37]
    Ibid., p. 19.
  • [38]
    Ibid., p. 65.
  • [39]
    Ibid, p. 74.
  • [40]
    Ibid., p. 75.
  • [41]
    Ibid., p. 482.
  • [42]
    E. Sue, Les Mystères de Paris, Bruxelles, Société Belge de Librairie, 1844, p. 91-92.
  • [43]
    A. Comte, Cours de philosophie positive, Paris, éd. Anthropos, 1968, t. III, p. 329-330.
  • [44]
    Cl. Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, « Champs classiques », 2013, p. 242.
  • [45]
    Cl. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, « Champs classiques », 2008, p. 244.
  • [46]
    J. Piquemal, Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie, op. cit., p. 69.
  • [47]
    F. Delaporte, « Foucault, Canguilhem et les monstres », in Jean-François Braunstein, Canguilhem, PUF, « Débats philosophiques », 2007, p. 110.
  • [48]
    J. Piquemal, Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie, op. cit., p. 92.
  • [49]
    J. H. Cassedy, American Medicine and Statistical Thinking, 1800-1860, Boston, Harvard University Press, 1984.