Descendre en singularité pour agir. Le cas limite de la psychanalyse dans le champ clinique

Introduction

1Que ce soit en médecine somatique, en psychiatrie ou en psychologie, une pluralité de jugements sont articulés et sans cesse rehiérarchisés par les soignants lorsqu’ils sont « au chevet » de leurs patients. L’acte thérapeutique mobilise en effet une multiplicité de compétences et connaissances, indexées à différents niveaux de la pratique : l’état clinique des personnes concernées, les enjeux éthiques de la relation de soin, le souci d’efficacité quant aux traitements proposés.

2Dans L’émergence de la médecine scientifique, Anne Fagot-Largeault et Vincent Guillin insistent sur cette complexité de la décision médicale, soumise à de nombreuses contraintes en contexte d’incertitude :

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Conçu dans une perspective historique longue, le développement de la médecine apparaît comme scandé par la coexistence en son sein d’une urgence […] et d’un manque […]. L’urgence est celle du soin à prodiguer à celui qui souffre, ici et maintenant, pour que la souffrance cesse et que le malade aille mieux. Le manque est celui d’une connaissance sûre qui permettrait à tout coup d’identifier le mal, de savoir ce qui le cause, de stopper sa progression, et de soigner les souffrances ou les dégâts qu’il a occasionnés [1].

4Les connaissances cliniques ont beaucoup évolué depuis les prescriptions inaugurales d’Hippocrate jusqu’aux « recommandations de bonnes pratiques » aujourd’hui promues par l’evidence based medicine (EBM). Elles se sont aussi déclinées en fonction des nouvelles sous-disciplines du soin (psychiatrie, psychologie et psychanalyse). Mais une vectorisation commune rassemble in globo les diverses formes de démarche clinique : l’arrachement épistémique de plus en plus affirmé à la singularité des situations thérapeutiques.

5Se borner à la connaissance de cas uniques de maladies n’a très vite plus suffi lorsqu’il s’est agi de soigner en série – voire en masse. Repérer des traits communs, typologiser, puis comprendre les « lois » constitutives des pathologies – ou, à défaut, la probabilité statistique de leur apparition et les chances de réussite de leur traitement – est ainsi progressivement devenu un enjeu majeur, avec pour conséquence une dé-singularisation toujours plus nette de la pensée clinique et des actes de soin.

6La psychanalyse, fondée au tournant des xixe et xxe siècles, s’inscrit pour part dans cette tendance. Comme les autres sous-disciplines cliniques, elle cherche à monter en généralité et à cumuler des connaissances, en vue d’augmenter ses chances d’efficacité : en témoignent ses concepts diagnostiques, étiologiques ou métapsychologiques, ayant vocation à décrire/expliquer des cas en série, afin de mieux opérer avec chacun d’eux en particulier. Mais l’invention freudienne présente une caractéristique qui la situe à part des autres approches. Elle adopte en effet, simultanément à ses « montées en généralité », une démarche épistémo-clinique qu’on peut désigner, à l’inverse, comme « descente en singularité ».

7En médecine somatique, en psychiatrie ou en psychologie, la singularité est certes également l’objet de formes de savoir en lien à l’éthique clinique – les patients étant toujours uniques en leur genre. Mais cette dimension éthico-épistémique d’unicité reste à l’arrière-plan, la recherche de traitements généraux étant électivement valorisée et promue. Pour la psychanalyse, au contraire, la singularité du patient – ainsi que celle de l’analyste et de chacune de leur rencontre – est non seulement le fondement éthique du soin, mais aussi l’objectif privilégié en termes de recherche. L’inéquivalent, le non substituable, le non reproductible – soit ce qui signe l’unicité psychique au sens le plus fort, à ré-analyser pour chaque patient au décours de chaque séance – est en effet très vite considéré par Freud comme le levier thérapeutique le plus opérant en cure, donc ce qu’il s’agit de penser le plus rigoureusement – au sens scientifique – pour soigner au mieux.

8Si l’on part du principe que la « pensée clinique » est historiquement le lieu d’une tension entre la singularité des situations thérapeutiques et le générique de leur théorisation en vue de l’efficacité des soins, la psychanalyse apparaît alors comme une sous-discipline paradoxale, poussant au plus loin l’investissement concomitant de deux pôles logiques opposés : à la fois le générique (métapsychologie) et le typique (diagnostic, étiologie) ; et, tout autant, la singularité radicale (avec les traits uniques des cas).

9Par cette position épistémologique « à la limite », la psychanalyse contribue donc à une reproblématisation innovante de la question des niveaux logiques opérants, cruciale d’un point de vue thérapeutique. Est-ce avant tout au niveau du générique (comme en médecine) qu’il faut situer l’effort de vérité pour bien soigner, à l’échelle du typique (comme en psychologie), ou, au contraire, dans l’ordre de l’unique (proposition originale de la psychanalyse) ?

10Pour clarifier ce problème, nous proposons de circonscrire, dans un premier temps, la tension historique entre les niveaux logiques du singulier et du générique dans les principales disciplines cliniques (médecine somatique, psychiatrie, psychologie), dont les tendances générales indiquent une dé-singularisation/standardisation toujours plus prononcée de la pensée et des pratiques.

11Dans un deuxième temps, en nous appuyant sur un cas célèbre de Freud, nous tenterons de restituer, par comparaison, l’originalité de la psychanalyse, au tournant des xixe et xxe siècles. En effet, très vite, Freud constate un progrès dans l’efficacité du soin des « nerveux » grâce à un travail épistémique collaboratif sur leurs vécus psychiques singuliers. Il se voit alors cliniquement contraint d’inverser la hiérarchie dominante : le « penser par loi », en psychanalyse, perd de sa pertinence au profit du « penser par cas [2] ».

12Par ce geste à contre-courant, Freud importe un mode de raisonnement proche de celui des sciences humaines naissantes, dans un champ (le soin) de plus en plus indexé aux recherches de laboratoire (démarche expérimentale) et à la perspective des grands nombres (épidémiologie). Le genre nouveau de scientificité clinique promue par la psychanalyse, hybridant de multiples schèmes de pensée élaborés à partir de la pratique thérapeutique, rend alors possible l’extension de leur application à d’autres types de phénomènes, non cliniques à proprement parler, mais en rapport intime à l’« humain » (cf. en histoire, ethnographie, morale, littérature, art). Ce pour quoi d’aucuns proposent l’extension en retour du qualificatif « clinique » à tous les savoirs « humains » du singulier – point que nous discuterons en conclusion.

L’efficacité par la connaissance typique-générique : médecine somatique, psychiatrie, psychologie

13Les figures traditionnelles de cliniciens – le médecin somaticien depuis Hippocrate, puis, à partir du xixe siècle, les psychiatres et psychologues praticiens – sont historiquement associées à un sens aigu de l’observation des phénomènes pathologiques dans leurs singularités, doublé de la maîtrise de savoirs empiriques plus généraux, extraits de la mise en série des cas rencontrés. Accueillir les patients, repérer des éléments sémiologiques, déterminer une étiologie, un diagnostic, un pronostic, puis traiter au mieux les personnes en souffrance relèvent alors de compétences attentionnelles et théoriques de terrain, « à mesure humaine »

14Les progrès de la science à partir du xixe siècle, notamment le succès du dispositif expérimental, puis la montée en puissance des approches statistiques et épidémiologiques, ont cependant peu à peu transformé ce que « pensée clinique » et « soin » signifiaient traditionnellement. Au nom du progrès scientifique (et d’une plus grande efficacité escomptée), d’autres régimes d’attention et de raisonnement que ceux du groupe des cliniciens-chercheurs face à leurs patients se sont progressivement imposés à partir du laboratoire. En médecine somatique, en psychiatrie, puis en psychologie, la singularité des cas de patients a ainsi été pour part désinvestie, dans une quête de vérité réindexée à l’idéal nomologique des sciences expérimentales.

Les lois du bios et des grands nombres : Bernard, Pasteur et la médecine translationnelle

15En médecine somatique, deux noms, au xixe siècle, symbolisent la victoire du laboratoire sur la traditionnelle démarche clinique et l’introduction de nouvelles manières (extrinsèques) de penser « au chevet des patients » : Claude Bernard et Louis Pasteur.

16Dans son Introduction à la médecine expérimentale, critiquant l’« état arriéré [3] » de la médecine, plongée dans les « ténèbres de l’empirisme [4] » et rappelant que « [c]’est [au laboratoire] que le savant se retire pour chercher à comprendre, au moyen de l’analyse expérimentale, les phénomènes qu’il a observés dans la nature [5] », Bernard défend le projet d’une connaissance des mécanismes biologiques sous-jacents des maladies :

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Le sujet d’étude du médecin est nécessairement le malade, et son premier champ d’observation est par conséquent l’hôpital. Mais si l’observation clinique peut lui apprendre à connaître la forme et la marche des maladies, elle est insuffisante pour lui en faire comprendre la nature ; il lui faut pour cela pénétrer dans l’intime du corps et chercher quelles sont les parties internes qui sont lésées dans leurs fonctions. C’est pourquoi on joignit bientôt à l’observation clinique des maladies leur étude nécropsique et les dissections cadavériques. Mais aujourd’hui, ces divers moyens ne suffisent plus ; il faut pousser plus loin l’investigation et analyser sur le vivant les phénomènes élémentaires des corps organisés […], les conditions physico-chimiques qui entrent comme éléments nécessaires des manifestations vitales, normales et pathologiques [6].

18Dans ses Principes de médecine expérimentale, Bernard oppose ainsi la connaissance véritablement scientifique de la gale à celle simplement clinique de la fièvre. Dans le premier cas, on connaît la cause de l’infection, soit un type d’acarien (l’acarus scabiei), ce qui permet, en l’éliminant par le souffre, de faire entièrement guérir le malade de sa maladie de peau, en une forme de « loi scientifique [7] » du soin. Dans le second cas, on sait seulement que donner du quinquina fonctionne relativement bien (la température disparaît dans le plus grand nombre de cas), mais on n’a rien compris ni au mécanisme pathologique, ni aux causes de l’amélioration ou de la guérison. L’approche clinique traditionnelle est limitée dans la compréhension des maladies, pour Bernard, car le nombre de questions qu’elle peut poser et valider de façon rigoureuse (notamment reproductible) est plus faible que dans l’espace artificiel et contrôlé du laboratoire. D’autre part, pour Bernard, la pensée statistique n’est pas non plus le lieu d’une science médicale satisfaisante, étant incapable de déterminer précisément les mécanismes physio-pathologiques en jeu « dans tous les cas » réels[8].

19À la même époque, la réception par les médecins généralistes des travaux de Pasteur (en bactériologie et immunologie) permet de mesurer cette mutation du champ médical. Comme l’a bien analysé Bruno Latour dans Pasteur : guerre et paix des microbes, la clinique traditionnelle se voit alors fortement dépréciée du point de vue de la quête des vérités scientifiques, au nom des possibilités qu’offre le laboratoire et de leurs retombées en termes d’efficacité [9]. Les cliniciens en prennent conscience, non sans difficultés. C’est un regard expert autre que le leur qui va désormais leur recommander les « bonnes pratiques », dans le plus intime de leur cabinet. Un texte du Dr Hippolyte Jeanne – « La bactériologie et la profession médicale » –, en 1895, réfléchit bien cette situation, nommant très précisément les importants changements à l’œuvre :

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Il n’est peut-être pas trop tôt pour jeter d’avance un coup d’œil sur l’avenir que réserve au corps médical la révolution scientifique provoquée par les bienfaisantes découvertes de l’illustre Pasteur et son école. […] La chirurgie et l’hygiène sont conquises : la médecine d’autrefois n’est plus elle-même en mesure de disputer le terrain. Le diagnostic, cet élément primordial de notre art, ne saura bientôt plus se passer du microscope, de l’analyse bactériologique ou chimique des cultures, des inoculations, en un mot de tout ce qui peut fournir à nos appréciations des données absolument exactes. Mais que deviendront alors le flair médical, le je ne sais quoi que nous croyons pouvoir mettre en avant, et l’expérience, cette garantie que le public exigeait de nos cheveux blancs ? […] [Q]uand la lutte pour l’existence va s’engager, entre nous et ces jeunes gens armés d’un savoir différent du nôtre, […] ne sommes-nous pas menacés à bref délai d’une écrasante et irrémédiable défaite ? Le public sera-t-il pour nous [10] ?

21La sincérité criante du texte en fait un document inédit sur les mutations de la médecine, à la fin du xixe siècle. S’y joue en effet, après les recherches pionnières de Pierre-Charles Louis, Claude Bernard et autres médecins d’esprit « numériste » et expérimental, le passage d’un paradigme « eminence based[11] », fondé sur la valeur d’autorité des « cheveux blancs », c’est-à-dire l’expérience personnelle (croisée avec celle des pairs), à un paradigme « evidence based », fondé sur l’interprétation de « données absolument exactes », tirées de protocoles de recherche contrôlés, le plus souvent menés sur de grandes cohortes de cas au laboratoire, par des non-« cliniciens » (au sens classique du terme).

22On mesure, au travers de ce texte extrait d’une revue destinée aux professionnels de santé, à quel point ce qui a aujourd’hui pris nom de « médecine translationnelle » – soit la démarche expérimentalo-clinique allant « de la paillasse au chevet du patient [bench-to-bedside] [12] » – est en préparation dès le xixe siècle, requalifiant la recherche traditionnelle (ancrée dans la relation de soin) de « résidu pré-scientifique », sauf dans les cas (à part) de maladies rares ou hypercomplexes, qui la nécessitent encore aujourd’hui [13]. Ce que cherche à atteindre la médecine dite « scientifique » (fondée sur l’extra-clinique, c’est-à-dire pour part émancipée des traditionnelles dimensions et mesure « humaines »), c’est un savoir fiable qui soit commun à tous les cas possibles, et non indexé seulement à l’idiosyncrasie de situations singulières. À cette fin, elle doit s’extirper du contexte de la relation de soin et se reconstruire dans l’espace décontextualisé du laboratoire ou de la pensée épidémiologique, au moyen d’un ensemble de variables contrôlées, extraites des malades ou de leur maladie.

23Les grandes étapes sont les suivantes :

  • 1948, premier essai contrôlé randomisé [14] ;
  • 1992, paradigme de l’evidence based medicine (EBM), hiérarchisant tous les soins existants en fonction de leur valeur statistiquement probante [15];
  • 2000, idée d’un nouvel esprit clinique « translationnel », essentiellement indexé aux résultats de laboratoire, lancée par le National Institute of Health américain, puis reprise au niveau des recommandations internationales de santé publique, ayant valeur de directive pour la plupart des pays du monde [16].

24Actuellement, en médecine, sont promus parmi les traitements expérimentalement contrôlés ceux qui sont statistiquement applicables au plus grand nombre. La dé-singularisation des vérités scientifiques constitue le plus haut niveau de preuve, selon le modèle d’une « clinique orientée par la recherche extra-clinique », lequel a désormais supplanté, sauf dans un certain nombre de cas d’exception, le traditionnel modèle de la « recherche orientée par la clinique ».

25C’est une redéfinition très forte de ce que « pensée clinique » et « soin » veulent dire, qui modifie en retour la teneur épistémique contemporaine de l’acte médical en un sens techniciste-opératoire [17], non sans controverses de divers ordres [18].

La psychiatrie et son approche nomologique des maladies mentales

26Une telle laborantisation de la pensée clinique, en médecine somatique, a indéniablement permis de grandes avancées du point de vue de la connaissance et de la fiabilité des traitements. C’est aussi pourquoi en psychiatrie l’idéal nomologique n’a jamais cessé d’être régulièrement réalimenté, malgré de plus faibles incidences en termes scientifiques et thérapeutiques. En outre, les dites « maladies mentales » ayant pendant longtemps offert peu de prises pour la recherche en laboratoire, c’est la démarche statistique (plus faible épistémiquement) qui a historiquement prévalu lorsqu’il s’est agi de trouver des « lois » au soin – c’est-à-dire de dépasser les acquis strictement « cliniques » du colloque singulier entre le patient et son psychiatre.

27On doit à Steeves Demazeux d’avoir su mettre en valeur, après les travaux de Theodore Porter, les tentatives pionnières des aliénistes français pour caractériser à l’aide d’items chiffrables et statistiquement opérables les différents types de « folie [19] ». De Pinel à Lisle en passant par Esquirol ou Leuret, ceux qui furent les premiers grands médecins de la folie humaine accompagnèrent en effet leur travail sémiologique et typologique de cliniciens classiques d’enquêtes numériques novatrices, destinées à isoler les facteurs croisés de l’apparition, du développement et/ou de la rémission des troubles psychiatriques. Le but était de mieux comprendre les ressorts objectivables de chacun d’eux, pour mieux les traiter. Pinel écrit ainsi, dès Résultats d’observations et constructions des tables pour servir à déterminer le degré de probabilité de la guérison des aliénés (1807), que l’aliénisme « ne peut prendre le caractère d’une vraie science que par l’application du calcul des probabilités [20] ». Son élève Esquirol poursuit dans cette voie :

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Il est des médecins de bonne foi qui n’aiment pas la statistique ? Ont-ils bien réfléchi que les sciences d’observation ne peuvent se perfectionner que par la statistique ? Qu’est-ce que l’expérience, sinon l’observation de faits répétés souvent et confiés à la mémoire [21] ?

29Pendant tout le xixe siècle, cependant, de telles initiatives ne permettent pas autant qu’on l’avait espéré de mieux soigner les maladies mentales. On retrouve ici la question des niveaux logiques opérants en clinique, avec ce problème fondamental qui ne cesse de se déployer dès qu’on quitte le terrain plus « stable » du corps biologique (lequel, lui, est commun à l’espèce) : les données statistiques moyennes concernant les troubles psychiatriques permettent-elles de saisir les articulations « réelles » de ces troubles, au cas par cas ? Autrement dit, d’un point de vue ontologique, les différents genres de « troubles mentaux » ont-il des articulations génériques, communes à tous les patients atteints du même trouble, et donc saisissables sinon par des mécanismes partagés, du moins indirectement au moyen de statistiques, ou, au contraire, leurs articulations « profondes » sont-elles avant tout singulières ?

30Si l’on se tourne, à cette même époque, du côté des approches organogénétiques des troubles psychiatriques issues de la médecine, elles offrent de fait peu d’avancées scientifiques, hormis pour les maladies neurologiques. Elles n’ouvrent pas non plus de grandes perspectives thérapeutiques, la neuropharmacologie et la neurochirurgie étant alors peu développées. C’est pourquoi cette spécialité médicale « à part » qu’est la psychiatrie demeure longtemps « clinique » au sens traditionnel du terme [22].

31Ce n’est qu’à partir des années soixante-dix que le colloque singulier du patient et de son psychiatre, à cette époque très imprégné de savoirs psychologiques et/ou psychanalytiques non médicaux, se voit à nouveau réinvesti par des savoirs scientifiques à ambition nomologique. La nécessité d’enquêtes épidémiologiques aux États-Unis pousse à un renouveau de la pensée statistique en psychiatrie, laquelle exige une opérationnalisation des diagnostics [23] qui aboutit à la troisième version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM [24]). C’est tout le raisonnement psychiatrique classique qui est progressivement transformé dans le monde anglo-saxon des années quatre-vingt, par importation de manières algorithmiques de penser face aux patients (check-lists, arbres décisionnels).

32Entre-temps, depuis les années soixante, la chimiothérapie s’est développée avec la découverte de nouveaux psychotropes. La compréhension neuroscientifique des mécanismes d’action de ces médicaments laisse alors espérer, selon Steeves Demazeux, une « lente et profonde réorganisation conceptuelle […] entre la psychiatrie et les “sciences du cerveau” [25] ». Le postulat est le suivant : les cerveaux humains (comme les corps en médecine somatique) présentent des particularités liées à l’évolution naturelle qui pourraient, si elles étaient bien comprises – et au-delà des inévitables variabilités individuelles –, permettre de soigner mieux les patients psychiatrisés que l’approche au cas par cas et l’humaine compréhension du patient, de son histoire de vie, de ses ressources et fragilités propres. Cette perspective signe le début du déclin de la vieille tradition clinique en psychiatrie, fondée sur l’observation et la compréhension des personnes en souffrance. Paul Bercherie le pointe en 1985 dans son Histoire et structure du savoir psychiatrique : « Depuis déjà quelques décades, la psychiatrie a commencé à avoir honte de la clinique pure, de la simple observation, du regard […] [26]. »

33Depuis la « décennie du cerveau » [27] (1990-2000), les approches neuropharmacologiques et neurochirurgicales ont toujours plus de poids dans la théorie et le soin psychiatrique, au point d’avoir relégué à l’arrière-plan, au nom d’une efficacité présumée supérieure, toute entreprise de ressaisie et d’accompagnement de la singularité des patients, laquelle s’autodésigne parfois, pour marquer sa différence, comme projet de « psychiatrie artisanale [28] ».

34Le programme de recherche Rdoc, initié en 2009 par le National Institute of Mental Health américain [29], confirme l’hégémonie théorique actuelle de l’axe neuroscientifique en psychiatrie, bien que le soin des patients atteints de troubles dits « mentaux » continue de faire montre d’une certaine résistance à son arraisonnement laborantin, vraisemblablement eu égard à la complexité bio-psycho-sociale par ailleurs reconnue [30].

La lente conquête par les grands nombres de la clinique psychologique

35En psychologie, la laborantisation actuelle de la pensée clinique est également liée à l’essor des sciences du cerveau, ces dernières décennies, ainsi qu’aux plus larges neurosciences cognitives [31]. Historiquement, au xixe siècle, la psychologie est certes née comme discipline expérimentale, au travers de la psychophysique (Fechner, Wundt) ou de la psychométrie (von Helmholtz, Hirsch, Galton, Mckeen Cattell, Binet [32]), mais de telles sous-disciplines n’étaient d’aucun secours dans le soin – leurs résultats partiels chiffrés, produits au laboratoire, étant inadaptés pour saisir les aspects les plus décisifs de la vie psychologique d’un point de vue thérapeutique.

36À côté de la psychologie expérimentale existait donc une psychologie dite « clinique », attelée à la compréhension des mécanismes psychiques à partir d’études de cas uniques, mis en séries [33]. L’efficacité thérapeutique recherchée au cas par cas des patients et de leurs symptômes singuliers donnait alors lieu à une certaine cumulativité des savoirs, toujours soucieuse, cependant, de l’individualité des psychismes [34].

37En psychologie, la dé-singularisation/standardisation des pratiques cliniques ne devient prégnante qu’à partir des années quatre-vingt – et d’abord aux États-Unis –, avec certaines étapes clés :

  • en 1924, suite aux expérimentations behavioristes de John Watson sur le conditionnement animal [35] puis humain [36], Mary Jones « applique » cette science naissante sur le petit Peter (2 ans et 10 mois) pour le libérer de sa peur des lapins, par désensibilisation ; c’est la première thérapie comportementale [37] ;
  • dans les décennies qui suivent, le modèle dit de « Boulder [38] » incite les psychologues à utiliser avec leurs patients des techniques conceptualisées et testées au laboratoire, puis protocolisées pour la « relation patient [39] » ; il s’agit alors, pour les psychologues cliniciens « modernes », d’être des « praticiens scientifiques [scientist-practitionners] [40] » ;
  • ce projet séminal d’une « ingénierie du comportement [behavioral engineering] [41] » se développe ensuite, avec, par exemple, l’invention de la méthode d’analyse comportementale appliquée (Applied Behaviour Analysis – ABA), développée par Ole Ivar Lovaas, que celui-ci applique aux troubles autistiques à des fins de rectification de leurs comportements [42] ;
  • la naissance des sciences cognitives, dans les années cinquante-soixante, permet de complexifier et assouplir cette approche expérimentaliste de la clinique, en introduisant les « cognitions » entre les stimulus et les réactions comportementales [43] ; cela donne naissance– dans les années soixante-dix – aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC), fondées sur les théories réactualisées de l’apprentissage [44] ; les techniques utilisées (jusqu’à aujourd’hui) sont celle de la restructuration cognitive, de la dé-sensitivation par exposition, de l’entraînement aux compétences sociales, du modeling (identification à des modèles performants) – autant de techniques initialement pensées (puis testées) au laboratoire, permettant de poursuivre l’idéal nomologique d’un « refaçonnage générique des comportements ». Les cognitions y sont elles-mêmes vues comme des formes de « comportements » (internes) objectivables, causés par des mécanismes neuronaux communs au sein d’homo sapiens, donc justifiables de traitements standards – les TCC, en l’occurence [45].

38Il faut alors revenir à la toute fin du siècle dernier pour voir être redéfini ce que « soigner » veut dire en psychologie, dans les pas du modèle médical et simultanément aux mutations similaires du champ psychiatrique. Simon McFall, dans « Manifesto for a science of clinical psychology », se fait ainsi l’écho en psychologie clinique d’une tendance forte à la dévalorisation de l’approche classique, ordonnée à la rencontre singulière avec des patients : « Pour que la psychologie clinique soit cohérente, la formation scientifique [de type expérimental et/ou épidémiologique] doit être intégrée dans tous les contextes et pour toutes les tâches [46]. »

39L’idéal sous-jacent, qui n’est que celui (réactualisé) de la psychologie comportementale de Watson, consiste à en finir définitivement, à terme, avec la figure du psychologue thérapeute autonome dans ses conduites cliniques (bien qu’indexant celles-ci à des savoirs reconnus). En effet, si le savoir efficace dans le réel n’a au fond plus rien à voir avec la subjectivité et le style du clinicien, classiquement nécessaire pour ressaisir celle du patient – mais moins utile du point de vue d’un modèle (translationnel) se proposant d’implémenter cliniquement des vérités génériques de laboratoire – pourquoi continuer d’utiliser des êtres doués d’une vie psychique singulière pour soigner ? Ils ne peuvent qu’être moins rigoureux et protocolaires dans leur action que ne le sont des intelligences artificielles programmées pour « traiter ».

40Simon et Ludman permettent de mesurer la mutation nouvelle. Dans « It’s time for disruptive innovation in psychotherapy », en 2009, ils actent la prééminence des modèles théoriques standards (issus du laboratoire) sur les thérapeutes (singuliers) censés les appliquer. Cela permet d’ouvrir la perspective, aujourd’hui en expansion, de thérapies virtuelles informatisées, sans présence concrète de thérapeutes [47].

41Quatre ans plus tard, au détour d’un autre article paru dans le tout aussi prestigieux American Journal of Psychiatry, les mêmes auteurs poussent plus loin leur raisonnement, en un alignement drastique de la psychologie scientifique sur la médecine expérimentale : dans la vie quotidienne, selon eux, on préfère le local et le singulier pour certaines choses (le pop corn bio, par exemple, qui a le goût du champ d’à côté) mais le décontextuel et le standard pour d’autres choses (les freins de nos voitures). Inversement, le pop corn fabriqué en usine paraît insipide, et le frein bricolé par un artisan dans son garage personnel peu fiable pour préserver notre vie sur la route. Du point de vue de notre santé, tout autant, on préfère assurément, toujours selon Simon et Ludman, des médicaments et opérations chirurgicales standards et contrôlés en laboratoire plutôt que des remèdes et interventions artisanales. Alors, pourquoi pas pour les psychothérapies ? C’est la question provocatrice qu’ils pensent devoir être posée :

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Les traitements de santé mentale sont-ils plus proches de la consommation de pop corn ou de l’utilisation de freins de voiture ? On classe généralement les traitements médicamenteux dans le deuxième groupe, où nous privilégions une qualité uniforme du traitement plutôt que le savoir-faire unique d’un artisan. La récente épidémie de méningite due aux fabrications locales d’une pharmacie ne fait que renforcer l’argument en faveur des produits pharmaceutiques « fabriqués en usine ». Un processus de production centralisé et standardisé pour les médicaments améliorera généralement la qualité et la sécurité. Mais nous continuons de considérer que les interventions psychosociales (comme l’accueil et le soin, ou les psychothérapies) ressemblent davantage à un bon pain artisanal qu’à des freins de voiture. Nous préférons que nos interventions psychosociales soient menées localement, à la main, et soient uniques en leur genre [48].

43Simon et Ludman nous permettent ici d’avoir un aperçu fulgurant des tendances actuellement à l’œuvre dans le champ psychologique. Plutôt que l’artisan du soin, formé par l’expérience clinique et l’intersubjectivité critique au sein d’un champ de recherche partagé, l’exigence scientifique dominante attend plutôt du psychologue qu’il soit un expert, capable d’appliquer les techniques les plus efficaces éprouvées au laboratoire, selon un modèle paramédical du soin – les psychothérapies étant alors conçues comme s’administrant à la façon de « médicaments ».

44Le projet Delaware, successeur contemporain du modèle de Boulder, et inspirant aujourd’hui beaucoup d’universités dans le monde, acte cette redéfinition du métier de psychologue. Le praticien y est appelé à se former scientifiquement à la « gestion de soin [care management[49]] », pour « façonner [shape] de meilleurs résultats [50] » chez ses patients, alors avant tout pensés comme des cas particuliers de types de maladies.

45En somme, le psychologue clinicien du futur pourrait devenir de plus en plus un psycho-technicien appliquant au mieux les « recommandations de bonne pratique » élaborées par d’autres que lui (comme la Haute Autorité de Santé en France), à partir de résultats produits hors de la situation clinique de soin. La singularité des patients, indexée à leur vie psychique propre, à leur mémoire, à leurs idéaux, à leurs positionnements subjectifs – singularité qu’ils adressent à tel clinicien et non à tel autre –, n’apparaîtrait alors plus comme le niveau logique le plus pertinent ni, supposément, le plus efficient (ce qui reste à prouver [51]).

46Dans cette perspective « translationnelle » nouvelle, on ne soignerait plus tel patient phobique avec telle histoire propre dans tel contexte de vie, mais « une » phobie, supposément commune à d’autres « malades » du même type, repérée chez chacun d’eux comme un symptôme sans contexte, au moyen d’un ensemble de techniques standards jugées efficaces pour « toute » phobie. Quant à la singularité du clinicien, elle passerait également à l’arrière-plan, la plus grande partie de l’efficacité étant supposée liée aux protocoles standards sans cesse réactualisés qu’il se devrait d’utiliser.

L’efficacité par l’unique en psychanalyse : l’exemple de Lucy R.

47Au vu de cet aperçu des tendances historiques de la « pensée clinique », une sous-discipline apparaît clairement comme étant à contre-courant, dans le champ du soin : la psychanalyse. Si, comme les autres, elle monte en généralité pour agir, elle adopte en même temps une démarche inverse. Au nom de l’efficacité thérapeutique recherchée, qui implique la plus grande finesse dans les repérages relatifs à la vie psychique, elle descend en singularité.

48La psychanalyse n’est cependant pas née tout d’un coup. Elle est la conséquence méthodologique puis théorique d’un cheminement cohérent de la part de Freud [52], qui a d’ailleurs su convaincre de ses « bonnes raisons », en son temps comme aujourd’hui, une partie des médecins somaticiens, psychiatres et psychologues eux-mêmes (surtout parmi les thérapeutes).

49Dressons un bref tableau du chemin parcouru. D’abord formé au raisonnement médical (sémio-typologique), Freud assimile en tant que psychothérapeute les principes de la psychologie clinique naissante qu’il rethéorise, pour se démarquer de la psychologie expérimentale, en un modèle holistique dit « psychodynamique ». Ce geste lui permet de postuler l’existence d’un appareil psychique individuel chez chacun, en complément des appareils somatiques déjà connus (digestif, visuel, moteur), et donc de légitimer la prise en compte d’une vie psychique complexe, stratifiée, en partie autonome vis-à-vis des lois de fonctionnement de ses propres substrats biologiques – c’est-à-dire redevable d’autres logiques descriptives/explicatives/prédictives. À partir de là, objectivant le matériel de parole recueilli en séance (selon le dispositif clinique de l’association libre), il infère un ensemble de processus de pensée non conscients faisant rupture avec la réflexivité psychologique spontanée (psychologie naïve, de type introspectif). Enfin, il assume un postulat d’universalité pour les processus de la vie psychique, conscients comme inconscients, par décision méthodologique ouverte à révision éventuelle [53].

50Le repérage de ces processus, comme les mécanismes de défense, par exemple, lui permet de renouveler les hypothèses étiologiques de certains troubles, notamment des troubles (psychogènes) considérés comme « névrotiques », « narcissiques », « pervers » ou « psychotiques », à l’exception des troubles somatogènes, pour lesquels l’équation étiologique est autre. L’efficacité cliniquement observée des pratiques psychanalytiques valide en retour, à la mesure de la rigueur des évaluations produites, la robustesse des concepts disciplinaires, soit le fait qu’ils cernent une forme de « réel » psychologique.

51Poussant plus loin son projet de compréhension de la vie psychique, Freud est enfin conduit à situer au niveau de ce qu’on pourrait nommer les « représentations uniques opérantes » le ressort de toute cure psychanalytique. Ces représentations sont propres à chaque patient, non reproductibles, et nécessitent un long et difficile travail de mise au jour : la cure analytique, en somme. C’est en ce sens que Freud, dans À partir de l’histoire d’une névrose infantile (1918), distingue la psychanalyse des « psychothérap[ies] de vieux style [54] » : au sens précis où une cure analytique « atteint [un] sommet [55] » du point de vue de la précision des repérages épistémiques et, par là, supposément, des effets thérapeutiques.

52De la même façon que les autres sous-disciplines cliniques, la psychanalyse monte donc en généralité pour mieux opérer : elle requiert un horizon diagnostique et étiologique, et des repères typologiques et génériques. Mais, au contraire de celles-ci, et dans le même temps, l’invention épistémo-clinique freudienne consiste à descendre en singularité pour agir – ce que lui permet sa « résidence principale [56] » au cœur de la rencontre avec les patients, dans l’intimité (finement étayée sur la parole) de la situation clinique. Elle propose en définitive une forme de soin à nul autre pareil.

53C’est ce statut paradoxal qu’il nous faut à présent ressaisir à partir d’un cas concret de travail thérapeutique décrit par Freud, celui de Lucy R., dont nous essaierons ensuite de tirer des enseignements pour une compréhension plus précise des controverses qui font actuellement rage au sein du champ clinique – notamment psychologique.

Le cas de Lucy R., ou l’unicité au service de l’efficacité

54Pourquoi le cas de Lucy R., tiré des Études sur l’hystérie (1895) ? Il présente ici pour nous un double avantage : court, mais suffisamment détaillé, il permet de descendre en singularité avec Freud, en suivant sa pensée ; en outre, prenant place chez lui avant la naissance officielle de la psychanalyse, il rend compte du style de raisonnement « analytique » sans surthéorisation excessive, le livrant au lecteur dans son plus simple appareil.

55Bien sûr, les pratiques thérapeutiques a-théoriques n’existent pas. Et l’on doit garder à l’esprit ce qui fait office de préconception chez Freud, dans les années 1890, eu égard à sa démarche de soin. Lecteur de toute une littérature psychothérapique d’époque, et nanti de ses propres premières expériences (comme sa cure inaugurale d’Emmy von N.), Freud est ouvert à l’idée commune selon laquelle certains troubles qualifiés de « psychogènes » s’enracinent dans le terreau singulier de la vie psychique. Explorer les multiples strates dont ce terreau est constitué, pour Freud comme pour d’autres cliniciens de son temps, a donc certaines chances d’être opérant en vue de l’amélioration des symptômes qui ont amené les patients à consulter.

56Quel est le contexte de la prise en charge de Lucy R. ? Une jeune femme de trente ans vient consulter Freud pour des problèmes qu’un premier médecin n’a pas pu ou su traiter. Des symptômes négatifs : perte complète de l’olfaction, fatigue, humeur dépressive, baisse de l’appétit. Et un symptôme positif : une perception olfactive qui lui vient parfois et qui la poursuit, sans objet externe identifiable. Le nez, note Freud, ne présente aucun problème anatomique, ni lésionnel.

57En une alternance d’approches logiques par le côté typique des symptômes puis par l’unicité de certaines représentations affectées propres à la patiente – ces dernières prenant de plus en plus de place dans la pratique et, de ce fait, au niveau de la texture du récit clinique –, Freud expérimente et proto-théorise une nouvelle forme de soin psychique, qui prendra dès l’année suivante le nom de « psychoanalyse », en français dans le texte [57].

58Freud demande d’abord à sa patiente de décrire l’odeur qu’elle perçoit, puisque tel est le problème avec lequel elle se présente à lui. Lucy R. répond que la senteur est « comme [celle] d’un entremets brûlé [58] ». Cette représentation affectée appartient singulièrement à celle qui l’énonce. Appliquer une connaissance générique, comme Freud le fait d’abord, en requalifiant le phénomène vécu de « sensation olfactive subjective [59] » (puis plus tard de « petite hystérie légère [60] »), est scientifiquement important (dans l’ordre de la connaissance), mais s’avère assez vite de peu de secours d’un point de vue thérapeutique – le diagnostic n’étant associé à aucun traitement standard, a priori applicable (à l’inverse de ce qui a lieu en médecine).

59Pour comprendre de quoi ce symptôme est supposément l’effet, et par là tenter d’en cerner certaines causes, il semble opportun à Freud de remonter les fils associatifs jusqu’au terreau psychique de son hypothétique genèse. Il commence la cure, à partir du premier fil tendu par sa patiente : « Je décidai […] de prendre l’odeur d’“entremets brûlé” comme point de départ de l’analyse [61]. »

60En psychothérapie, hier comme aujourd’hui, tout ce qui est réputé marcher parfois est à considérer. La suggestion hypnotique, restituable comme l’acte d’affirmer avec autorité à un patient (mis en condition) que son symptôme va disparaître, fait partie des outils déjà utilisés avec certains succès par Freud, bien que ces derniers, de son propre aveu, soient mitigés.

61Il s’y essaie avec Lucy R. mais, avec elle, cela échoue. Il lui propose alors de s’allonger sur le dos, de se concentrer et de tenter de répondre à ses questions à propos de l’odeur incommodante. Cependant, à chaque fois qu’il l’interroge (« depuis combien de temps avez-vous ce symptôme ? » ; « d’où provient-il ? »), la patiente lui répond par un « cela, je ne le sais vraiment pas [62] ».

62Postulant qu’elle sait sans savoir qu’elle sait – car une association psychique doit bien exister en elle, c’est le postulat proto-théorique –, il insiste, en lui faisant des pressions sur la tête : « quelque chose vous passera par la tête, une idée qui vous viendra, et cela, vous l’attrapez. C’est cela que nous cherchons [63] ». À l’aide de ces suggestions indirectes, il finit par faire revenir chez elle le souvenir de la scène où est apparue pour la première fois l’odeur d’entremets :

63

C’était il y a environ deux mois, deux jours avant mon anniversaire. J’étais avec les enfants dans la salle d’études et je jouais avec elles (deux filles) à faire la cuisine, voilà que me fut remise une lettre que le facteur venait de déposer. Je reconnus au cachet de la poste et à l’écriture que c’était une lettre de ma mère, de Glasgow, je voulus l’ouvrir et la lire. Les enfants se précipitèrent alors sur moi, m’arrachèrent la lettre des mains et crièrent : Non, tu n’as pas le droit de la lire maintenant, c’est certainement pour ton anniversaire, nous allons te la mettre de côté. Pendant que les enfants jouaient ainsi autour de moi, se répandit soudain une odeur intense. Les enfants avaient planté là l’entremets qu’elles avaient sur le feu et il avait brûlé. Depuis lors, cette odeur me poursuit, elle est en fait toujours là et devient plus forte quand je suis en émoi [64].

64Freud, cependant, ne comprend pas pourquoi l’arrivée d’une lettre venant de sa mère peut avoir un tel effet sur la patiente (avoir « causé » chez elle l’odeur insistante). Du point de vue de sa description extérieure, cette scène est assez banale. Lui ayant demandé ce qui a pu la mettre dans un tel émoi, elle répond : « Cela me touchait que les enfants aient été si tendres envers moi [65]. »

65La réponse sonne comme une banalité, c’est-à-dire une idée générale qui pourrait s’appliquer à n’importe qui dans n’importe quelles circonstances. Freud n’est scientifiquement pas satisfait. Les enfants, d’ailleurs, ne sont-ils pas « en général » toujours ainsi tendres envers elle ? Et la patiente de répondre : « Si, mais justement [plus] quand je reçus la lettre de la mère [66]. »

66Freud reste sceptique. Il conjecture une conflictualité dans la position subjective de la patiente (seule manière de comprendre l’émoi décrit), mais sans savoir précisément où celle-ci pourrait se localiser. Lucy R. finit par s’expliquer : « C’est que j’avais l’intention de partir chez ma mère, et en même temps, j’avais le cœur gros de quitter ces chers enfants [67]. »

67Une forme de conflit est certes énoncé relativement à la mère, mais Freud ne comprend toujours pas l’enchaînement psychologique. Il n’y a là rien qui semble pouvoir prendre une valeur traumatique, au point de conduire au symptôme adressé à lui comme une énigme. Tirant le nouveau fil amené par sa patiente, il s’enquiert de la question maternelle, chez elle : « Qu’en est-il de votre mère ? Est-elle donc si seule dans la vie et vous a-t-elle appelée auprès d’elle ? Était-elle malade à cette époque et vous attendiez de ses nouvelles [68] ? ». Mais Lucy R. récuse cette piste : « Non, elle est maladive mais pas précisément malade et elle a une dame de compagnie avec elle [69] ». Dont acte.

68Freud essaie alors d’explorer la piste des enfants, pour voir si ne s’y cacherait pas une intensité larvée, pointant vers un « réel » psychique d’abord insoupçonné. Pourquoi devait-elle quitter les enfants ? La lettre ne l’implique pas forcément. À ce point, Lucy ajoute que l’atmosphère au travail était devenue empoisonnée. Le reste du personnel de maison s’était en effet ligué contre elle, de sorte qu’elle avait entre temps donné sa démission. Au moment de l’arrivée du courrier, elle associait donc cette lettre de la mère au fait qu’elle irait bientôt la retrouver chez elle et cesserait définitivement de voir les enfants. Nouvelle tentative de Freud : « Et quelque chose de particulier vous attachait-il aux enfants, hormis leur tendresse pour vous [70] ? ».

69Soudain, accélération de la cure. Un riche matériel clinique apparaît. Sur son lit de mort, la femme du patron (qui était une parente éloignée de Lucy R.) lui avait demandé de lui promettre qu’elle s’occuperait de toutes ses forces de ses propres filles, qu’elle ne les quitterait pas et qu’elle la remplacerait auprès d’elles. La patiente peut à présent conscientiser ceci, mettant au jour une première strate de conflit intrapsychique : « [C]ette promesse, je l’avais rompue quand j’avais donné ma démission [71] ».

70Freud résume alors les avancées du travail d’analyse. Le trauma, associé à l’odeur d’entremets, serait né d’un conflit entre la lettre de sa mère (associée à son départ, lui-même associé à sa démission) et la promesse faite à la mère des enfants de rester auprès d’eux. Il y aurait là une inconciliabilité psychique de deux complexes représentatifs. Une telle interprétation lui semble narrativement séduisante, mais scientifiquement faible, en ce qu’elle se nourrit encore trop de généralités psychologiques (cela sonne comme un conflit assez commun) et s’avère incapable d’expliquer les ressorts subjectifs intenses, précis – et, pour lui, supposément inconscients –, de la pathogenèse :

71

Je ne me tenais pas pour satisfait de l’éclaircissement ainsi obtenu. Tout cela semblait certes assez plausible, mais quelque chose me manquait, une raison acceptable disant pourquoi cette série d’excitations et cet antagonisme des affects ne pouvaient justement conduire qu’à l’hystérie. Pourquoi tout cela ne restait-il pas sur le terrain de la vie psychique normale [72] ?

72Sur la base des éléments dont il dispose, Freud propose alors une nouvelle construction, plus apte selon lui à rendre compte de l’intensité du conflit subjectif :

73

Si j’additionnais la tendresse pour les enfants et la susceptibilité envers les autres personnes de la maisonnée, cela n’autorisait qu’une interprétation. J’eus le courage de communiquer cette interprétation à la patiente. Je lui dis : « Je ne crois pas qu’il y ait là toutes les raisons pour ce que vous ressentez envers les deux enfants ; je suppose plutôt que vous êtes amoureuse de votre patron, le directeur, peut-être sans le savoir vous-même, que vous nourrissez en vous l’espoir de prendre effectivement la place de la mère, et à cela s’ajoute encore que vous êtes devenue si susceptible à l’égard des domestiques avec lesquels vous avez vécu en paix pendant des années. Vous craignez que ceux-ci viennent à remarquer quelque chose de votre espoir et à se moquer de vous à cause de cela [73] ».

74Suite à quoi, sur un mode dubitatif, laconique et banalisant, sa patiente répond : « Oui, je crois qu’il en est ainsi [74] ». Freud lui demande alors pourquoi elle ne l’a pas dit, si elle le croit. Et Lucy lui fait cette réponse (à partir de laquelle Freud extrait le concept descriptif du « refoulement », qui arme après coup sa trame narrative) : « C’est que je ne le savais pas, ou mieux, ne voulais pas le savoir [75] ».

75Cependant, Freud n’est toujours pas satisfait par cette docilité apparente de la patiente. Il n’a toujours pas localisé en détail l’intensité excitationnelle pathogène. Il n’a toujours pas ressaisi les coordonnées déterminées du symptôme. Selon son expérience, il n’y a dé-refoulement effectif de vécus inconscients que si cela est psychiquement suivi de processus de changement, tant au niveau représentationnel que du point de vue affectif (les acquiescements déclaratifs ne suffisent pas). Or ce n’est pas le cas.

76Freud choisit alors de suivre la piste de l’état amoureux de Lucy R., reconnu par sa patiente. Cette dernière, en conséquence, se ressouvient d’une scène selon elle très intense, où, après la mort de son épouse, le patron l’aurait regardée avec un air extrêmement « doux », lui, si réservé d’habitude, tout en lui disant qu’il comptait sur elle pour prendre soin des deux orphelines. Très vite, elle aurait oublié cet épisode, suivi d’aucun effet quant à leur relation réelle.

77Freud conjecture alors que l’inclination préalable de Lucy R. pour son patron, intensifiée par la scène sur le lit de mort (où l’épouse lui demande de prendre sa place de mère auprès des enfants, donc indirectement d’épouse auprès du mari), se ravive encore – à un niveau quantitatif interne –, suite aux yeux extrêmement « doux » du patron, puis prend finalement consistance fantasmatique chez sa patiente, c’est-à-dire se noue en un événement psychique qui n’appartient qu’à elle. Il se le dit en ces termes : le regard doux, peut-être, s’adressait à la défunte femme, alors qu’il parlait de ses enfants, et elle l’aura pris pour elle. Il propose cette interprétation à Lucy, à qui, cette fois, cela parle beaucoup plus nettement. L’effet clinique est vite objectivable : l’odeur d’entremets brûlé disparaît dans la foulée.

78Quelques semaines plus tard, cependant, une nouvelle odeur subjective – de cigare, cette fois-ci – fait son apparition, substituant donc un symptôme à un autre. Le travail est à reprendre, à partir des fils associatifs où ils se sont arrêtés. Abrégeons. Lucy R., après quelques séances et élaborations propres, finit par en arriver à une scène à nouveau très marquante pour elle, où le patron hurle à son comptable, venu dîner un soir et qui va pour embrasser les enfants, « Ne pas embrasser les enfants [76] ! ». Elle en est bouleversée – cela lui « perce le cœur », dit-elle. La pièce est alors emplie d’odeurs de cigare.

79Pourtant, remarque Freud, l’attaque n’est pas dirigée contre elle. Pourquoi donc un tel écho psychique chez elle ? Se serait-elle dit que, si elle était la femme de son patron, elle aurait aussi à subir ça ? Réponse réfutante de Lucy R. : « Non, ce n’est pas cela [77] ». La cure se poursuit donc.

80Une scène résolutrice de l’analyse se dévoile enfin derrière celle du comptable, située antérieurement dans le temps : un jour, une amie du patron était venue et avait embrassé les enfants ; le patron avait attendu que l’amie parte et s’était véritablement déchaîné verbalement sur Lucy ; il l’avait rendu responsable de tels baisers ; son devoir, selon lui, était de ne jamais permettre ça ; si cela se reproduisait, il confierait les enfants à quelqu’un d’autre. Fin de la séquence.

81Cette scène, la dernière à apparaître dans la cure, mais inaugurant les troubles, avait eu lieu à l’époque où elle attendait au plus haut point de son patron une confirmation de la réciprocité amoureuse qu’elle avait cru pouvoir déceler dans l’extrême « douceur » de son regard. Elle avait alors compris à cet instant précis qu’il ne l’aimait pas du tout, qu’il ne l’aimerait jamais, qu’elle s’était trompée, avec toutes les conséquences de vie que cela enveloppait (elle resterait sûrement l’employée de maison qu’elle était, et non l’épouse d’un homme socialement important). L’instant du comprendre avait été extrêmement fugitif, et aussitôt oublié – soit « refoulé ».

82Freud, alors, de faire un pas décisif : pour lui – et il le soumet à sa patiente – a lieu dans cette scène le paroxysme d’un conflit inconscient, source psychique probable, ensuite, des symptômes récurrents. Ne s’agirait-il pas du conflit inconscient, chez elle, entre un maximum d’excitation pulsionnelle fantasmatique et un maximum de refusement dans la réalité. Un conflit inconscient parce que refoulé (pour cause de déplaisir), affleurant subrepticement dans la scène avec le comptable, et se déclenchant pleinement, par sommation des quantités somato-psychiques, avec l’arrivée de la lettre de sa mère, scellant définitivement toute possibilité de retour en arrière.

83Quelques jours après la conscientisation des éléments affectivo-représentationnels de ce conflit intérieur, par validation psychique des interprétations de Freud, Lucy R. témoigne d’un bougé décisif dans sa position subjective :

84

Quand je me suis réveillée hier matin, la pression m’avait quittée et depuis je me sens bien. […] – Je vois parfaitement clair, je sais que je n’[…] ai aucune [perspective dans cette maison] et ne serai pas malheureuse pour autant. […] Je crois que l’essentiel était dû à ma susceptibilité […] Certes, j’[…]aime [encore mon patron], mais cela ne me gène pas plus que cela. On peut bien par-devers soi penser et ressentir ce que l’on veut [78].

85Autrement dit, Lucy R. énonce qu’elle a désinvesti une partie de sa position fantasmatique, en même temps qu’elle l’a repérée et y a fait face. Plus exactement, elle a redonné à son fantasme une place de fantasme (et non de réalité possible). Elle a admis un impossible, inscrivant psychiquement les marques d’un avant et un après. L’élargissement de sa conscience à ce dont elle ne voulait d’abord rien savoir – cette impossibilité, conduisant au conflit – lui permet de « voir plus clair », d’être plus réflexive sur elle-même, avec pour conséquence une disparition sans reste de ses symptômes.

86On peut s’autoriser à dire que Freud, de son côté, expérimente ceci : au-delà des maigres conséquences thérapeutiques du diagnostic de « petite hystérie légère », ou du repérage sémiologique de la « sensation olfactive subjective », ce qui compte, ce sur quoi il s’agit de s’orienter électivement, ce sont les verbalisations en nom propre, les souvenirs de scènes vécues, les détails de ces scènes et de toutes les idées incidentes associées – soit les représentations uniques des patients, dont il constate cliniquement qu’elles sont thérapeutiquement opérantes.

Le double mouvement paradoxal de la pensée clinique freudienne

87Que doit-on retenir de cet exemple pré-psychanalytique ? Nous proposons de souligner ceci : ce qui est déterminant dans la pensée clinique freudienne, c’est qu’elle redonne toute sa place et sa valeur scientifique, dans un champ du soin qui est progressivement en train de s’en extraire, au niveau logique opérant du singulier. Cela dévalorise en retour, du strict point de vue du soin psychique, toute recherche qui se couperait a priori de ce niveau fondamental – c’est-à-dire toute recherche épidémiologique ou ne provenant que du laboratoire.

88La pensée psychanalytique, pour Freud, doit s’élaborer à partir de la relation thérapeutique, comme dans le cas de Lucy R., ce qui sanctuarise de fait le colloque singulier du clinicien et de son patient. Les outils de pensée qui seraient conceptualisés au laboratoire, à partir de cohortes pré-critérisées de cas, pourraient difficilement aider à saisir ce qu’on a désigné comme « représentations uniques opérantes » (la scène du déchaînement du patron sur elle ; l’effondrement subjectif de son idéal intense d’amour réciproque), ni même les typologisations cliniques faites à partir de certains de leurs traits partagés (ici, la qualification d’« hystérie »).

89Mais cette sanctuarisation de la situation clinique classique (le terrain de la rencontre) n’enferme pas la pensée pour autant. Les montées en généralité sont nécessaires pour Freud, à partir de la singularité du matériel. Elles s’accompagnent, qui plus est, d’une postulation d’universalité. L’acte de naissance de la psychanalyse, dans L’Interprétation du rêve (1900), s’opère par exemple aussi bien par l’investissement de l’unicité du « sens » propre à chaque rêve singulier que par une théorisation générique « du » rêve, à partir de la modélisation d’un appareil psychique hypothétiquement commun à tous (universel [79]).

90Cela étant dit, en nous aidant du cas de Lucy R., on doit faire un pas de plus. Si les représentations uniques sont opérantes, pour Freud, et donc légitiment en retour leur intégration épistémique au sein de sa pensée clinique, c’est qu’elles sont énoncées en nom propre, dans le hic et nunc d’une verbalisation réellement subjectivée. Dire oui à l’interprétation de l’analyste, aussi singularisante soit-elle, ne suffit pas, comme en atteste le machinal « oui, je crois qu’il en est ainsi » énoncé après le repérage par Freud de l’amour qu’elle a pour son patron. Aucun effet – dans le réel – ne s’ensuit.

91Cela permet de distinguer, d’un point de vue psychanalytique, la singularité des énoncés de la singularité des énonciations. Pour que la descente en singularité soit réellement efficace, il faut l’une et l’autre – une singularité au carré en somme, laquelle rend d’ailleurs les séances analytiques si intenses lorsque les conditions sont réunies pour qu’une telle acuité/densité subjective finisse par advenir. Les énonciations sont alors si absolument condensées dans l’instant de leur effectuation qu’elles sont vécues comme un acte qui modifie le cours individuel du temps. Cela n’est pas reproductible ni facilement descriptible. Avec une intensité aussi légère que l’est l’hystérie de Lucy R., et autant que Freud parvient à en écrire quelque « chose », c’est ce qui semble avoir lieu dans la séance conclusive où sa jeune patiente dit « voir clair » à présent. Ce qu’elle dit, elle l’expérimente comme elle le dit – en un insight qui fait acte. Elle n’est déjà plus tout à fait la même Lucy R. La cure a opéré.

92Dans un passage moins connu de Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine (1920), Freud aborde métaphoriquement cette question du double mouvement paradoxal de la pensée psychanalytique, entre ressaisie d’énoncés véridiques et facilitation de conditions d’énonciations vraies. Il place en effet du côté d’un simple horizon de travail le repérage par l’analyste des généralités (étiologie, diagnostic), y compris leur singularisation en une histoire de vie unique (énoncé par le thérapeute). Cela correspond au temps 1 du travail, qui n’est qu’un temps de préparation – logique, d’ailleurs, plus que chronologique :

93

Dans un grand nombre de cas, l’analyse se décompose en effet en deux phases nettement séparées ; dans une première phase, le médecin se procure les connaissances nécessaires concernant le patient, il le met au courant des présuppositions et postulats de l’analyse et développe devant lui la construction de la genèse de sa souffrance, construction à laquelle il se croit autorisé sur la base du matériel fourni par l’analyse [80].

94Quant au travail effectif, celui qui a de l’efficace, parce qu’il fait acte pour le patient, il se fait ensuite au niveau logique de l’unicité d’énonciations vraies, à propos d’énoncés singuliers (lesquels émergent de-ci de-là, au gré de la cure) :

95

Dans une seconde phase, le patient s’empare lui-même du matériau qui lui a été proposé, il travaille sur lui, il se souvient, parmi tout ce qui a été prétendument refoulé chez lui, de ce dont il peut se souvenir, et s’efforce de répéter le reste dans une sorte de revivification. Ce faisant, il peut confirmer, compléter et rectifier les thèses du médecin. Ce n’est que pendant ce travail qu’il éprouve, en surmontant les résistances, la modification interne qu’on se donne pour but […] [81].

96Descendre en singularité, pour Freud, n’est donc pas seulement connaître le singulier (au sens descriptif, déictique, logique ou nominal). C’est le produire soi-même psychiquement, accompagné d’un « autre » propice. C’est agir pour connaître ce singulier, à l’aide d’un analyste cherchant à le connaître pour agir.

Conclusion

97Descendre en singularité pour agir est une particularité propre à la psychanalyse dans le champ du soin, du xixe siècle à aujourd’hui. En ce sens, Freud produit un effet de cliquet historique. Impossible de revenir en arrière après lui. Une tradition originale de pensée clinique est ouverte, bien que prise dans des controverses récurrentes. Aujourd’hui, à côté des approches essentiellement par le typique ou le générique (dont les thérapies neuro-cognitivo-comportementales – ou TCC – sont les grandes représentantes), subsiste la psychanalyse. Quels que soient les courants théoriques (freudiens, lacaniens, etc.), un point commun les rassemble : centrer les pratiques de soin sur les représentations uniques opérantes pour les sujets.

98Au terme de ce parcours, deux questions s’imposent à nous :

  1. élargir l’extension du syntagme « pensée clinique » à tout « face à face avec le « ceci », quel que soit le domaine considéré, [dès lors qu’il y a] prétention à sa connaissance minutieuse [82] » ne se fait-il pas au détriment de la précision de sa compréhension, pour reprendre une distinction philosophique classique [83] ? En effet, la « pensée clinique », qu’elle monte en généralité ou descende en singularité, est une démarche de connaissance historiquement élaborée pour agir, et non seulement pour connaître. Cette nécessité du soin – et, plus encore, de son efficacité – n’est sans doute pas pour rien dans les façonnages épistémiques qui l’ont diversement constituée. Séparer la « pensée clinique » des traitements qu’elle rend possibles, ne serait-ce pas risquer de la découpler de ce qui la fonde en propre et permet de la comprendre au plus près [84] ?
  2. il est indéniable, d’un autre point de vue, que la pensée clinique, avant sa laborantisation moderne, s’est nourrie de philosophie, d’histoire, puis de littérature et d’anthropologie – c’est-à-dire d’un ensemble de savoirs accumulés sur des phénomènes singuliers ayant trait à l’« humain [85] ». Nous l’avons démontré ailleurs, la psychanalyse freudienne nourrit son penser par cas clinique d’apports attribuables aux sciences humaines de son temps [86]. Un lien essentiel existe donc entre pensée clinique traditionnelle – a fortiori psychanalytique – et pensée du singulier en un sens plus large. Pourquoi alors ne pas coupler, voire identifier conceptuellement, les deux, comme le suggère l’argument du numéro ?

99Ma position, pour finir, est la suivante : si l’attention au singulier dispose d’une tradition épistémique autonome (dans l’art, en littérature, puis en sciences humaines) coupée des enjeux directs de soin, pourquoi vouloir subsumer cette tradition non clinique sous le syntagme de « pensée clinique », au prix d’une montée en généralité risquant de diluer ce qu’il s’agit de penser précisément sous le terme historique de « clinique » ?

Notes

  • [1]
    A. Fagot-Largeault et V. Guillin, « Introduction », in L’Émergence de la médecine scientifique, dir. A. Fagot-Largeault, Paris, Éditions Matériologiques, 2012, p. 11.
  • [2]
    J. Forrester, « If p, then what ? Thinking in cases », in History of the human Sciences, vol. 9, 1996, p. 1-25 ; G. Visentini, Penser et écrire par cas en psychanalyse. L’invention freudienne d’un style de raisonnement, Paris, PUF, 2022, à paraître.
  • [3]
    C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Flammarion, 2013, p. 77.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid., p. 199.
  • [7]
    C. Bernard, Principes de médecine expérimentale. Ou de l’expérimentation appliquée à la physiologie, à la pathologie et à la theŕapeutique, Paris, PUF, 1947, chapitre 7, 5), p. 97.
  • [8]
    Ibid. Les lois statistiques ne rendent en effet pas compte des cas réels – à la différence des lois véritablement « scientifiques ». Elles s’appliquent à ces abstractions que sont les cas « moyens ».
  • [9]
    B. Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions (1984), Paris, La découverte, 2001.
  • [10]
    Revue Concours médical, 1895, vol. 23.3, p. 133, citée in B. Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions (1984), op. cit., p. 206-207. Nous soulignons.
  • [11]
    D. Isaacs et D. Fitzgerald, « Seven alternatives to evidence based medicine », in BMJ, vol. 319/7225, 1999, p. 1618.
  • [12]
    S. Woolf, « The meaning of translational research and why it matters », in JAMA, vol. 299, 2008, p. 211.
  • [13]
    O. Steichen, « La médecine factuelle et les rapports de cas », in L’Émergence de la médecine scientifique, op. cit., p. 225-246.
  • [14]
    I. Löwy, « Essai clinique », in Dictionnaire de la pensée médicale, dir. D. Lecourt, Paris, PUF, 2003, p. 443-448.
  • [15]
    G. Guyatt et al., « Evidence-based medicine. A new approach to teaching the practice of medicine », in Journal of the American Medical Association, vol. 268, 1992, p. 2420-2425.
  • [16]
    D. Ogilvie et al., « A translational framework for public health research », in BMC Public Health, vol. 9/1, 2009.
  • [17]
    F. Worms, « Les deux concepts du soin. Vie, médecine, relations morales », in Esprit, vol. 1. 2006, p. 141-56.
  • [18]
    A. Jadad et M. Enkin, Randomized controlled trials. Questions, answers and musings, 2e éd., Oxford (UK), BMJ Books, 2007 ; M. Rawlins, « De testimonio: on the evidence for decisions about the use of therapeutic interventions », in The Lancet, vol. 372/9656, 2008, p. 2152-2161 ; S. Seshia et G. B. Young, « The evidence-based medicine paradigm: where are we 20 years later ? Part 1 », in Canadian Journal of Neurological Sciences, vol. 40, 2013, p. 465-474 ; S. Seshia et G. B. Young, « The evidence-based medicine paradigm: where are we 20 years later ? Part 2 », in Canadian Journal of Neurological Sciences, vol. 40, 2013, p. 475-481 ; K. Fulford, E. Peile et H. Carroll, La Clinique fondée sur les valeurs. De la science aux personnes, Paris, Doin, 2017.
  • [19]
    T. Porter, Genetics in the Madhouse. The Unknown History of Human Heredity, Princeton, Princeton University Press, 2018 ; S. Demazeux, L’Éclipse du symptôme. L’observation clinique en psychiatrie, 1800-1950, Paris, Ithaque, 2019.
  • [20]
    P. Pinel, Résultats d’observations et constructions des tables pour servir à déterminer le degré de probabilité de la guérison des aliénés, Paris, Baudouin, 1807, note 1, p. 169-170.
  • [21]
    J.-E. Esquirol, Mémoire historique et statistique sur la maison royale de Charenton, Paris, Renouard, 1835, p. 137.
  • [22]
    P. Bercherie, Les Fondements de la clinique. Histoire et structure du savoir psychiatrique, Paris, Navarin éditeur, 1985 ; G. Lantéri-Laura, Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Paris, Éditions du Temps, 1998.
  • [23]
    S. Demazeux, L’Éclipse du symptôme. L’observation clinique en psychiatrie, 1800-1950, op. cit., p. 299-318.
  • [24]
    Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 3e ed., Washington (DC), American Psychiatric Association, 1980. Pour une analyse épistémologique de la naissance du DSM, voir S. Demazeux, Qu’est-ce que le DSM ?, Paris, Ithaque, 2013.
  • [25]
    S. Demazeux, L’Éclipse du symptôme. L’observation clinique en psychiatrie, 1800-1950, op. cit., p. 13.
  • [26]
    P. Bercherie, Les Fondements de la clinique. Histoire et structure du savoir psychiatrique, op. cit., p. 281.
  • [27]
    E. Bovet, C. Kraus, F. Paneele, V. Pidoux et N. Stücklein, « Les neurosciences à l’épreuve de la clinique et des sciences sociales. Regards croisés », in Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 7/3, 2013, p. 555-569.
  • [28]
    E. Venet, Manifeste pour une psychiatrie artisanale, Paris, Verdier, 2020.
  • [29]
    S. Demazeux et S. Pidoux, « Le projet RDoC », in Medecine/sciences, vol. 31/8-9, 2015, p. 792-796.
  • [30]
    G. Engel, « The clinical application of the biopsychosocial model », in American Journal of Psychiatry, vol. 137/5, 1980, p. 535-544.
  • [31]
    T. Collins, D. Andler et C. Tallon-Baudry (dir.), La Cognition. Du neurone à la société, Paris, Gallimard, 2018.
  • [32]
    La Psychologie moderne. Textes fondateurs du xixe siècle avec commentaires, (dir). S. Nicolas et L. Ferrand, Paris, De Boeck Supérieur, 2003.
  • [33]
    F. Raymond et P. Janet, Névroses et idées fixes, Paris, Félix Alcan, 1898 ; S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess. 1887-1904, Paris, PUF, 2006 ; L. Witmer, « Clinical psychology », in Psychological Clinic, vol. 1, 1907, p. 1-9.
  • [34]
    C.-M. Prévost, La Psychologie clinique, Paris, PUF, 2003, p. 23-24.
  • [35]
    J. Watson, Behavior: An Introduction to Comparative Psychology, New York, Henry Holt and Co, 1914.
  • [36]
    J. Watson et R. Rayner, « Conditioned emotional reactions », in Journal of Experimental Psychology, n° 3, 1920, p. 1-14.
  • [37]
    M. Jones, « A laboratory study of fear: the case of Peter », in The Pedagogical Seminary, n° 31/4, 1924, p. 308-315.
  • [38]
    V. Raimy, Training in clinical psychology, Englewood Cliffs (NJ), Prentice Hall, 1950.
  • [39]
    J. Wolpe, « The systematic desensitization treatment of neuroses », in The Journal of nervous and mental disease, vol. 132/3, 1961, p. 189-203.
  • [40]
    D. Baker et L. Benjamin, « The affirmation of the scientist-practitionner: a look back at Boulder », in American Psychologist, n° 55, 2000, p. 241-247.
  • [41]
    T. Ayllon et J. Michael, « The psychiatric nurse as a behavioral engineer », in Journal of the Experimental Analysis of Behavior, vol. 2/4, 1959, p. 323-334.
  • [42]
    Lovaas, R. Koegel, J. Simmons et J. Long, « Some generalization and follow-up measures on autistic children in behavior therapy », in Journal of Applied Behavior Analysis, vol. 6/1, 1973, p. 131-165.
  • [43]
    D. Hebb, The Organization of Behavior, Wiley, New York, 1949. Il est un des premiers à insister sur l’importance d’ouvrir la « boîte noire » de l’esprit.
  • [44]
    A. Beck, Cognitive Therapy and the Emotional Disorders, New York, International Universities Press, 1975.
  • [45]
    R. Ligneul et F. Merlin, « Évolution et cognition », in (dir.) T. Collins, D. Andler et C. Tallon-Baudry, La Cognition. Du neurone à la société, op. cit., 2018, p. 204-238.
  • [46]
    R. McFall, « Manifesto for a science of clinical psychology », in Clinical Psychologist, vol. 44, p. 87. Nous traduisons.
  • [47]
    G. Simon et E. Ludman, « It’s time for disruptive innovation in psychotherapy », in Lancet, vol. 374, 2009, p. 595. Nous traduisons.
  • [48]
    G. Simon et E. Ludman, « Should mental health interventions be locally grown or factory-farmed ? », in American Journal of Psychiatry, vol. 170, 2013, p. 363. Nous traduisons.
  • [49]
    V. Shoham, M. Rohrbaugh, L. Onken, B. Cuthbert, R. Beveridge et T. Fowles, « Redefining Clinical Science Training », in Clinical Psychological Science, vol. 2/1, p. 13. On trouve le même genre d’éléments de langage dans un article de Simon et Ludman, cité par le « Projet Delaware », cf. G. Simon, E. Ludman et C. Rutter, « Incremental benefit and cost of telephone care management and telephone psychotherapy for depression in primary care », in Archives of General Psychiatry, vol. 66/10, 2009, p. 1081.
  • [50]
    Ibid., p. 16.
  • [51]
    Ce point, en effet, reste largement contesté, au vu des résultats les plus récents de la recherche sur l’efficacité des psychothérapies ; cf. G. Visentini, L’Efficacité de la psychanalyse. Un siècle de controverses, Paris, PUF, 2021.
  • [52]
    G. Visentini, Pourquoi la psychanalyse est une science, Paris, PUF, 2015.
  • [53]
    S. Freud, La Question de l’analyse profane (1926), in S. Freud, Œuvres complètes, t. XVIII, Paris, PUF, 1994, p. 17.
  • [54]
    S. Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile (1914), in S. Freud, Œuvres complètes, t. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 49.
  • [55]
    S. Freud, Faut-il enseigner la psychanalyse à l’université ? (1918), in S. Freud, Œuvres complètes, t. XV, Paris, PUF, 1996, p. 112.
  • [56]
    Selon une idée de D. Rapaport ; cf. id., « The structure of psychoanalytic theory : a systematizing attempt », in S. Koch (dir.), Psychology: A Study of a Science, New York, McGraw-Hill, 1959, vol. 3, p. 140.
  • [57]
    Cf. S. Freud, L’Hérédité et l’étiologie des névroses (1896), in S. Freud, Œuvres complètes, t. III, Paris, PUF, 1989, p. 115. Texte initialement publié dans la Revue neurologique, vol. 4/6, p. 161-169.
  • [58]
    S. Freud, Études sur l’hystérie (1895), in S. Freud, Œuvres complètes, t. II, Paris, PUF, 2009, p. 126.
  • [59]
    Ibid., p. 125.
  • [60]
    Ibid., p. 140.
  • [61]
    Ibid., p. 126.
  • [62]
    Ibid., p. 129.
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    Ibid., p. 132-133.
  • [65]
    Ibid., p. 133.
  • [66]
    Ibid.
  • [67]
    Ibid.
  • [68]
    Ibid.
  • [69]
    Ibid.
  • [70]
    Ibid.
  • [71]
    Ibid., p. 134.
  • [72]
    Ibid.
  • [73]
    Ibid. p. 135.
  • [74]
    Ibid.
  • [75]
    Ibid.
  • [76]
    Ibid., p. 138.
  • [77]
    Ibid., p. 139.
  • [78]
    Ibid., p. 140.
  • [79]
    S. Freud, L’Interprétation du rêve (1900), in S. Freud, Œuvres complètes, t. IV, Paris, PUF, 2004.
  • [80]
    S. Freud, De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine (1920), dans S. Freud, Œuvres complètes, t. XV, Paris, PUF, 1996, p. 240.
  • [81]
    Ibid., p. 241. Nous soulignons.
  • [82]
    P. Lacour, « Introduction. Le défi de l’individuel », in P. Lacour, A. Lefebvre et J. Rabachou (dir.), Approches de l’individuel. Épistémologie, logique, métaphysique, Paris, PENS, 2017, p. 13.
  • [83]
    Voir F. Armengaud, « Extension et compréhension », in Encyclopedia universalis, en ligne : https://www.universalis.fr/encyclopedie/extension-et-comprehension-logique.
  • [84]
    Il existe certes des réflexions sur la valeur opératoire du savoir en sciences humaines, notamment en sociologie – cf. É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (1893), Paris, PUF, 2013 –, mais la question d’actions possibles n’y a pas la même acuité que dans le champ du soin.
  • [85]
    Nous faisons ici référence aux branches non quantitatives des sciences humaines, n’oubliant pas que des travaux statistiques se sont développés en histoire ou en sociologie, dès l’époque de Freud.
  • [86]
    G. Visentini, Penser et écrire par cas en psychanalyse. L’invention freudienne d’un style de raisonnement, Paris, PUF, 2022, à paraître.