La connaissance du singulier en psychopathologie : l’approche typologique dans la psychiatrie germanophone du XXe siècle et la Daseinsanalyse

Une autre autorité pour la psychologie

1La possibilité d’édifier une connaissance générale à partir de ce qui dans l’expérience n’apparaît que de manière « partielle » ou singulière est une question épistémologique cruciale et complexe pour l’étude scientifique du psychisme. Si, d’un côté, les philosophes et les psychologues du début du xxe siècle attirent l’attention sur les manifestations individuelles de la vie psychique – « Le problème du xxe, c’est l’individualité ! », écrit William Stern en 1900 dans son étude Über Psychologie individueller Differenzen (p. V [1])– de l’autre, le problème est d’établir la méthode et l’autorité scientifique d’un tel savoir casuistique.

2Dans le contexte du « Methodenstreit » qui se déclenche en Allemagne à la fin du xixe siècle, une fois réclamé par Dilthey le caractère essentiellement « descriptif » et « comparatif » de la psychologie face à la singularité de l’expérience humaine, la question est de savoir quel type de connaissance elle produit, avec quel degré – et surtout quel type – d’objectivité. Cette question est devenue plus pressante encore au début du siècle suivant, lorsque la psychologie a été sollicitée dans le contexte de cette partie de la psychopathologie clinique qui, inspirée surtout par la psychanalyse naissante, a commencé à mettre en question l’approche positiviste du savoir psychiatrique académique, afin d’identifier une méthodologie capable de rendre compte du caractère historique et concret de l’individu malade. C’est précisément autour du débat critique sur la psychanalyse, en effet, que certaines des figures les plus influentes de la psychiatrie européenne, ont senti le besoin de refonder leur discipline à travers les apports d’une psychologie capable d’analyser de manière scientifique mais non réductionniste les vécus subjectifs singuliers de la vie psychique [2]. L’un des moments forts du débat date de la publication par Jaspers, en 1913, d’une étude, intitulée « Kausale und “verständliche” Zusammenhänge zwischen Schicksal und Psychose bei der Dementia praecox (Schizophrenie [3]) », qui accuse la théorie freudienne de reproduire la démarche positiviste de la « Leistungspsychologie », c’est-à-dire un savoir objectif de l’acte ou « prestation » fondé sur la physiologie, une connaissance de type inductif ayant pour but d’établir des liaisons causales entre les faits psychiques, et visant à formuler des lois destinées à construire des théories. Il leur oppose une « compréhension génétique » fondée sur l’intuition, relevant de l’évidence immédiate et ayant pour but non pas de conduire le psychiatre à conjecturer une théorie générale du psychique, mais bien plutôt de l’amener à pénétrer au fur et à mesure la variété infinie d’une vie psychique individuelle, avec ses connexions.

3La thèse de Jaspers est fortement contestée par Binswanger qui, dans des « Remarques critiques [4] », reproche à son collègue allemand de se limiter à considérer toute loi formulée dans le domaine de la psychologie à la manière des lois détectées dans le domaine des sciences physiques. Or, l’enjeu principal d’une psychologie « scientifique » serait non pas d’imiter la démarche de ces sciences, mais de repérer une méthode aussi efficace pour « dégager », « ordonner » les faits psychiques et les organiser dans une théorie (p. 386). L’adoption de la méthodologie freudienne par la psychiatrie clinique permettrait à celle-ci de renoncer à l’application abstraite de catégories nosologiques pour se laisser guider par les « connexions structurelles et principes structuraux [5] (p. 31) » qui à la fois régissent le psychique et guident le psychiatre vers sa compréhension de l’homme comme individu, avec son histoire de vie.

4C’est à nouveau dans le contexte de la réflexion sur le statut ou l’autorité scientifique de la psychanalyse que la question de la connaissance de la singularité est revenue à l’ordre du jour au cours des dernières décennies, grâce notamment aux travaux de l’historien et philosophe des sciences britannique John Forrester : la psychanalyse figurerait comme le point culminant d’un mouvement beaucoup plus vaste commencé au xxe siècle dans les domaines de la psychiatrie, la criminologie et la psychologie, visant à esquisser « une nouvelle manière de raconter une vie ». Cette manière combinerait deux exigences à l’apparence contradictoires, à savoir celle de rendre compte des « faits spécifiques et uniques qui font de la vie de cette personne sa vie et, en même temps, de rendre scientifique cette façon de raconter une vie publique [6] » (p. 12 ; ma traduction). Si d’un côté la singularité « fait cas » au sens où elle est déroutante, de l’autre, elle peut tout aussi bien produire des intelligibilités lorsque « la description clinique repose sur une stylisation comparative des cas observés, qui rend les types-idéaux ainsi construits disponibles au repérage des ressemblances et des différences entre de nouveaux cas » (ibid., § 29). Autrement dit, il est tout à fait possible de généraliser à partir de l’analyse du cas singulier.

5Le débat épistémologique autour du « penser par cas » est loin d’être clos aujourd’hui [7]. Dans le domaine de la philosophie de la psychiatrie en particulier, la focalisation des discussions autour de la question de la connaissance du singulier s’est déplacée de la définition du statut scientifique des disciplines psychologiques à la problématisation des méthodes de diagnostic et classification en psychopathologie. Cette question est revenue à l’ordre du jour surtout suite à la publication en 2013 de la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5). Tout en remettant en cause l’effort croissant de la recherche psychiatrique pour identifier les indices quantifiables des troubles mentaux et pour constituer des taxonomies fondées sur des marqueurs biologiques, de nombreux philosophes et psychiatres se sont interrogés sur le processus de formation des généralités dans le contexte d’un diagnostic formulé sur la base de l’expérience clinique. De ce point de vue, le repérage de prototypes à partir de la comparaison empirique des cas, bien que fondé sur un critère d’« approximation » ou de « flexibilité » par rapport à l’établissement de véritables catégories nosologiques [8], est invoqué – selon les mots par lesquels Geert Keil, Lara Keuck et Rico Hauswald introduisent leur volume Vagueness in Psychiatry[9]– « soit comme un argument contre les définitions essentialistes ou les “réifications” des maladies, soit comme étant heuristiquement utile pour raisonner et affiner les classifications diagnostiques » (p. 3-4).

6Ce sont surtout les phénoménologues qui ont insisté sur la pertinence du critère de la « typification » non seulement pour expliquer, selon les mots de Josef Parnas et Dan Zahavi, « la manière dont les abstractions sont dérivées des expériences et des rencontres cliniques quotidiennes [10]» (p. 138), mais aussi pour guider le psychiatre dans le processus de diagnostic des pathologies [11], pour accompagner l’expérimentation clinico-pharmacologique, la recherche en neurosciences et la psychothérapie [12]. À leurs yeux, ce système de classification ne serait significatif et utile que pour les cliniciens capables d’identifier et de distinguer les troubles mentaux d’une manière plus « fondamentale », à savoir au moyen d’une appréhension préréflexive déjà en acte dans le processus de typification. De ce point de vue, l’important dans l’attention du psychiatre ne tient pas tant aux principes qui gouvernent son savoir de manière abstraite et qui détermineraient l’autorité scientifique de sa discipline, qu’aux normes qui guident son expérience clinique de manière « tacite [13] », non-conceptuelle, au niveau du « monde de la vie ».

7Je me propose d’interroger et d’approfondir le lien que le courant phénoménologique de la psychopathologie a tissé avec la recherche typologique en psychiatrie, en me concentrant sur les enjeux et les desiderata caractérisant certains projets influents de la tradition germanophone. Je me limiterai à présenter quelques exemples parmi les divers modèles afin de trouver un point de repère méthodologique. En particulier, j’analyserai le programme théorique élaboré par Ludwig Binswanger pour préciser le modèle de connaissance clinique qu’il propose.

Enjeux de l’approche typologique en psychopathologie

8L’approche typologique a été largement développée au début du xxe siècle, surtout dans le contexte de la psychopathologie germanophone. Dans le sillage de la « psychologie comparative » esquissée par Dilthey à la fin du siècle précédent, le questionnement autour de la contribution scientifique que l’approche typologique serait en mesure d’offrir à la psychiatrie clinique est fortement présent déjà dans la première édition de l’Allgemeine Psychopathologie de Jaspers [14] (1913), qui insiste sur le rôle que le concept de « type idéal » pourrait assumer dans le contexte d’une connaissance clinique guidée par la « compréhension » psychologique. Pourtant, ce n’est que dans les années vingt que l’on assiste à une véritable expansion des études psychologiques visant à établir des « types » et à discuter les enjeux de cette méthode. Bien évidemment, ces théories et usages de la notion de « type » et « typologie » sont très différents les uns des autres, et il serait à la fois naïf et erroné de vouloir les superposer [15]. Toutefois, certains éléments sont communs aux réflexions de la plupart des auteurs qui, à cette époque, s’interrogent – pour utiliser les mots du psychiatre allemand Arthur Kronfeld – sur la possibilité de « subordonner les cas individuels à un type » défini, à partir de la subsomption de la variété des formes de l’individuel à un trait partagé (« Der Verstandesmensch [16] », p. 227), sans se fonder sur un déterminisme biologique limité au phénotype physique. Cela implique d’inclure parmi les objets de la psychologie les manifestations individuelles de la vie psychique, sans que pour cela cette discipline renonce à son statut de « science » ; et, dans le domaine de la psychopathologie, de trouver une alternative à la vision médicale classique, selon laquelle la classification et le diagnostic des maladies sont tirés de manière inductive de la collection de symptômes pathognomoniques individuels. L’approche typologique, tout en se limitant à identifier les « dispositions » des malades plutôt qu’à dresser la somme de leurs caractéristiques, permettrait au psychiatre de rendre compte de ces cas psychopathologiques dans lesquels, même en présence de symptômes identiques, divers sujets peuvent être diagnostiqués avec des maladies différentes.

9À la différence du modèle clinico-médical se fondant sur la collection des symptômes, l’explication causale et la standardisation des résultats, la démarche typologique répondrait – comme le remarquent Carl Gustav Hempel et Paul Oppenheim dans leur étude de 1936 sur le concept de « type psychologique [17]» – à une logique capable de saisir les transitions continues, les propriétés graduées des choses, c’est-à-dire les qualités qui ne sont pas propres à un certain objet de manière exclusive, mais selon un degré plus ou moins élevé. Le type substituerait ainsi aux concepts de classe des concepts d’ordre, qui ne répondent pas à une qualité directement constatée, mais au fait que certains objets peuvent être, eu égard à certaines mesures, rangés selon une relation qui les ordonne. C’est précisément cette relation ou ce principe d’ordre qui est au cœur de la démarche typologique envisagée par de nombreux psychiatres dans la première moitié du xxe siècle : le type ne traduit pas une réalité naturelle, mais il est un moyen épistémique, une sorte d’« image descriptive » visant à organiser des phénomènes fluctuants tels que les manifestations psychiques.

10Pour Jung, par exemple, le type définit une attitude ou disposition fonctionnant comme un « principe normatif pour l’orientation de la conscience » (Types psychologiques[18], p. 398), une « direction aprioristique » (p. 413 ; trad. modifiée) qui détermine la forme de la pensée, du sentiment, du sentir et de l’intuition. Face à l’infinie variabilité du singulier qui fait l’objet de la psychologie et la psychopathologie, le chercheur ne peut que se limiter à saisir ces régularités typiques des comportements, qui ne révèlent pas la « nature » du psychique, mais en laissent entrevoir seulement certains mécanismes, dispositions ou manières d’« agir ou de réagir dans une certaine direction » (ibid.). De même, pour Rorschach, les types d’expérience vécue isolés à travers la démarche « psychodiagnostique » ne se présentent que comme des indicateurs de la disposition de certaines fonctions (l’intelligence, l’affectivité, l’imagination), qui définit les conditions de possibilité de la manière dont le sujet vit et se rapporte au réel. Le concept de « disposition » est aussi au cœur de la « psychologie différentielle » de William Stern, dans son traité sur Die differentielle Psychologie in ihren methodischen Grundlagen[19], et des travaux de Kurt Strunz « Sur la méthode de recherche typologique en psychologie [20] ».

11Alors que, dans les écrits des philosophes, les questions épistémologiques concernant le statut scientifique de l’approche typologique en psychologie et la théorie de la connaissance qui la fonde jouent un rôle de premier plan [21], les psychiatres se concentrent davantage sur les enjeux cliniques de cette approche. Comme le remarque Jaspers en 1913 dans son Allgemeine Psychopathologie, le type est « une construction fictive à laquelle correspond une réalité à frontières floues », une construction qui a pour but notamment de « donne[r] une structure à [cette] diversité floue afin de la rendre accessible à l’intelligence » (p. 268). De même, Arthur Kronfeld, dans son ouvrage de 1920 sur l’essence de la connaissance psychiatrique (Das Wesen der psychiatrischen Erkenntnis[22]) affirme que le type doit être « utilisé comme instrument pour penser le concept d’individualité » (p. 223). Autrement dit, la démarche typologique a pour but d’offrir au psychiatre-psychologue un outil diagnostique qui lui permette de respecter l’individualité des sujets, sans s’égarer dans la variabilité infinie des « connexions de la vie psychique » – pour le dire avec Jaspers – qui se manifestent dans des cas singuliers. William Stern, d’autre part, l’affirmait déjà en 1900 dans son traité sur la psychologie des différences individuelles [23] : le type sert à s’orienter.

12Le type se présente donc comme un concept auxiliaire pour lequel la plupart de ces psychiatres ne revendiquent pas une validité scientifique universelle. Kurt Schneider, en particulier, dans son traité sur Les Personnalités psychopathiques[24], déclare ouvertement que sa théorie des types n’a pas l’ambition d’être systématique et qu’elle « repose purement et simplement sur des raisons pratiques » (p. 5). Quant à la méthode à travers laquelle on obtient la connaissance des types, tous les psychiatres mentionnés insistent sur le caractère « pratique » de la démarche de typification : Jung, dans son étude de 1921 (p. 1) ; Kronfeld, dans son étude sur « Der Verstandesmensch » (p. 232) ; Rorschach, dans le Psychodiagnostic[25], présente ces types comme le résultat de l’observation des « proportions caractéristiques » de l’expérience (p. 38) – Binswanger, dans ses « Bemerkungen » sur le Psychodiagnostic publiées en 1923 [26], définit d’ailleurs l’étude de Rorschach comme l’expression d’une « compréhension géniale des hommes » ou de la « personne humaine » « gagnée à travers l’expérience de la vie » (p. 512-513).

13Ce point n’est pas sans poser problème. Car, s’il est vrai que cette casuistique typologique se fonde sur une sorte de « sagesse pratique » du psychiste à l’égard de l’expérience humaine et sa connaissance, il reste difficile de définir cette forme particulière de « sensibilité » d’un point de vue strictement théorétique. D’où les critiques que les philosophes, à cette époque, adressent à ces démarches psychologiques qui adoptent une méthodologie fondée sur la typification sans pourtant ambitionner de la justifier de manière systématique : Husserl, dans son cours de 1925 sur la Psychologie phénoménologique, reproche ainsi à Dilthey de se limiter à de « vagues généralisations empiriques » (p. 20 [27]), et servira de référence à Ludwig Binswanger pour établir des « principes conceptuels ou fondements logiques de la psychologie [28] », puis repenser les principes de la connaissance clinique en psychiatrie.

Typologie, psychologie et Daseinsanalyse : l’originalité de Binswanger

14La position de Binswanger à l’égard de l’approche typologique a évolué en fonction des différents auteurs auxquels il s’est confronté. Dans son introduction de 1922 aux problèmes de la psychologie générale, il critique Jaspers qui avait élaboré le concept de « type idéal », dans la section de sa Psychopathologie générale consacrée à la « psychologie compréhensive », connaissance psychologique ayant pour but de saisir de manière intuitive, immédiatement évidente, la genèse des états psychiques à partir de l’analyse de leurs connexions. Selon le psychiatre allemand, une telle évidence « est obtenue à l’occasion d’expériences concernant des personnalités humaines, mais elle n’est pas démontrée inductivement par des observation répétées » (p. 250). Ce n’est donc pas la fréquence de l’apparition des cas réels manifestant ces connexions psychiques qui serait à l’origine de l’évidence (irréelle) que nous avons de leur intelligibilité. Or, Binswanger ne peut pas accepter la nature idéale des types jaspersiens, qu’il définit comme de « simples images mentales, des utopies, des constructions arbitraires, des abstractions vides » (p. 297). Si la doctrine des types idéaux peut être fructueuse pour l’histoire et la sociologie, comme le montrent les analyses de Max Weber, en revanche, pour la psychologie, elle constitue un obstacle qu’il convient d’éliminer. D’où son projet d’orienter la psychologie « vers le réel ».

15Dans une série de conférences publiées en 1928 autour de l’histoire des conceptions du rêve (Wandlungen in der Auffassung und Deutung des Traumes[29]), il affirme ainsi que la psychologie doit partir de l’« observation, la décomposition et la collection des phénomènes psychiques dans leur être, déroulement et connexion expérienciels » (p. 25-26). Comme il précise encore dans un article de 1926 consacré à « Apprendre par expérience, comprendre, interpréter en psychanalyse [30] », « l’ordre et le groupement scientifico-systématique du matériel de l’expérience » doit suivre les « thèmes ou connexions de sens rationnelles » que les phénomènes eux-mêmes manifestent, et sur la base desquels le psychologue peut parvenir à la formulation de lois (p. 166-167 ; trad. modifiée). Or, ces lois ne sont pas de nature abstraite, mais se présentent plutôt comme la traduction en termes systématiques de l’organisation des phénomènes psychiques tels qu’ils se donnent dans l’expérience. C’est pour cette raison que Binswanger apprécie le Psychodiagnostic de Rorschach, qui se présente explicitement comme l’élaboration d’une méthode clinique de classification dynamique fondée sur la rencontre avec les sujets singuliers, prenant en compte leurs expressions et différences individuelles. Tout en étant un savoir empirique formalisé dans un langage mathématique, la connaissance des « types d’expérience vécue » identifiés par le test ne consiste pas en la simple moyenne des caractères empiriques communs repérés dans les réponses des sujets testés. Comme le souligne Binswanger dans ses « Bemerkungen », Rorschach aurait réussi à tirer du contenu concret des interprétations fournies par ses sujets observés les formes de l’expérience qui les transcendent, et qui définissent la légalité structurelle de la vie psychique d’un sujet (p. 517). Les Erlebnistypen ne correspondent pas à la somme de qualités ou de caractères actuels et figés, mais désignent plutôt des possibilités, des capacités ou des conditions d’être et d’agir qui ne sont pas toujours ou pas encore actualisées : « la connaissance des hommes » ne consiste pas à savoir « qui » est la personne et « ce qu’elle vit, mais plutôt comment elle vit » (p. 521). Rorschach a réussi à « comprendre là où les autres se sont limités seulement à calculer » (p. 513), donc à montrer que « dans le domaine de la psychologie les chiffres signifient quelque chose de complètement différent par rapport au domaine de la physique » (p. 519). La scientificité propre de la psychologie, sa visée vers un savoir du « général », en effet, consisterait dans la capacité de « voir » à travers l’expérience, de fournir, à partir des résultats du test, une vue d’ensemble de la personne qui est en même temps une « compréhension » de la personne, parce qu’elle en saisit les lois générales à partir de son individualité, en se « laissant conduire par la légalité immanente du matériel exploré » (p. 518). Rorschach aurait ainsi été capable de fournir à sa démarche de typification l’« objectivité » qui fait défaut aux types idéaux. Selon cette perspective, aux yeux de Binswanger, objectivité et singularité sont liées indissolublement, et ce précisément grâce à la capacité du psychologue de « voir » le général sous la forme du type, dans le singulier lui-même, comme expression de sa normativité immanente.

16C’est exactement cette recherche des lois, ou des « connexions et principes structurels » qui régissent l’organisation et le fonctionnement du psychisme, qui conduit le psychiatre suisse à se tourner vers l’approche phénoménologique de Husserl et, plus tard, vers l’analytique existentielle de Heidegger. Tout en reconnaissant à Jaspers le mérite d’avoir contribué à introduire la compréhension comme tâche fondamentale de la psychologie conçue comme « étude de l’homme et de ses œuvres » (« Apprendre par expérience, comprendre, interpréter en psychanalyse », p. 155), Binswanger lui reproche de la réduire à « l’affaire de l’individu singulier qui l’accomplit à chaque fois » (p. 156). Son attrait pour la phénoménologie est précisément motivé par le fait d’avoir reconnu la nécessité de fonder la connaissance psychologique sur une méthode scientifique. Dans la méthode eidétique de Husserl, en effet, Binswanger entrevoit la possibilité de saisir les phénomènes psychiques singuliers à partir de leur « essence », qu’il identifie à leur « norme » ou « structure a priori ». Il s’agit d’une norme qui, dans le langage du phénoménologue, est immanente au phénomène et qui, pour le psychiatre, coïncide avec une configuration déterminée de la vie psychique, reconnaissable à partir de « connexions de sens » typiques qui régissent le comportement, rendant ainsi possibles a priori ses diverses expressions. Ces connexions de sens n’existent donc pas de manière autonome par rapport à l’expérience singulière, mais constituent au contraire son « schéma d’ordre » ou sa structure interne, de sorte que l’explication du phénomène est immanente à la description même de ce dernier. En effet, dans le contexte clinique, les « structures a priori » qui définissent les configurations psychopathologiques de l’expérience ne peuvent pas être théorisées avant leur incarnation dans un cas, et pourtant ce sont ces structures elles-mêmes qui sont à même de guider la clinique.

17C’est une approche que Binswanger approfondit au début des années trente, à partir de sa lecture d’Être et temps, qui correspond mieux aux besoins, plus « existentiels » que théorétiques, de la psychiatrie. À travers l’« analytique existentiale », Binswanger réinterprète ainsi l’investigation gnoséologique sur l’essence des phénomènes en analysant les « formes » ou « styles » d’existence qui caractérisent et résument le modes d’être de l’individu dans le monde. Comme il l’affirme dans son étude « Sur la direction de recherche analytico-existentielle en psychiatrie [31] », il prive le concept de Dasein de sa visée purement ontologique pour l’utiliser comme un « fil systématique méthodologique » pour pénétrer l’organisation structurelle de l’existence pathologique comprise en termes de « projet de monde » (p. 66). Dans cette perspective, la biographie singulière du patient devient pour Binswanger l’occasion d’illustrer l’organisation transcendantale qui sous-tend une certaine possibilité d’existence. La manière dont le psychiatre suisse caractérise les protagonistes de ses cas est particulièrement révélatrice à cet égard. Dans ses études cliniques, en effet (en particulier Le Cas Suzanne Urban[32]), les détails biographiques sont appropriés à l’objectif de dévoiler une ou plusieurs possibilités existentielles de la destinée humaine, de sorte que la transformation historique d’une « forme d’existence singulière » est prise comme « fondement exemplaire » d’un des divers modes possibles d’être dans le monde. C’est bien cette démarche qui détermine le « caractère phénoménologique » de l’analyse (p. 129). Cette approche est aussi particulièrement évidente dans l’essai sur Henrik Ibsen que Binswanger publie en 1949 [33], dans lequel il rapproche la « clairvoyance » du poète de l’Anschauung du phénoménologue (p. 50).

18À travers la dramatisation de telles « puissances d’être », Binswanger peut renoncer à la compréhension statique qui grevait l’entreprise typologique de Jaspers. Certes, on pourrait se demander si Binswanger a réussi à attribuer une valeur scientifique à un savoir interprétatif qui, tout en partant de cas singuliers, analysés dans leur exemplarité, vise à édifier une connaissance générale. Les critiques du modèle daseinsanalytique n’ont pas manqué dans la littérature psychiatrique, et on pourrait se demander, par exemple, si les fondements théoriques par lesquels Binswanger justifie sa conception des « types » d’existence, tels qu’ils sont illustrés dans des études cliniques qui pourraient bien ressortir de la création poétique, sont suffisants pour conférer au savoir clinique l’« objectivité » que le psychiatre lui réclame. Du moins a-t-il été l’un des premiers à poser de manière systématique la question de la rationalité intrinsèque de la connaissance clinique. D’autres approches typologiques qui se sont inspirés de la Daseinsanalyse – comme, par exemple, la théorisation du « typus mélancolique » par le psychiatre allemand Hubertus Tellenbach dans les années soixante – sont très proches de l’attitude des psychiatres du début du xxe siècle qui se servaient de l’approche typologique à des fins purement diagnostiques.

19Les psychiatres qui se sont interrogés plus récemment sur la méthode phénoménologique de « typification » en psychopathologie sont des auteurs qui se réfèrent à la fois à la psychiatrie descriptive du début du siècle dernier et aux nouvelles recherches dans le domaine des neurosciences : les études sus-citées de Michael Schwartz et Osborne P. Wiggins conçoivent la typification comme le premier pas de la clinique psychiatrique, et les travaux de Josef Parnas et Dan Zahavi concernent les compétences pré-conceptuelles ou préréflexives sur lesquelles se fonderait la connaissance clinique. Il s’agit là d’une perspective qui ouvre l’espace d’un questionnement radical des problèmes classiques de la « compréhension » et de l’« interprétation » dans le domaine de la psychopathologie, et qui conçoit la connaissance clinique comme une praxis vitale destinée à nous amener à repenser à la fois la rationalité et l’épistémologie, à partir de l’analyse non seulement des principes qui gouvernent notre connaissance de manière abstraite, mais surtout des normes vitales qui déterminent et organisent notre expérience.

Notes

  • [1]
    Voir W. Stern, Über Psychologie individueller Differenzen. (Ideen zu einer « differenziellen Psychologie »), Leipzig, Barth, 1900 et J. T. Lamiell, Beyond Individual and Group Differences : Human Individuality, Scientific Psychology, and William Stern’s Critical Personalism, Thousand Oaks, Calif., Sage Publications, 2003.
  • [2]
    E. Basso, « “Le rêve comme argument” : les enjeux épistémologiques à l’origine du projet existentiel de Ludwig Binswanger », in Archives de Philosophie, 73, 4 (2010), p. 655-686 ; et « From the Problem of the Nature of Psychosis to the Phenomenological Reform of Psychiatry. Historical and Epistemological Remarks on Ludwig Binswanger’s Psychiatric Project », in Medicine Studies, 3 (2012), p. 215-232.
  • [3]
    Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie, 14 (1913), p. 158-263 ; repris dans Karl Jaspers Gesamtausgabe, vol. I-3: Gesammelte Schriften über Psychopathologie, éd. par Chantal Marazia, avec la collaboration de Dirk Fonfara, Basel, Schwabe Verlag, 2019, p. 383-479.
  • [4]
    L. Binswanger, « Bemerkungen zu der Arbeit Jaspers’ “Kausale und “verständliche” Zusammenhänge zwischen Schicksal und Psychose bei der Dementia praecox (Schizophrenie)” », in Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse, 1 (1913), p.
  • [5]
    L. Binswanger, « Welche Aufgaben ergeben sich für die Psychiatrie aus den Fortschritten der neueren Psychologie? », in Zeitschrift für gesamte Neurologie und Psychiatrie, 91, 3-5 (1924), p. 402-436 (p. 410) ; Ausgewählte Vorträge und Aufsätze, vol. 2 : Zur Problematik der psychiatrischen Forschung und zum Problem der Psychiatrie, Francke, Bern, 1955, p. 111-146 ; trad. fr. « Quelles tâches les progrès de la nouvelle psychologie engendrent-ils pour la psychiatrie ? », in Phénoménologie, psychologie, psychiatrie, choix de textes introduits, traduits et annotés par Camille Abettan, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2016, 23-61.
  • [6]
    J. Forrester, « If p, Then What? Thinking in Cases », in History of the Human Sciences, 9, 3, p. 1-25 ; repris dans Thinking in Cases, Cambridge, Polity Press, 2017, p. 1-24.
  • [7]
    La publication la plus récente date de 2020 : Thinking in, with, across, and beyond cases with John Forrester, éd. par C. Millard et F. Callard, History of the Human Sciences, vol. 33, n° 3-4. Voir aussi le numéro thématique consacré à John Forrester par la revue britannique Psychoanalysis and History, vol. 19, 2 (2017), éd. par M. Fytche et A. Mayer.
  • [8]
    E. Rosch, « Principles of categorization », in Cognition and Categorization, dir. E. Rosch et B. Lloyd, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum, 1978, p. 27-47 ; L. C. Morey, « Classification of Mental Disorder as a Collection of Hypothetical Constructs », in Journal of Abnormal Psychology, 100, 3 (1991), p. 289-293 ; J. A. Hampton, « Prototype models of concept representation », in Categories and Concepts, dir. I. van Mechelen, J. Hampton, R. S. Muchalski et P. Theuns, London, Academic Press, 1993, p. 67-95 ; G. E. Berrios, « The 19th century nosology of alienism : history and epistemology », in K. S. Kendler et J. Parnas (dir.), Philosophical Issues in Psychiatry II : Nosology, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 101-117.
  • [9]
    G. Keil, L. Keuck, et R. Hauswald, dir., Vagueness in Psychiatry, Oxford, Oxford University Press, coll. « International Perespectives in Philosophy and Psychiatry », 2017.
  • [10]
    J. Parnas, et D. Zahavi, « The Role of Phenomenology in Psychiatric Diagnosis and Classification », in Psychiatric Diagnosis and Classification, dir. M. May, W. Gabel et al., New York, Wiley, 2002, p. 137-162.
  • [11]
    M. A. Schwartz et O. P. Wiggins, « Typification. The First Step for Clinical Diagnosis in Psychiatry, in The Journal of Nervous and Mental Disease, 175 (1987), p. 65-77 ; M. A. Schwartz et O. P. Wiggins, « Diagnosis and Ideal Types : A Contribution to Psychiatric Classification », in Comprehensive Psychiatry, 28, 4 (1987), 277-291 ; M. A. Schwartz et O. P. Wiggins et al., « Prototypes, Ideal Types, and Personality Disorders : The Return to Classical Psychiatry, in Journal of Personality Disorders, 3, 1 (1989), 1-9 ; A. Tatossian, « Le problème du diagnostic dans la clinique psychiatrique », in P. Pichot et W. Rein (dir.), L’Approche clinique en psychiatrie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1993, p. 171-188.
  • [12]
    É. Bovet et al., « Les neurosciences à l’épreuve de la clinique et des sciences sociales. Regards croisés », in Revue d’anthropologie des connaissances, 7, 3 (2013), p. 555-569 ; V. Pidoux, « Psychotrope, dépression et intersubjectivité : l’épistémologie clinique de Roland Kuhn ou le faire science de la psychiatrie existentielle », in Histoire, médecine et santé, 6 (2015), p. 49-69.
  • [13]
    Cf. N. Gascoigne et T. Thornton, Tacit Knowledge, Durham, Acumen, 2013.
  • [14]
    K. Jaspers, Allgemeine Psychopathologie. Ein Leitfaden für Studierende, Ärzte, und Psychologen, Berlin, Springer, 1913 ; trad. fr. d’après la 3e éd. par A. Kastler et J. Mendousse, Psychopathologie générale, Paris, Félix Alcan, 1933 ; Reprod. en fac-sim. Paris, Bibliothèque des introuvables, coll. « Collection psychanalyse », 2000.
  • [15]
    W. V. Ruttkowski, Typologien und Schichtenlehren. Bibliographie des internationalen Schrifttums bis 1970, Amsterdam, Rodopi, 1974 ; M. L. Schäfer, « Die Bedeutung des Typusbegriffes in der Psychiatrie », in Fortschritte der Neurologie, Psychiatrie, 69, 6 (2001), p. 256-267.
  • [16]
    A. Kronfeld, « Der Verstandesmensch », in Jahrbuch der Charakterologie, 1, 1 (1924), p. 227-236.
  • [17]
    C. G. Hempel, et O. Oppenheim, Der Typusbegriff im Lichte der neuen Logik. Wissenschaftstheoretische Untersuchungen zur Konstitutionsforschung und Psychologie, Leyden, Sidhof, 1936.
  • [18]
    C. G. Jung, Psychologische Typen, Zürich, Rascher, 1921 ; trad. fr. Y. Le Lay, Types psychologiques, Genève, Georg, 1950, 2e éd. 1958.
  • [19]
    W. Stern, Über Psychologie individueller Differenzen, op. cit..
  • [20]
    K. Strunz, « Zur Methodologie der psychologischen Typenforschung », in Studium Generale. Zeitschrift für interdisziplinäre Studien, 4 (1951), p. 402-415.
  • [21]
    Pfänder, par exemple, dans son étude sur les « problèmes fondamentaux de la caractérologie » discute de manière approfondie les procédés d’« idéalisation théorétique » et de « généralisation » impliqués dans cette discipline qu’il définit « théoretico-systématique (« Grundprobleme der Charakterologie », op. cit., p. 302).
  • [22]
    Berlin, Springer.
  • [23]
    W. Stern, Über Psychologie individueller Differenzen, op. cit.
  • [24]
    K. Schneider, Die psychopathischen Persönlichkeiten, Leipzig, Deuticke 1923, 9e éd. 1950 ; trad. fr. F. Demers, Les Personnalités psychopathiques, Paris, PUF, 1955.
  • [25]
    H. Rorschach, Psychodiagnostik. Methodik und Ergebnisse eines wahrnehmungsdiagnostischen Experiments (Deutenlassen von Zufallsformen), Bern, Birker, 1921 ; trad. fr. A. Ombdredane et A. Landau, Psychodiagnostic : méthodes et résultats d’une expérience. diagnostique de perception, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque scientifique internationale. Section Psychologie », 1947 ; 9e éd. fr. révisée et corrigée avec une bibliographie complétée et mise à jour, Paris, PUF, 2000.
  • [26]
    L. Binswanger, « Bemerkungen zu Hermann Rorschachs “Psychodiagnostick” », in Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoanalyse, 9 (1923), p. 512-523.
  • [27]
    Cf. P. Cabestan, « La mélancolie selon Tellenbach. Endogénéité, type et situation », in Mélancolie. Phénoménologie, psychopathologie, psychanalyse, dir. Ph. Cabestan, J. Chamond et l’École Française de Daseinsanalyse, Paris, Le Cercle Herméneutique, 2015, p. 85-105.
  • [28]
    L. Binswanger, Einführung in die Probleme der allgemeinen Psychologie, Berlin, Springer, 1922, p. 5..
  • [29]
    Berlin, Springer.
  • [30]
    L. Binswanger, « Erfahren, Verstehen, Deuten in der Psychoanalyse », in Imago, 12, 2-3 (1926), p. 223-237 ; Ausgewählte Werke, vol. 3 : Vorträge und Aufsätze, éd. M. Herzog, Asanger, Heidelberg 1993, p. 3-16 ; trad. fr. de R. Lewinter, « Apprendre par expérience, comprendre, interpréter en psychanalyse », in Analyse existentielle et psychanalyse freudienne. Discours, parcours, et Freud, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1981, p. 155-172.
  • [31]
    L. Binswanger, « Über die daseinsanalytische Forschungsrichtung in der Psychiatrie », in Schweizer Archiv für Psychiatrie und Neurologie, 57 (1946), p. 209-235 ; Ausgewählte Werke, vol. 3 : Vorträge und Aufsätze, éd. M. Herzog, Heidelberg, Asanger, 1993, p. 231-257 ; trad. fr. de R. Lewinter, « Sur la direction de recherche analytico-existentielle en psychiatrie », in Analyse existentielle, psychiatrie clinique et psychanalyse. Discours, parcours et Freud, op. cit., p. 51-84.
  • [32]
    L. Binswanger, « Der Fall Suzanne Urban », in Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, 69 (1952), p. 36-77 ; 70 (1952), p. 1-32 ; 71 (1952), p. 57-96 ; trad. fr. de J. Verdeaux, Le Cas Suzanne Urban. Étude sur la schizophrénie, Paris, Desclée de Brouwer, 1957 ; Alias, 2019.
  • [33]
    L. Binswanger, Henrik Ibsen und das Problem der Selbstrealisation in der Kunst, Heidelberg, Schneider, 1949 ; trad. fr. de M. Dupuis, Henrik Ibsen et le problème de l’autoréalisation dans l’art, Bruxelles, De Boeck université, 1996.