Variation sans temps. Une contribution à la métaphysique de la gravité quantique – 1/2

1Nous voudrions ici montrer que le concept de temps et celui de variation recouvrent non pas deux variantes d’une même réalité que l’on pourrait nommer aussi changement ou devenir, mais bien deux aspects fondamentaux de la réalité, voire ses deux aspects les plus fondamentaux, aspects dont il serait ainsi nécessaire de conceptualiser non seulement la différence mais plus encore la tension ou l’opposition en la comprenant comme constitutive de la réalité empirique. Du point de vue du sens commun, c’est-à-dire de ladite réalité empirique, la hiérarchie de ces deux termes semble aller de soi : le temps engloberait la variation puisque toute variation empirique a lieu dans le temps et qu’il n’y aurait aucun sens à affirmer le contraire [1]. C’est pourtant bien la nécessité d’un tel renversement que nous voudrions établir en montrant que toute temporalité se déroule en fait au sein d’une variation qui l’englobe et la fonde comme telle – à la double condition de cesser de penser cette variation comme empirique, de la purifier de toute empiricité et de cesser de penser le temps comme fondamental mais au contraire comme toujours déjà empirique. Entre une variation conçue comme pure et un temps irrémédiablement empirique pourra alors se nouer un rapport de principe à conséquence, d’explicans à explicandum : notre parcours a ainsi vocation à faire apparaître le temps comme ce qu’il est intrinsèquement, à savoir une première forme d’invariance donc une « antivariation », une cessation partielle de la « variation pure ».

2Cette analyse philosophique fait directement écho au travail de refondation des concepts les plus fondamentaux, notamment ceux d’espace et de temps, auquel la question de la gravité quantique contraint les physiciens. Si l’espace-temps lisse de la relativité générale doit nécessairement faire l’objet d’une genèse à l’échelle de Planck, à partir de quoi, de quelle réalité non spatio-temporelle, peut-il et doit-il être engendré ? N’est-on pas conduit à penser non seulement une géométrogenèse mais aussi une chronogenèse ? Or que serait une genèse du temps lui-même, qui n’aurait donc pas lieu en un temps donné ? Quelles propriétés fondamentales du temps nécessitent ainsi d’être engendrées ? Quelles sont notamment celles qu’encode la variable t présente dans toute théorie physique ? Sans prétendre épuiser évidemment ce vaste champ de questionnement, nous voudrions contribuer à l’éclairer en montrant que l’idée abstraite de temps ainsi que l’usage physique concret de la variable t obéissent à un certain nombre de conditions, certes minimales mais pourtant déjà restrictives (subsistance / invariance, continuité et succession), auxquelles tant l’idée abstraite de variation que certaines de ses manifestations physiques concrètes n’obéissent pas nécessairement. Il suffira ensuite de lever les limites implicites au sein desquelles nous situons généralement l’idée de variation (toute variation serait une variation dans quelque chose ou de quelque chose) pour comprendre que cet aspect « variationnel » de la réalité est beaucoup plus profond que son aspect temporel – et permet d’engendrer ce dernier par simple ajout de conditions restrictives. L’idée de « variation pure » doit donc finalement permettre de spécifier ce que pourrait et devrait être une réalité qui, sans être elle-même spatiotemporelle, serait en même temps la condition de possibilité de tout espace-temps.

3Prenons un cas de variation quelconque, formulée sous une forme abstraite : A A’ A’’. Ni les lettres ni les flèches n’ont de signification mathématique particulière. Elles signifient juste ici que « quelque chose » « passe » d’un « état » à un autre, et ce à deux reprises. Qu’est-on contraint de constater sur cet exemple élémentaire ? Qu’une telle variation abstraite de A à A’ et de A’ à A’’ ne peut devenir une réalité concrète, c’est-à-dire recevoir de traduction physique, qu’en impliquant trois conditions a priori nécessaires : a) la subsistance d’un invariant, c’est-à-dire d’un quelque chose qui varie ou par rapport auquel cela varie, qui est donc le sujet, le substrat ou la mesure invariante de la variation ; b) la continuité de cette subsistance, c’est-à-dire du passage d’un état à l’autre ; c) la succession de cette continuité, c’est-à-dire des états distincts de variation. Nous allons voir que chacune de ces conditions se présente justement comme une propriété constitutive du temps tel qu’il apparaît (minimalement) en physique, à savoir de la variable t qui sert de paramètre d’évolution dans toutes les théories. La question qui se pose alors est de savoir si une telle variation peut continuer non seulement d’être pensée de façon logiquement cohérente, mais aussi et surtout d’advenir de façon physiquement expérimentable, lorsque chacune de ces conditions est tour à tour éliminée. Or ce que nous allons constater, c’est que les théories physiques les plus fondamentales que l’expérience a jusqu’à présent confirmées, à savoir la relativité générale et la mécanique quantique, sinon nous contraignent du moins nous permettent d’éliminer tour à tour chacune de ces conditions. Que reste-t-il dès lors d’une variation lorsque toute invariance, toute continuité et toute succession, autrement dit lorsque chacune des propriétés de la variable t, et finalement toutes, en sont retirées ? S’il en reste quelque chose, ce qu’il en reste permettra précisément d’établir que l’idée de variation est non seulement distincte mais plus fondamentale que celle de temps.

La première condition de toute variation physique serait que quelque chose subsiste dans cette variation sans varier lui-même et en constitue donc a priori le substrat ou la mesure invariante (condition de subsistance ou d’invariance)

4De A à A’ et A’’ subsisterait en l’occurrence évidemment la lettre A. Mais il subsisterait également quelque chose de plus profond qui concerne fondamentalement les intervalles entre les trois termes de cette variation : serait invariante sinon la « rapidité » avec laquelle les intervalles entre A et A’, A’ et A’’ sont franchis, se remplacent, du moins la possibilité de la mesurer, c’est-à-dire de rapporter ce franchissement, remplacement ou écoulement à un écoulement supposément standard ou régulier. Par rapport à cet écoulement, n’importe quel autre aurait une certaine « vitesse de variation » (si cette variation peut être réduite à une fonction continue et différentiable) ou « fréquence » (si elle peut être réduite à un processus itératif et périodique). Cette première condition n’est ni triviale ni contraire à l’intuition : comment penser ou reconnaître en effet le fait que quelque chose varie sans identifier déjà ce qui varie et par rapport à quoi cela varie ? Différents invariants a priori – subsistance d’un sujet (ou substrat) de la variation et/ou subsistance d’une mesure (ou cadre) de la variation – se sont succédé au cours de l’histoire de la pensée philosophique et scientifique. Retracer cette histoire revient à parcourir à grandes enjambées le passage qui conduit de la (méta)physique aristotélicienne à la révolution scientifique galiléo-newtonienne.

5Pour rendre compte du fait du changement ou de la variation, la théorie aristotélicienne multiplie les outils conceptuels visant fondamentalement à distinguer et combiner deux niveaux : ce qui ne change pas et à partir de quoi seulement du changement peut avoir lieu (le niveau du sujet ou de la substance comme figure de l’être parménidien) et ce qui change du fait qu’il est variablement attribué à ce qui ne change pas (le niveau des attributs ou propriétés comme figure du devenir héraclitéen). De fait, au-delà des détails propres à la théorie aristotélicienne du changement (le fait notamment qu’il est toujours orienté), il est clair que chaque fois que nous pensons le changement à partir de quelque chose qui ne change pas (corps matériels, particules, champs, etc.) et porte des propriétés, attributs, qualités, bref variables, censément secondaires, d’un niveau ontologique inférieur (vitesse, position, masse, charge, etc.), nous continuons d’être tributaires du cadre aristotélicien.

6La révolution scientifique moderne accomplie par Galilée et achevée par Newton ne se présente alors que superficiellement comme l’abandon des causes finales ou la reconnaissance abstraite que l’univers serait « écrit en langage mathématique » ; elle consiste structurellement à minimiser cet invariant aristotélicien (transformant les « formes substantielles » en simples corps étendus, matériels) et, pour rendre compte du changement ou de la variation que subissent ces corps (en premier lieu, le mouvement), à les plonger dans un autre invariant bien plus fondamental : le temps – qui n’est plus lui-même une simple qualité subordonnée au mouvement. Cette érection du temps en facteur fondamental en fonction duquel tout peut varier dans la seule mesure où il ne varie pas lui-même suppose plusieurs étapes logiques. Premièrement, il faut que les propriétés des corps deviennent des grandeurs constantes (par exemple la masse inertielle) ou variables (par exemple la vitesse) qui les caractérisent mais ne leur appartiennent plus intrinsèquement, de sorte qu’aucun état de variation ou valeur de telle ou telle variable ne peut plus avoir de privilège sur les autres (A par rapport à A’ ou A’’ dans notre exemple, le repos par rapport au mouvement, telle position par rapport à telle autre, etc.) ; tous ces états deviennent au contraire équivalents et apparaissent comme de simples conditions initiales en fonction du découpage arbitraire du système étudié. Deuxièmement, il faut dégager les lois de variation de ces grandeurs variables, en trouvant les équivalences, c’est-à-dire les équations qui les relient les unes aux autres, la façon dont certaines grandeurs dépendent d’autres. C’est ainsi que dans la loi galiléenne de la chute des corps comme dans le principe fondamental de la dynamique énoncé par Newton, le temps sert de paramètre d’évolution aux autres variables, sans lui-même dépendre d’aucune. Troisièmement, il faut pouvoir utiliser cette variable ou fonction à titre de mesure des autres variables en la mesurant elle-même, autrement dit en s’assurant de sa progression monotone, c’est-à-dire de la régularité des intervalles ou de leur invariance a priori. C’est là que les difficultés commencent, car comment mesurer cette régularité sans la corréler à un mouvement lui-même périodique (ce qui est le principe de toute horloge astronomique, mécanique ou atomique) ? Pour couper court à cette difficulté, Newton achève d’autonomiser la fonction temporelle en postulant l’existence d’un temps absolu porteur en tant que tel d’une double caractéristique : il s’écoule de façon uniforme ou régulière, et constitue ainsi un cadre invariant au sein duquel peut varier toute variable dynamique ; il définit un présent universel ou plan de simultanéité globale, et permet ainsi de dater l’ensemble des phénomènes et de tous les ordonner les uns par rapport aux autres. Dans ce cadre, la « rapidité » avec laquelle A devient A’ puis A’’ et la date exacte à laquelle il le devient peut être ainsi déterminée sans ambiguïté, quel que soit le référentiel choisi.

7Or la double révolution einsteinienne fait évidemment voler en éclats ce cadre. Le temps ne peut plus être posé comme datation universelle et facteur d’évolution invariant des phénomènes dynamiques, dans la mesure où il n’est plus du tout lui-même une variable indépendante. D’une part, avec la relativité restreinte, il devient dépendant de la vitesse du corps servant de référentiel, de sorte que ce ne sont plus les intervalles de temps mais seulement l’intervalle d’espace-temps (métrique pseudo-euclidienne ou lorentzienne de courbure nulle) qui est invariant dans tous les référentiels. D’autre part et plus profondément, avec la relativité générale, il devient dépendant du contenu en matière-énergie, de sorte que la métrique elle-même devient variable (métrique pseudo-riemannienne ou lorentzienne de courbure non nulle), ce qui signifie que les intervalles d’espace-temps ne sont plus fixés une fois pour toutes mais varient localement. Il s’ensuit une double conséquence fondamentale. D’une part, il n’existe plus en relativité restreinte et encore moins en relativité générale de fonction temporelle unique. Il en existe soit une infinité définissant autant de plans de simultanéité et donc de datations contradictoires possibles, soit aucune dans certaines solutions – non réalistes – de la relativité générale. Lorsqu’il est possible de paramétriser l’ensemble de l’espace selon une certaine fonction temporelle, cette paramétrisation restera toujours arbitraire, obéissant à des procédures conventionnelles, pour répondre à des besoins spécifiques : ainsi est forgé le temps cosmique permettant de dater approximativement les grands événements cosmologiques par rapport à nous depuis le temps de Planck. Aucune de ces fonctions ne peut avoir cependant de privilège ontologique du fait de la covariance fondamentale de la relativité générale. D’autre part, il n’existe plus en relativité générale de fonction temporelle extérieure à ce qui a lieu en son sein. Toute fonction arbitrairement choisie pour dérouler un ensemble local voire l’ensemble global des événements sera aussi nécessairement une variable interne à la théorie, dépendant des équations décrivant le contenu en matière-énergie qui peut être lui-même variable. La relativité générale nous contraint donc à penser toute évolution dynamique non plus comme quelque chose qui a lieu dans le temps mais comme une simple corrélation entre variables dont l’une pourra servir d’horloge arbitraire aux autres, aucune ne pouvant par définition être parfaite [2].

8Physiciens et philosophes n’ont pas toujours pris la mesure adéquate de ce que cet abandon du temps comme invariant a priori signifiait exactement. Du fait, premièrement, que rien ne varie plus selon un temps invariant, et deuxièmement qu’aucun « présent de variation » n’a plus de valeur universelle, on a cru pouvoir conclure que rien ne varie plus sinon illusoirement et qu’aucun présent n’existe de façon différente du passé et du futur – tout étant ainsi donné de toute éternité (métaphysique éternaliste de l’univers-bloc [3]). En exposant la troisième condition de toute variation physique, la condition de succession, nous reviendrons sur l’effet de présent produit par l’idée d’une variation en soi, d’états se succédant en soi sans dimension supplémentaire. Mais concernant le fait, nullement réfuté par la relativité générale, que des choses varient, la seule conclusion métaphysique radicale qu’il faut tirer de ses équations n’est pas l’existence illusoire d’un univers-bloc invariant mais l’inversion du rapport classiquement établi entre temps et variation : aucune variation ne passe jamais d’un état à l’autre en un temps sous-jacent donné puisque aucun invariant de ce type n’est a priori fixé. Cela signifie, d’une part, que variations de métrique (par exemple une onde gravitationnelle) et variations matérielles (par exemple la formation d’un trou noir) sont strictement corrélées selon les équations d’Einstein et, d’autre part, que toutes les variations matérielles causalement reliées ou reliables (intervalles de type temps ou lumière mais non espace) sont susceptibles de produire des persistances quelconques définissant des « lignes d’univers » dotés d’un « temps propre ». Ce de référentiel invariant pour mesurer d’autres temps dits alors « impropres » (les transformations de Lorentz permettant de passer indifféremment de l’un à l’autre) et d’assise arbitraire pour définir une fonction temporelle globale (qui n’aura aucun privilège a priori sur celles définies par d’autres temps propres). De fait aucun continuum quadridimensionnel ne précède ni ne fixe a priori ces variations locales – dont il peut seulement émerger ou résulter a posteriori[4]. L’espace-temps ainsi que tout ce qu’il contient n’est donc jamais donné mais toujours « tracé » par ce qui arrive, ce qui varie et sur lequel il agit aussi bien qu’il « est agi ». Les plus pénétrants héritiers d’Einstein nomment ainsi « indépendance par rapport au fond » (background independence) la covariance de la théorie, c’est-à-dire l’absence de fond invariant à partir duquel des variables varieraient et ils en font une contrainte fondamentale de la relativité générale dont devrait être munie toute théorie plus fondamentale qui aurait à déduire cette même relativité générale comme l’un de ses cas-limites [5].

9[à suivre – la bibliographie sera donnée à la fin de la deuxième partie de cet article qui sera publiée dans le prochain numéro].

Notes

  • [1]
    Voir Shoemaker [1969] qui envisage la possibilité d’un « temps sans changement » en évacuant immédiatement la possibilité inverse : « Il faut bien sûr distinguer l’affirmation selon laquelle le temps implique du changement du truisme que le changement implique du temps », p. 132.
  • [2]
    Voir Rovelli [2009].
  • [3]
    Voir Rovelli [2018] qui souligne que l’abandon d’un temps unique, d’une « unique succession ordonnée » n’implique aucunement que « rien ne change », qu’il faille donc adopter l’univers-bloc et l’éternalisme, p. 127-136. Voir également les analyses de fait toujours actuelles de Bergson [1922] qui démontre que, loin de dépasser l’illusion d’un temps qui passe, la théorie de l’univers-bloc est un nouveau moule accueillant la plus ancienne métaphysique éternaliste qui se caractérise par une double illusion consistant à se donner à la fois plus (puisqu’elle suppose une dimension supplémentaire) et moins (puisqu’elle suppose sans l’expliquer l’existence d’un déplacement illusoire le long de cette dimension) que ce qui varie en soi, c’est-à-dire sans dimension, p. 58-64 et 152-166.
  • [4]
    Penser « l’émergence du temps » reviendrait ainsi à rendre compte d’une triple genèse : genèse, premièrement, de la dimensionnalité du temps, c’est-à-dire de la trace ou subsistance toujours localement située d’une variation elle-même sans dimension (nous reviendrons donc sur ce point dans l’exposé de la troisième condition) ; deuxièmement, de son invariance et orientation de prime abord également locales (genèse dont pourrait rendre compte l’hypothèse du « temps thermique » développée par Rovelli et Connes [1994]) et troisièmement de sa globalisation progressive résultant des deux précédents aspects en tant que recoupement causal ou passé commun de toutes ces variations locales. Tout l’intérêt de la « théorie de l’univers-bloc croissant » (aussi qualifiée de « non-futurisme » et défendue notamment par Tooley [2000] dans la lignée explicite de Broad [1923] mais également implicite de Bergson [1896]) serait de pouvoir rendre précisément compte (par différence avec l’éternalisme de l’univers-bloc) de ce double caractère du continuum quadri-dimensionnel : la quatrième dimension, en tant qu’elle résulterait de durées objectivement communes, d’une part, serait produite (et non pas donnée de toute éternité) et, d’autre part, manifesterait a posteriori (mais non a priori) l’asymétrie entre passé et futur.
  • [5]
    Voir Smolin [2006] et [2014].