Recension du livre de Paolo Godani, Traits. Une métaphysique du singulier, Paris, PUF, 2019

1En définissant l’individu de façon traditionnelle comme entité unique et irremplaçable, qui dure un certain temps et finit par disparaître à jamais, la philosophie se heurte à des apories insurmontables. Le principe d’individuation reste introuvable, en dehors du geste d’indication (« ceci »), lequel contribue à déplacer le problème au plan de l’épistémologie (les modalités de connaissance de l’individu), en feignant que le problème ontologique ne se pose pas (on présuppose la notion d’individu). Dans son enquête résolument métaphysique, Godani soutient au contraire que l’individu n’existe pas, et qu’il convient d’y substituer l’idée de collections singulières de traits communs et hétérogènes, qui ont toutes la même consistance et perfection (elles ne manquent de rien) – p. 150. La perspective est anti-nominaliste, même si le réalisme défendu n’est pas celui des propriétés abstraites (les universaux) mais des qualités communes (les traits), entités à la fois singulières et répétables. La méthode consiste à exhumer, sous l’égarante « querelles des universaux », une dispute oubliée – la « querelle des individus » (p. 53), et à procéder non pas suivant la démarche génétique d’une théorie de l’individuation et de ses degrés (Simondon), mais selon l’optique résolument statique de l’étude de ce qui fait l’essence ou la nature supposée des individus.

2L’exploration du monde sensoriel de l’enfance, antéprédicatif, impersonnel et pré-individuel, est l’occasion d’une belle méditation sur la psychologie de l’émergence, par contraste et ressemblance qualitatives, de traits, qui sont autant de caractéristiques autonomes. Singulier et commun/abstrait (p. 9 et 13), le trait occupe une situation intermédiaire, entre le démonstratif russellien qui se réfère directement à la chose (sans description) et le « ceci » hégélien, censé masquer une référence à l’universel. Si seule la localisation dans le déroulement de l’expérience nous donne accès à l’individu, n’est-ce pas parce que l’individu dans son essence se réduit à un ensemble de concepts simples, de qualités non individuelles ?

3C’est à cette exploration d’un « monde de qualités » que se consacre le second chapitre. Reprenant à Ernst Mach l’idée que les prédicats sont les seuls éléments de la réalité (des parties dont le sujet n’est que le tout), Godani conçoit la chose comme une simple collection de marques, de même que l’homme sans qualité de Musil est composé de qualités sans homme (p. 24), que le héros vit comme des expériences sans sujet, promesses d’un monde commun (p. 29), et comme la « vie » deleuzienne est faite de singularités qui ne sont ni des événements, ni des accidents, ni des universaux. Un trait (le sourire de Marta) est une singularité abstraite, indépendante de son porteur : non pas un genre qui subsume une pluralité d’individus différents, mais une qualité qui se répète de la même manière à chacune de ses occurrences (p. 30). En quoi il diffère du trope, ce « particulier abstrait » dont on ne peut déterminer la singularité sans recourir à l’objet particulier auquel il se réfère (p. 33). Ce qui peut se répéter est qualitatif et singulier : de ce point de vue, le sourire d’un chat ou la posture de Napoléon sont des traits, mais pas un instant du temps, un endroit du champ visuel (ils n’ont pas de nature qualitative) ou une couleur (elle n’est pas quelque chose de singulier). Les traits (ce rouge), parce qu’ils sont indépendants des objets dans lesquels ils se présentent, ne sont pas non plus assimilables aux « moments » (dits individuels) de la phénoménologie (le rouge de ce cahier), que Husserl, réactivant le réalisme des universaux, oppose aux essences (le rouge, universel dont participent des individus différents). À condition de distinguer deux usages du démonstratif (comme référence à un individu concret et unique (« ce cahier ») et comme mention d’une qualité déterminée, abstraite et répétable – « ce rouge »), que Duns Scott condense dans l’haecceitas (p. 71), on peut dire que les traits occupent une position intermédiaire, à la fois singuliers (parfaitement déterminés) et communs (par répétition), comme autant de concepts subsumant une multiplicité de différences (p. 36). Avec ses « objets éternels », ingrédients abstraits de nature qualitative composant (par adjectivation) des événements (« occasions d’expérience ») individuels et superposables (chacun ayant sa durée propre, mais un contenu répétable), Whitehead reste au niveau de la pensée et renonce à toute théorie de l’individuation, rabattant ainsi l’ontologie sur l’épistémologie. Contre quoi la solution de Godani consiste non pas à recourir à l’idée deleuzienne d’individuation intensive (qui ne rend pas compte de l’individuation de tel individu, même si elle explique qu’une singularité puisse se répéter), mais à soutenir que, si les traits singuliers sont bien des spécifications dernières, les constellations de traits (pierre), complexes de qualités, ne sont pas des détermination ultimes d’une espèce (la « pierréité »), mais tombent en dehors de la simple division du concept, nous ouvrant donc la porte de l’ontologie (p. 44). Le prétendu individu n’est donc en réalité qu’un agrégat (p. 50), ce que même la biologie ne saurait contester (l’individu biologique regroupe souvent une multiplicité).

4Partant ensuite à la recherche de l’individu introuvable (chap. 3), Godani oppose à l’abstraction classificatoire (extensionnelle), prenant les individus comme éléments fondamentaux de la réalité pour en extraire les propriétés qu’ils ont en commun, l’abstraction typologique ou intentionnelle qui construit les individus en tant que collections, ensembles composés par ces propriétés (p. 53). L’individu comme objet non communicable, unique et irremplaçable, est insaississable, sauf à faire valoir le principe caché selon lequel l’individuation réside dans la temporalité, comme déroulement linéaire et irréversible (p. 56). Par quoi la solution du problème de l’individuation n’est pas métaphysique ou ontologique mais épistémologique (relation à un sujet qui l’identifie comme « ceci »). Au contraire, les traits, loin d’être identifiés par leur référence à un particulier localisé dans l’espace et le temps, sont des essences sujettes à répétition – la crainte « panique » que celle-ci inspire étant, avec l’obsession d’être soi-même (à l’identique), à l’origine de la création de la notion d’individu (p. 75). Si l’on pose que l’individu est ce qui est ici et maintenant, on renonce à nommer individu ce qui perdure dans le temps – c’est la voie indiquée par Parfit.

5Quelles sont les implications temporelles de cette ontologie des traits (chap. 4) ? Pour conjurer le risque d’idéalisme inhérent à la solution préconisée, Godani s’efforce de constituer une théorie des multiplicités : il ne s’agit pas uniquement de témoigner qu’il existe quelque chose qui ne dépend pas de la pensée (Meillassoux), mais de préciser comment l’être est, d’expliciter son sens en qualifiant l’ensemble de ses déterminations (p. 87). Pour Godani, chacune de celles-ci est éternelle, leur apparition et disparition étant contingentes : la constellation de traits répétables devant se substituer au « bare particular », substance indéterminée jointe à la référence vide de l’espace et du temps, fantôme de la chose en soi. Par quoi on se débarrasse du mysticisme des entités sans sens, en se libérant du mystère de l’individu ineffable, (p. 94). Les conséquences sont importantes : si on admet que la persistance d’un individu au-dessous de ses propriétés est illusoire, il devient possible de déduire, de la particularité d’un individu, la particularité présumée de ses propriétés (p. 97). Par quoi on peut se détacher de l’ontologie spontanément présentiste qui déréalise le passé et le futur, secrètement motivée par le privilège accordé à l’individuel (unique, irremplaçable), et qui ne peut que faire de la mort une catastrophe ontologique privant un être de sa puissance propre. En examinant au contraire les choses sub specie aeternitatis, on voit « à travers » les individus (p. 105) les traits qui leur survivent éternellement.

6Reste à montrer que les véritables éléments du réel sont plus aériens et abstraits que les prétendus individus concrets (chap. 5). À la suite de Meinong, Godani s’efforce de contester la suprématie de l’actuel, et d’expliciter la philosophie du Musil (p. 110). Comprendre que l’actuel dépend du possible (p. 112), c’est percevoir l’indifférence des traits par rapport à leur actualisation dans tel ou tel individu. Godani y voit une confirmation ontologique d’une « thèse majeure » de la philosophie du langage contemporaine (de Frege à Deleuze) : l’indifférence (neutralité) du contenu sémantique d’une proposition à son affirmation et sa négation (p. 114). Ne risque-t-on pas alors de confondre le réel et l’imaginaire ? Godani souligne au contraire qu’une œuvre de fiction se compose des mêmes traits que ceux de notre monde commun (d’où son efficace sur le lecteur), la « ségrégation » de la fiction (Hamburger) étant en fait imputable à des éléments extérieurs (une position différente par rapport à l’actualité du sujet de l’énonciation). Mais alors que Genette creuse corrélativement l’écart entre narratologie et ontologie de la littérature, Godani le réduit : il suspend le privilège accordé au sujet de l’énonciation et à sa perspective spatio-temporelle (taxé de « préjugé en faveur de la réalité effective », p. 117), et soutient que, si Aristote subordonne l’histoire à la poésie, c’est parce que celle-ci insiste moins sur les individus que sur les traits, faisant, comme par antonomase, un usage commun des noms propres (les traits font notre étoffe comme celle des personnages fictifs, p. 124). En s’appuyant sur Levi-Strauss ou la logique stoïcienne, Godani défend une conception descriptive et non désignative du nom propre, qui n’a pas pour fonction de saisir ce qui est individuel, mais de faire en sorte qu’un faisceau de qualités soit individualisé par l’indication, l’opérateur « en tant que » réduisant l’individualité à un exemple (p. 128).

7Les conclusions de cette thèse, touchant le cas particulier de l’individu humain (chap. 6), sont toutefois difficilement acceptables, parce que la notion de personne combine le sens d’unicité, de persistance de l’individu, mais aussi de dignité et de responsabilité. Godani défend, contre Leibniz, l’idée d’un individu (Adam) vague, ensemble de traits singuliers et communs et référent des noms propres. La continuité de la personne peut ainsi s’expliquer par la superposition de constellations de traits plutôt que par la permanence d’une substance nue. Contre l’idée husserlienne (basée sur un cercle) selon laquelle l’unicité du flux de la conscience assure l’individualité de chacun des états de ses vécus, et plus généralement contre la notion de substrat, Godani fait valoir les arguments de Parfit, qui ne suffisent toutefois pas à affirmer la nature commune des traits d’une constellation (p. 144). Il en conclut à la nécessité de dédramatiser la mort, qui désigne moins une disparition fixant l’individualité de la vie (Heidegger) qu’une disposition nouvelles des traits, dont rien ne permet d’affirmer qu’ils s’absentent définitivement (Spinoza).

8Le livre de Godani est d’une insolence salutaire, dense mais clair, provocateur mais gratifiant. Il développe un triple contre-pied : le singulier est préféré à l’individu (qui n’existe pas) ; l’ontologie (décrivant le singulier comme propriété des choses du monde, trait d’une constellation) à la gnoséologie (ou « épistémologie », selon l’auteur), touchant les modalités de la connaissance de l’individu ; enfin, l’approche est anté- (ou non-) scientifique (et technique), se voulant préliminaire à toute autre forme de questionnement, par opposition à une métaphysique scientifique (au sens bergsonien), se laissant instruire par les sciences avant de spéculer sur la nature ultime de la réalité. Manipulant avec dextérité de nombreuses références classiques ou atypiques, l’auteur dépasse avec talent les oppositions stériles (analytique/continental, argumentatif/historique) au profit de l’approche précise d’un problème. Outre les métaphysiciens curieux de découvrir cette originale ontologie du singulier, l’ouvrage retiendra l’attention des lecteurs qui s’intéressent à la notion d’identité personnelle ou de fiction, voire de ceux que séduit son horizon moral (la mort n’est rien pour nous).

9Suggestive, la thèse suscite toutefois un certain nombre de réserves. S’il est vrai que la réalité de l’individu requiert aujourd’hui une alternative à la métaphysique traditionnelle, largement héritée d’Aristote, on pourrait toutefois se demander si la philosophie du langage utilisée par l’auteur est la seule qui vaille : la proposition et son analyse logico-grammaticale restent pensées comme l’horizon du sens, sans que ne soient prises en considération les contributions de la théorie du discours, qui permettraient de ménager une place plus approfondie aux considérations pragmatiques (Granger), herméneutiques (Rastier), théoriques (Pariente) et narratives (Ricœur), et par là même de nuancer la portée des remarques pénétrantes de Godani. D’une manière générale, il n’est pas sûr en effet que les considérations épistémologiques soient exclusives de la caractérisation ontologique. Plus radicalement encore, on pourrait se demander pourquoi l’auteur n’enrichit pas sa métaphysique des enseignements des sciences contemporaines, ne serait-ce que parce que la biologie maintient la différence (fût-elle atténuée, comme le souligne l’immunologie récente) entre milieux intérieur et extérieur comme caractéristique de l’individualité vivante (cellulaire et au-delà) – peut-on vraiment affirmer que le rapport qui maintient l’unité de mon corps n’est pas plus étroit que celui qui relie une machine à coudre et un parapluie (p. 51) ?