Remettre à l’œuvre les processus du vivant. Repenser le lien de l’histoire humaine avec l’histoire naturelle : lectures croisées de Bergson et Ruyer

1 La crise écologique nous met face à un double constat : celui de la puissance extraordinaire de notre technique, en même temps que celui de notre impuissance à résoudre les problèmes qu’elle a engendrés. Ce paradoxe nous renvoie plus profondément à la question de notre place au sein du vivant : nous nous vivons comme une espèce à la fois à part du fait de notre pouvoir incommensurable avec celui des autres espèces, et profondément dépendante du reste du monde vivant. La théorie de l’évolution a contribué à ce statut paradoxal, en faisant de l’humanité l’aboutissement tout temporaire d’une histoire naturelle qui nous précède et nous dépasse. Cependant, nous continuons d’aborder les défis écologiques avec une approche surplombante et techniciste qui révèle aussi bien notre optimisme qu’une certaine incapacité à remettre en question notre rapport au vivant. À partir d’une interrogation sur l’histoire, l’objectif de cet article est précisément de questionner les présupposés théoriques et pratiques de notre réponse à la crise écologique, présupposés qui découlent d’une conception erronée de la place de l’humain dans le monde vivant. Cela implique d’étudier l’enracinement comme la spécificité de notre histoire dans l’histoire naturelle. Nous aimerions ainsi montrer que l’intrication bien comprise entre histoire humaine et histoire évolutive doit d’un côté nous conduire à prendre acte de notre profonde continuité et dépendance à l’égard du vivant, en particulier dans nos solutions à la crise actuelle, mais, d’un autre côté, doit aussi nous inviter à envisager la spécificité proprement humaine d’un possible retour à la fois collectif, réflexif et critique sur nos pratiques dans la biosphère, cette prise de conscience ayant la particularité de pouvoir changer la direction de l’histoire humaine, et donc aussi celle des autres vivants.

2 Pour ce faire, nous remettrons en question l’idée que l’évolution serait un progrès, pour la penser à la suite de Bergson, qui est sur ce point fidèle à Darwin, comme un processus de divergence des lignées. Cela conduit à concevoir l’espèce humaine comme un aboutissement temporaire, parmi d’autres, du mouvement évolutif et à interroger la place de l’humanité au sein de l’histoire naturelle. Nous poursuivrons notre réflexion par une lecture de Ruyer qui saisit la façon spécifique dont l’histoire humaine prolonge le mouvement de l’histoire biologique. Ces deux auteurs nous permettront, pour finir, d’envisager une relation nouvelle au vivant, qui serait à la fois théorique – une nouvelle compréhension du vivant – et pratique, cette compréhension permettant de véritablement saisir ce que nous pouvons faire pour sauvegarder la vitalité et la diversité de la biosphère.

L’histoire humaine comme prolongation de l’évolution par divergence : lecture bergsonienne

L’évolution par divergence et l’impossible hiérarchisation des espèces

3 L’idée d’une évolution unilinéaire progressant jusqu’à l’homme nous viendrait de la théorie de l’évolution de Darwin, et pourtant elle est fort peu darwinienne. L’unique schéma de L’Origine des espèces ne sert en effet pas à illustrer une progression rectiligne des espèces, mais au contraire la divergence des lignées, qui repose sur le fait que « les descendants modifiés d’une espèce quelconque réussissent d’autant mieux que leur structure est plus diversifiée et qu’ils peuvent ainsi s’emparer de places occupées par d’autres êtres [1] ». Cela implique que l’histoire naturelle ne soit pas un progrès par accumulation d’adaptations, mais une évolution par dissociation des lignées. Ce point, fondamental pour comprendre l’évolution par sélection naturelle, sert de garde-fou contre une vision de l’évolution dont l’espèce humaine serait le but : il ne peut y avoir une seule direction de l’évolution puisqu’elle se fait par divergence. Dans la sixième édition du même ouvrage, Darwin montre d’une part qu’il est difficile de trouver un critère à l’aune duquel évaluer le progrès d’une espèce, d’autre part que ce critère doit être différent selon que l’on parle des vertébrés, des insectes ou des plantes [2]. Il n’y a donc pas progression de l’organisation en général, mais progression de l’adaptation de chaque population à son environnement. Il n’y a pas un summum de l’évolution, mais plusieurs, en fonction des lignées, et de l’environnement dans lesquelles ces lignées s’inscrivent.

4 Bergson, qui par ailleurs critique la théorie darwinienne, reprendra cependant l’idée d’une descendance divergente. Selon lui, les espèces n’évoluent pas de façon linéaire, mais « accentuent leur divergence à mesure qu’elles progressent dans leur évolution ». Chaque lignée progresse indépendamment, il est donc impossible de faire une hiérarchie des espèces : « L’erreur capitale […] est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs […], alors que ce sont trois directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en grandissant [3] ». L’homme n’est donc pas une espèce à part du monde vivant du fait de son succès adaptatif : l’histoire humaine apparaît comme une des directions prises par l’évolution à côté d’autres histoires évolutives toutes aussi réussies.

L’évolution comme élan vital

5 En outre, pour comprendre pleinement la place de l’homme au sein de l’évolution, il faut approfondir cette idée d’« une activité qui s’est scindée en grandissant ». La divergence des espèces correspond, pour Bergson, à la dispersion d’un même élan : « la vie […] est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes ». Il y a donc, malgré les différences, une « unité de la vie [qui] est tout entière dans l’élan qui la pousse sur la route du temps ». Cette image de l’élan sert chez Bergson à donner une idée de la dynamique du vivant, dynamique qui ne peut se comprendre que par l’efficace de la durée, c’est-à-dire par la continuité d’une histoire. Les espèces partagent moins une origine qu’un même élan qui se manifeste à travers l’effort de chaque vivant pour créer, à partir de la matière, son mode d’existence. L’évolution n’est donc pas une somme d’adaptations passives, mais cet élan de créativité que la vie oppose aux déterminations imposées par la matière, cet « effort pour greffer sur la nécessité des forces physiques, la plus grande somme possible d’indétermination ». L’évolution apparaît ainsi comme l’histoire de cet effort, toujours poursuivi, car toujours contrarié, de tirer le plus possible de la matière [4].

6 L’histoire individuelle de chaque être vivant participe de l’histoire plus large qu’est l’évolution. Le caractère unique de chaque situation biologique, le mélange de détermination et de contingence qui la caractérise contribue à transformer le processus même de l’évolution de façon imprévisible. En cela réside la créativité de l’évolution pour Bergson : elle est ouverte sur l’avenir, et donc essentiellement indéterminée [5].

Histoire humaine et histoire naturelle

7 Quelle place alors Bergson attribue-t-il à l’espèce humaine ? Si l’humanité n’est certes pas « l’aboutissement de l’évolution entière », elle occupe une place particulière par la complexité de son système nerveux. Par cette complexité, l’homme a la faculté de choisir, il n’est pas astreint aux actions réflexes ou instinctives ; cette liberté est l’apanage de l’intelligence humaine. L’homme seul est véritablement libre dans son rapport à la matière, en tant que son pouvoir d’action est illimité : il invente sans cesse de nouvelles façons d’habiter le monde. « L’homme continue donc indéfiniment le mouvement vital [6] ».

8 L’histoire humaine s’inscrit ainsi dans l’histoire évolutive, et semble aussi être sa continuation : elle est à la fois produite par et productrice de l’évolution, en tant qu’elle est un prolongement de l’élan vital. Si, dans Les Deux sources de la morale et de la religion, on lit que l’histoire est soumise à « des lois biologiques », elle n’en dépend pas pour autant comme un effet dépend de sa cause, puisque l’évolution biologique n’est pas un mécanisme. Parce que Bergson ne considère pas les espèces comme les produits passifs d’un mécanisme externe (la sélection naturelle), mais comme accroissant l’effort de l’élan vital, l’histoire humaine n’est pas prédéterminée par l’évolution biologique. « L’action [humaine] en marche crée sa propre route, crée pour une forte part les conditions où elle s’accomplira, et défie ainsi le calcul [7] ».

9 Comment comprendre alors la place de l’homme dans le mouvement de la vie, celle de l’histoire humaine dans l’histoire naturelle ? Bien que Bergson interroge la dimension biologique, vitale des sociétés humaines, il ne pose pas réellement la question du rapport de l’histoire humaine à l’histoire naturelle. On trouve cependant des linéaments de réponse dans la philosophie pratique de Bergson. Ce qui serait véritablement moteur des plus grandes avancées de l’histoire humaine, c’est ce que Bergson appelle « le mysticisme » : un certain rapport théorique à l’élan vital, qui passe par la critique de nos outils conceptuels technicistes, pour aller « au-delà de la condition humaine » vers l’expérience partagée avec les autres vivants [8]. Ce rapport théorique est donc à la fois une compréhension de la dynamique de l’évolution, et la reconnaissance de la sympathie entre les organismes. Bergson dit bien que ce dépassement s’exprime dans une âme ouverte qui embrassera de son amour non seulement l’humanité entière, mais « s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature [9] ».

10 Cependant, l’objet des Deux sources n’est pas la relation de l’homme aux autres espèces, mais la morale et la religion pensées dans leur rapport avec l’histoire proprement humaine. Pour approfondir cette idée d’une position singulière de l’humanité dans la dynamique de l’évolution du vivant, c’est donc vers Ruyer qu’il faut maintenant nous tourner.

Ruyer : l’inscription de l’humanité dans le mouvement téléologique de la vie

La question de l’homme

11 Partager une nature commune avec le reste des vivants mais s’en différencier par l’accès à un univers de sens et de valeurs auquel ils ne participent pas complètement, cela peut être suffisant pour poser les bases d’un nouveau rôle des humains à l’égard de la biosphère. C’est ce qu’un examen de la philosophie ruyérienne permet d’établir.

12 Chez Ruyer, la continuité de l’homme avec le reste du vivant apparaît d’emblée problématique tant l’homme, par la culture, évolue dans un monde de sens qui le met à distance du reste de la vie organique : « L’homme, comme créateur de culture, se meut dans une sorte de milieu nouveau, dans une nature, ou surnature, qui n’est pas sans doute étrangère à la nature tout court, mais qui semble obéir aussi à d’autres lois, et qui a son unité propre [10] ». Cette rupture apparente de l’homme avec la nature n’est pourtant pas le dernier mot de Ruyer, puisqu’il s’efforce au contraire de placer le psychisme humain, à l’origine des créations culturelles, dans le prolongement de la vie organique et de penser l’appartenance de l’homme à une nature élargie, sans pour autant résorber sa singularité. L’idée répandue d’un exceptionnalisme humain vient, pour Ruyer, d’une tendance spontanée à l’« inconscience », mélange de narcissisme et d’anthropocentrisme qui fait que nous sommes obsédés par la question de l’homme au point d’en oublier notre place dans la nature ainsi que l’existence de l’infinie variété du monde vivant. Pour conjurer cette inclination, il faut commencer par un décentrement, qui passe par une attention marquée aux phénomènes organiques et aux comportements vitaux et dont le but sera de montrer que l’homme est un vivant comme les autres. Une fois accomplie cette réinsertion dans la communauté naturelle, la réflexion sur les caractéristiques d’une singularité humaine préalablement circonscrite peut alors commencer.

13 C’est cette logique de la pensée anthropologique de Ruyer que nous aimerions renouveler à partir du rapport entre l’histoire humaine et l’évolution des espèces. Notre question est la suivante : qu’est-ce que la réintégration opérée par Ruyer de l’histoire humaine dans l’histoire naturelle nous dit du statut particulier de l’homme dans la nature ?

Naturalisation de la finalité et de la conscience

14 S’intéresser à la dynamique de l’histoire, qu’elle soit humaine ou naturelle, nécessite un retour à ce qui est moteur dans l’activité humaine et dans l’ensemble des processus organiques. Opposé à une explication intégrale du monde par la causalité mécanique, Ruyer étend la sphère de la finalité bien au-delà de l’activité humaine puisqu’il l’applique aux phénomènes naturels et notamment à la dynamique de l’embryogenèse.

15 Il est pour Ruyer invraisemblable d’admettre la finalité pour la conscience et, dans le même temps, de la refuser à la vie organique, à partir de laquelle la conscience humaine a pourtant émergé. À trop faire de l’activité sensée et finaliste une exception anthropologique, on coupe l’humain du reste du vivant et on en fait un « enfant trouvé métaphysique [11] ». Au contraire, il faut ressaisir la vie comme ce qui est capable de faire advenir l’esprit humain et comprendre que notre mode d’action projectif émerge sur fond d’un enracinement organique de la téléologie. Cela dit, la finalité primaire étendue au vivant est plus fondamentale et primitive que la finalité dite secondaire, la finalité intentionnelle, proprement humaine [12]. Si la seconde est présentée comme une représentation mentale préexistant à sa réalisation et mettant à distance le sujet de la tâche à effectuer, la première ressaisit le noyau de vérité de toute finalité, à savoir d’être le sens immanent à toute activité véritable – véritable en ce qu’elle fait corps avec le sujet qui advient à travers elle.

16 Cette naturalisation de la finalité se répercute sur ce qui en est la condition ontologique : la conscience. De même que le sens de la finalité se dédouble et s’élargit pour s’appliquer aux êtres vivants, le sens de la conscience se dédouble pour signifier à la fois la conscience primaire, comprise comme domaine (spatial) se possédant lui-même par survol immanent (c’est-à-dire sans que le survol se fasse à distance de ce qu’il survole), et la conscience secondaire, dérivée de la première, qui n’est autre que la conscience humaine, de nature intentionnelle. La première traduit l’enveloppement unitaire de tout être individué qui n’est pas un agrégat de parties mises bout à bout. En particulier, l’auto-construction d’un organisme est une activité finalisée, mais non intentionnelle et non représentative, qui suppose le travail d’une conscience primaire. Ainsi, avant d’être ouverture sur le monde et connaissance, la conscience est d’abord pour Ruyer un mode de liaison qui traduit une auto-organisation. Cette naturalisation de la conscience, au sens où il n’y a d’individuation physique ou biologique que par le jeu de la conscience primaire, rend possible un thématisme généralisé : tout individu, et en particulier tout être vivant, dans son comportement instinctif ou dans son développement organique, s’efforce de réaliser des thèmes propres à son espèce, c’est-à-dire des normes relativement indéterminées, de nature psychique et sémantique, qui orientent l’action des individus tout en s’enrichissant de leur propre actualisation.

17 Finalement, la conscience humaine s’inscrit dans le prolongement d’une conscience organique organisatrice dont elle n’est qu’un raffinement évolutif. Si la continuité avec le monde vivant est rétablie, Ruyer n’en affirme pas moins la spécificité du psychisme humain. Certes, le cerveau ne crée ni la finalité ni la conscience, mais par sa connexion à des organes sensoriels, il fait advenir une conscience d’un genre nouveau, qui ne coïncide pas avec ce qu’elle organise mais peut le tenir à distance, sous la forme d’une représentation mentale. Cette disposition conditionne ce que Cassirer a nommé « la fonction symbolique » qui est à l’origine de toutes les créations de la culture (le langage, la religion, l’art, etc.). Or c’est bien cette fonction qui place l’espèce humaine dans un régime d’exception par rapport au reste du monde vivant : « L’activité humaine, à la différence du comportement animal, n’est pas seulement thématique, elle est symbolique[13] ». Le cerveau est ainsi le nœud de l’ambivalence anthropologique : comme conscience-organisation, il est un tissu vivant comme les autres, mais comme conscience-connaissance, il fait participer l’esprit humain à la dimension transcendante du sens et des valeurs.

18 La rupture n’est-elle pas alors consommée ? Cette « surnature » dont parlait Ruyer, qui n’est autre que la sphère de l’esprit, n’est-elle pas irrémédiablement fermée au monde naturel ? Il ne faut pas oublier cependant que la finalité est avant tout organique : les êtres vivants ne fonctionnent pas uniquement selon le jeu d’une mécanique aveugle, mais s’efforcent de viser des fins ou des thèmes spécifiques qui ont du sens. Dès lors, ce thématisme les fait aussi participer au « trans-spatial », c’est-à-dire à la dimension, transversale à l’espace et au temps, du sens et des valeurs. La coappartenance à cette unique dimension du sens se justifie d’ailleurs par la continuité naturelle entre d’un côté les thèmes organiques et de l’autre les essences ou valeurs humaines, certes plus abstraites que les thèmes mais tout aussi sémantiques. Ainsi l’accès au sens n’est-il pas synonyme de rupture, mais bien plutôt de participation commune, quoique différenciée, à une nature élargie, comprenant la réalité spatio-temporelle et la dimension du trans-spatial.

L’histoire humaine comme prolongement de l’histoire naturelle

19 Cette appartenance commune à une nature traversée par la finalité primaire permet-elle de fonder une réinscription de l’histoire humaine dans l’histoire universelle, la première étant mue par les mêmes principes directeurs que la seconde ? La réponse ruyérienne à cette question est double : il pense d’abord l’évolution comme une histoire au sens fort pour ensuite la décrire comme histoire des perfectionnements techniques attribuables à la nature et dont la technique humaine n’est qu’un prolongement.

20 Pensant l’histoire comme un mélange de chances et d’actions individuelles, Ruyer en déduit dans un premier temps que l’évolution des espèces possède bien une allure historique :

21

L’histoire des genres et des espèces est vraiment une histoire au sens fort du mot, c’est-à-dire un mélange inextricable de chances, bonnes ou mauvaises, de chances internes (mutations) ou externes (variations du climat, ségrégation, etc.) et de bonnes ou mauvaises utilisations de ces chances par l’espèce ou le genre considéré [14].

22 Guidé par la recherche d’isomorphismes, Ruyer, constatant la ressemblance entre la dynamique de l’évolution et celle de l’histoire humaine, établit leur communauté de nature. Comme pour l’histoire, le moteur de l’évolution ne peut pas être uniquement la finalité individuelle et encore moins le « guidage finaliste » d’une Providence divine. Il ne peut pas être non plus ramené exclusivement au hasard des mutations, passées au crible de la sélection naturelle. Bref, si l’évolution est si semblable à l’histoire humaine, c’est parce que les deux s’écrivent selon une combinaison de hasard et de finalité. Cependant, contrairement aux initiatives humaines, la direction finaliste de l’évolution ne se situe pas au niveau des intentions individuelles mais bien en-deçà, dans le déploiement spontané de la vie organique.

23 D’autre part, cette analogie des deux histoires se double d’une réduction de la distance entre la nature et l’art humain. Selon Ruyer, la vie est essentiellement « invention de formes en vue d’une fin [15] ». L’invention technique n’est donc pas l’apanage du genre humain : elle n’est que le prolongement de la technique naturelle. S’il existe une continuité entre l’organe et l’usine, c’est bien parce que l’organe est encore considéré comme une machine produite par une finalité organique, laquelle est le point d’aboutissement de la série évolutive des tentatives et inventions passées. Le système nerveux humain n’est donc pas le principe de toute invention d’outils puisqu’il est lui-même un outil inventé, et présuppose ainsi une capacité d’invention plus fondamentale dont il n’est pas porteur. Ce « technicisme » biologique est ce qui pousse Ruyer à faire de l’histoire naturelle une histoire universelle des perfectionnements techniques, dont le progrès technique humain n’est qu’une modalité parmi d’autres : « Une sorte de “technicisme généralisé” s’applique bien à l’évolution biologique […]. L’histoire de la vie est essentiellement histoire des perfectionnements techniques des organismes, et l’histoire de l’homme ne fait pas exception [16] ».

24 Reste néanmoins une différence essentielle, qui tient à la fonction symbolique du cerveau humain. À la différence de l’histoire naturelle, l’histoire humaine est cumulative, le symbolisme rendant possible une capitalisation culturelle des acquis des civilisations passées. Si les travaux d’éthologie animale ont montré l’existence de transmissions culturelles ponctuelles chez certains animaux, ce principe cumulatif de la culture humaine, qui fait que chaque nouvelle génération peut débuter au point où s’était arrêtée la précédente, est bien ce qui fait la singularité de l’histoire humaine. D’ailleurs, l’histoire naturelle n’est à proprement parler une histoire qu’en raison de la préoccupation constante de l’humanité à s’enquérir des âges immémoriaux de notre monde et à se faire la mémoire de l’évolution.

25 Il faut voir maintenant comment cette mémoire spécifiquement humaine invite à repenser nos rapports avec les autres vivants dans le contexte de l’urgence écologique actuelle.

Vers une relation nouvelle au vivant

26 Ressaisir l’histoire humaine comme continuation de l’histoire universelle, c’est d’abord comprendre que l’humain ne peut être étranger au monde vivant : il doit être replacé dans une histoire globale dont la dynamique lui échappe en grande partie. Nous aimerions montrer, dans cette ultime section, qu’il est possible de prolonger les réflexions de Bergson et de Ruyer en faisant de cet ancrage de l’espèce humaine dans l’histoire universelle le fondement d’une réactivation vertueuse du mouvement évolutif qui doit être initiée par l’homme. Cette démarche doit renvoyer dos à dos, comme deux écueils symétriques, la vision fataliste qui consisterait à placer l’homme et les autres espèces dans une égale impuissance et l’illusion d’une toute-puissance technicienne et salvatrice de l’espèce humaine. Il nous semble en effet que la spécificité humaine réside avant tout dans la possibilité d’un retour conscient et collectif sur les modalités et l’impact de notre action sur la nature. Ce retour pourrait initier un bouleversement profond de la logique de nos relations avec les autres vivants.

Deux histoires intriquées

27 L’histoire humaine ne s’écrit pas uniquement selon des lois proprement humaines, selon le jeu des initiatives individuelles, des rapports de force entre classes sociales, ou selon la dynamique des structures économiques, politiques et culturelles. C’est un fait que des êtres étrangers à notre monde peuvent faire irruption sur la scène des rapports humains et engendrer une rupture telle que le cours de l’histoire collective en est changé. Évidemment, l’épidémie de Covid-19 due à la propagation d’un coronavirus, qui ébranle le système néo-libéral des échanges de biens et des flux de personnes, en est l’illustration la plus marquante de ces dernières années. Malgré eux, les vivants peuvent devenir des acteurs déterminants de notre propre histoire, bien au-delà du rôle instrumental auquel les cantonnent les visées humaines. Cette idée nous conduit plus loin que la thèse ruyérienne d’une analogie de structure entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine. En effet, il n’y a pas simplement ressemblance entre deux ordres séparés quoique partageant la même structure dynamique, mais bien intrication profonde de ces deux ordres. L’histoire humaine n’évolue pas sur un autre plan que l’évolution des espèces. De même, cette idée d’une irruption soudaine de certains vivants (bactérie, virus, etc.) dans le cours des événements humains ne doit pas faire illusion : ces deux ordres dynamiques ne s’affectent pas de loin en loin et de manière épisodique ; ils sont au contraire étroitement liés et se conditionnent l’un l’autre en permanence. On pourrait objecter que la trame de l’histoire humaine échappe bien souvent aux logiques du vivant pour obéir à ses lois propres ; de même que les dynamiques évolutives entre espèces sont parfois indépendantes des actions humaines. Leur rapport, en effet, n’est pas de l’ordre du tout ou rien : elles peuvent, aux deux extrémités, suivre un déploiement autonome (même si ça n’est jamais le cas dans la réalité) ou au contraire s’entremêler au point d’être indiscernables réellement et même logiquement, mais la gamme infinie des degrés intermédiaires est plutôt la règle que l’exception. Or cette intrication n’est possible que parce que les deux trajectoires ont en commun d’être des histoires ouvertes, faites de finalité et de hasard, rendant possible la rencontre fortuite des nécessités de chaque plan, aussi bien dans le cours des événements humains que naturels. Finalement, loin de dépasser le diagnostic ruyérien, le constat de l’enchevêtrement étroit des deux histoires ne peut se déployer qu’à partir de lui.

28 Ceci étant dit, ces deux histoires ne seront jamais solubles l’une dans l’autre étant donné le rapport mémoriel que l’être humain entretient avec l’histoire en général. À la différence de ce qui se passe pour les autres espèces, notre passé est non seulement co-présent au présent en ce qu’il le conditionne, mais il est aussi présent sous la forme d’une reprise consciente et mémorielle, et donc comme connaissance historique infiniment perfectible. Mais la place bien comprise de l’humain au sein de la nature tient peut-être moins à ce rapport singulier au passé qu’à ce qu’il rend possible : à savoir des prises de conscience collectives et plus précisément la volonté de dépasser le cadre de l’intelligence technicienne pour penser la dépendance de notre histoire à l’égard des dynamiques évolutives. Si l’humain a une place unique dans le monde vivant, c’est peut-être parce qu’à la différence des autres animaux, il est capable de modifier en profondeur ses représentations et le type d’actions qui en découle. Car, si tous les animaux ne sont pas rivés à leurs instincts – les mammifères notamment, au premier rang desquels les primates, manifestent une faculté d’apprentissage qui rend caduque toute tentative d’assimiler l’animal à un automate instinctif – ils sont cependant incapables de ce retour réflexif qui permet aux êtres humains de prendre conscience de leur place dans le monde vivant, et ainsi de substituer à un rapport de domination, longtemps hégémonique mais historiquement construit, un rapport d’interdépendance et de collaboration avec le reste du vivant.

29 Nous allons voir maintenant que cette prise de conscience est à la fois celle de la spécificité de notre pouvoir sur la biosphère et de notre impuissance face au déploiement de la vie qui nous transcende.

Prolonger les dynamiques évolutives et non les remplacer

30 La leçon la plus importante, peut-être, à tirer de la crise écologique que nous traversons, est que l’intervention humaine ne peut pas se faire sans une prise en considération de notre dépendance à l’égard des dynamiques engendrées par les autres espèces. Darwin, déjà, formulait cette nécessité dans un ouvrage consacré à La Formation de la terre végétale par l’action des vers, ouvrage dans lequel « Darwin, le géologue, dit en substance ceci : le sol n’existe pas, il faut le fabriquer et c’est l’œuvre des vers de terre. […] Sans le savoir ni le vouloir, ils en font un habitat, pour eux et pour d’autres vivants [17] ». Et si l’homme est le seul à pouvoir prendre conscience des menaces qui pèsent sur la terre que nous partageons, il ne peut, à lui seul, reconstruire des conditions de vie qui n’ont été rendues possibles que par la collaboration des espèces. La restauration des sols de la plaine de Crau après la marée noire terrestre de 2009 en est un exemple remarquable. Afin de reconstituer le site, un transfert de sol a été fait à partir d’une zone située à quelques kilomètres. Mais l’opération a été écologiquement coûteuse (machines polluantes, destruction du site donneur), et n’a pas permis de restaurer la végétation. En réalité, c’est par la réimplantation des fourmis Messor barbarus qu’est réapparue la végétation typique de la plaine. Ces fourmis, prédatrices de nombreuses graines, participent en effet de leur dispersion, en égarant sur leur route une partie de leur récolte [18].

31 C’est donc en coordonnant l’action humaine avec les processus naturels que véritablement nous pouvons poursuivre, par nos efforts, la dynamique créatrice du vivant. Car, si l’espèce humaine prolonge l’évolution biologique au sens où son action influe sur le devenir des autres espèces, il faut se rappeler qu’elle en est aussi une émanation. Elle est donc constitutivement portée par des dynamiques évolutives dans lesquelles elle doit s’intégrer si elle veut prétendre les développer. Comme le dit Bergson, si l’homme a, par son intelligence, un pouvoir de fabrication illimité sur la matière, prolongeant ainsi l’élan vital, il ne saurait reproduire toutes les potentialités de la dynamique du vivant : « Créée par la vie […] comment [l’intelligence] embrasserait-elle la vie, dont elle n’est qu’une émanation […] [19] » ? Il y a là une erreur de jugement : l’homme n’est pas tout-puissant face à la nature ; il est dans la nature. Pour que notre action puisse véritablement s’inscrire de façon viable dans la nature, il faut avant tout que nous puissions tenir compte aussi bien des processus évolutifs que de notre place au sein de l’évolution.

32 Notre technicisme interventionniste ne peut prétendre suppléer les dynamiques évolutives à l’origine de la biodiversité. Cette insuffisance est particulièrement visible dans le cadre du problème posé par la perte de diversité génétique des semences. Une des solutions a été de constituer des banques de gènes par congélation des semences (comme dans la Réserve mondiale de Svalbard). Mais des biologistes comme Pierre-Henri Gouyon dénoncent vivement les limites de cette technique. Tout d’abord, les graines ainsi congelées ne gardent pas éternellement leur faculté de germination : il faut donc les semer et récolter leurs descendants de façon régulière, ce qui conduit à chaque fois à une perte de diversité. Sur le long terme, ce n’est donc pas une solution viable. S’ajoute à cela l’erreur qui consiste à croire que la diversité d’aujourd’hui sera suffisante pour couvrir les besoins de demain : il suffirait, pour pallier la crise écologique, de conserver les ressources génétiques dans l’état où elles sont actuellement [20]. Plus fondamentalement, cette solution repose donc sur une compréhension erronée, car fixiste, de la biodiversité, comme un panel d’espèces à conserver, au lieu d’y voir le résultat de dynamiques évolutives complexes. Elle tend ainsi à la conservation des espèces existantes mais ne permet pas de maintenir le processus dynamique de la biodiversité.

La dynamique du vivant : entre extinction et création

33 Cela ne nous condamne pas à l’inaction, mais invite subordonner notre pratique à une véritable compréhension des processus de l’évolution et reconnaître que notre puissance technique ne peut se déployer que si les dynamiques naturelles, sur lesquelles cette puissance fait fond, peuvent également s’épanouir. S’il y a une leçon à tirer de Darwin, c’est que perpétuellement les espèces divergent, et que cette divergence ne peut s’expliquer que par une marche en avant impliquant aussi bien la sélection des organismes les plus adaptés que l’extinction des autres.

34

Comme […] la sélection naturelle agit nécessairement en donnant à une forme […] quelques avantages sur d’autres formes dans la lutte pour l’existence, il se produit une tendance constante chez les descendants perfectionnés d’une espèce quelconque à supplanter et à exterminer, à chaque génération, leurs prédécesseurs et leur souche primitive [21].

35 L’extinction n’est donc problématique que lorsqu’elle n’est plus compensée par la sélection de variétés nouvelles. C’est pourquoi il est crucial de saisir l’aspect dynamique du vivant. Bergson le disait déjà, le progrès humain ne peut se faire qu’en passant par une transformation semblable à « celles qui ont donné les espèces successives dans le monde organisé » : « on continuera maintenant le mouvement vital [22] ». La spécificité humaine s’exprime aussi dans cette faculté de ressaisir le mouvement de l’évolution, et de le prolonger.

36 C’est bien à une politique fondée sur une compréhension des processus du vivant qu’en appelle Gouyon. Car la perte de diversité génétique des semences ne vient pas tant de l’extinction elle-même que de la diminution considérable des échanges génétiques provoquée par la concentration industrielle. Pour « remettre en route le processus dynamique de génération de biodiversité », il est nécessaire de prendre en compte les processus de métapopulation, c’est-à-dire les échanges entre les populations d’une même espèce, échanges qui font que l’extinction d’une des populations est compensée par la recolonisation des territoires vacants par les autres populations de cette espèce [23]. Remettre en route ces processus générateurs de variabilité impliquerait donc « que chaque agriculteur soit possesseur de ses semences et qu’il en échange une partie avec ses voisins [24] ». Il ne s’agit pas de refuser les innovations offertes par les biotechnologies, mais de les utiliser non seulement au service de la conservation de la diversité existante mais surtout au service des processus naturels qui permettent de la maintenir et de la transformer. Il y a là un décentrement de la technique concomitant d’un décentrement de l’espèce humaine : la technique ne devrait pas tant servir à intervenir sur les processus biologiques qu’à garantir la possibilité de leur épanouissement.

Conclusion

37 Dans cet article, nous avons voulu réfléchir à la place de l’homme dans le monde vivant à travers le rapport entre son histoire et l’histoire de l’évolution des autres espèces. Ce point de vue particulier pris à partir des conceptions de Bergson et Ruyer sur le vivant nous invite ainsi à relativiser l’exceptionnalisme humain sans jamais le nier. Si l’histoire humaine prolonge l’histoire du vivant et suit la logique de déploiement de l’élan vital, elle n’en reste pas moins singulière en raison d’une complexification du cerveau humain qui donne à l’homme seul, parmi l’ensemble du monde vivant, un accès réfléchi au règne des fins et des valeurs. Cela ne signifie pas qu’il doive régner sans partage sur le reste de la biosphère car, à l’instar de tous les autres êtres de ce monde, il doit son existence à des dynamiques évolutives qui le dépassent. Au contraire, nous avons voulu montrer que, depuis sa position unique dans le monde vivant, il était peut-être le seul à pouvoir prendre conscience de son étroite dépendance à l’égard des autres êtres, dont l’activité incessante permet de rendre habitable notre sol commun, et, en conséquence, le seul apte à engager des collaborations interspécifiques susceptibles de dépasser cette crise par la construction d’une histoire commune.

Notes

  • [1]
    C. Darwin, L’Origine des espèces [1859], traduction de E. Barbier revue par D. Becquemont, Paris, Flammarion, 2008, p. 171.
  • [2]
    C. Darwin, L’Origine des espèces [6e éd. 1876], traduction de E. Barbier, Paris, Reinwald, 1882, p. 133-137.
  • [3]
    H. Bergson, L’Évolution créatrice [1907], Paris, PUF, 2007, respectivement p. 88 ; p. 136.
  • [4]
    Ibid., respectivement p. 136 ; p. 53 ; p. 104 ; p. 116.
  • [5]
    Cf. ibid., p. 127 : « Indéterminées, je veux dire imprévisibles, sont les formes qu’elle crée au fur et à mesure de son évolution ».
  • [6]
    Ibid., p. 266.
  • [7]
    H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion [1932], Paris, PUF, 2008, respectivement p. 313 ; p. 315.
  • [8]
    K. Ansell-Pearson, Bergson : Thinking Beyond the Human Condition, New York, Bloomsbury, 2018.
  • [9]
    H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 34.
  • [10]
    R. Ruyer, L’Animal, l’homme, la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964, p. 90.
  • [11]
    R. Ruyer, Néo-finalisme [1952], Paris, PUF, 2012, p. 19.
  • [12]
    A. Conrad, « La finalité-harmonie », in Philosophia Scientiae, 21/2, 2017.
  • [13]
    R. Ruyer, L’Animal, l’homme, la fonction symbolique, op. cit., p. 261.
  • [14]
    Ibid., p. 199.
  • [15]
    B. Vaillant, La Philosophie de la vie de Ruyer, thèse soutenue le 5 décembre 2020, p. 120.
  • [16]
    R. Ruyer, L’Animal, l’homme, la fonction symbolique, op. cit., p. 23.
  • [17]
    R. Schaer, Répondre du vivant, Paris, Le Pommier, 2013, p. 243.
  • [18]
    T. Dutoit, F. Mesléard, O. Blight & T. De Almeida, « Restaurer la nature, un travail de fourmis ? » in The Conversation, 27 septembre 2020 [URL : https://theconversation.com/restaurer-la-nature-un-travail-de-fourmis-142750]
  • [19]
    H. Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. vi.
  • [20]
    P.-H. Gouyon, « Aux origines de la biodiversité : les ressources génétiques », in Aux Origines de l’environnement, P.-H. Gouyon & H. Leriche (dir.), Paris, Fayard, 2010, p. 99-111.
  • [21]
    C. Darwin, L’Origine des espèces, op. cit., p. 178.
  • [22]
    H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 188.
  • [23]
    P.-H. Gouyon, « Aux origines de la biodiversité : les ressources génétiques », in Aux Origines de l’environnement, op. cit., p. 106.
  • [24]
    Ibid.