Retrouver la place centrale de l’homme : la cosmologie de Ruyer

L’antispécisme, une radicalisation de l’indifférenciation

1 Quand le rapport entre la violence et son objet n’est plus assignable, comme dans la formule hyper-végétarienne : « fromage = carnage », on est tenté de se demander naïvement : pourquoi tant de haine ?

2 Ruyer était « tenté de soupçonner un barrage psychologique » chez les biologistes qui veulent expliquer le développement embryonnaire ou l’évolution exclusivement par des « mécanismes divers sans finalité [1] ». Le refus parfois violent de la finalité viendrait d’une « hantise » d’« être entraînés à des conceptions “religieuses” [2] ». Il utilisait ainsi la notion psychanalytique de « résistance » pour expliquer un contraste étonnant entre l’ingéniosité des expériences savantes et l’extrême grossièreté des fautes de logique commises, par exemple en confondant un déclenchement et une raison explicative. En bref, l’anti-finalisme peut être aussi une « passion triste ».

3 De façon analogue, la violence des défenseurs de la « cause animale » ne laisse pas d’étonner. De même que l’anxiété anti-religieuse peut expliquer la « résistance » au finalisme, le motif de l’antispécisme contemporain est peut-être une forme de ressentiment post-moderne, ou un symptôme de la post-modernité comme ressentiment. Pourtant, il semble se présenter comme une thèse morale hédoniste, qui désignerait comme LE mal le fait de provoquer de la douleur, sans le consentement de celui qui la subit. La douleur (subie sans consentement) serait à ce point LE mal que la différence des sujets qui éprouvent cette douleur, hommes ou bêtes, ne peut entrer dans aucune discussion casuistique. Il suffit qu’ils aient un système nerveux. La douleur est le mal dans tous ses degrés, et d’abord le plus bas : l’inconfort, la privation des jouissances dues selon les différences spécifiques. C’est pourquoi les grands modèles d’amitiés animales illustrés par les saints seraient honnis autant que la fromagerie, la boucherie et l’insémination artificielle. Ursanne – surnom latin, petit ours, d’un compagnon de Colomban – après avoir morigéné un ours qui avait mangé son âne, le mit à son service au lieu et place de ce dernier. De quel droit faire d’un âne une bête de somme, de quel droit accuser un ours d’avoir mangé cet âne ? Pour reprendre la formule d’un psychanalyste lacanien, Charles Melman, de même qu’il y a une médecine de confort, il y a désormais un droit de confort, chargé de réparer tout manque de satisfaction. Ce manque ne peut plus être estimé à l’aune de normes, car, le ciel étant vide, le sujet est délesté de toute obligation, ou privé de toute dette, il est un « homme sans gravité [3] ».

4 Puisqu’il s’agit de « douleur », d’être sentant, il devrait aller de soi que cette morale hédoniste est due à un progrès de la sensibilité, de la compassion. Qui plus est, d’une compassion savante, éclairée. Il nous semble qu’il faille envisager plutôt une part d’ombre que nous qualifions de « ressentiment », faute de mieux, et qu’il faudrait peut-être comprendre comme un désir d’entropie, un égalitarisme d’acceptation de ce qui est, grâce auquel plus personne n’aurait à subir la critique – ce que Saint-Exupéry avait nommé la « liberté de n’être rien ». C’est pourquoi il faut joindre les critiques de la différence entre l’homme et l’animal aux critiques polymorphes de toutes sortes de différences, principalement de la différence sexuelle, mais aussi des différences de culture, de religion, de nation. On peut caractériser notre époque ainsi : le relativisme, le matérialisme, une économie psychique inédite qui exige la jouissance et son exhibition au point de liquider d’anciennes souffrances (la névrose, l’hystérie) au profit de nouvelles (fatigue d’être soi, dépression, revendications paranoïaques, manques sans remèdes, faute de limites, de dette, ou d’impossible), permissivité, victimisation, ouverture à autrui (ou plutôt « fermeture » comme l’a montré Allan Bloom [4], puisque la tolérance moderne présuppose en autrui qu’il ne croit lui-même pas plus en ce qu’il croit que nous ne croyons en ce que nous croyons). Ces traits se regroupent dans une idéologie de dédifférenciation. Philippe Muray a parlé à cet égard d’une « indifférenciation de fer [5] ». La différence ne doit plus être qu’une diversité, purement factuelle, « ainséité » d’un non-identique. Le différent ainsi réduit est ce qui ne « fait pas de différence ». L’antispécisme est un nominalisme continué. Quiconque ferait d’une différence quelque chose de plus qu’un divers pur prend la responsabilité de hiérarchiser, d’assigner un rôle, d’enfermer, de stigmatiser, de normer, de désauthentifier, de faire en somme une victime. L’individu se choisit ou ne s’autorise que de soi. « Quand les individus ne sont plus définissables par leurs traits différenciateurs (par leurs caractéristiques discriminantes), alors il ne reste plus rien en eux que l’on puisse réfuter [6] ».

5 On entend des antispécistes dire qu’ils défendent « la cause des causes ». Dénoncer le sexisme, le racisme, le nationalisme, l’ethnocentrisme, ne serait que mener des batailles régionales, tandis que l’antispécisme atteindrait les différencialistes dans leur principe. Car c’est de l’humanisme qu’il faut se débarrasser, et vider le Ciel comme Viviani éteignait, vers 1906, « d’un geste magnifique des lumières qu’on ne rallumera plus [7] ». En effet, la post-modernité et sa vigilance violente ne fait qu’accomplir la modernité, dont, au xixème siècle, quasiment seul Stirner dénonçait les contradictions hypocrites, le moralisme humaniste. N’être appelé à rien est la seule conséquence cohérente du positivisme scientiste, pour lequel aucune espèce n’existe, pour lequel toutes les différences sont des accidents.

6 Nous ne prenons donc pas au sérieux le droit des animaux. Nous ne pensons même pas qu’il faille faire de l’homme la cause des causes. Mais il nous semble pertinent de tenter de cerner quelque chose de la grandeur de l’homme, aussi peu original que cela soit depuis le « roseau pensant ». Ce faisant, nous soutiendrons une thèse « humaniste », avec une nuance importante : l’indifférenciation post-moderne est un achèvement de l’humanisme moderne. De cet humanisme qui, selon Stirner, dépossède l’individu de sa propriété en conservant de façon incohérente des obligations à l’égard d’une abstraction : l’humanité. Une abstraction qui n’est qu’un héritage inavoué des époques religieuses, rhabillé en philosophie de l’histoire. Ou qui est la forme achevée de cet eidos de l’histoire que Voegelin attribue au gnosticisme de Joachim de Flore : « L’immanentisation joachimite fit apparaître un problème théorique inconnu de l’Antiquité et de la chrétienté orthodoxe, le problème d’un eidos de l’histoire [8] ». En effet, l’âge de l’Esprit prophétisé par Joachim de Flore (à qui on doit aussi la thèse de la double vérité, qui permet le dédoublement du croire et du savoir) pourrait englober modernité et post-modernité, la première brisant l’autorité en proposant l’utopie des progrès de l’humanité et la seconde libérant les hommes des émancipateurs eux-mêmes pour ne plus proposer qu’une humanité en miettes, toutes équivalentes, faites non pas des individus mais des agglutinations de goûts et de couleurs, de groupes dont la solidarité se forme parfois par la désignation d’un ennemi commun.

Le privilège de l’homme : la relation à la totalité

Cosmologie de Ruyer : les êtres comme activités de formation

7 L’intérêt de l’œuvre de Ruyer repose sur sa philosophie du vivant, une biologie anti-mécaniste, qui permet d’abord de comprendre le semblable de tous les êtres vivants et même de tous les êtres organisés, pour, depuis cette communauté, distinguer l’originalité de l’homme. La communauté des vivants en forme un socle qui rend aux animaux des capacités refusées par le mécanisme : intelligence, conduite, invention, et, bien évidemment cette réévaluation comporte au moins autant de conséquences éthiques positives, concernant le rapport des hommes avec les animaux, que n’en contient l’antispécisme. L’argument central pour formuler l’originalité de l’homme, est, non la conscience ou l’intelligence, mais la nature du cerveau humain. Cette œuvre contient de nombreux chapitres sur le cerveau. Nous ne prétendons pas ici exposer une théorie dispersée en sept ou huit ouvrages, depuis La Conscience et le corps jusque L’Art d’être toujours content, en passant par Éléments de psycho-biologie, Néo-finalisme, Dieu des religions, Dieu de la science ou L’Animal, l’homme, la fonction symbolique. Nous nous limiterons à un résumé aussi simple que possible.

8 Une remarque d’abord sur la nature de ces textes : il s’agit de philosophie et non d’épistémologie. La seule proposition épistémologique de Ruyer peut se résumer à une modification de la thèse de Cournot : la science connaît les formes. Dans sa thèse de 1930, Esquisse d’une philosophie de la structure, Ruyer remplace le mécanisme par un structuralisme purement spatial, fidèle en cela à la thèse de Cournot suivant laquelle la science est connaissance des formes. Mais en approfondissant la question de la consistance structurale, Ruyer comprend que la liaison est le point aveugle de la connaissance des formes, ce qui restera toujours inobservable et indispensable. D’où l’introduction d’une différence décisive, dans La Conscience et le corps en 1937, entre la structure comme « forme connue [9] » et l’activité structurante comme « forme « vraie », cette dernière désignant le principe de tenue interne des formes, leurs liaisons. Tout être réel, individué, qui se débrouille pour ainsi dire pour exister par lui-même, est parce qu’il fait, par CE qu’il fait, parce qu’il SE fait. La structure est une abstraction, une reconstruction qui rend certes intelligibles de très nombreux faits mais qui laisse entière la question de la formation même des formes. Or cette formation, il faut y insister, est une activité structurante, actuelle, incessante, elle n’est pas le produit passif, déterministe, d’une formation initiale, d’une disposition. Par exemple, la forme des dunes résulte des grains de sable ajoutés aux forces motrices des vents qui ont déplacé ces grains. La connaissance (structurale) des dunes est complète, parfaite, selon la formule déterministe de Laplace. Tandis que la formation, ou une forme comme formation active, est pour ainsi dire actuelle en toute forme vraie (unifiée et tenue à la différence d’un groupe ou d’un contour, comme sont les dunes), elle est ici-maintenant. Elle est ici-maintenant pour les individus, ou ce que Ruyer appelle les êtres de « la série principale », à quoi il faut opposer les êtres-foules ou amas, pour lesquelles la connaissance structurale suffit. Soit cet exemple fréquent : la molécule d’eau est un être de la série principale, tandis qu’une rivière est une foule. Ou encore la différence entre un hareng et un banc de harengs. Ou encore : qu’est-ce qui fait qu’une groupe de joueurs est une équipe ? Des liens (inobservables) de participation commune aux règles du jeu. Tous les êtres qui ne sont pas de la série principale sont fragiles, même s’ils forment d’immenses édifices, car soit comme les dunes ils changent au moindre souffle, soit sans la conscience de leurs utilisateurs capables de les garder dans leur fonction ils s’usent et s’écroulent. Si l’on est familier des thèses de Leibniz, on reconnaît ce qui n’est qu’un développement des thèses de celui qui, selon Ruyer, a eu le mérite de bien poser les problèmes. Une véritable cosmologie s’impose ici : contre l’idée d’un univers formé de couches – soit les mondes 1, 2 et 3 de Popper, soit la succession matière inerte, vie, psychisme, spiritualité, où l’on se pose des problèmes d’émergence (comment d’un mécanisme sortirait une conscience capable d’évaluation ?) –, il faut adopter une structure fibreuse. L’univers est tissage, colonisation d’êtres de la série principale : atomes, molécules, organismes, ces derniers formant des unités domaniales plus vastes, mais où l’unité relève de la même nature d’une étendue-psychisme, l’étendue vraie, qui n’est pas réductible au « partes extra partes » de l’étendue géométrique. De leur multiplicité bord à bord naissent des rapports connus par des lois statistiques. Des rapports de frictions et d’usure, où, tandis que les êtres se font, les collections d’êtres (le monde physique) se figent, ce qui n’est jamais qu’une façon ralentie de se défaire selon les lois de l’entropie croissante.

9 La connaissance scientifique ne peut donc pas nous faire connaître directement un organisme réel, le cerveau réel, mais seulement le cerveau structural, observable. On ne peut pas attendre de la science du cerveau une réponse aux questions du rapport de l’esprit et du corps. Les réponses à ces questions appartiennent à une physique entendue comme philosophie naturelle ou philosophie-science indivise. Précisément, l’apport si précieux de la physique quantique et de la mécanique ondulatoire, comme celui des expériences des biologistes sur les embryons ou sur le cerveau, consiste en des « arrêts de la connaissance [10] », des « blancs », devant quelque chose que l’on ne peut plus décrire que de façon analogique. Alors que des savants tentent de tirer des conclusions positives de la neurologie en faveur de thèses spiritualistes (John C. Eccles, par exemple, dans Évolution du cerveau et création de la conscience), Ruyer, lui, déduit de la science la nécessité d’un retournement de la causalité, de mécanique (spatio-temporelle) à thématique (psychique). Pour Eccles, par exemple, la mécanique quantique permettrait de comprendre l’interaction entre l’esprit et le cerveau, « analogue à un champ de probabilité décrit par la mécanique quantique, champ qui ne possède ni masse ni énergie et peut cependant dans un micro-site causer une action qui a des effets » et « chaque âme est une création divine nouvelle implantée dans le fœtus à un moment compris entre la conception et la naissance [11] ». Si Ruyer a pensé que la physique contemporaine était un « cadeau royal fait à la philosophie » (spiritualiste), il ne l’entendait pas ainsi.

10 S’il est une expérience capitale sinon cruciale en biologie c’est celle qui met en évidence les capacités de régulation d’un embryon sur lequel on a opéré des manipulations chirurgicales. De même pour le cerveau, les faits expérimentaux privilégiés par Ruyer sont tous ceux qui montrent des récupérations de fonctions mentales malgré de graves lésions, ou, plus généralement, tous les faits qui montrent des localisations cérébrales non ponctuellement locales, mais locales régionalement. Ces capacités dénotent ce que l’on appelle une « équipotentialité » embryonnaire et cérébrale. C’est par ce fait que s’impose un curieux rapprochement entre le cerveau et l’embryon. Le point important est d’abord l’impasse où se trouve l’explication mécaniste. L’équipotentialité n’est pourtant pas pour autant une capacité mystérieuse, c’est une propriété positive des tissus embryonnaires ou cérébraux. Qu’un tissu qui dans un développement normal est appelé à devenir une patte antérieure droite (ou tel organe) puisse devenir patte postérieure gauche (ou un autre organe), cela ne signifie pas que nous avons repéré en lui un « pouvoir » mystérieux, une force formative quelconque. Cela signifie négativement que la formation n’est pas un effet de causes données ici-maintenant, selon une détermination locale strictement ponctuelle. Si je regarde une montre je sais aussitôt qu’une conscience a présidé à son organisation, qu’il y a eu un travail conscient passé qui est maintenant déposé dans la disposition actuelle des pièces de la montre, qui n’est qu’une finalité fossilisée. Quand une expérience me montre qu’un territoire peut aussi bien devenir un être que deux êtres semblables, tel organe que tel autre, je sais aussitôt que j’assiste à une formation qui ne peut être que celle d’une conscience actuelle, qui travaille thématiquement, sur des canevas et non sur des rails. Ce travail est analogue à la production d’un tableau, le thème « membre » recevant en cascade des déterminations particulières : membre « antérieur », « droit », etc. Et ce travail est un travail de mémoire. Dans son chapitre sur un prétendu « droit des végétaux », le chapitre xxvii de Erewhon, Butler inaugure ce qui sera sa thèse sur la mémoire et l’habitude comme causes du développement embryonnaire. De ce point de vue Ruyer a à son égard une grande dette. L’apport magistral de Ruyer est dans son ontologie des formes vraies, précisément dans son argumentation en faveur de leur réalité psychique en tant que « surfaces absolues », c’est-à-dire unies par un point de vue non géométrique sur soi-même, non extérieur. Une forme vraie (un atome, un éléphant) est indistinctement tenue ET connue par elle-même. Les amas et les foules (les dunes, les files d’attente, les rivières) ne sont pas tenues, les aspects et les contours (les nuages, les paysages) ne sont que des vues-par-d’autres. Selon Butler, l’apparence d’automatisme du développement, son défaut de conscience d’action, vient de la perfection du savoir embryonnaire, de la mémoire-habitude acquise au cours de si nombreuses générations : « chaque phase de son développement lui remet en mémoire ce qu’elle [la graine] a fait dans la phase précédente, et toute la marche du développement s’est répétée tant de fois, que toute espèce de doute est désormais impossible ; or, où il n’y a pas de doute, il n’y a pas de conscience d’action [12] ».

11 Ruyer résume ainsi la vraie nature, seulement épistémologique, de l’équipotentialité :

12

L’équipotentialité est l’aspect fonctionnel objectif que prend pour un observateur, un mode de réalité qui ne peut être qu’une conscience, c’est-à-dire, comme nous le verrons bientôt, une forme absolue, ou un domaine absolu qui se survole lui-même. De même que les structures agencées et interconnectées d’une machine sont l’indice d’une conscience qui s’est appliquée autrefois à cet agencement, et représente, peut-on dire de la finalité fossile, l’équipotentialité est l’indice d’une conscience actuelle. L’adulte pourvu d’un cerveau a d’abord été un embryon sans plaque neurale. La conscience primaire de l’embryon est donc primaire à tous points de vue, relativement à la conscience tournée vers le monde. La « conscience-je » est un domaine dérivé du domaine de la conscience embryonnaire. Il faut absolument, si on veut comprendre les faits, s’exercer à dissocier conscience et cerveau, et à associer conscience et forme organique. Le cerveau n’est pas un appareil à être conscient, ou intelligent, ou inventant, ou mémorant. Conscience, intelligence, invention, mémoire, finalité active sont liées à la forme organique en général. La « supériorité » du cerveau ou son caractère distinctif, c’est qu’il est un organe non fini, un réseau toujours ouvert, qui garde l’équipotentialité, la conscience active embryonnaire, en l’appliquant à l’organisation du monde [13].

Le cerveau comme embryon continué

13 La désolidarisation du cerveau et de la conscience est le pas décisif. Pour Bergson, le cerveau, lieu de communication de mouvements, ne peut produire de la pensée. Selon Ruyer, il en va de même, mais ce cerveau dont parle Bergson et qui est celui des neurologistes, s’il ne produit rien c’est parce qu’il n’existe pas, qu’il n’est qu’une reconstruction, un objet. Alors que le cerveau réel produit la pensée. Mais il n’a pas le monopole de la conscience, de la mémoire, de l’invention, de l’intelligence. Toutes les formes vraies sont conscientes. Ce panpsychisme va dans le sens de l’intuition de Butler qui demandait : « qu’est-ce donc qu’être intelligent, si ce n’est pas l’être que de savoir comment faire ce qu’on veut faire, et de le faire à maintes reprises ? [14] ».

14 L’analogie du cerveau et de l’embryon vient de leur capacité organisatrice thématique, avec pour l’un et l’autre cette même allure épigénétique qui va toujours du plus général au particulier. Mais le cerveau ne se distingue pas en tant qu’organe de conscience et capable de finalité. L’embryon fait un cerveau sans cerveau. De même une amibe, sans dispositif neurologique, se comporte réellement, chasse, évite, apprend… La différence entre cerveau et embryon est ailleurs, c’est une double différence : de réversibilité et de relation. Un embryon est thématique provisoirement, le temps de son développement, parfois extrêmement court. Un territoire embryonnaire une fois déterminé, sans être pourtant encore différencié, est irréversible, et s’il est transplanté ailleurs que dans son lieu fonctionnel, il ne s’adapte pas au lieu de transplantation. C’est d’ailleurs ainsi que la « détermination » d’un territoire embryonnaire est connue, alors qu’elle n’est pas directement observable. On sait qu’un territoire est déterminé comme « membre » quand il ne « sait » plus faire autre chose qu’un « membre » quand il est transplanté dans un lieu où il devrait, selon cet autre lieu, faire un autre organe. Au contraire, le cerveau se détermine de façon réversible. Par exemple, il se « monte » pour telle opération arithmétique, telle récitation, tel « set » psychologique (« gagner malgré la douleur ») puis, comme une « surface magique » ou une « ardoise d’écolier » (deux images favorites de Ruyer dans les Éléments de psycho-biologie), il s’efface, retourne à une disponibilité pour une tout autre organisation ou pour un retour sans forme à une pure attention. Le cerveau est comme l’embryon, la suture de deux dimensions : le monde des significations et des sens et le monde spatio-temporel des connexions, il n’est ni l’un ni l’autre séparément. Mais cette suture fait des organes réversibles. Le cerveau fait à chaque activité mentale un organe. Mais tel un embryon continué, il ne quitte pas son état embryonnaire, quasi natal ou néoténique. Il est le lieu des possibles, abouché en permanence au lieu (trans-spatial) des Formes.

Une autre relation

15 Qu’ajoute un système nerveux à un organisme ? Une distance. Alors que le corps de l’amibe est toute son expérience du monde, alors que son corps est son monde, ou LE monde, pour l’animal le monde est annoncé, il en est prévenu. L’animal doué d’un système nerveux est un être de relation avec le monde, ce qu’il éprouve est ce qu’il sait du monde.

16 Qu’ajoute un cerveau humain à cette relation au monde ? Dans la tradition de Von Uexküll, de Buytendijk, Ruyer restreint la relation au monde de l’animal à une relation à un milieu (Umwelt). Autrement dit, l’animal, par le système nerveux, vit aussi comme « surface magique », mais les sens auxquels il est sensible sont les sens de situations spécifiquement déterminées. Cette détermination est inspirée, soufflée par l’instinct. Perception et action correspondante sont dictées, ce qui ne veut pas dire déterminées au sens mécaniste du mot, ou engrammées. Le rapport à l’espèce est chez l’animal déterminant. L’espèce est, pour l’animal, l’individu. À l’inverse de la condition des anges où les individus sont des espèces. Autrement dit, il n’y a pas de vie personnelle chez l’animal et les humains ne peuvent pas avoir de relation personnelle avec des animaux.

17 C’est ici qu’il faut faire du cerveau le lieu de la conscience dans le sens banal d’une intention visant des valeurs et non plus seulement des significations ou des sens. Si le cerveau en général permet une conscience mondaine médiate, à distance du corps, plus libre que celle de l’amibe, mais néanmoins asservie à l’espèce chez l’animal cérébré, le cerveau humain offre la plus grande distance psychique, le plus grand jeu. Car l’homme est aussi une personne en tant qu’il est en relation avec les valeurs, dans tous les domaines d’action (théorique, éthique, esthétique). Il passe d’individu à sujet personnel, et intériorise ainsi son existence comme une aventure, dans la mesure où il est lié à une évaluation et non plus à des injonctions doxiques et praxiques (ce qu’il faut voir dans une situation donnée, tel attrait, telle menace, et ce qu’il faut faire, prendre, fuir, etc.). Or cette capacité donne naissance à la vie personnelle parce qu’elle est liée à une autre capacité, celle de penser la Totalité, le Monde à proprement parler.

18 L’homme appartient à une espèce sans appartenance autre que cette relation à Tout. Son ironie, son rire comme son étonnement en sont les signes. Cette non-appartenance à une « espèce », pour ainsi dire arrimée à un milieu, transforme ce qu’il est naturellement, lui donne une dimension humaine, culturelle sans être arbitraire, car « ce qu’il faut voir », « ce qu’il faut faire », il le reçoit dans sa relation politique, au sens aristotélicien, ou culturelle.

19 Peut-on comprendre ce qui a toutes les allures d’un renversement ? Ruyer en donne seulement une image, celle du retournement d’un iceberg à force d’usure de la partie immergée : « le perfectionnement du cerveau n’a pu intervenir qu’à la manière d’une cause occasionnelle d’inversion », « le volume, et même le perfectionnement cérébral, par lui-même, n’explique rien [15] ». Ainsi, le cerveau humain, au lieu d’être un intermédiaire au service de l’organisme, une sentinelle et le domestique des soins de la vie organique selon des exigences spécifiques, met au contraire l’organisme à son service. Chez l’homme, le cerveau n’est pas que le siège de la vie consciente, il est quasi tout l’organisme, car il est la participation à un monde sémantique, qui est toute la vie humaine. À cela l’homme est prêt à sacrifier son corps si ce sacrifice est une forme de cette participation. Ruyer appréciait le mot de Saint-Exupéry : « mon acte, c’est moi ». Or qu’est-ce mon acte sinon l’union d’un sens et d’une personne, son intention ?

20 Si l’on résume le rôle du cerveau, il faut hiérarchiser les êtres de la série principale, c’est-à-dire tous les êtres qui ne sont ni des foules, ni des amas, ni des aspects, ni des créations artificielles, selon la nature de la conscience ou de l’activité thématique qu’ils sont : les individus physiques minimaux (atomes, molécules) sont immédiatement leurs espèces, les végétaux et les animaux sans système nerveux se comportent de telle sorte qu’ils éprouvent leur milieu sans distance, les animaux cérébrés ont une relation avec le monde, fixée par l’espèce, les hommes sont devant ou pour le monde comme un Tout ; seuls ils sont sans repères, et le Monde est pour eux une question sans mode d’emploi défini non pas biologiquement, mais culturellement, selon des symboles. Comment cela est-il possible ? Parler d’un retournement du rapport entre cerveau et organisme n’est jamais que décrire ce qu’il est impossible d’expliquer par on ne sait quelle complexification quantitative ou par une émergence qui relèverait du verbalisme le plus creux. Est-ce une faiblesse de Ruyer que de ne pas se prononcer sur la cause de cette relation à la Totalité ? L’introduction de L’Animal, l’homme, la fonction symbolique cherche une troisième politique entre une explication mythologique par la préexistence et une explication magique par l’émergence. Le spiritualisme créationniste (Eccles par exemple) fait de la relation au Tout l’acte d’une âme créée, Dieu désirant être participé de ses créatures ; mythologie pour Ruyer, explication du même par le même. Le matérialisme fait émerger vie, intention, valeur, de l’inerte ; magie absurde pour Ruyer. La troisième politique n’est pas « centriste », elle s’accorde plus à la mythologie car elle a pour elle le témoignage de notre propre activité ici-maintenant, tissée de nourriture d’essences et de visées créatrices. Notons aussi que ce passage à la totalité est caractéristique pour Ruyer de la religion. Aussi, n’est-il pas indifférent que la place hiérarchique de l’homme soit contestée en même temps que naît la modernité, si on pense celle-ci comme immanentisation, sécularisation ou désenchantement.

Apologie de l’anthropocentrisme

21 Résumons les aspects essentiels de la cosmologie de Ruyer. Il faut distinguer deux types d’êtres : d’une part les êtres vrais (la « série principale) qui sont parce qu’ils se font, ou qui sont des « formations » en entendant toujours ce terme dans le sens d’une activité ici-maintenant, et d’autre part les agrégats et les artefacts. La science moderne (réduisant par méthode tous les êtres à des mécanismes) connaît complètement (et statistiquement) les êtres du second type, tandis que les êtres « vrais » ne sont connus que structurellement, l’observation et l’expérience ainsi que les progrès de la physique contemporaine ayant le mérite de faire apparaître dans la connaissance des « blancs » que seule une collaboration entre science et philosophie peut interpréter.

22 L’interprétation ruyérienne est un panpsychisme. Son principe est le suivant : l’activité structurante que tout être physique est ou constitue suppose un sens qui la dirige. C’est une activité thématique. Elle suppose une relation de chaque être avec des dimensions sensées de la nature, autrement dit avec des niveaux de réalité non-spatiaux et non-temporels situés dans la nature elle-même, et non dans un autre monde. Sans ces niveaux, la nature ne serait que poussière, comme l’indique le poète John Donne, ou encore Leibniz. La consistance des êtres est sémantique. La consistance d’une main est due à LA main avant de l’être à des structures mécaniques.

23 Considérant la spécificité humaine, celle-ci repose sur une révolution fonctionnelle d’un organe : le cerveau. Ce dernier est un embryon continué. Ou encore : l’équipotentialité embryonnaire y est maintenue en un organe exceptionnel en ceci qu’il reste une ardoise magique, inscrivant et effaçant à mesure des organes-outils (toutes les fonctions mentales). La différence entre l’homme et l’animal tient à un retournement des relations entre le cerveau et l’organisme, l’organisme se mettant chez l’homme au service du cerveau. Ce retournement fait la personne humaine, car l’activité thématique chez l’homme n’est plus bornée aux intérêts de la survie (individuelle ou spécifique), elle n’est plus absorbée dans la relation, déjà « métaphysique », avec un monde non spatial et non temporel de sens « typiques », mais elle est ouverte à un monde de « valeurs ». C’est cette nouvelle relation qui fait et la personne (distinguée de l’individu) et le Monde (pensé comme totalité).

24 Ces thèses ont des faiblesses, certainement. Comme Ruyer, pourtant théiste, refuse l’idée de création, il faut éviter de penser au toucher divin du plafond de la Sixtine. Mais l’image de l’iceberg retourné vaut-elle mieux ? Si la doctrine de l’émergence (liée à l’idée d’une structure par couches) est absurde, il faut avouer que la révolution cérébrale ruyérienne n’est pas une explication.

25 C’est pourquoi il faut se résoudre à n’y trouver qu’une description qui rend compte de l’expérience humaine et en celle-ci surtout de cette particularité qu’est la nature culturelle de l’homme.

26 Ce long détour répond à notre question initiale : comment expliquer la violence avec laquelle certains refusent d’accorder à l’homme une place privilégiée ? Il faut dénoncer une erreur très répandue sur l’anthropocentrisme. On n’y voit souvent qu’une naïveté liée à des cosmologies archaïques. Autant ne voir dans la crise galiléenne qu’une dispute astronomique élémentaire. La crise cosmologique du xviième siècle (rares en prirent la mesure comme Pascal) est une crise de la physique, celle d’une fermeture unidimensionnelle (spatio-temporelle uniquement) de la nature, celle de la fin de l’idée de la nature conçue comme un ordre. La modernité naît de ce naturalisme où la nature est un système de lois, de contraintes factuelles. La nature de la physique moderne est dépourvue d’obligations, on n’a ni à la respecter ni à l’admirer. L’homme peut la conquérir car il n’est, en elle, nulle part « chez lui ».

27 Si la cosmologie ruyérienne est vraie, la nature est multi-dimensionnelle, et en elle, est particulièrement « chez lui » celui qui est en relation avec ce qui tient cette nature, qui en fait la consistance, c’est-à-dire non seulement les sens, les types, les essences mais au-delà de ce « polythéisme », le Sens des sens. C’est au Sens des sens que l’homme est lié dès qu’il est lié au Monde comme totalité. C’est cette relation à une sorte d’axe métaphysique du Monde qui fait la centralité de l’homme. La centralité est cette relation, elle est partout où l’homme la figure : pierres dressées, nombril du monde, arbre, etc. « Cette image est probablement bien près de ce qu’il y a de plus essentiel – nous ajouterons de plus vrai – dans la vision humaine du monde et de l’existence [16] ».

28 On comprend le refus du privilège humain. La modernité en est, par son acosmisme et son matérialisme, la première expression. Mais cette expression a été recouverte par une idéologie d’un eidos de l’histoire, donnant à l’histoire le sens d’une réalisation de l’humanité, de son perfectionnement. Cette idéologie s’évanouit, et le roi est nu, dispersé en autant de petits groupes. Le cosmos des modernes est la vraie règle des post-modernes, il est sans obligation. Pour un moderne, tous les centres tracés par les cultures si différentes se valent, non pas, comme dans l’irénisme ruyérien, parce qu’ils permettent de s’élever, mais parce qu’aucun ne mène nulle part dans un univers qui n’est qu’indéfiniment espace et temps. L’anthropocentrisme n’est pas l’orgueil de l’homme-mesure, mais la conscience d’une verticalité hyper-géométrique, la conscience d’une profondeur et d’une élévation possibles. Le refus de cette place centrale n’est qu’en apparence un effet de la compassion ou de l’humilité, toutes vertus chrétiennes devenues folles (Chesterton) ; il est en réalité un effet du ressentiment ou d’un souhait d’inertie, car le centre est un lieu de réception et d’exigence. C’est cette réceptivité et cette exigence que le cerveau humain rend possibles, non pas comme organe de l’intelligence, de la finalité ou même du psychisme – car tous les êtres comme activités structurantes et donc thématiques, sensées, partagent ces qualités –, mais comme organe de relation à la Totalité. Il faut la confusion du centre avec un lieu de pouvoir menaçant pour croire qu’il y va de l’humanité de laisser cette place vide.

Notes

  • [1]
    R. Ruyer, Néo-finalisme, Paris, PUF, 2012, p. 39-40.
  • [2]
    Id.
  • [3]
    C. Melman, L’Homme sans gravité, Paris, Denoël, 2005.
  • [4]
    A. Bloom, L’Âme désarmée, Paris, Les Belles Lettres, 2018. Cf. le titre original : The Closing of the American Mind.
  • [5]
    P. Muray, Après l’Histoire, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2000, p. 242.
  • [6]
    Ibid. p. 243.
  • [7]
    C. Péguy, De la situation faite au parti intellectuel, repris in Œuvres en prose complètes, tome 2, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 552-565.
  • [8]
    É. Voegelin, La Nouvelle Sscience du politique, Paris, Seuil, 2000, p. 175.
  • [9]
    R. Ruyer, La Conscience et le corps, Paris, PUF, 1950, p. 30.
  • [10]
    Ibid, p. 33.
  • [11]
    J. C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, Paris, Flammarion, 1994, p. 317. Eccles s’appuie ici sur un physicien, Henry Margenau, dont la relation entre indéterminisme quantique et liberté ne rencontre pas du tout la position ruyérienne. Si la notion de « champ » permet à Eccles de rendre compte de l’action du mental sur des neurones, un peu comme le « champ » morphogénétique » a rendu des services analogues, et pareillement douteux à l’embryologie, la notion de création de l’âme répond pour lui à une autre question : comment sommes-nous « quelqu’un » ?, celle de l’unité du moi.
  • [12]
    S.Butler, Erewhon, p. 282.
  • [13]
    R. Ruyer, Néo-finalisme, op. cit., p. 88-89.
  • [14]
    S.Butler, Erewhon, p. 281.
  • [15]
    R. Ruyer, Dieu des religions, Dieu de la science, Paris, Flammarion, 1970, p. 50.
  • [16]
    Ibid. p. 70.