Simondon et les oiseaux de l’Apocalypse

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Beringhieri, Sermo to The Birds, 1235 ; Detail of piece in S. Francesco, Pescia, (p.13, 16).

1 La tradition a longtemps considéré l’homme comme une exception au sein de dans la nature, concédant à l’animal rationnel le pouvoir de dominer la nature et le droit de l’exploiter à son avantage [1]. Aujourd’hui, à l’inverse, l’homme n’occupe plus tant le sommet de l’ordre de la création que l’épicentre d’une catastrophe en cours. À l’heure de la fonte des glaciers, de l’effondrement des réservoirs d’eau mondiaux [2] et des tempêtes de feu, l’idée même d’homme, en tant qu’idée implicitement genrée et raciale, est sous le feu des critiques, tenue pour responsable d’avoir profondément marqué notre âge géologique. Alors que l’horloge de l’apocalypse sonne 100 secondes avant minuit [3], l’acteur de ce changement est démasqué comme escroc. L’exigence se fait de plus en plus pressante pour que l’homme blanc reprenne sa place aux côtés de ses congénères humains, ainsi que des autres espèces. Seulement, nous rencontrons ici un paradoxe : une nouvelle innocence semble requise pour habiter plus harmonieusement la nature, et cependant c’est aussi l’inventivité technique et scientifique de l’humanité qui est chargée de faire sortir l’espèce humaine et les autres de cette crise écologique. Dans le présent texte, nous tenterons de dénouer ce paradoxe, en revenant sur deux motifs opposés et récurrents dans les écrits de Gilbert Simondon : d’un côté, la vision démiurgique de l’homme comme grand artisan chez Platon, et de l’autre, dans le sermon aux oiseaux de saint François d’Assise, une image de l’homme uni au cosmos, chez lui au sein de la nature, comme une espèce parmi d’autres.

2 Il apparaîtra que ces deux images distinctes de l’homme renvoient à ce que Simondon appelle la vision éthique de l’homme. Dans ses Deux leçons sur l’animal et l’homme[4], Simondon inclut le Timée de Platon dans sa critique de la lignée historique de cette vision éthique de l’homme. L’introduction de Platon dans cette généalogie nous conduira à un rapprochement quelque peu surprenant entre l’image éthique de l’homme et la critique simondonienne de la technocratie formulée dans Du mode d’existence des objets techniques[5]. Il s’avèrera en effet que cette critique ne porte pas sur la technologie, mais sur la relation mythique à la technique qui trouve son origine dans l’image éthique de l’homme. Au pôle opposé, on trouve les allusions favorables de Simondon à Saint François d’Assise, aussi bien dans les Deux leçons que dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information[6]. Cependant, nous lirons Simondon à contre-courant, pour montrer que sa critique de l’image éthique de l’homme n’épargne pas non plus, en dernière analyse, l’emblématique sermon aux oiseaux. À ce titre, nous mettrons l’accent sur le rôle fondamental qu’a joué la légende de Saint François d’Assise dans le canon apocalyptique du xiiième siècle.

3 Il apparaîtra que ces deux références, aussi bien au Timée qu’au Sermon, participent de systèmes de pensée mythiques, structurés autour de dichotomies. À la lumière de ce penchant pour une pensée hiérarchique et dichotomique, inhérente à l’image éthique de l’homme, nous pourrons alors repenser la coupure anthropologique entre l’homme et la nature que la pensée écologique cherche à surmonter. Cependant, nous verrons que cette même critique s’applique aussi aux visions apocalyptiques contemporaines de l’Anthropocène. Les visions tranchées entre « le monde d’avant » et « le monde d’après » nous mettent en effet face à un ultimatum moral, qui n’est pas sans rappeler celui du xiiième siècle : devoir choisir entre l’annihilation (on dirait aujourd’hui : plutôt la fin du monde que la fin du capitalisme !) et une innocence et une modestie nouvelles de l’humanité vivant en harmonie avec la nature au milieu des autres espèces.

4 Sans nier l’urgence de la crise climatique, et sans euphémiser le rôle du capital, nous verrons que Simondon indique une autre manière d’envisager la place de l’homme dans la nature et parmi les autres espèces, de manière à échapper à la logique des dichotomies morales. La seconde partie de cet article cherchera donc dans la reconceptualisation simondonienne de la nature et dans sa conception audacieuse de la nature humaine une modalité de résolution du paradoxe entre innocence et inventivité technique.

Technocratie et Apocalypse

Du Timée à la technocratie

5 Tout d’abord revenons au Timée, et au rôle que joue ce texte fondateur au sein des Deux leçons de Simondon. Conçu d’après l’image du divin, Platon installe l’homme au sommet de ce que Simondon appelle une théorie de l’évolution à la fois géniale et monstrueuse, où toutes les créatures descendent de l’homme comme par dégradation :

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Cette idée du Timée, qui est une idée en un certain sens monstrueuse et en un certain sens géniale, est la première position de la théorie de l’évolution dans le monde occidental. Seulement, c’est une théorie de l’évolution à l’envers. L’homme est le premier constitué de tous les animaux et, par simplification, par dégradation, ce qui implique développement de tel ou tel aspect du corps humain, développement considérable, par exemple développement des griffes à la place des ongles, on peut obtenir telle ou telle espèce animale adaptée à un mode de vie particulier [7].

7 De nos jours, la vision de l’homme comme sommet de l’évolution a perdu de son éclat. Cependant, nous voyons bien que la dimension mythique et théologique de cette vision remonte au-delà de la théorie darwinienne de l’évolution, à un schéma moral déjà présent dans le Timée. Car le Timée n’inaugure pas seulement une logique d’adaptations progressives. C’est d’abord et avant tout un mythe qui fixe la place de l’homme dans la nature d’un point de vue éthique, mais aussi explicitement politique.

8 En effet, le dialogue du Timée est déclenché par le souci, exprimé par Socrate, de comprendre l’État parfait non comme un idéal statique, mais dans sa nature dynamique. Socrate souhaite comprendre comment la cité idéale opère lorsqu’elle est en crise. Timée, à son tour, répond par une explication des cosmogonies, où le Démiurge, artisan divin, construit l’Âme du Monde qui dirige et régule la matière chaotique au moyen d’un paradigme intelligible. La rationalité humaine, ici, est la participation de l’âme intellective de l’homme à l’Intellect éternel. L’homme est alors amené à reconnaître et à préserver les principes intemporels de l’ordre cosmique au sein du flux perpétuel. La glorification platonicienne de l’intelligence devient ainsi le fondement d’une vision morale de l’homme. Le Timée nous enseigne que « seul un être méchant souhaiterait dissoudre une structure qui résulte d’une belle harmonie [8]. » Cependant, c’est aussi dans ce principe moral que l’on trouve une coupure anthropologique. Car, à la différence de l’Intellect éternel, l’âme intellective de l’homme est incarnée et soumise à une âme mortelle qui se contente d’animer le corps matériel. Parce qu’il est incarné, l’intellect humain est impur et moralement compromis, enchaîné qu’il est à la nécessité et aux états fluctuants de la peur et de l’espoir, et au premier chef du plaisir, le « plus important appât qui provoque au mal [9] ».

9 Devient ici manifeste que l’idée de l’homme comme singularité dans la nature, et son destin de grand artisan, à l’imitation du Démiurge, reposent sur une dichotomie d’ordre mythique et morale, opposant intelligence divine et matière. Nous sommes alors en mesure de contextualiser l’avertissement proféré par Simondon, dans Du mode d’existence des objets techniques, contre la technocratie débridée. D’après Simondon, la société contemporaine ne connaît, en ce qui concerne les objets techniques qu’elle produit, que deux valeurs : leur exclusion, en tant que simples ustensiles, hors de la sphère de la culture, ou bien leur valorisation absolue, comme objets sacrés, faisant de la technique un « philtre moderne » ou une solution magique [10].

10 La technique a de nos jours accompli des exploits que Simondon écartait encore comme « purement mythique[s] et imaginaires[s] [11] » : certains algorithmes ont pour mission de permettre à l’homme de « dominer ses semblables [12] » ; les réseaux neuronaux du deep learning nous approchent plus près que jamais des « machines pensantes [13] » ; la biologie synthétique est sur le point de construire les premières machines vivantes. Simondon avait-il alors tort ? Oui, si l’on envisage les possibilités techniques ; non, si l’on considère les espoirs mythiques dont les nouvelles technologies sont investies. Simondon avait diagnostiqué avec justesse la tentation de se cacher derrière la technique. Cette tentation ne concerne pas seulement les visions futuristes d’une vie post-humaine, où l’homme serait délivré du fardeau d’avoir une âme mortelle. Des exemples plus ordinaires ne manquent pas. Ainsi, il y a peu, le Premier ministre d’une nation occidentale s’est dégagé de toute responsabilité dans un scandale en rejetant la faute sur un « algorithme mutant [14] ».

11 Ce qui est certain, c’est que l’idolâtrie de la technique comme son rejet moral en bloc sont tous deux incapables de déterminer adéquatement la place de l’homo faber et de l’homo digitalis parmi les autres espèces et dans la nature. Présentées comme un ultimatum dans le contexte de la crise climatique, ces deux possibilités témoignent au contraire de la persistance d’un système de pensée dichotomique, qui pèse sur les récits contemporains au sujet de la crise climatique et de l’avenir de l’humanité sur Terre.

La vision éthique de l’homme

12 Continuons à tracer la lignée de la vision éthique de l’homme, et son opposition apparente au mythe technocratique de l’homme. Dans ses Deux leçons sur l’animal et l’homme, Simondon présente à ses étudiants une frise historique, qui commence avec la perte d’intérêt de Socrate pour l’observation de la réalité physique. Socrate reçoit ainsi l’honneur douteux d’être « le premier qui soit en un certain sens responsable du dualisme traditionnel [15] » entre l’homme et la nature. Rejetant la philosophie de la nature d’Anaxagore pour mieux tourner son regard vers l’intérieur, Socrate invente le récit selon lequel la singularité de l’homme est fondée sur sa conscience morale. À partir de là, la systématisation de la coupure anthropologique entame sa carrière – l’homme et la nature s’opposant même quand la hiérarchie entre eux se trouve dialectiquement renversée –, du Timée à la maxime de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses », de l’Apologétique chrétienne au rabaissement par Montaigne de l’homme en comparaison de la perfection des animaux, du dualisme rationaliste de Descartes, qui élève une fois encore l’homme de la plus inférieure à la plus noble des créatures, à la réduction mécaniste de l’âme dans la psychologie béhavioriste.

13 Cette tendance implicitement morale à la dichotomie et à la hiérarchie comporte deux conséquences. Elle produit des systèmes de pensée qui mettent en avant des dichotomies abstraites au détriment de la nuance de l’observation empirique, et elle nourrit une aspiration orphique à s’extraire de ce monde-ci au profit d’un plus haut destin, suivant l’idée que « l’homme est d’une autre nature et [qu’] il découvrira sa véritable destinée dans un autre monde [16]. » Cette pensée dichotomique conduit en dernière instance à accorder une valeur intrinsèque et une dignité à certains êtres plutôt qu’à d’autres, encourageant la démarcation entre groupe (« in-group ») et hors-groupe (« out-group ») : homme contre animal, chrétien contre non-chrétien, intelligence contre nécessité mécanique, etc. Socrate, Platon, les Stoïciens et même Montaigne, tracent tous des lignes de démarcation entre l’homme et l’animal, qui culmineront finalement dans la réduction mécaniste de la nature par Descartes. Bien loin d’opérer une tabula rasa, Descartes aurait ainsi réactivé un dualisme systématique qui était déjà à l’œuvre dans le Timée de Platon. En parcourant cette frise de conceptions mutuellement imbriquées de l’homme éthique, Simondon nous met en garde contre la « dialectique historique » qui finit par renverser l’« âme rationnelle proprement humaine » en une « psychologie sans âme » mécanisée, propre à la psychologie béhavioriste du xxème siècle [17].

Les oiseaux de l’Apocalypse

14 Est-il possible d’échapper à cette vision hiérarchique de l’homme ? Il semble que Saint François d’Assise offre une issue [18]. En effet, Simondon fait l’éloge de Saint François pour avoir effacé la dichotomie entre l’animal et l’humain. Car Saint François étend le concept de personnalité au-delà du groupe d’appartenance, pour embrasser la relation au cosmos dans sa totalité. C’est presque comme s’il y avait une bonne et une mauvaise manière de construire une vision éthique de l’homme. Toutefois, en suivant la logique des Deux leçons sur l’animal et l’homme, j’argumenterai que l’on retrouve malgré tout une dichotomie et une hiérarchie dans la vision franciscaine du monde. Je m’appuierai ici sur l’analyse proposée en 1953 par F. D. Klingender à propos du rôle fondateur que joue le sermon aux oiseaux de Saint François dans le canon apocalyptique du xiiième siècle.

15 Dans son article « Saint François et les oiseaux de l’Apocalypse », Klingender souligne l’analogie formelle entre le sermon aux oiseaux et les oiseaux de l’Apocalypse [19]. Selon lui en effet, l’imagerie apocalyptique n’était rien d’autre que le « véhicule imaginatif de la pensée franciscaine » en Europe du Nord : « Pour les enlumineurs anglais des xiiième et xivème siècles […] Michel, l’ange de l’Apocalypse, était Saint François [20]. »

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The Call to the Birds, Apocalypse, xivth Century ; British Museum, MS. Royal 19. B. XV, f.37 (p.19).

16 Tandis que Saint François est représenté avec des colombes et des moineaux à ses côtés, l’ange de l’Apocalypse est montré au milieu d’« oiseaux féroces » plongeant « sur les ruines d’une cité conquise » ou assis sur un « champ jonché de cadavres mutilés », venant illustrer les chapitres 18 et 19 de l’Apocalypse :

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Alors je vis un ange debout dans le soleil. Il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui volaient au zénith : « Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu, pour manger la chair des rois, la chair des chefs, la chair des puissants [21]. »

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Angel and Feasting Birds, Apocalypse, British Museum, MS 22493, f.4 (p. 18).

18 Le même geste de bénédiction représente ici le sermon de Saint François aux oiseaux, et là l’ange de l’Apocalypse face aux oiseaux rapaces. Le sermon aux oiseaux fut donc inextricablement lié aux visions apocalyptiques des mouvements spiritualistes du xiiième siècle, comme celles de Joachim de Flore (1135-1202). Il témoigne d’une époque de troubles politiques, de guerres et de transformations sociales, liées à l’émergence d’une classe marchande. Le conflit entre les « vrais disciples » de Saint François et ceux qui étaient en quête d’une alliance avec les puissants afin d’établir l’ordre franciscain, rejoue l’antagonisme entre groupe (« in-group ») et hors-groupe (« out-group ») caractéristique de la vision éthique de l’homme.

19 De nos jours, cette opposition entre « vrais disciples » et partisans d’une alliance avec les puissants trouve un écho dans le rejet par les militants de la cause climatique du greenwashing des industries qui cherchent à justifier l’idéologie de la croissance en investissant dans de nouvelles technologies. Les images emblématiques de la calotte glaciaire de l’Arctique en pleine désintégration et des imposantes tempêtes de feu représentent l’horizon apocalyptique de la « Grande Transformation » qu’a déclenché le capitalisme [22]. Les oiseaux « impurs et haineux » de l’Apocalypse du xxième siècle ne sont plus imaginés sous la forme de vautours se repaissant des cadavres des pécheurs, ou reposant sur les ruines du capital. Ce sont plutôt les oiseaux domestiques pris au piège de l’élevage industriel de la volaille, jouant le rôle de sentinelles des épidémies à venir [23]. La pandémie mondiale de Covid-19, toujours en cours à l’écriture de ces lignes, n’est que la plus récente d’une série d’épidémies zoonotiques qui ont mis en relief la place de l’homme au sein des espèces, à commencer par la grippe aviaire (HPAI, séquence H7N9). D’ampleur mondiale, la pandémie de Covid-19 a presque immédiatement engendré un récit collectif articulé autour du motif apocalyptique d’un monde « d’avant » et du monde « d’après » le coronavirus, tel que l’a saisi Arundhati Roy dans son article « La pandémie, portail vers un monde nouveau » :

20

Au cours de l’histoire, les pandémies ont forcé les humains à rompre avec le passé et à réinventer leur univers. En cela, la pandémie actuelle n’est pas différente des précédentes. C’est un portail entre le monde d’hier et le prochain. Nous pouvons choisir d’en franchir le seuil en traînant derrière nous les dépouilles de nos préjugés et de notre haine, notre cupidité, nos banques de données et nos idées défuntes, nos rivières mortes et nos ciels enfumés. Ou nous pouvons l’enjamber d’un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde [24].

21 Roy saisit l’image apocalyptique d’une pandémie mondiale comme une possible fin de l’ordre capitaliste mondial, repoussant l’idée selon laquelle il n’y aurait pas d’alternative au capitalisme. Nous voici de nouveau confrontés à un choix moral binaire, ou plutôt à un ultimatum, entre la fin du monde tel que nous le connaissons ou le chant matinal des oiseaux annonçant l’aube d’un monde nouveau. Se trouve ici l’écho d’un espoir selon lequel, si nous prêtions l’oreille à la leçon que nous enseigne la nature, cette crise pourrait conduire, sinon à une ère d’amour, du moins à un âge de sagesse, où l’humanité saura qu’il vaut mieux renoncer à sa place éminente parmi les espèces. En pleine urgence face à la pandémie mondiale et au chaos climatique, cela soulève la question suivante : est-il possible d’échapper aux dichotomies de la vision éthique de l’homme ? Une action décisive n’est-elle pas inévitablement source de division ? Si nous n’avons d’autre choix que celui de choisir un camp, alors pourquoi Simondon critiquait-il ce qu’il appelait la vision éthique de l’homme ?

La nature et la nature humaine selon Simondon

La nature et sa relation à la technique

22 Pour aborder la question de la place de l’homme dans la nature d’un point de vue simondonien, je propose de marquer au moins quatre nuances dans sa conceptualisation de la nature : en un sens structurel, la nature est conçue comme un régime d’éléments ; en un sens fonctionnel, Simondon considère la « nature brute » comme ce qui se prête à l’individuation ; en un sens métaphysique plus fondamental, la nature est pensée comme l’illimité, l’apeiron (ἄπειρον) amorphe ou infini ; enfin, cela conduit Simondon à introduire une nuance surprenante dans notre compréhension de la nature des choses comme découlant de leur essence, qui débouche sur une compréhension étonnante de la nature humaine. Sa riche conceptualisation de la nature n’est pas fondée sur des dichotomies entre la nature et l’artifice, ou entre l’être humain et les autres espèces. Néanmoins, elle implique une éthique qui abhorre la motivation mythique de la technocratie, comme relevant a minima d’une mécompréhension de l’essence de la technique ou de la « nature » de la technicité.

Nature brute

23 Simondon appartient à la grande lignée des philosophes de la nature. Il peut apparaître surprenant, dès lors, qu’il ait recours si rarement au mot de nature pour faire référence au monde naturel. Lorsqu’il le fait, il tend à restreindre sa signification à un sens étroit et strictement localisé, par exemple lorsqu’il distingue « un certain régime des éléments naturels entourant l’être technique [25] ». Cependant, l’objet technique est lui aussi définit comme un « certain régime des éléments » à même d’opérer une médiation entre le « monde naturel et le monde humain [26] » considérés eux aussi comme deux régimes d’éléments, tels le géographique et le social. C’est donc d’abord en se référant à un régime d’éléments que Simondon fait usage du terme de « nature » lorsqu’il déclare que l’objet technique est « la véritable médiation entre la nature et l’homme [27]. »

24 Cependant, après plusieurs réflexions sur ce qu’il appelle la « matière brute », Simondon évoque aussi une « nature brute [28] » afin de réorienter notre conception de la nature de ce qui est vers ce qui peut être. L’accent alors n’est plus mis sur la structure d’un régime d’éléments, mais sur une compréhension fonctionnelle de la nature : c’est ce dont la nature est capable qui la qualifie comme nature. Comprendre ce basculement de la spécificité à la possibilité requiert que nous examinions les analyses de Simondon sur la matière brute. Par exemple, il traite de l’argile qui adopte la forme du moule à brique : « en tant que matière brute, elle est ce que la pelle soulève du gisement au bord du marécage, avec des racines de jonc, des grains de gravier [29] ». Au sein de la « matière brute » se trouve logée une « aptitude » à la plasticité, une capacité à se transformer en un matériau malléable, apte à être façonné en brique. De la même manière, en charpenterie, un tronc d’arbre est capable, en raison de sa « matière naturelle et brute », de se prêter à certains usages plutôt qu’à d’autres [30]. L’idée d’une « nature brute » se rapproche ainsi de la spécificité propre à la « matière brute », mais l’accent se trouve mis sur ce qui la relie à l’idée plus générale du pré-individuel, phase de l’être dont émergent les processus d’individuation, si les conditions nécessaires se trouvent satisfaites.

25 Simondon a recours à cette expression de « nature brute » en un point critique de L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, lorsqu’il cherche à caractériser la place de l’homme au sein de ses congénères : « Le collectif est ce qui résulte d’une individuation secondaire par rapport à l’individuation vitale, reprenant ce que la première individuation avait laissé de nature brute inemployée dans le vivant [31] ». L’individu, ou une multitude d’individus, peuvent ainsi être envisagés en fonction de leur capacité à agir comme fondement pour une individuation ultérieure, au niveau collectif. Cette seconde individuation du collectif correspond à ce que Simondon appelle le transindividuel, à condition qu’on la considère à la lumière de cette conception dynamique de la nature brute, comme conjonction des différentes capacités d’inventivité inhérente à ces individus (plutôt que comme collection d’identités, de besoins, ou de croyances figés [32]).

26 Il faut ici rappeler que l’idée de nature brute s’élabore à partir d’une compréhension dynamique de la matière brute. La nature brute consiste en tout ce qui est susceptible de se prêter à l’individuation dans ce qu’elle a de spécifique : elle est ce qui confère à une réalité l’« aptitude » spécifique à participer à des processus ultérieurs d’individuation. Elle n’est pas ce qui est, mais une puissance de devenir. Formulé en termes spinozistes, on peut dire que la nature brute met l’accent sur la capacité générative de la natura naturans, sans pour autant rejeter la spécificité qui gît dans la forme de la natura naturata. La nature brute de l’individuation physique et chimique est ainsi capable de se prêter à une individuation biologique, au même titre que ce qui est laissé à un état d’indétermination au sein de l’individuation biologique est susceptible d’agir comme fondement pour une individuation psycho-sociale, et ainsi de suite. L’humain ici n’est pas envisagé comme un aspect de ce qu’il est, mais de ce qu’il peut être.

27 Pour en revenir à l’objet technique, nous pouvons affirmer à présent que lorsque Simondon aborde l’objet technique comme une « véritable médiation entre la nature et l’homme », il ne fait pas seulement référence à la nature en tant que régime des éléments, mais également comme une capacité fonctionnelle, une aptitude bien spécifique à l’individuation [33]. En d’autres termes, nous pouvons penser l’objet technique comme un relais fabriqué par l’homme, un transformateur des aptitudes spécifiques de la nature à l’individuation : il nous permet d’opérer la conjonction entre la nature brute inhérente aux individus humains et non-humains.

L’apeiron [ἄπειρον]

28 Ceci nous oriente vers l’usage le plus fondamental que Simondon fait du terme de nature, hors duquel cette compréhension fonctionnelle d’une nature brute reste incomplète. Avec l’apeiron d’Anaximandre, c’est-à-dire avec le concept d’illimité ou d’indéterminé, il semble que l’accent se déplace de manière subtile. Car si le pré-individuel pointe vers la possibilité de l’individuation (sans la garantir), on pourrait dire que l’apeiron pointe vers une indivision ou une indétermination primordiale [34].

29 Si l’on ne prend pas en compte l’apeiron comme infini et indétermination, il est impossible de comprendre la mise en garde de Simondon à propos de la conception de la nature des choses, et de la nature humaine en particulier. Lorsqu’il parle de nature humaine, Simondon précise que ce terme de « nature » sert à désigner « ce qui reste d’originel, d’antérieur même à l’humanité constituée en l’homme [35] », désignant ainsi comme essentiel ce qui reste tributaire en nous de l’indéterminé et de l’infini. La nature humaine peut être ainsi dite indéterminée par essence (plutôt que de manière contingente). En d’autres termes, ce qui est universel pour tous les êtres humains ne consiste pas en une qualité distinctive ou une propriété essentielle partagée par tous les humains, mais plutôt l’indivision primordiale de l’être dont tous les individus, humains ou non-humains, restent tributaires. En reliant ainsi la nature humaine à l’apeiron, Simondon permet un profond rééquilibrage des conceptions ontologiques classiques de l’essence.

30 Quelle est l’implication de cette conception pour la relation entre l’homme, la nature et l’objet technique ? À la lumière du rôle essentiel que joue l’apeiron dans l’individuation collective, et dans la possibilité qu’une communauté devienne une société transindividuelle, nous pouvons à présent saisir l’optimisme de Simondon envers l’objet technique comme « médiation véritable entre la nature et l’homme » dès lors que nous comprenons l’objet technique comme moyen d’accès forgé par l’homme vers l’apeiron :

31

on pourrait dire qu’il y a de la nature humaine dans l’être technique, au sens où le mot de nature pourrait être employé pour désigner ce qui reste d’originel, d’antérieur même à l’humanité constituée en l’homme ; l’homme invente en mettant en œuvre son propre support naturel, cet apeiron qui reste attaché à chaque être individuel [36].

32 L’objet technique, ainsi, est une relation inventive envers différents régimes de l’être, qui mobilise l’aptitude d’une« nature brute » à se prêter à des individuations ultérieures. L’évolution de l’univers, non moins que l’évolution géologique de notre planète et de sa biosphère, peut être comprise comme une mise en œuvre spontanée de l’apeiron, une prolifération d’individuations en fonction du rythme dynamique de la nature brute, dont la cadence est chaque fois spécifique à la matière brute en jeu. La différence avec l’évolution des objets techniques est que cette dernière met en jeu non pas le temps long de l’évolution par différenciation et sélection spontanées, mais le temps accéléré de l’invention humaine.

33 C’est donc par un renversement extraordinaire de la compréhension traditionnelle de la nature, et par conséquent de la nature humaine, que Simondon nous amène à comprendre notre place au sein des espèces comme tributaire de l’indivision primordiale de l’apeiron. Nous pouvons à présent commencer à repenser la place de l’homme dans la nature au sein des autres espèces par le biais d’un paradigme qui contourne les dichotomies systématiques. Un paradigme qui n’implique pas d’emblée une politique opposant groupes (« in-groups ») et hors-groupes (« out-groups »), mais la possibilité d’une société établie sur ce qui en nous reste ouvert et capable d’invention.

34 Ceci étant dit, Simondon ne nous conçoit pas comme orphelins de l’apeiron, tous indifféremment découpés d’une même étoffe cosmique. En réactivant les controverses médiévales sur le principe d’individuation, la philosophie de la nature de Simondon soulève aussi la question de savoir comment quelque chose devient un « ceci », de telle sorte que l’individu ne puisse jamais être réduit à sa nature commune. La nature humaine peut en effet contenir en elle l’infini et l’indéterminé, mais il existe, en plus de cette essence, son existence comme individu unique et singulier, ici et maintenant. La philosophie de Simondon restaure ainsi la dignité de l’individu, qui se trouvait dissoute dans les philosophies de Leibniz comme de Spinoza. Penser la nature humaine et la relation entre l’humain et les autres espèces au prisme de l’individuation doit nous faire saisir l’unicité absolue de notre monde terrestre ainsi que des individus de notre espèce et des autres espèces, aux côtés desquels nous réinventons collectivement notre place au sein de la nature.

Notes

  • [1]
    Cet article a été préalablement présenté à deux reprises : comme conférence inaugurale du colloque international « Rethinking Humanities and its Entanglements » (5-7 août 2020) organisé par Subro Saha à l’Institute of English Studies and Research (Amity University de Kolkata) ; comme communication au séminaire international « Simondon Indisciplinar », sous le titre « Rethinking the relation between raw material, raw nature and technicity in apocalyptic times » (7 octobre 2021), à l’invitation de Thiago Novaes et du Réseau latino-américain des études simondoniennes.
  • [2]
    W. W. Immerzeel, A. F. Lutz, M. Andrade et al., « Importance and vulnerability of the world’s water towers », in Nature, 577 (2020), p. 364-369.
  • [3]
    Cf. https://thebulletin.org/doomsday-clock (consulté le 11/09/2020).
  • [4]
    G. Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme, Paris, Ellipses, 2004.
  • [5]
    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012.
  • [6]
    G. Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Paris, Million, 2013, p. 287.
  • [7]
    G. Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme, op. cit., p. 39.
  • [8]
    Platon, Timée, Paris, GF, 2001, 41a, p. 133 (tr. fr. modifiée).
  • [9]
    Ibid., 69d, p. 182.
  • [10]
    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 10.
  • [11]
    Ibid., p. 11.
  • [12]
    Ibid., p. 10 ; voir A. Rouvroy, « The philosophy of law meets the philosophy of technology », in M. Hildebrandt & A. Rouvroy (éd.), Human Agency and Autonomic Computing, New York, Routledge, 2011.
  • [13]
    Voir par exemple les logiciels à destination des entreprises basés sur des réseaux neuronaux, décrits par IBM comme de « l’intelligence sur commande » [URL : https://www.ibm.com/uk-en/cloud/deep-learning (consulté le 22/09/2020)].
  • [14]
    H. Stewart, « Boris Johnson blames Mutant algorithm for exams fiasco », The Guardian, 26/08/2020. Ce scandale nous offre un exemple d’abdication de toute responsabilité politique, en l’espèce face au scandale des examens au Royaume-Uni. Boris Johnson avait accusé un « algorithme mutant », chargé de générer des résultats à partir de facteurs prédictifs pour pallier l’annulation des examens terminaux pendant le confinement lié à l’épidémie de Covid-19, plutôt que de reconnaître une responsabilité d’ordre politique concernant la mauvaise conception de l’algorithme ou l’usage aveugle qui en avait été fait.
  • [15]
    G. Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme, op. cit., p. 35.
  • [16]
    Ibid., p. 54.
  • [17]
    Ibid., p. 11, 18.
  • [18]
    F. D. Klingender, « St. Francis and the Birds of the Apocalypse », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 16, n° 1/2 (1953) p. 13-23.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid., p. 19.
  • [21]
    Apocalypse selon saint Jean, ch. 19, v. 17-18 (tr. fr. Alliance Biblique universelle, Le Cerf, 1988), cité par Klingender, art. cit., p. 17.
  • [22]
    Cf. K. Polanyi, La Grande Transformation (1944), Paris, Gallimard, 1984.
  • [23]
    F. Keck, Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine, Bruxelles, Zones Sensibles, 2020.
  • [24]
    A. Roy, La Pandémie, portail vers un monde nouveau, Paris, Gallimard, 2020, p. 16 (tr. fr. I. Margit).
  • [25]
    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 70.
  • [26]
    Ibid., p. 309.
  • [27]
    Ibid., p. 346.
  • [28]
    G. Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 302.
  • [29]
    Ibid., p. 40-41.
  • [30]
    Ibid., p. 52 : « tel tronc convient mieux que tel autre à telle place, en vertu de ses caractères particuliers qui sont déjà des caractères de forme, et de forme valable pour la technique de charpenterie, bien que cette forme soit présentée par la matière brute et naturelle. »
  • [31]
    Ibid., p. 302.
  • [32]
    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 342.
  • [33]
    Ibid., p. 346.
  • [34]
    G. Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 35.
  • [35]
    G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 336.
  • [36]
    Ibid.