L’animal comme avenir de l’humain : la perspective zoo-futuriste en question

1 Dans un espace très religieux comme celui du Moyen Âge, le propre de l’homme renvoyait à une caractéristique théologique – celle de l’âme. Avec la sécularisation des sociétés européennes, le règne des « Lumières » et l’émergence d’une conception darwinienne du vivant, la situation est devenue plus ambiguë. Le propre de l’homme s’exprime désormais à travers des caractéristiques phénoménologiques particulières – entre autres celle du langage, celle de la raison, celle de la culture, celle de l’empathie, celle de la métacognition pour ne citer que quelques exemples marquants. Loin de clarifier la situation, une telle transformation n’a fait que rendre la notion plus difficile encore à conceptualiser de façon satisfaisante. Empiriquement, parce que les nouvelles sciences de l’animal montrent de façon récurrente que ce qui était supposé distinguer l’humain des autres animaux se retrouve chez d’autres espèces. Conceptuellement, ensuite, parce que des notions qu’on tenait pour claires ne le sont finalement pas tant que cela. Technologiquement, enfin, parce que la différence humaine n’est plus seulement mise en difficulté sur la frontière humain/animal mais aussi sur la frontière humain/machine avec l’apparition d’une IA et d’une robotique très performantes. Doit-on pour autant remiser une notion comme celle du « propre de l’homme » au rayon des vieilleries obsolètes ? La messe est loin d’être dite et les perspectives qui s’ouvrent aux philosophes d’ores et déjà fascinantes.

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2 La notion de « propre de l’homme » qui a longtemps été considérée comme un pivot des cultures occidentales est une notion d’une très grande complexité qui est plus difficile à penser que ce qu’on imagine habituellement. Elle peut être caractérisée par la conviction que l’humain possède au moins une caractéristique qui non seulement le sépare des animaux mais le distingue tellement de ces derniers qu’elle le fait sortir de l’animalité. Les notions mobilisées à cette fin ont été nombreuses et ont varié au cours de l’Histoire. Dans l’Occident chrétien, l’âme a joué le premier rôle, mêlée à des compétences moins spirituelles comme le langage ou la raison à travers lesquelles elle pouvait se rendre visible. Dans un Occident plus matérialiste et athée, fortement influencé par la perspective darwinienne, l’âme a perdu de son importance au profit des caractéristiques plus naturelles qui l’accompagnaient traditionnellement. Il existe en effet de nombreux animaux qui ont des caractéristiques qu’on ne retrouve chez aucun autre animal sans que celles-ci les fassent sortir de l’animalité. Le « propre de l’homme » est par conséquent une entité hybride à la fois zoologique et métaphysique qui attribue un statut spécial à des caractéristiques naturelles.

3 Cette sécularisation du « propre de l’homme » en confronte la notion à de sérieuses difficultés empiriques et conceptuelles. Elle se heurte en particulier à quatre problèmes majeurs.

4 1) Le premier prend la forme des contre-exemples à gérer. L’éthologie et la psychologie comparative montrent depuis quelques décennies, que la majorité des caractéristiques supposées proprement humaines se retrouvaient chez certains animaux. Une façon un peu brutale mais difficile à mettre en difficulté de l’exprimer est de dire qu’il est devenu quasi impossible de trouver une caractéristique de l’humain qu’on ne retrouve, sous une forme ou sous une autre, chez au moins une autre espèce animale.

5 2) Le deuxième problème rencontré en découle : c’est celui des insuffisances de la conceptualisation donnée d’un phénomène ou d’une activité complexe. Un exemple parlant est celui de la primatologue Barbara King qui montre que la mère chimpanzé qui tolère que son fils chaparde de la nourriture qu’elle va manger, et lui seul, peut être considéré comme une situation passive d’enseignement puisque le petit apprend ainsi, à travers l’activité de la mère ce qu’il peut manger et ce qu’il doit éviter d’ingérer [1].

6 3) D’où le troisième problème rencontré qui est celui des différences interculturelles et de l’ethnocentrisme adopté pour rendre compte du « propre de l’homme ». Les membres de certaines cultures peuvent avoir développé des compétences qu’ont perdues, que n’ont jamais développées ou qu’ont détruites les Occidentaux – comme la capacité à interagir avec des fantômes. Qu’en est-il des animaux ?

7 4) Le quatrième problème est nouveau, et c’est également le plus problématique. Aujourd’hui, la quasi-totalité des « propres de l’homme » qui sont mis en avant relèvent de compétences cognitives et les progrès spectaculaires de l’IA conduisent des machines à faire non seulement tout ce que l’humain peut faire – mais surtout à le faire mieux. C’était déjà le cas avec les capacités de calcul des ordinateurs, sans commune mesure avec celles de l’humain. Mais ce sont maintenant les compétences les plus humaines de l’humain qui sont mises en cause : le langage, mais aussi les compétences cognitives les plus élaborées comme le raisonnement, la prise de décision et les stratégies complexes. La révolution très récente de la programmation en termes de réseaux de neurones (Deep Learning) fait voler en éclat toutes les illusions qu’on pouvait encore se faire – une situation qui est apparue dans toute sa splendeur (ou son horreur…) en 2017 quand un programme d’IA, AlphaGo, a battu le champion du monde de go [2]. Personne n’est aujourd’hui capable de donner un exemple de quelque chose que pourrait faire l’humain et jamais une machine.

8 La situation est donc délicate pour les tenants d’un « propre de l’homme » ; doit-on en abandonner la notion pour autant ? Ce n’est pas si simple. Le défenseur de la notion peut en effet contre-attaquer au moyen de trois stratégies distinctes. Stratégie 1 : faire émerger de nouvelles caractéristiques discriminantes. Par exemple, en remarquant que ce qui est propre à l’humain, ce n’est pas d’avoir des caractéristiques qu’on retrouve au moins chez une espèce animale, mais de les avoir toutes en même temps. Stratégie 2 : considérer que ce qui donne un statut spécial à l’humain est purement culturel. C’est par exemple la démarche adoptée par Cora Diamond quand elle explique qu’une caractéristique fondamentale de ce que signifie être humain est précisément qu’on ne peut pas manger ce dernier et que ce n’est pas parce qu’il est humain qu’on ne peut pas le manger, mais justement parce qu’on ne peut pas le manger qu’il est humain [3]. Stratégie 3 : cesser de faire du propre de l’homme un statut qui l’éloigne des autres animaux et le transformer en une caractéristique qui le rapproche de tous les autres animaux plus qu’aucun autre animal n’est capable de le faire. C’est précisément ce vers quoi s’engage la perspective zoo-futuriste.

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9 La perspective zoo-futuriste engage l’humain dans des formes particulières d’identification à l’animal [4]. Le Zoo-futurisme ne provient pas d’un mouvement existant qui se revendiquerait comme tel. Il repère un phénomène qui prend de plus en plus d’importance mais qui reste encore largement impensé et qui renvoie au désir d’un nombre croissant d’humains à s’animaliser, non de façon purement métaphorique, mais à travers des transformations anatomiques, physiologiques et métaboliques. Mon intuition est qu’il s’agit moins de la dérive de quelques esprits malades (ou pas seulement d’eux) que des prémisses d’un rapport inédit aux animaux et à l’animalité. Au plan philosophique, que signifie cette « réanimalisation de l’humain » et dans quelle mesure nous oblige-t-elle à repenser ce que veut dire « être humain » ? Le Zoo-futurisme désigne ainsi la tentative de penser la frontière entre l’humain et les autres animaux autrement que dans le cadre stérile du « propre de l’homme ». La remise en cause de cette dichotomie n’est pas nouvelle. La perspective zoo-futuriste est cependant plus radicale que les mouvements animalistes qui remettent en cause toute forme de « privilège humain ».

10 Loin de revendiquer une quelconque égalité de statut entre humains et animaux, elle estime que l’animal et l’animalité constituent un horizon attractif pour « l’humain-en-devenir [5] ». Surtout, elle ouvre la philosophie à une question jusque-là négligée qui est celle de savoir ce que signifie « faire partie d’une espèce » et « faire partie de son espèce ». Elle s’interroge sur le rapport de l’individu à l’espèce et à la phylogenèse du point de vue de la première personne et elle essaie de conceptualiser la phylogenèse même comme un espace dans lequel on peut circuler plutôt que comme un héritage du passé qu’il faudrait assumer plus ou moins passivement. Elle sort la pensée évolutionniste du cadre convenu de la biologie et elle ouvre des perspectives inédites sur ce que peut être le futur de « l’humain » et des êtres vivants de façon plus générale.

11 La perspective zoo-futuriste veut donc penser des formes d’identification à l’animal qui se concrétisent par des processus multiples et entrecroisés de transformations physiques et métaboliques – et l’espace artistique en fournit aujourd’hui les exemples les plus fascinants – par exemple dans l’installation d’Eduardo Kac au cours de laquelle un humain peut devenir une chauve-souris au milieu des chauve-souris grâce à un dispositif de réalité augmentée [6] ou dans la performance du collectif A.A.O. au cours de laquelle Marion Laval-Jeantet s’est fait injecter du sang de cheval et en a ressenti des modalités existentielles très particulières [7].

12 Ces processus d’identification à l’animal excèdent l’espace des devenir-animaux qui restent en grande partie psychologiques et dont on trouve maints exemples dans l’espace anthropologico-historique, dans l’espace psychiatrique, dans l’espace éthologique, dans l’espace littéraire et dans l’espace artistique. L’étude des chamanismes montre ainsi que de nombreux chamanes sont engagés dans des devenir-animaux qu’il est difficile de ramener à des modèles simples – comme le montrent les chamanes amazoniens qui ont la réputation de pouvoir se transformer en jaguar dans le cadre de leurs pratiques [8]. Mais une telle tendance existe au cœur même de l’Europe et pas seulement dans des contrées lointaines. Ainsi, dans le Jura, les chasseurs évoquent-ils de façon obsédante la nécessité de s’identifier au cerf chassé pour obtenir du succès, ainsi qu’avec le chien qui accompagne l’humain [9]. C’est sans surprise la psychiatrie qui montre de nombreux exemples fascinants d’animalisation de l’humain, parce que dans nos cultures, c’est l’un des rares domaines où de tels désirs trouvent une certaine légitimité. Dans l’un de ses livres les plus connus, le neurologue et écrivain Oliver Sacks décrit le cas d’un étudiant qui a pris trop d’amphétamines et qui se transforme en chien [10]. De nombreux témoignages de personnes ayant pris des drogues psychotropes font état de situations dans lesquelles le sujet « s’animalise ». La sociologie n’est pas en reste. Je me contenterai ici de donner un exemple de phénomènes contemporains d’animalisation de certains humains comme celui des Human Pups, des adultes qui se déguisent en chien (cuir, cagoules en forme de têtes de chien, interactions tactiles canines comme les caresses de ventre ou les chatouilles sur les oreilles et repas pris dans des bols à terre et qui vivent autant qu’ils le peuvent comme des chiens [11]). Un site dédié, NEPups[12], explique clairement « qu’il s’agit de libérer la partie animale qui est en soi ». L’éthologie constitue également un espace fascinant de devenir-animaux qui s’engagent sur des pistes encore très différentes. Margaret Mead et Gregory Bateson avaient ainsi été durablement impressionnés par la capacité qu’avait l’éthologue autrichien Konrad Lorenz de devenir l’animal dont il parlait au cours de ses conférences. Plus généralement, de nombreux éthologues de terrain sont capables de se glisser dans la peau de l’animal qu’ils étudient d’une façon stupéfiante.

13 Tous ces exemples mettent en évidence un phénomène qui est jusqu’à présent resté très largement négligé par la philosophie – le désir d’un nombre important d’humains de s’animaliser, ou de se réanimaliser, présent de façon récurrente dans l’histoire dans toutes les cultures et à toutes les époques sous des formes diverses. Ce phénomène est à la fois d’une grande complexité et d’une extrême diversité et il faut se garder d’en donner trop vite une interprétation qui pourrait satisfaire des explications superficiellement rationalistes et qui en gommerait quelques-unes des aspérités dérangeantes. Il ne peut être expliqué de façon satisfaisante par des formes d’empathie transpécifiques ou à travers une forme de « biostalgia » qui exprimerait une certaine nostalgie des espèces qu’on a été et qu’on n’est plus ou des espèces qu’on aurait pu être et qu’on n’a jamais été. Ce qui se joue là est loin d’être clair, mais il est douteux qu’on puisse penser la majorité des témoignages disponibles à travers la dichotomie très occidentale qui distingue soigneusement ce qui est « réel » de ce qui est seulement « imaginé ».

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14 L’objection majeure que rencontre la perspective zoo-futuriste s’appuie sur la conviction que le monde naturel est bien ordonné et qu’il n’est pas possible d’y faire ce qu’on veut. Il faut suivre les « lois de la nature ». Le désir de changer d’espèce ou d’aller « explorer » des espèces qui ne sont pas la sienne est une attitude qui sonne étrangement à nos oreilles parce que nous sommes convaincus qu’on fait partie d’une espèce, et d’une seule, et que nous n’y pouvons rien y changer. Une telle rigidité conceptuelle s’appuie sur une représentation largement erronée de ce qu’est une espèce. D’où la nécessité de rappeler une vérité majeure qu’on a tendance à oublier : aucun biologiste n’est capable de définir une espèce d’une façon qui entraîne l’agrément de tous ses collègues, si bien que la question de l’espèce se révèle être une question éthique avant d’être une question scientifique.

15 Dans un texte qui reste à mon sens le meilleur sur le sujet, le philosophe Philip Kitcher montre qu’il est impossible de définir l’espèce de façon purement analytique, autrement dit de la définir tout court [13]. Il estime qu’une définition « cynique » des espèces est la plus correcte : les espèces sont des groupes d’organismes qui sont reconnus comme des espèces par les taxonomistes compétents, c’est-à-dire ceux qui sont capables de reconnaître « correctement » les espèces. Au mieux est-il prêt à concéder qu’on peut diviser les espèces en fonction d’un « logiciel » qui serait propre à chacune. Rechercher un « câblage dur » pour le faire est une perte de temps. Il est par conséquent impossible de se mettre d’accord sur une définition de l’espèce qui emporte l’agrément de tous. Pour Kitcher, les biologistes ont à leur disposition des conceptions multiples et non homogènes de l’espèce qu’ils mobilisent en fonction des besoins et des circonstances. En 2003, il existait entre 9 et 23 définitions de l’espèce dans la littérature biologique [14] ! L’espèce humaine ne constitue évidemment en rien une exception. Le séquençage du génome humain a été un échec cuisant de ce point de vue. Si les humains partagent 99,9% de choses en commun au niveau génétique, rien n’a été identifié comme absolument commun à tous les êtres humains. La situation se complexifie encore par le fait que l’humain partage une grande partie de son ADN avec une très grande variété d’espèces dont la proximité avec l’humain est loin d’aller de soi – les souris, bien sûr, mais aussi les vers ou la levure. Du coup, Leon Eisenberg peut écrire que nous reconnaissons un humain quand nous en voyons un sans pouvoir pour autant le caractériser rigoureusement comme espèce [15].

16 Oublier la notion d’espèce serait cependant prématuré. D’abord, parce que les difficultés rencontrées pour définir un phénomène ne signifient pas que le phénomène n’existe pas. On voit bien la différence entre un chat et un crabe, mais il est difficile de caractériser ces différences à partir d’une notion comme celle d’espèce. Ensuite, parce que la morale s’est emparée de la notion d’espèce ; elle la mobilise activement pour contrer toute forme d’hybridation de l’humain avec d’autres espèces. C’est même aujourd’hui l’un des tabous les plus forts de nos sociétés et les bio-éthiciens apparaissent à cet égard comme les nouveaux censeurs du moment. Les humains sont passés maîtres dans l’hybridation des espèces les unes avec les autres. Depuis le Néolithique, elle constitue même le fondement de toute domestication. Les humains sont cependant supposés garder un statut privilégié. Il est significatif que ce ne soit même pas l’introduction de gènes non humains dans l’humain qui conduise aux débats les plus chauds – une telle éventualité n’est même pas envisagée sérieusement ; c’est plus paradoxalement la possibilité d’introduire des gènes humains chez des animaux qui suscite l’indignation et l’opprobre. En 1984, le comité d’éthique commissionné par le gouvernement britannique dirigé par la philosophe Mary Warnock recommande ainsi que les embryons interspécifiques soient limités à l’étape de deux cellules et que tout projet qui implique des hybrides et qui n’est pas lié à des problèmes de fertilité doive être considéré comme un crime. Peter Morris se demande à juste titre ce que signifie une telle hystérie législative [16] alors qu’il n’y a aucune raison rationnelle de refuser les pratiques interdites et il s’appuie sur le travail de l’anthropologue Mary Douglas pour suggérer que mixer des espèces reste un tabou majeur et est perçu comme quelque chose de dégoûtant. On est dans le registre moral le plus traditionnel et la situation a même plutôt tendance à se détériorer. Ainsi, en 2011, et pour ne donner qu’un autre exemple, l’Académie des sciences médicales de Grande Bretagne a proposé d’interdire que des neurones humains soient greffés à des singes de façon à accroître leurs compétences cognitives dont l’humain a jusque-là le monopole – comme le langage, la manipulation de cellules germinales de telle sorte que des hybrides homme/singe soient viables et… donnent à des animaux un visage qui ressemble à celui des humains [17]. De telles interdictions, avouons-le, sont tout à fait réjouissantes pour les mauvais esprits qui voient là l’espoir d’aventures extra-spécifiques (comme on parle d’« aventures extra-conjugales ») passionnantes à venir. Le législateur, empesé dans ses habits de fonction, se donne rarement le ridicule d’interdire des pratiques purement imaginaires.

17 Dans un contexte moral aussi brûlant, que signifie la « réanimalisation de l’humain » que propose le Zoo-futurisme ? La proximité de l’humain et des autres espèces reste un sujet explosif. La frontière homme/animal est si délicate à traiter parce qu’elle est non seulement extrêmement fragile mais qu’elle montre en permanence des porosités douteuses qui inquiètent durablement et en profondeur les sociétés humaines, les sociétés occidentales en particulier. Cette frontière est d’autant plus inquiétante qu’elle apparaît moins comme une donnée biologique dont il faudrait tenir compte que comme un impératif culturel qu’il faudrait constamment rappeler et réactiver, fût-ce par la loi. Pour la posture zoo-futuriste, la réanimalisation de l’humain constitue une façon de caractériser l’humain de façon inédite, puisqu’il ne s’agit plus de chercher la spécificité de l’humain dans un splendide isolement biologique qui n’a jamais existé avec les autres espèces, mais dans sa capacité culturelle et technique à se rapprocher non seulement d’autres espèces, mais potentiellement de toutes les espèces existantes, d’une manière ou d’une autre. La phylogenèse passe ainsi du statut d’héritage à assumer à celui d’espace de jeu dans lequel on peut exprimer son humanité autrement. Le stade ultime du Zoo-futurisme étant, on s’en doute, d’inventer de nouvelles espèces biologiques qu’il serait possible de « visiter ». En fin de compte, la posture zoo-futuriste propose une alternative féconde, excitante et non moralisatrice aux mouvements transhumanistes dont les militants se rêvent sous la forme de machines parfaites, immortelles et hors d’atteintes des maladies sournoises qui nous menacent tous. À la place de ce futur aseptisé et dévitalisé, la perspective zoo-futuriste propose à l’humain non seulement de devenir plus animal encore, mais de le devenir de façon inédite.

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18 La philosophie universitaire traditionnelle, quelles que soient par ailleurs ses options conceptuelles considérera avec suspicion la perspective zoo-futuriste en la qualifiant de « science-fiction ». Elle aura raison sur le diagnostic tout en en tirant des conclusions erronées. Un avenir prometteur de la philosophe réside précisément dans sa capacité à s’hybrider avec la science-fiction qui s’impose comme la forme littéraire et artistique la plus appropriée pour penser quelques-unes des tendances les plus audacieuses de l’époque. Gilles Deleuze avait anticipé cette mutation quand il a écrit qu’« Un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction [18] ». La science-fiction devient alors une façon de penser le monde et la littérature de science-fiction en étant une modalité parmi d’autres. Ce qu’on appelle communément « science-fiction » recouvre en effet deux démarches très différentes : une façon de penser le monde, d’une part ; et une façon de pratiquer cette pensée, d’autre part. Ce qu’on désigne comme « science-fiction » est une façon particulière de penser le monde à travers un « véhicule [19] » particulier qui est celui du roman, de la nouvelle, du film ou des mangas [20] – mais ce peut tout aussi bien être un essai plus conceptuel de philosophie. Le philosophe trouve alors un intérêt pour la science-fiction qui concerne autant les formes narratives qui y sont mobilisées que les idées qu’elles engagent qui y sont testées.

19 Éviter les écueils majeurs. Une telle approche permet d’éviter les quatre écueils principaux que rencontrent ceux qui veulent établir des points de convergences entre philosophie et science-fiction. L’objectif n’est pas de déterminer, comme dans la prospective, ce qui aurait le plus de chance de se produire [21], mais de construire l’espace des possibles en osant discuter même les scénarios a priori les plus improbables. Il faut éviter de neutraliser la puissance des idées hors-normes en en faisant des façons de parler d’autre chose – par exemple du « capitalisme tardif » mais de prendre au sérieux les hypothèses extrêmes et voir jusqu’où on peut les soutenir vraiment sans rencontrer de frictions ou de résistances [22]. Il ne s’agit plus de voir la science-fiction uniquement comme des sources d’expériences de pensées hors-sol (par exemple avec le cerveau dans la cuve de Putnam) qui n’ont qu’un rôle qui sert à illustrer une idée mais de mettre en place des mises-en-scène fictives à travers lesquelles penser des notions encore en friche. Enfin, il faut rejeter la tentation selon laquelle la philosophie devrait désormais s’exprimer à travers des histoires de science-fiction qui remplaceraient des exposés philosophiques plus traditionnels [23].

20 Expérimenter à travers la science-fiction. Isabelle Stengers [24] propose une version réfléchie de cette conception des rapports entre philosophie et science-fiction qui retient l’attention. Elle reste prudente en considérant que la convergence ne s’opère pas entre la philosophie et la science-fiction, mais entre la science-fiction et « certains risques auxquels peut appeler la pratique philosophique » et mobilise dans cette confrontation une « épreuve de fiction » qui met sous tension ce que la philosophe belge identifie comme « tout lien privilégié des humains avec l’universel ». Il ne s’agit donc pas de mettre la fiction au service de thèses philosophiques abstraites déjà prêtes à l’emploi, ce qui reviendrait à un asservissement de la fiction par la pensée, mais plutôt de dégager le « manque à penser » que fournit l’histoire considérée et lui donner une consistance acceptable. Stengers place les héros de l’histoire considérée au centre du dispositif narratif et non une idée abstraite particulière dont les fictions retenues seraient les faire-valoir. La présence de personnages qui ont des « points de vue » est ce qui est vraiment intéressant dans une histoire. Sa démarche revient à faire « exister et explorer les risques auxquels ce point de vue l’expose, les possibilités de transformation, les questions qu’il [le personnage] pose aux autres, et que les autres, ou la situation, lui posent ». Le dispositif narratif lui-même fait émerger des problématiques qui sont bonnes à penser. Stengers parle des défis posés au philosophe en mobilisant des « risques » propres à la science-fiction. S’y montre une conception subtile du rapport entre philosophie et science-fiction sur le modèle expérimental du défi qu’on réservait jusqu’à présent à la science ou (selon des modalités très différentes) à une certaine théologie. Elle ne lit pas seulement les textes de science-fiction retenus mais en expérimente les risques avec l’auteur dans une expérimentation partagée qui est décalée dans le temps et dans l’espace. Stengers caractérise ces personnages de fiction en recourant à la notion « d’observateur partiel [25] » et en approfondit la signification en concevant l’hypothèse théorique à partir de ses conséquences plutôt qu’à partir de ses raisons. Une telle hypothèse est donc générée du point de vue de celui qui la met en œuvre – du point de vue de celui ou celle qu’elle désigne comme « son répondant ». Stengers en conclut que « certains types de risques » qui appartiennent à la science-fiction expérimentale renvoient à des « expériences de pensée » qui sont propres aux sciences sociales et humaines et exclut les « expériences de pensée » qui sont mobilisées par la philosophie analytique mais qui sont vite neutralisées par une importance excessive attribuée aux définitions préalables en limitant considérablement la portée de l’exercice.

21 Le monde comme espace des possibles improbables. Un pas supplémentaire dans cette direction conduit les philosophes eux-mêmes à envisager des façons de philosopher qui s’inspirent de l’écriture de science-fiction sans passer eux-mêmes par des narrations plus ou moins distrayantes. Le philosophe doit lui-même imaginer des mondes divergents, en explorer la cohérence, en goûter les promesses, s’engager sur les pistes ainsi ouvertes et en faire des dispositifs intellectuels à partir desquels penser un présent qui déborde dans le futur. Dans cette perspective, la particularité de la science-fiction réside dans sa capacité à donner à voir le monde comme un espace des possibles extraordinaires qui ne sont toujours qu’imparfaitement accomplis, qui peuvent toujours basculer vers d’autres possibles – futurs, ou non – et qui ont la propriété rare et intrigante de ne faire partie qu’a posteriori de ce qui aurait pu se produire. Il est alors toujours possible de faire émerger des possibles parasites à travers des technologies discursives comme celles de la fiction. L’un des premiers à avoir théorisé cette situation est le philosophe français Félix Renouvier quand il publie en 1876 son essai sur l’Uchronie. Son principe de base est d’une simplicité redoutable : ce qui s’est passé aurait pu se passer autrement. Une telle proposition a une charge subversive dont on est loin d’avoir fait le tour et la ramener à l’idée selon laquelle il faut faire de la place au contingent dans le monde en appauvrit beaucoup la signification. Un corrélat de cette proposition est clair : si ce qui s’est passé aurait pu se passer autrement, alors ce qui pourra se passer pourrait se passer autrement que ce que nous imaginons, même à propos de ce dont nous sommes sûrs. En réécrivant l’Histoire, l’uchronie permet de mieux comprendre le monde que nous vivons aujourd’hui.

22 Le Zoo-futurisme comme science-fiction et comme philosophie. La posture zoo-futuriste doit donc être considérée comme une hypothèse philosophique et comme un scénario de science-fiction – cette ambivalence est au cœur de l’attirance qu’elle suscite en nous ou au contraire du rejet qu’elle entraîne. Ma perspective avec le Zoo-futurisme n’est ni ironique ni métaphorique. Vouloir changer d’espèce (voire se sentir d’une autre espèce que celle dans laquelle on se trouve être né) ou désirer explorer des espèces autres qu’humaines nous paraît extravagant aujourd’hui parce que nous restons hantés par la vision humaniste qui s’est développée depuis la Renaissance selon laquelle l’humain est unique et doit faire l’objet d’un traitement privilégié, mais je suis prêt à parier qu’elle sera plus largement acceptée dans vingt ou cinquante ans. Les animalistes sont excessifs en assimilant les animaux à des espèces d’humains, mais ils montrent de façon convaincante que l’humain ne doit plus être considéré comme le référentiel intangible auquel nous a habitués l’humanisme traditionnel. Ils accordent trop d’importance à un paradigme désuet dans lequel il faut vivre en harmonie les uns avec les autres alors que la question centrale devient de plus en plus celle de vivre les uns dans les autres – chacun devenant écosystème de nombreux autres au moins [26]. Se ré-animaliser ne consiste pas à retourner en arrière, sur un axe phylogénétique en partie imaginaire mais à réactiver des potentialités évolutionnistes négligées. La fin de l’Histoire est peut-être plus proche que ce que nous imaginons (ou que ce que nous craignons) mais elle ne sera certainement pas hégélienne – même relue par Kojève.

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23 La philosophie est rarement à l’aise avec l’imagination parce que la plupart de ses praticiens ont aujourd’hui une conception très austère de sa pratique et l’imagination est trop souvent perçue comme antinomique avec le sérieux d’une analyse rationnelle rigoureuse. La pensée philosophique contemporaine montre du coup une attirance suspecte pour les formes raisonnables de pensée alors que le monde est tout sauf raisonnable [27]. La perspective zoo-futuriste s’installe délibérément dans un espace intellectuel, plus ludique et audacieux, que beaucoup d’universitaires regardent encore avec une certaine inquiétude. Il faut redonner une place à ce qu’on pourrait caractériser comme des formes extravagantes de pensée, lesquelles n’ont aucune raison d’être farfelues ou absurdes pour autant. L’adjectif « extravagant » doit d’ailleurs être compris ici dans son sens premier – sortir des chemins tout tracés. L’originalité d’une telle requête n’est que relative. Des penseurs extravagants ont toujours existé – et les meilleurs ont montré une singulière fécondité, qu’il s’agisse de Tchouang-tseu en Chine ou de Giordano Bruno en Europe, ou de nombreux autres – mais la philosophie universitaire a toujours été mal à l’aise avec de tels penseurs artistes [28] ; il est difficile d’être à la fois le Gardien de la loi et celui qui la transgresse. La multiplication des ruptures qui fracturent aujourd’hui le monde le rendent pourtant difficile à appréhender avec les outils intellectuels traditionnels. Certains théoriciens n’hésitent plus à prédire un nouvel « Âge Noir » dans lequel le monde que nous créons avec nos technologies les plus élaborées nous devient de plus en plus difficile à penser [29], à rebours des espoirs placés dans le progrès technologique et scientifique par les penseurs des Lumières. D’autres nous expliquent que d’un point de vue évolutionnaire, la cognition humaine est formatée pour avoir un accès pragmatique au monde qui a peu à voir avec ce qu’il est réellement – et qu’il faut s’attendre à des surprises [30] quant à la nature du monde. On peut déplorer ces lignes de fuite aventureuses ou au contraire s’en réjouir et considérer que s’offrent là de formidables opportunités pour une philosophie qui ne viendrait pas penser le monde après coup, mais qui participerait activement à son invention. La perspective zoo-futuriste, très spéculative et qui s’assume comme telle, doit être perçue comme faisant partie d’un renouvellement de la philosophie qui n’hésite plus à donner à l’imagination une place centrale et qui accepte de s’hybrider avec de la science-fiction. Il n’est pas question de réduire la philosophie à cette tendance spéculative mais de développer des façons alternatives de la pratiquer en s’engageant dans des voies qui restent encore en friche et qui pourraient fournir des contributions intéressantes à la compréhension du monde-en-devenir. Le philosophe ne doit pas hésiter à redevenir un aventurier intellectuel.

Notes

  • [1]
    Une bonne synthèse de l’approche de Barbara King se trouve dans : B. King, The Information Continuum. Evolution of Social Information Transfer in Monkeys, Apes and Hominids, Sante Fe, School of American Research Press, 1994.
  • [2]
    D. Silver, J. Schrittwieser, K. Simonyan, et al., « Mastering the game of Go without human knowledge », in Nature, vol. 550, n° 7676, 19 octobre 2017, p. 354-359.
  • [3]
    C. Diamond, « Eating Meat and Eating People », in Philosophy, vol. 56, n° 206, oct. 1978, p. 465-479.
  • [4]
    Il n’existe aucun mouvement qui se réclame du Zoo-futurisme. Ce terme apparaît pour la première fois dans une conférence que j’ai donnée en 2013 à l’ENSAD et en 2016 à l’Université Paris 1 dont une synthèse se trouve dans : D. Lestel, « Posture zoo-futuriste et “réanimalisation de l’humain” », in Anthropologica, vol. 62, n° 1, 2020, p. 151-162.
  • [5]
    « Humain-en-devenir » et non pas « humain-à-venir » qui exprime une évolution trop linéaire et trop convenue de l’humain du futur.
  • [6]
    S. Milevska, 2000, « From a Bat’s Point of View », in Eduardo Kac. Telepresence, Biotelematics, and Transgenic Art, Maribor, Kibla Art Gallery, 2000, pp. 47-57.
  • [7]
    Voir M. Laval-Jeantet, « Que le cheval vive en moi ! », in C. Pirson (éd.), Art Orienté Objet. Marion Laval-Jeantet & Benoît Mangin, Paris, Éditions CQFD, 2012, p. 248-269.
  • [8]
    E. Kohn, Comment pensent les forêts, Bruxelles, Zones Sensibles, 2017 et E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF, 2009.
  • [9]
    B. Hell, Le Sang noir. Chasse et mythe du Sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994. À travers la métaphore du « sang noir » qu’évoquent les chasseurs concernés, l’auteur montre qu’il s’agit d’une transformation physique qui donne une place particulière à l’odeur, mais pas seulement. « Sous l’influence du sang noir, l’homme se rapproche du stade animal. Sa nature sociale se dilue peu à peu. Il perd la faculté de s’exprimer comme les humains. Sa voix devient rauque. Les phrases cèdent le pas à des grognements. Il oublie jusqu’à son identité. Il n’a plus la mémoire de son nom » (ibid., p. 82).
  • [10]
    O. Sacks, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 1992. Dans son autobiographie, On the Move, Sacks avoue qu’il s’agissait de lui.
  • [11]
    De telles pratiques proviennent de la communauté BDSM mais dans le cas cité, la dimension sexuelle y est apparemment sinon absente du moins très secondaire et on est dans un autre phénomène.
  • [12]
    Voir par exemple le site « An Illustrated Guide to Human Pup Positions » [URL : https://www.devianceanddesire.com/2016/10/illustrated-guide-human-pup-positions/ (consulté le 23/12/2020).]
  • [13]
    P. Kitcher, « Species », in Philosophy of Science, vol. 51, n° 2, juin 1984, p. 308-333.
  • [14]
    R. L. Mayden, « A hierarchy of species concepts : the denouement in the saga of the species problem », in M. F. Claridge, H. Dawah & M. R. Wilson (éds.), Species : The Units of Biodiversity, New York, Chapman & Hall, 1997, p. 381-424.
  • [15]
    L. Eisenberg, « The human nature of human nature », in Science, vol. 176, 4031, avril 1972, p. 123-128.
  • [16]
    P. Morris, « Blurred boundaries », in Inquiry, vol. 40, n° 3, 1972, p. 259-289.
  • [17]
    A. Abbot, « Regulation proposed for animal-human chimaeras », in Nature, vol. 475, 7357, 2011, p. 438.
  • [18]
    G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, « Avant-propos », p. 3. Dans la plus pure tradition continentale de philosophie, j’avais envisagé d’intituler cet essai : « Sur une phrase de Deleuze ».
  • [19]
    Le recours à cette notion de « véhicule » n’est qu’un emprunt superficiel au bouddhisme comme chacun peut s’en rendre compte.
  • [20]
    Un exemple notable est celui de Ghost in the Shell qui prend d’abord la forme d’un manga avant de devenir un film.
  • [21]
    Voir par exemple G. Hottois, Species Technica, Paris, Vrin, 2002, p. 218.
  • [22]
    Une perspective qu’on trouve par exemple chez Fredric Jameson quand il explique que son modèle est l’étude historique sur le roman historique que Lukács a publiée en 1936 (cf. F. Jameson, Penser la science-fiction, Paris, Max Milo, 2008, p. 12).
  • [23]
    Une perspective qu’on voit par exemple chez Guy Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction, Arles, Actes Sud, 1992.
  • [24]
    I. Stengers, 2000, « Science-fiction et expérimentation », in G. Hottois (éd.), Philosophie et science-fiction, Paris, Vrin, 2000, p. 97-113.
  • [25]
    G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.
  • [26]
    Dans Métamorphoses (Paris, Payot & Rivages, 2020), E. Coccia propose de ce point de vue une perspective originale et stimulante.
  • [27]
    Que le monde ne soit pas « raisonnable » ne signifie pas pour autant qu’il n’est pas « rationnel ».
  • [28]
    Un philosophe malheureusement un peu oublié, Jean-Noël Vuarnet, a publié un petit livre fascinant sur les philosophes-artistes : J.-N. Vuarnet, Le Philosophe-Artiste, Paris, 10/18, 1977.
  • [29]
    Voir par exemple J. Bridle, New Dark Age. Technology and the End of the Future, Londres, Verso, 2018.
  • [30]
    D. Hoffman, The Case Against Reality. How Evolution Hid the Truth From Our Eyes, Grande-Bretagne, Allen Lane, 2019.