Entretien avec Jean-Jacques Hublin & Alain Prochiantz

1 Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue spécialiste de l’évolution humaine, et Alain Prochiantz, neurobiologiste spécialiste de la morphogenèse du cerveau, sont deux chercheurs de renom qui, bien que venant de disciplines distinctes, ont suivi des trajectoires étonnamment convergentes. Ainsi, à la fin des années 1980, chacun consacrait un ouvrage réflexif à l’un des pères fondateurs de sa discipline : Jacques Boucher de Perthes pour Jean-Jacques Hublin et Claude Bernard pour Alain Prochiantz [1]. Ces ouvrages accompagnaient déjà en réalité les avancées décisives par lesquelles ils allaient eux-mêmes se distinguer : à la fin des années 1980, Alain Prochiantz émettait en effet l’hypothèse de protéines messagères jouant un rôle central dans la morphogenèse en transférant l’information d’une cellule à une autre, hypothèse d’une communication intercellulaire considérée jusque-là comme impossible et pourtant confirmée par la communauté scientifique après de longues années de recherche collective ; Jean-Jacques Hublin, pour sa part, avec son collègue marocain Abdelouahed Ben-Ncer, découvrait au cours de longues fouilles au Maroc (Jebel Irhoud) un fossile d’Homo sapiens daté de 300 000 ans, faisant ainsi reculer de 100 000 ans l’ancienneté auparavant attribuée à Sapiens, et mettant du même coup en pièce l’hypothèse longtemps dominante d’une évolution de Sapiens cantonnée à l’Est de l’Afrique. Leurs deux trajectoires ont récemment convergé, non seulement parce qu’Alain Prochiantz a occupé de 2007 à 2019 la chaire du Collège de France consacrée aux « Processus morphogénétiques » et que Jean-Jacques Hublin y occupe depuis 2014 la chaire de « Paléoanthropologie [2] », mais surtout parce que, dans la deuxième moitié des années 2010, ils y ont tous les deux consacré une série de cours à la question de la spécificité, de la singularité ou de l’unicité d’Homo sapiens – l’un à partir de l’étude comparative du développement et de l’évolution du cerveau de Sapiens et de celui des autres grands primates (notamment chimpanzés et bonobos), l’autre à partir de l’étude de l’évolution biologique et culturelle de cette « espèce orpheline » qu’est Sapiens comparée à celle des autres membres de la lignée des Hominines, à commencer par l’Homme de Néandertal et l’Homme de Denisova, les deux espèces les plus proches de nous [3]. Or, selon nos deux chercheurs, si l’évolution de Sapiens montre qu’il appartient évidemment au groupe des Primates et des Hominines – comment d’ailleurs le contester ? –, il n’en est pas pour autant un primate ou un homme « comme les autres » – comme en témoignent les acquis de la neurobiologie et de la paléoanthropologie. Nous avons donc souhaité, pour la première fois, les interroger ensemble sur la spécificité de Sapiens [4].

2 IGOR KRTOLICA  : À l’origine de cet entretien, il y avait d’abord une raison d’ordre conjoncturel, une sorte d’heureuse coïncidence : au Collège de France, vous avez tous les deux consacré, à peu près à la même période, une série de cours à la singularité – ou à l’unicité – d’Homo sapiens dans l’évolution. La première question que je voudrais vous poser est de savoir comment vous était venu simultanément le désir d’étudier cette question à ce moment-là, chacun depuis votre champ disciplinaire propre.

3 JEAN-JACQUES HUBLIN : Deux aspects m’ont pour ma part guidé : un aspect purement scientifique, je dirais, si du moins la science peut être pure, et un aspect plus philosophique et idéologique. Sur un plan scientifique, on a longtemps vu l’évolution humaine comme une sorte de marche plus ou moins triomphale, une succession de phases – à la fin du xixème siècle, on parlait plutôt d’époques – où l’on mettait en parallèle un progrès biologique et un progrès technique, social, cognitif. Or, cette image de l’évolution humaine, qui figure d’ailleurs encore dans beaucoup de musées et de livres de vulgarisation, a été totalement mise en pièces à la fin du xxème siècle, parce qu’on s’est rendu compte que l’évolution humaine ne s’était en réalité pas du tout déroulée de cette façon. C’était un buisson assez complexe, dont il nous manque d’ailleurs énormément de branches. Pour la partie que l’on connaît le mieux, c’est-à-dire en gros le dernier million d’années, on trouve un foisonnement de formes. On en est maintenant à au moins cinq ou six. Certaines de ces formes, qui ont, de mon point de vue, un statut d’espèces distinctes, ont existé de façon simultanée sur la planète (en général dans des régions différentes, mais parfois sur le même continent). Or, il y a environ 50 000-40 000 ans, quelque chose se passe qui fait qu’une seule va survivre. Cette espèce-là – la nôtre – connaît une expansion géographique telle qu’elle va partout où il y avait les autres, les remplace – parfois en les absorbant un peu, mais il s’agit essentiellement d’un remplacement – puis colonise toutes les terres émergées et s’adapte à toutes sortes d’environnements, dans des endroits où il n’y avait jamais eu d’Hominines avant. C’est peut-être l’événement le plus important de toute l’évolution humaine et un sujet qui intéresse évidemment tous les paléoanthropologues. Sur un plan plus philosophique, d’histoire des idées, ce qui est certain, c’est que les sociétés humaines semblent s’être généralement perçues comme totalement séparées du reste du monde vivant. Ainsi dans les sociétés monothéistes complexes, les hommes se décrivent-ils comme le fruit d’une création à part. Or ce que je trouve intéressant, c’est que le discours scientifique évolutionniste qui a lui-même sapé la distinction entre l’humain et le non humain reste toujours imprégné d’une vision quasi biblique. Dans le fond, on a cherché et on continue à chercher un point singulier dans ce buisson complexe, qui n’est pourtant pas une évolution linéaire. Toutes sortes de critères qui permettraient de dire que, à partir de là, ce sont des hommes, mais que, avant, ce n’en sont pas, ont été proposés. C’est quelque chose qui imprègne l’inconscient des paléoanthropologues. Le débat qui a émergé dans les dernières décennies sur le statut des hommes de Néandertal, en est l’illustration. Ils ont d’abord été placés de l’autre côté du fossé, puis tirés plus près de nous, au point de leur faire sauter ce fossé. À une vision simiesque de ces hommes succède désormais une volonté radicale de les identifier complètement aux hommes actuels. Je pense à la phrase souvent citée de Paul Rivet, qui était directeur du musée de l’Homme, affirmant qu’« il n’y a qu’une seule humanité, qui possède une unité à la fois dans l’espace et dans le temps ». Dans l’espace, aujourd’hui, c’est évidemment le cas. Mais dans le temps, je trouve que c’est une proposition extrêmement discutable, qui renoue avec l’idée d’une séparation totale de l’humain avec le non-humain ou le pré-humain. On trouve de nombreux exemples de cette tendance. On a ainsi beaucoup débattu de la notion d’espèce, actuellement en crise. Quand on remonte dans le temps, on n’a aucune difficulté à utiliser une nomenclature binominale linnéenne avec des noms de genre et d’espèce latins : « Homo erectus », « Homo habilis », etc. Mais plus on se rapproche du présent, plus des dénominations comme « Dénisoviens », « Néandertaliens », « Hommes modernes » se substituent volontiers aux dénominations linnéennes classiques des espèces. À mon avis, c’est un effet direct de la tendance que je décris : à savoir qu’une fois qu’on est reconnu comme « humain », toute idée de différence avec l’homme actuel devient problématique, et donc gênante.

4 ALAIN PROCHIANTZ : Mon approche est différente, même s’il y a des croisements, bien entendu. Le premier laboratoire que j’ai dirigé quand j’étais à l’École Normale Supérieure s’appelait « Développement et évolution du système nerveux ». Je me suis toujours intéressé à cette question du lien entre développement et évolution, étant entendu que des modifications très importantes du système nerveux sont bien plus explicables si l’on fait des mutations tôt au cours du développement que si on les fait tardivement, quand l’animal est presque « terminé ». Plus vous modifiez un gène tôt dans l’histoire de l’individu, plus les conséquences seront importantes si l’individu survit à cette mutation. Mon laboratoire travaille maintenant sur ce qu’on appelle les « périodes critiques », périodes post-natales d’apprentissage, donc tardives, mais particulièrement longues chez Sapiens. Ces périodes de plasticité transitoire permises par la « néoténie cérébrale » constituent un élément essentiel de l’humanisation – Jean-Jacques y reviendra sans doute. Initialement, je m’y suis intéressé à travers le modèle le plus classique, celui de la vision binoculaire et de l’amblyopie. Or, ces périodes critiques de plasticité adaptative concernent toutes sortes d’autres fonctions cérébrales, dont les fonctions cognitives, très développées chez Sapiens. Nous avons constaté, au cours de travaux très récents, que les mêmes mécanismes qui régulent la plasticité et l’apprentissage dans le système visuel sont aussi à l’œuvre dans les régions cognitives, en particulier dans le cortex frontal. Par exemple, on peut gérer l’anxiété d’une souris, l’accroître ou la diminuer, en agissant sur des mécanismes identiques à ceux impliqués dans la régulation de la plasticité du système visuel. Cette convergence s’explique par la conservation de la structure du cortex à travers toute son étendue : sur le plan anatomique, un cortex préfrontal est localement quasi-identique à un cortex visuel. Évidemment, les entrées et les sorties ne sont pas les mêmes, mais les systèmes corticaux qui permettent de comprendre ou de régler les afférences sensorielles ou les « afférences psychologiques » sont conservées. Lorsque vous privez un animal de sa vision binoculaire ou le séparez de sa mère pendant une période critique du développement, les conséquences pathologiques diffèrent, évidemment, mais leurs mécanismes sont identiques. Cela implique, et c’est très excitant, que l’amblyopie chez la souris peut être un modèle d’étude de maladies psychiatriques chez l’homme, ouvrant ainsi la voie à la recherche de nouvelles stratégies thérapeutiques.

5 Un autre point important concerne la taille respective des différents domaines du cortex. Car au cours de l’évolution, non seulement le cortex s’est agrandi chez les Hominines, mais de nouvelles régions se sont créées et les bords entre régions se sont déplacés, modifiant leurs tailles respectives. Ces modifications, aux conséquences physiologiques considérables, résultent de mutations limitées dont les effets s’exercent très tôt au cours du développement embryonnaire. C’est tout l’enjeu de mon cours sur le fameux 1,23% de différence génétique entre Sapiens et les grands singes (chimpanzés, bonobos), sur lequel on a dit trop de bêtises. Qu’il y ait 20% de différence génétique, sur la base des mutations ponctuelles, entre l’homme et la souris, et 1,23% avec le chimpanzé prouve simplement que Sapiens est plus proche du chimpanzé que de la souris. Rien de bien neuf, il suffit d’ouvrir les yeux ! L’aspect quantitatif du nombre de mutations veut dire quelque chose, mais il ne veut pas tout dire. Comme pour la bombe de l’oncle de Boris Vian : l’important, « c’est l’endroit où elle tombe ». Vous pouvez faire un grand nombre de mutations qui n’auront aucun effet, et une mutation, même ponctuelle, sur un site tellement important que ses effets seront dramatiques. Dire « 1,23% », c’est une comptabilité notariale (et d’abord, ce n’est pas vrai, parce qu’en incluant les duplications génétiques et les délétions génétiques, le chiffre monte quand même à 6%). Si vous prenez un chimpanzé et un Sapiens, ils ont tous les deux 40 kg de poids sec, mais chez Sapiens la taille du cerveau, c’est 400% de celle du chimpanzé. Et si vous comptez maintenant le cerveau antérieur, puisque les bords ont bougé, c’est encore plus. Cette histoire de 1,23% n’a donc pas de sens et doit être démythifiée. C’est comme de dire qu’on n’utilise que 10% de son cerveau, ou que 98% de notre génome est constitué d’ADN « poubelle ». Ces lieux communs produisent au final des effets de non-connaissance, ou d’anti-connaissance, qui sont graves. Je pense que le rôle d’un professeur au Collège de France est d’essayer de corriger cela. C’est un peu dans cet esprit que j’ai fait ces deux derniers cours.

6 I. KRTOLICA  : Outre la raison conjoncturelle que j’ai mentionnée, il y a à l’origine de cet entretien une autre raison, plus théorique. C’est que, dans vos travaux respectifs, l’idée d’une singularité ou l’unicité de l’espèce humaine au sein du vivant, n’est pas un point de départ, comme ce peut-être le cas en sciences humaines et sociales ou en philosophie lorsque l’on présuppose une forme d’exceptionnalité humaine ; c’est plutôt un point d’arrivée, compte tenu non seulement du fait que vos disciplines relèvent des sciences de la nature, mais aussi et peut-être surtout du fait du rôle central qu’y joue la théorie de l’évolution au sens large, Sapiens étant le produit ou le résultat d’une évolution intégralement naturelle. Dans la reconstruction que vous proposez chacun de l’évolution qui a conduit aux Homo Sapiens, vous ne manquez donc pas de recourir à tout un lexique de la discontinuité, en parlant de « continuité/rupture », de « tournant », de « saut », de « changement de phase brutal et irréversible », de « bond décisif », etc. Comment entendez-vous alors l’apparition, sur fond d’une continuité évolutive, d’une certaine discontinuité, ou d’une série de discontinuités – celle(s) qui marque(nt) la singularité de Sapiens par rapport aux autres espèces animales, humaines et non humaines ? Ces discontinuités qui marquent l’émergence de Sapiens ont-elles à vos yeux un autre statut que les autres discontinuités (mutations, spéciations) qui jalonnent le fil de l’évolution ? Sinon, plutôt que de discontinuité, vous semble-t-il préférable de parler, comme vous le faites parfois, de « distance » ou de « différence » génétique – bien que, comme vous venez de le souligner, il ne faille pas confondre différences quantitatives et qualitatives et que nous ne disposions pas « d’un étalon génétique pour dire quand on a affaire à une ou plusieurs espèces[5]  » ?

7 J.-J. HUBLIN : Alain l’a très bien expliqué. On ne peut pas juste compter les mutations pour mesurer le degré de différence ou de ressemblance. C’est plus compliqué. On peut s’en servir pour créer des arbres de parenté, des choses de ce genre, mais quand on s’intéresse aux caractéristiques, aux capacités, aux comportements, etc., c’est une autre histoire. Je suis pour ma part un peu gêné par la discontinuité. On rejoint le problème que j’évoquais tout à l’heure, sur la recherche du moment magique, ce moment où Dieu pose son doigt sur nous… C’est une question récurrente. La question s’est posée avec Sapiens : on a parlé d’« Ève africaine », de « jardin d’Éden », tout un vocabulaire qui n’est pas neutre. Mais cela vaut aussi pour d’autres étapes de l’évolution. Et l’on voit après coup, quand la poussière retombe, qu’on a été un peu trop enthousiastes en voyant une différence entre l’avant et l’après. Moi, je suis plutôt un partisan de la continuité et je crois qu’il est un peu vain de vouloir chercher cette discontinuité. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des accélérations, ni que l’unicité soit contradictoire avec la continuité. J’ai travaillé ces dernières années sur l’évolution d’Homo sapiens, et je me suis battu avec des collègues à propos de ce qu’il faut mettre sous ce terme. Les plus vieux Sapiens sont-ils vraiment Sapiens ou non ? C’est intéressant parce qu’il y a une hésitation constante dans le vocabulaire entre « modernes » et « sapiens ». Je déteste l’expression « moderne » qui est utilisée par tout le monde, y compris par moi, car lorsque vous dites modernes, les gens pensent « un homme comme nous », alors que ce que l’on appelle des « hommes modernes » dans le jargon paléontologique, si on remonte au-delà de 100 000 ans, ce sont des hommes qui ne sont modernes ni anatomiquement ni sur le plan du comportement mais seulement cladistiquement, car ils sont dans la lignée qui va donner tous les hommes actuels.

8 A. PROCHIANTZ : Il faudrait, comme en histoire de l’art, différencier le moderne et le contemporain.

9 J.-J. HUBLIN : Ceux qui se sont battus pour faire triompher les idées évolutionnistes ont toujours eu, dans le fond, un petit inconfort avec l’évolution. On aime l’évolution, mais l’on voudrait parfois s’en débarrasser, parce que l’évolution ne permet pas la discontinuité franche. Cela étant dit, même si l’homme est effectivement un primate, un mammifère, qui s’insère dans le flot de l’évolution des vertébrés, etc., il a toute une série de caractéristiques qui le distinguent complètement du reste du monde vivant. Le succès reproductif des espèces s’inscrit dans un processus adaptatif qui leur a permis d’exploiter une niche écologique particulière dans la nature. Le cachalot est capable de plonger à 1000 mètres de profondeur pour attraper des calmars. Nous, notre truc, c’est la modification de notre environnement, ce qu’on appelle une construction de niche. Nous ne nous sommes pas simplement adaptés à une niche naturelle, nous avons fait ce que d’autres espèces font, mais à un degré bien plus poussé : nous avons construit notre propre environnement, à des échelles de plus en plus grandes. Ça a commencé par l’utilisation d’abris, ou la domestication du feu, qui sont déjà une modification de l’environnement ; ça s’est terminé en modifiant les paysages et le climat de toute la planète. Lors de ces modifications de l’environnement, on observe une rétroaction sur notre évolution biologique, de la même façon que les castors ont des caractères anatomiques qui leur permettent de vivre dans des eaux et des lacs artificiels qu’eux-mêmes fabriquent. Nous avons nous aussi beaucoup de caractères biologiques qui sont le résultat de cette niche artificielle que nous avons construite pour nous, et toute l’évolution humaine est une interaction entre la biologie et la culture, comme je l’ai dit dans ma leçon inaugurale. Pour occuper leur niche particulière, les cachalots doivent résoudre un ensemble de problèmes anatomiques, respiratoires, d’oxygénation du sang, d’homéothermie, etc. Chez les Hominines, c’est le cerveau qui s’est trouvé au premier plan. Nous nous sommes engagés dans la voie de sa complexification permanente qui est une voie évolutive coûteuse mais aussi porteuse de tous les changements qui nous ont rendus véritablement humains. Le cerveau est un organe fragile, coûteux en énergie, que nous avons développé « quoi qu’il en coûte », parce que c’était ce qui faisait notre succès. Et parmi toutes les espèces d’Hominines, la nôtre a apparemment fait encore mieux que les autres dans cette direction-là avec le développement de capacités cognitives absolument inégalées. La véritable unicité de notre espèce se situe là. Et son succès reproductif a été éclatant. Certains peuvent le déplorer, mais 95% des mammifères qui vivent sur Terre sont soit des hommes soit des animaux domestiques, alors qu’il y a dix mille ans, en termes de biomasse, les hommes ne représentaient presque rien. C’est quelque chose qui est unique, dans l’histoire des mammifères en tout cas.

10 A. PROCHIANTZ : Sur la question du temps, il ne faut pas confondre le temps physique et le temps biologique. On peut calculer le temps biologique en fonction du nombre de mutations, mêmes neutres, qui s’accumulent dans un génome. Et il peut y avoir des évolutions biologiques extrêmement rapides sur des temps physiques relativement courts. Une autre question intéressante dans ce débat sur la continuité et la discontinuité, est celle de la bataille épistémologique entre gradualisme et saltationnisme dans la théorie de l’évolution. Darwin s’intéressait à the survival of the fittest (la survie du plus apte), mais il n’en connaissait pas le mécanisme génétique. Pour lui, qui était gradualiste, l’évolution était une accumulation de petites modifications. Il disait « natura non facit saltum » (« la nature ne fait pas de saut »). Cette idée est longtemps restée dominante chez les évolutionnistes, notamment en raison de la grande synthèse évolutionniste proposée par l’école d’Ernst Mayr, non sans rapport avec la force des modélisations mathématiques en génétique des populations. Quand Richard Goldschmidt a lancé sa théorie du « hopeful monster » (« le monstre prometteur »), et a relancé l’idée du saltationnisme, proposant l’idée de sauts évolutifs rapides – par exemple si la mutation intervient sur un gène de développement –, il s’est attiré les foudres des gradualistes, dont Mayr. Depuis seulement 30 ou 35 ans, notamment grâce aux travaux de Stephen Jay Gould et Niels Eldredge, on s’est rendu compte que les discontinuités d’espèces entre couches géologiques pouvaient être une réalité, qu’elles ne résultaient pas seulement de la disparition de couches intermédiaires. Ces discontinuités dans l’évolution n’impliquent pas d’autres mécanismes évolutifs que ceux de mutation-sélection, mais reflètent l’existence de mutations aux effets plus ou moins forts. La question que vous posez se réfère donc aussi à cette histoire des sciences. Au sein de l’évolutionnisme, une vraie bataille scientifique a opposé ceux qui refusaient l’idée d’une accélération possible dans l’évolution des espèces et ceux qui pensaient qu’il peut y avoir de temps en temps une ou plusieurs mutations qui produisent un monstre prometteur. Le plus souvent, ces mutations sont catastrophiques, mais parfois un ensemble de mutations, dans une niche très particulière, va favoriser l’émergence de la « bête du futur », si j’ose dire. Ces mutations touchent les régions codantes, mais aussi les régions régulatrices. Parmi elles, certaines permettent des modifications épigénétiques, par exemple en provoquant des méthylations différentielles de certaines régions du génome. Quelques mutations suffisent alors pour modifier l’expression des gènes en amont et en aval de ces régions. Ainsi des collègues de Jean-Jacques à Leipzig, du groupe de Zvante Pääbo, ont-ils rapporté que, du point de vue de leur méthylation, certaines régions du génome de Néandertal étaient plus proches de celles d’un chimpanzé que de celles d’un Sapiens, même si ces deux Hominines, très proches chronologiquement (moins de 400 000 ans), se sont séparés des chimpanzés il a 7 millions d’années. Il faut essayer de penser ensemble ces questions de temps, de continuité et de rupture.

11 J.-J. HUBLIN : Pour continuer dans la même veine, puisqu’on parle du temps, il y a aussi une question d’échelle : quand une évolution est-elle « rapide » ? L’évolution des Hominines s’étend sur 7-8 millions d’années. Or je parlais tout à l’heure des changements intervenus chez Sapiens entre 150 000 ans, à la fin du Middle Stone Age en Afrique, et 40 000 ans, quand des gens viennent peindre les lions de la grotte Chauvet en France ou, au Sulawesi, des cochons poursuivis par des hommes à tête d’oiseau. C’est un changement énorme, une sorte d’explosion qui fait que notre espèce va se répandre partout. Or 100 000 ans, au regard de 7 millions d’années, c’est presque comme un instantané. Si l’on parlait d’un changement qui se serait passé il y a 4 millions d’années mais aurait duré 100 000 ans, on n’aurait pas – en dépit des méthodes de datation actuelles – une résolution chronologique assez fine pour le saisir. On penserait probablement à un accident majeur et presque instantané.

12 A. PROCHIANTZ : Pour des raisons diverses, le taux de mutation par unité de temps peut s’accélérer brutalement dans certaines lignées. Ainsi la région codante de FOXP2, un gène qui a eu son heure de gloire, a clairement connu une évolution plus rapide chez les Hominines, chez Sapiens que chez le chimpanzé. Ce n’est pas décidé par un dieu quelconque, c’est l’histoire d’une évolution sans fin ni finalité. Dans cette affaire, Sapiens a ainsi acquis des propriétés langagières, un peu particulières par rapport aux autres Hominines, qui, en conjonction avec d’autres changements, ont été avantageuses sur le plan cognitif. Jusqu’à maintenant du moins, puisque notre hypertrophie cognitive pourrait constituer un cas d’hypertélie, ou d’évolution d’un trait qui, de favorable, deviendrait défavorable si poussé à l’extrême, et conduire notre espèce à sa perte, avec pour perspective un monde sans humains. Mais pour l’instant, en dépit du coût énergétique d’un cerveau, qui consomme 20% d’énergie quotidienne pour un organe qui pèse 2% du poids du corps, Sapiens reste un succès évolutif extraordinaire. Nous occupons 70% de la surface du globe et nous avons envoyé deux humains sur la Lune. Aucun autre animal ne l’a fait ni n’est en mesure de le faire.

13 I. KRTOLICA  : Vous accordez tous deux dans vos travaux une importance décisive à l’accroissement du cerveau, c’est-à-dire à l’encéphalisation dans l’histoire de la lignée humaine, depuis que les Hominines ont divergé des panines (chimpanzés, bonobos), il y a environ 7 millions d’années. Or, vous soulignez la corrélation entre l’encéphalisation et d’autres aspects : anatomique, avec la bipédie, la libération de la main et la transformation du crâne ; métabolique, avec la modification du régime alimentaire rendue nécessaire par un cerveau humain très gourmand en énergie ; génétique et développemental, avec la néoténie et l’apprentissage social comme l’externalisation technique qui en découlent, etc. Compte tenu de la corrélation de ces différents phénomènes, pourquoi privilégier l’analyse de l’évolution du cerveau ? Seriez-vous d’accord pour dire, comme le philosophe Raymond Ruyer, que ce privilège tient à ce que l’évolution humaine manifeste une « inversion du rôle du cerveau », au sens où le cerveau n’est plus au service de l’organisme comme c’est le cas chez tous les autres animaux cérébrés, car c’est désormais l’organisme qui se met au service du cerveau[6] ?

14 J.-J. HUBLIN : Je reviens sur cette notion que l’évolution humaine, est une construction de niche. On ne sort pas de nulle part. Nous appartenions déjà à un groupe de primates sociaux, qui avaient tendance à être plutôt malins, avec un gros cerveau, peu de petits et un développement assez lent. Mais disons que nous avons tiré ce fil-là hors de la pelote, à un point absolument extravagant. Et dans le fond, nous nous sommes progressivement « enfermés » dans cette voie évolutive. Je ne m’intéresse pas seulement pour ma part à l’évolution du cerveau, mais il est clair que, comme le succès adaptatif de l’homme est essentiellement lié à une externalisation de différentes fonctions dans une sphère technique puis sociale, il suppose un cerveau compliqué et performant. Si bien que, une fois parti dans cette direction-là, aucun retour en arrière n’est possible. En réalité, on sait qu’il y en a eu : on connaît un exemple de réduction et un cas de stagnation de la taille du cerveau chez les Hominines. Ces phénomènes rares ont eu lieu parce que le cerveau a un coût énergétique élevé, qu’on ne peut pas ne pas assumer sans revenir en arrière ou disparaître. Ce moteur très coûteux a entraîné de nombreux changements évolutifs. Vous avez parlé de l’alimentation, on peut aussi parler de la locomotion. Quand vous êtes bipède, vous consommez moins d’énergie que quand vous êtes quadrupède. Lucy consomme moins d’énergie qu’un singe du même poids qui marche à quatre pattes. Et à poids égal, nous consommons encore moins d’énergie pour la locomotion que Lucy. Il y a donc une tendance à grignoter sur différents systèmes afin de récupérer de l’énergie pour le cerveau. Ce qui est aussi absolument étonnant dans tout ce processus, c’est que vont avoir lieu certains ajustements biologiques ou comportementaux – parfois, la frontière est un peu difficile à tracer –, dont les conséquences secondaires sont bénéfiques à notre complexité comportementale et qui, du coup, vont être soumis eux aussi à une pression de sélection positive. En particulier, un des problèmes posés par un gros cerveau, c’est son développement initial : comment mettre au monde des enfants avec un cerveau trop gourmand en énergie pour la mère qui les porte ? En les mettant au monde avec un cerveau encore relativement petit en proportion de sa taille adulte finale et en étendant son développement sur de nombreuses années. Du même coup, se trouve résolu un problème anatomique. Un bipède ne peut pas voir son bassin s’élargir indéfiniment. Une étude récente sur le sujet montre que les contraintes sur le bassin et le canal obstétrical ne sont pas tant liées au déplacement bipède qu’à la nécessité de résister à la gravité pour contenir le fœtus, mais aussi tous les organes abdominaux ! Une conséquence majeure de ces ajustements est que le cerveau se développe en grande partie après la naissance et en interaction avec le monde extérieur, avec toutes les conséquences neuro-développementales qui en découlent, toute la plasticité dont Alain a parlé, et qui contribue à la complexité de nos capacités. Le langage est quelque chose que l’on acquiert alors que notre cerveau est en plein développement. Ce développement retardé et extra-utérin répond surtout au départ à un défi énergétique et anatomique, mais il va ensuite être soumis à une sélection positive car il contribue à l’accroissement de nos capacités cognitives. Autre exemple tout à fait remarquable : le sevrage. Les humains ont une croissance qui est très longue, mais curieusement leur sevrage est plus précoce que chez les autres grands primates. Chez un orang-outan, celui-ci peut intervenir à cinq ou six ans, alors que chez les humains il a lieu bien avant. Pourquoi ? Justement parce que le cerveau coûte tellement cher à développer que les mères sont, si l’on peut dire, pressées de partager ce fardeau énergétique avec des adultes de leur groupe. Les enfants, lorsqu’ils sont encore totalement dépendants, ne survivent que grâce aux contributions d’autres adultes que leur mère. Au-delà de l’allaitement, et, grâce à un sevrage précoce, c’est tout le groupe qui peut contribuer à leur développement. Le petit enfant apprend ainsi très vite à interagir avec d’autres adultes pour conserver leur attention, et aussi avec d’autres enfants. Notre pro-socialité tient en grande partie à cela. On pourrait se dire que la complexité sociale existe parce que nous avons un gros cerveau. Mais en fait, c’est plutôt que, pour avoir un gros cerveau, il faut de la complexité sociale, sans quoi on n’arrive pas à payer le prix nécessaire au développement de cet organe. C’est cette interaction permanente que l’on voit à l’œuvre tout au long de l’évolution humaine.

15 A. PROCHIANTZ : Votre question montre bien l’influence persistante de Leroi-Gourhan. C’est notre faiblesse physique à la naissance qui nous oblige, pour protéger et éduquer les petits sur plusieurs années, à une forte organisation sociale et culturelle. Sapiens est un animal dont le cerveau, à partir d’un potentiel génétique dicté par l’évolution, se développe considérablement après la naissance, en interaction avec le monde. Cette construction prolongée jusque très tard – au moins jusqu’à la fin de l’adolescence – est le fruit de stratégies génétiques de développement qui font la place à une grande liberté épigénétique au sens large, c’est-à-dire à une grande capacité d’adaptation post-natale, au cours des périodes critiques et même au-delà, puisqu’une certaine plasticité est présente dans le système nerveux adulte. Sapiens, de ce fait, a inventé des règles pour vivre ensemble et, surtout, des techniques et des outils. Nous sommes des animaux techniques. C’est vrai qu’il y a de la culture chez les animaux. On voit des espèces de corbeaux capables de prendre une brindille pour aller chercher une larve dans une souche. Des groupes de chimpanzés de la même espèce ont, dans certains endroits, des pratiques qu’ils n’ont pas ailleurs. On aurait tort de dire que ce n’est pas de la culture, mais pour autant ce n’est pas la même chose que chez Sapiens. Et cela pour la raison extraordinairement simple que, du fait de cette période post-natale d’apprentissage, l’enfant se développe dans un milieu qui est différent du milieu où se développait l’enfant de la génération précédente. Vous avez donc un effet cliquet, irréversible et cumulatif. Et l’invention de l’écriture, a encore accentué ce caractère cumulatif, puisqu’on a pu laisser des traces à la génération suivante en échappant à la seule tradition orale. Mieux : aujourd’hui si le vélo prolonge mes jambes, le cerveau a créé l’ordinateur qui le prolonge lui-même. Tout ceci est lié à un système nerveux exceptionnel. Évidemment, en tant que neurobiologiste, je m’intéresse d’abord au développement du cerveau, mais, bien entendu, je ne le sépare pas de celui du corps, comme Jean-Jacques l’a si bien dit. C’est parce qu’il y a une sorte de débilité du corps humain et un développement tardif que le cerveau est devenu ce qu’il est, qu’il a inventé ces fonctions, mais les fonctions qu’il a inventées ont renforcé l’importance du cerveau dans l’adaptation et la survie de l’espèce. Cela dit, l’espèce n’est pas vieille, actuellement, on lui donne 300 000 ans, grâce à Jean-Jacques, ce n’est rien par rapport à l’histoire du vivant et la suite est à inventer.

16 J.-J. HUBLIN : Voilà ce qui est formidable : les individus naissent avec l’héritage technique de l’humanité qui a précédé, tout le monde n’a pas à réinventer la roue, la machine à vapeur, etc. Cela a été inventé, et vous pouvez passer à autre chose. Ce trait humain s’est considérablement accentué au cours de notre évolution récente…

17 A. PROCHIANTZ : Et qui s’accélère d’une façon incroyable ! Au début du xixème siècle, un enfant qui naissait dans son village, allait voir le monde uniquement s’il avait la « chance » d’aller à la guerre, enrôlé dans les armées, napoléoniennes pour notre pays. Peut-être qu’il allait y rester, mais au moins, il voyait quelque chose. Aujourd’hui, avec Internet, un enfant a très vite la capacité d’avoir une connaissance qui, même avec ses défauts, dépasse la structure villageoise, le fait voyager dans le temps et dans l’espace. Il y a donc une extension très forte du milieu. C’était vrai tout au long de l’histoire de l’humanité, mais dans les 100 ou 200 dernières années, cela a pris des proportions vertigineuses.

18 J.-J. HUBLIN : C’est quelque chose qu’on peut reprocher à l’étude des cultures anciennes, paléolithiques. Faute de mieux, on met beaucoup l’accent sur l’aspect technique des choses, parce que c’est évidemment ce qui nous est le plus accessible : notamment la technologie des outils de pierre taillée. Mais il ne faut pas sous-estimer l’importance de cette société de partage que je décrivais tout à l’heure à propos du sevrage : la survie et le développement des individus sont totalement dépendants de l’efficacité d’un réseau social, qui est au début un réseau familial, puis qui va s’élargissant. Ce que notre espèce fait, et que probablement les espèces précédentes ou provisoirement contemporaines (comme Néandertal) ont fait beaucoup moins bien, ce qui donc pourrait là aussi nous rendre unique, c’est justement la construction de réseaux étendus. Déjà au cours du Paléolithique supérieur, on observe des circulations d’objets à une échelle continentale. On commence ainsi à dessiner les contours d’anciennes entités ethnolinguistiques. Au cours de l’histoire récente de l’humanité, ces réseaux se sont évidemment développés sans commune mesure jusqu’à devenir planétaires. Personne n’est capable de construire seul un smartphone, mais on arrive à en produire parce qu’il y a un ou des réseaux humains qui relient tous les éléments qui le composent. Le réseau social qui s’ajoute à la technologie est absolument déterminant. Quand on parle des sociétés paléolithiques, on sous-estime probablement ce phénomène parce qu’on a beaucoup de mal à le mesurer dans des groupes éteints. Et nous sommes capables de construire des réseaux qui ne sont pas seulement des réseaux de collaboration, mais aussi des réseaux qui assurent la cohésion de groupe. Ils se fondent sur le partage de croyances, de langues, qui sont dans le fond une espèce d’assurance pour ceux qui sont membres du réseau.

19 I. KRTOLICA  : Accorderiez-vous donc, dans cette évolution, un rôle décisif à ce qu’on a appelé la « révolution mentale », « cognitive », « symbolique », « linguistique », etc., davantage qu’à la transformation des industries lithiques, qui ont servi depuis Lubbock à périodiser la préhistoire humaine ?

20 J.-J. HUBLIN : Même si comme la plupart de mes collègues, je goûte peu l’idée d’une transition brusque, d’une révolution culturelle qui aurait tout changé, il faut bien reconnaître qu’en 100 000 ans, l’accélération fut telle en Afrique qu’on est tout de même rapidement passé d’un monde à un autre. Et je pense que cette accélération n’intervient pas tant dans la sphère technique que dans la sphère sociale. C’est à dessein que j’évoquais le partage de croyances. On assiste justement à la multiplication d’objets non utilitaires, qui servent à marquer le statut social des individus, à procéder à des échanges, à représenter des choses. Quand arrive un peu plus tard l’art rupestre du paléolithique supérieur, on voit bien qu’il est l’expression de croyances complexes qui nous restent inconnues, une mythologie, un récit des origines qui assurait probablement la cohésion de ces groupes et n’a probablement pas d’équivalent chez les Hominines plus anciens. L’histoire de notre espèce n’est probablement pas celle d’une mutation unique et instantanée mais d’une accélération dans la direction de la complexité pendant plus de 100 000 ans.

21 A. PROCHIANTZ : Oui, mais le cerveau d’un Sapiens moderne d’il y a 40 000 ans ne doit pas être très différent du cerveau d’un Sapiens contemporain…

22 J.-J. HUBLIN : Justement, il y a deux ans, nous avons fait une étude morphométrique pour voir ce qui se passe avec le cerveau des Hominines au cours du dernier million d’années. Chez Homo erectus, les Néandertaliens, et très certainement les Denisoviens, des cerveaux de plus en plus gros apparaissent. Tous ces groupes marchent vers la complexité. Or, ce qui est remarquable dans notre espèce, c’est qu’il y a environ 300 000 ans, lorsqu’on est arrivé à peu près à la taille du cerveau actuel, du point de vue de la forme, de l’organisation, nous partons dans une nouvelle direction, qui n’est plus celle de la simple augmentation mais celle de la réorganisation. On voit des parties de l’encéphale, comme le cervelet, se développer énormément. On peut faire des groupes chronologiques au sein de notre espèce, et pour chaque groupe chronologique faire des nuages de distribution – nuages qui se déplacent, se superposent, se chevauchent les uns aux autres, jusqu’à l’actuel. Comme le dit Alain, si on prend un homme d’il y a 40 000 ans, on a toutes les chances pour qu’il tombe dans la distribution des cerveaux actuels. Mais on voit aussi que l’évolution ne s’est jamais arrêtée.

23 A. PROCHIANTZ : C’est qu’au cours des derniers 40 000 ans, il y a quand même eu des changements majeurs sur le plan de l’espèce humaine, de son organisation, de sa culture. En particulier avec l’invention de la science moderne qui est relativement récente avec ses quelques 600 ans d’existence européenne. Les conséquences en sont pourtant immenses, comparables à l’invention de l’écriture. Le calcul mathématique, comme l’écriture, ont permis de comprendre le réel, de le manipuler, pour ainsi dire par la seule force de la pensée, sans avoir à soulever des montagnes. Sans changer de cerveau, l’invention de la physique moderne, Copernic, Kepler, Galilée… a ainsi produit en 600 ans une accélération culturelle éblouissante, en Europe puis dans le reste du monde. Prenons conscience qu’en 1900, on construisait des avions qui montaient à 1 mètre du sol et atterrissaient au bout de 30 mètres et que 60 ans plus tard, deux hommes ont marché sur la Lune. Tels sont les effets stupéfiants d’accélération culturelle et technique liés au langage, à l’écriture, à notre capacité de calcul, et surtout à cet incrément générationnel qui fait que, d’une certaine façon, nous sommes tous les singes de la génération suivante.

24 J.-J. HUBLIN : Il y a 40 000 ans, on ne sait pas trop si c’est vraiment le même cerveau. On parle de grosse anatomie, mais on ne sait pas ce qui se passe à l’intérieur du cerveau, au niveau de la connectivité. On ne dispose pas d’un cortex d’Hominine qui vivait il y a 100 000 ou 300 000 ans, et on ne l’aura jamais. Mais l’impression que l’on a, c’est qu’il y a eu d’abord une tendance générale à l’augmentation de la taille du cerveau, mais qu’à partir de 300 000 ans, l’évolution prend une autre direction : on arrête les frais avec l’augmentation de taille, probablement en raison du coût énergétique, et on réorganise le cerveau. Il y a même, sur les quelques derniers millénaires, une nouvelle tendance à la réduction de taille du cerveau ! D’où l’importance sans doute de l’évolution de sa connectivité…

25 A. PROCHIANTZ : L’augmentation de la connectivité cérébrale, notamment locale, a été quelque chose d’extraordinaire chez les humains. Mais de quand date-t-elle ? On ne le saura peut-être jamais, sauf si des technologies nouvelles, comme la culture d’organoïdes cérébraux « néandertaliens » ouvre de nouvelles pistes. Le point essentiel, je me répète, semble être le prolongement des périodes d’apprentissage jusqu’à l’adolescence, puisque notre cerveau, pour certaines régions, notamment cognitives, apprend intensément jusque vers 20 ou 25 ans, et continue d’apprendre à l’âge adulte, sauf accident. Cette modification prolongée de la connectivité et cette capacité d’apprendre sont responsables de ce coût métabolique dont parlait Jean-Jacques. Coût métabolique qui est aussi un coût sur le plan des pathologies. Produire de l’énergie se paye en radicaux libres et en oxydation de molécules biologiques : lipides, protéines, acides nucléiques avec les lésions moléculaires qui en découlent et qui se réparent de plus en plus mal avec le vieillissement. Nombre de maladies neurologiques qui apparaissent avec l’âge comme les dégénérescences sont probablement des maladies du métabolisme d’un cerveau « trop gros ». Le chimpanzé ou les autres animaux connaissent très peu de maladies de ce genre qui sont une marque de l’humain. Enfin, n’oublions pas le paramètre de la co-évolution. Par exemple, avec l’intérêt actuel pour le microbiote, on ne regarde plus uniquement le génome humain, on regarde l’hologénome, qui comprend aussi le génome des milliards de bactéries qui habitent nos muqueuses et participent à la physiologie humaine. Ces co-évolutions sont partie prenante de l’évolution humaine elle-même. On découvre aujourd’hui qu’un certain nombre de maladies psychiatriques sont peut-être liées à des déséquilibres du microbiote, qui agit donc sur les fonctions cérébrales « nobles » de Sapiens. Cette co-évolution, qui fait intervenir des microbes dans notre physiologie, introduit un niveau supérieur de complexité dans les travaux de recherche. Il faut admettre, quand on parle de l’évolution de Sapiens qu’il ne s’agit pas de l’évolution d’une lignée humaine pure mais d’une coévolution symbiotique dans laquelle les microbes, bactéries et virus ont toute leur place. Les macrobiotes humains et non-humains diffèrent, mais ils différent aussi selon la géographie et la nutrition. Cette co-évolution, constitue une vexation supplémentaire pour Sapiens, un peu identique aux vexations galiléenne et darwinienne. La terre tourne autour du soleil, les singes sont nos cousins et les bactéries influencent nos facultés cognitives !

26 J.-J. HUBLIN : On a beaucoup parlé d’externalisation au cours de l’évolution humaine : nous avons externalisé la mastication, la digestion, la locomotion vers des outils, des armes, des machines ; notre mémoire aussi s’est transférée vers l’écriture et aujourd’hui vers les supports digitaux. Tout ce processus est à la frontière du culturel et du biologique. Mais il existe à présent aussi une forme d’internalisation : dans la rue une bonne proportion de personnes de plus de 70 ans que nous croisons se promènent avec une prothèse de hanche. Il s’agit en l’occurrence de prothèses métalliques, mais on peut facilement imaginer bien d’autres bricolages futurs sur le corps humain, à la limite du technologique et du biologique. Dans le fond, une des voies actuelles d’évolution de la médecine, c’est une forme de ré-internalisation de la technologie dans le corps. Alors que, pendant 2 millions d’années, les hommes ont externalisé tout un tas de fonctions biologiques, ils internalisent aujourd’hui la technologie dans le corps lui-même

27 A. PROCHIANTZ : Il peut même s’agir de cellules dérivées de la transformation de cellules adultes banales en d’autres cellules. On peut ainsi prélever des fibroblastes, en grattant une muqueuse, et les transformer en neurones à réimplanter. Cette médecine régénérative pourrait prolonger la vie humaine et je pense avec optimisme que les générations suivantes pourront bénéficier de ces thérapies régénératives, y compris cérébrales, qui se mettent aujourd’hui en place.

28 J.-J. HUBLIN : D’ailleurs, lorsque l’on étudie au sein du génome humain ce qui a été soumis à une sélection positive au cours de l’évolution, on observe des choses étonnantes. Dans la liste des parties du génome qui ont été positivement sélectionnées on trouve de façon surprenante des gènes qui semblent favoriser des maladies neuro-dégénératives. Comment cela est-il possible ? Probablement parce qu’ils procurent aussi un avantage quelconque au début du développement, par exemple en favorisant la connectivité cérébrale. Lorsque les hommes mourraient jeunes, ils étaient certes avantageux du point de vue de la sélection naturelle, même si aujourd’hui nous en payons le prix parce que nous vivons beaucoup plus longtemps.

29 A. PROCHIANTZ : Et l’inverse est aussi vrai : des gènes qui sont négatifs sur les jeunes mais qui favorisent la longévité. Or, comme l’espèce sapiens est sociale, il faut des vieux, même après la période de reproduction, pour s’occuper de tout le monde. C’est donc globalement positif.

30 I. KRTOLICA  : La théorie de l’évolution recourt souvent à l’idée de succès ou d’échec évolutif. L’éthologue Pierre Jouventin a récemment publié un livre intitulé L’homme, cet animal raté (Paris, Libre & Solidaire, 2019), où il défend l’idée que l’homme est un animal raté parce qu’il est devenu inadapté aux conditions socio-écologiques d’existence qu’il a pourtant lui-même contribué à créer. De même, le paléoanthropologue Pascal Picq a proposé le concept de « mal-évolution » dans son ouvrage Sapiens face à Sapiens (Paris, Flammarion, 2019), pour désigner cette désadaptation récente de Sapiens à ses conditions de vie. Les deux insistent d’ailleurs sur l’importance du Néolithique à cet égard. Mais on sait que l’évolution de la vie sur Terre a connu quelques catastrophes (déjà cinq extinctions de masse de la biodiversité, en attendant la sixième), qu’il y a eu également de très nombreux culs-de-sac évolutifs et que de nombreux succès n’ont tenu qu’à un fil, c’est-à-dire à une extraordinaire série de contingences. Par conséquent, si l’on part du double principe que toutes les espèces changent nécessairement au fil de la dérive phylogénétique et qu’elles sont en outre toutes vouées à disparaître, sinon à court ou moyen terme, du moins à long terme, jusqu’à la disparition programmée de toute vie sur Terre, à quoi pourrait bien se mesurer un succès évolutif dans le monde vivant ? Le succès reproductif est-il un critère suffisant ? Ou est-ce la distinction même entre succès et échec du point de vue évolutionnaire qui vous paraît contestable ?

31 J.-J. HUBLIN : D’abord, il faut dire une chose importante, c’est que l’évolution est une grande histoire de disparitions. Quand on regarde ce qui se passe pour les Hominines par exemple, on a identifié environ une trentaine d’espèces. Si la validité de certaines d’entre elles reste discutable, une chose est certaine, toutes ont disparu à un moment ou à un autre, ou ont été absorbées par celles d’à côté, qui étaient mieux adaptées. Alors une fois dit que l’extinction est un phénomène important et massif, peut-on qualifier d’échec évolutif une espèce ayant existé pendant plusieurs millions d’années et désormais éteinte ? Deux éléments centraux doivent être rappelés. D’une façon générale, sans le sexe et la mort, l’évolution des organismes vivants aurait été beaucoup plus lente. Ensuite, au niveau des espèces, c’est bien parce que certaines disparaissent que d’autres peuvent prendre leur place en occupant la même niche écologique. Si l’on envisage maintenant l’espèce humaine, pour l’instant, nous ne donnons pas l’impression d’être au bord de la disparition. La vie animale sur terre est encore largement représentée par des arthropodes, des vers ou même des poissons, bien plus importants en termes de biomasse que les hommes. En revanche, si on ne considère que les mammifères, alors là, c’est assez vertigineux, puisque les hommes à eux-seuls représentent 8,6 fois la biomasse de tous les mammifères sauvages. Difficile de ce point de vue-là de ne pas parler de succès. Ce qui est quand même très particulier avec les hommes, c’est que, à cause de leur complexité cognitive, ils ont conscience de cette problématique de la disparition. Ils sont conscients de leur impact sur l’environnement et sont capables d’en discuter et même de prendre des décisions pour infléchir leur façon de modifier leur environnement dans un sens qui leur soit bénéfique. C’est quand même une grande nouveauté, parce que pour l’instant, toutes les espèces qui ont existé sur Terre depuis des centaines de millions d’années, ont fait ce qu’elles ont pu, et puis ont disparu sans se poser la question de savoir si elles étaient en train de disparaître. Je pense qu’on ne peut pas éluder ce point-là, qui est absolument critique. Nous envoyons des fusées dans l’espace pour comprendre comment détourner des astéroïdes et, quelques générations après la découverte des effets de l’activité humaine sur le climat de la planète, nous en sommes déjà en train d’essayer de prendre des mesures pour corriger cela. Ayant une formation de géologue, j’ai l’habitude de parler en millions d’années. Donc l’idée qu’on essaie d’influer sur le climat dans le bon sens, si je peux dire, en deux ou trois générations me paraît tout à fait remarquable.

32 A. PROCHIANTZ : L’homme est une espèce extraordinaire et Sapiens semble bien le seul animal à avoir la conscience de sa possible et même inéluctable, disparition, comme individu et comme espèce. C’est cette angoisse existentielle mais créative, fruit du cerveau humain, qui est à l’origine de la culture. Et si le succès d’une espèce ne se mesure pas à sa seule longévité, mais aussi et surtout à sa capacité de produire des artefacts scientifiques, esthétiques, littéraires…, alors Sapiens est bien le roi des animaux. Notre-Dame de Paris, la Critique de la raison pure, Sainte-Thérèse du Bernin ou la fusée Apollo, ce n’est tout de même pas la brindille à termite des chimpanzés. Il y a donc une différence, on la doit à notre cerveau, même si le tragique existentiel est le prix que nous devons payer.

33 J.-J. HUBLIN : On en revient au cerveau, et aux capacités cognitives qui donnent à l’homme la conscience au sens large, c’est à dire la conscience du passé et du futur, la conscience de son rôle sur la planète, la conscience de la fin, de sa fin à lui, etc. On parle depuis tout à l’heure de l’unicité : elle est là.

34 I. KRTOLICA  : Et paradoxalement, ce qui est unique, n’est-ce pas la conscience qu’il a de sa dépendance à tous ces phénomènes avec lesquels il a co-évolué ?

35 A. PROCHIANTZ : Oui, et je suis assez confiant dans les capacités techniques de Sapiens. Comme le disait Jean-Jacques, on a assisté à la prise de conscience du réchauffement de la planète. Des collègues commencent ainsi à mettre en place des solutions techniques de stockage du carbone, ou même de réflexion pour empêcher le soleil de chauffer la terre. C’est quand même fabuleux. L’imagination, c’est ça aussi. C’est cette imagination proprement humaine qui est à l’œuvre chez les poètes comme chez les scientifiques. Sapiens est un animal technique, qui a survécu depuis le début grâce à la technique, justement nécessaire pour pallier à sa débilité physique. Il suffit de voir la vitesse à laquelle nous avons produit des vaccins pour lutter contre l’épidémie de Covid, même s’il se peut que nous en soyons en partie responsables par la levée des séparations naturelles entre espèces.

36 J.-J. HUBLIN : J’en reviens à cette construction de niche et ce contrôle de l’environnement qui a atteint aujourd’hui une échelle planétaire. C’est la clé du succès adaptatif de notre espèce. Et je vois mal comment elle pourrait sortir de cette voie-là. Les solutions aux problèmes que l’humanité rencontre se trouveront nécessairement dans cette direction.

37 A. PROCHIANTZ : Jusqu’au moment où nous ne pourrons peut-être plus les résoudre. Peut-être que nous serons finalement victimes de notre cortex, par hypertélie. Mais c’est une fin qui a une certaine dignité.

Notes

  • [1]
    J.-J. Hublin, C. Cohen, Jacques Boucher de Perthes. Les origines romantiques de la préhistoire (1989), Paris, Belin-Humensis, 2017 ; A. Prochiantz, Claude Bernard. La révolution physiologique, Paris, PUF, 1990.
  • [2]
    Cf. leurs deux leçons inaugurales : A. Prochiantz, Géométries du vivant, Paris, Collège de France / Fayard, 2007 ; J.-J.Hublin, Biologie de la culture. Paléoanthropologie du genre Homo, Paris, Collège de France / Fayard, 2014. Paraîtra prochainement la seconde leçon inaugurale de Jean-Jacques Hublin, à l’occasion de sa titularisation à la chaire de Paléoanthropologie : J.-J. Hublin, Homo sapiens, une espèce invasive, Collège de France / Fayard, 2022.
  • [3]
    Les résumés de ces cours sont consultables sur le site internet du Collège de France. Pour une synthèse de ces travaux, on lira J.-J. Hublin (avec B. Seytre), Quand d’autres hommes peuplaient la Terre. Nouveaux regards sur nos origines, Paris, Flammarion, 2008, rééd. 2011 (ouvrage antérieur aux cours au Collège de France) et A. Prochiantz, Singe toi-même, Paris, Odile Jacob, 2019 (ouvrage qui reprend une partie de ses derniers cours au Collège de France).
  • [4]
    Je souhaite remercier Hélène Roche, Jérôme Rosanvallon et Mathilde Lequin qui ont rendu cet entretien possible et ont aidé à sa préparation.
  • [5]
    J.-J. Hublin, « Les lignées humaines à la lumière de la paléogénétique », in S. Thiébault et al., L’Archéologie au laboratoire, Paris, La Découverte, 2013, p. 35.
  • [6]
    R. Ruyer, L’Homme, l’animal, la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964, chap. II.