Recension de La Corporéité entre Orient et Occident. Théories et pratiques du corps. Ostéopathie qi gong calligraphie méditation, dir. Jean-Claude Gens. Argenteuil, Le Cercle herméneutique, 2018, 213 p.

1 Qu’il faille considérer le corps comme une « réalité relationnelle » (p. 8) plutôt que comme une entité substantielle ; qu’il soit, autrement dit, nécessaire de contester « l’idée d’un corps qui existerait séparé d’un esprit comme de la nature » (p. 12. Nous soulignons) : ce sont là des acquis aujourd’hui importants, à un moment où l’exigence écologique invite particulièrement à disqualifier la thèse d’une « hétérogénéité foncière entre l’homme et la nature » (p. 66). La spécificité de cet ouvrage collectif est d’approfondir ce questionnement non-substantialiste du corps en confrontant et en croisant certains paradigmes à l’œuvre en Orient et en Occident et, plus encore, en examinant des pratiques corporelles, occidentale (ostéopathie) ou orientale (qi gong, calligraphie, méditation).

2 Dans un des douze textes de l’ouvrage, Emmanuel Roche, ostéopathe lui-même, propose ainsi que l’ostéopathie concilie « deux conceptions philosophiques et culturelles opposées » (p. 30) mais « profondément complémentaires » (p. 36) du corps : l’une, occidentale, serait atomiste, « dualiste et matérialiste », et « l’autre, orientale, serait plus holistique, “énergétique”, moniste et vitaliste… » (p. 30). Dans « Corps et tracé en Chine », Yolaine Escande, spécialiste de la pratique et de la théorie des arts graphiques chinois, propose, elle, de déployer une lecture corporelle du tracé lui-même : « Il est ainsi question, au sujet du tracé, de sang (l’encre), de souffle (son énergie), de chair (son épaisseur), d’os (sa structure), de nerf ou de tendon (sa tension) » (p. 85). Tout se passe, dès lors, comme si, dépourvu de toute autonomie substantielle, le corps humain du calligraphe devait se comprendre depuis le corps du tracé lui-même (dans lequel il serait « incarné », p. 101) ou encore depuis le « mouvement de la nature » par lequel il doit « se laisser porter » (p. 95), conformément à une des lignes de force de la pensée chinoise.

3 La plupart des textes établissent ainsi l’hétérogénéité de deux visions du corps humain. Selon la première, dualiste, le corps est pourrait-on dire face à la nature, face à l’âme ou encore, dans la pratique médicale : face au médecin – face-à-face patient/médecin que Marjolaine Bouaissier, également ostéopathe, critique particulièrement dans « Le corps en Orient et en Occident : une nécessaire mise en dialogue pour les thérapies alternatives ? ». Selon la seconde vision, très présente dans la pensée orientale, le corps humain, loin de s’instituer en face d’une instance (quelle qu’elle soit), se positionne dans le « mouvement de la nature » ou encore dans « le processus cosmique » (p. 119) comme le dit Huang Kuan-Min. Dans son travail sur le confucianisme de Zhang Zai (1020-1078), Stéphane Feuillas développe particulièrement cette pensée du corps dans ou en[1] : il propose ainsi de penser le « corps-forme » (celui de l’homme mais aussi bien celui d’une table) comme ce qui « advient à la fin d’un processus » (p. 124), celui du souffle : « En réalité, ce n’est pas mon corps du tout, c’est du souffle devenu forme » (p. 125). Dès lors, loin d’être une instance autonome, « mon corps advient dans un processus de densification ou de condensation des souffles et finira par se défaire » (p. 127).

4 Corps en : sans doute le motif dominant de l’ouvrage est-il bien en effet de ce point de vue le souffle. Réinscrire le corps humain dans les dynamiques de l’univers, c’est être attentif, sur le plan conceptuel tout comme sur le plan des pratiques, à ses souffles, par lesquels il rejoint les souffles de l’univers : « le qi désigne […] tous les éléments constitutifs du corps humain en tant qu’ils relèvent du (ou de) souffle(s) » (p. 59) affirme ainsi Alberto Rodriguez dans son texte « Le corps énergétique du qi gong. Eléments de médecine chinoise ». Dans « Puissance et signification du chiasme corporel dans la philosophie antique chinoise », Huang Kuan-Min écrit également : « En tant que condition originelle de la santé, la circulation des souflles se forme et se transforme selon le rythme des saisons. L’inspection délicate du fonctionnement systématique des souffles du corps est à cet égard essentielle » (p. 110-111).

5 Corps en ou corps face : précisons enfin – et le point est d’importance – que cette dualité ne se surperpose pas, dans l’ouvrage, à celle de l’Orient et de l’Occident. L’ouvrage fait en effet valoir une perspective philosophique occidentale s’affranchissant du primat du corps face : la phénoménologie. Ou du moins fait-il valoir ce qui, dans la phénoménologie, excède ce primat, et en tout premier lieu la pensée de Merleau-Ponty, en tant qu’elle déjoue le face-à-face du sujet et de l’objet (malgré tout encore à l’œuvre chez Husserl) et positionne le corps humain en situation (dans Phénoménologie de la perception) ou bien dans la chair du monde (dans Le Visible et l’invisible). Il est remarquable de ce point de vue qu’un texte de l’ouvrage, écrit par Kwok-ying Lau, exploite ce concept merleau-pontien de chair – ou de « chair culturelle » (p. 153) – pour penser l’inter-culturalité susceptible de s’établir, par exemple, entre la phénoménologie et des « textes philosophiques de la Chine ancienne » (p. 155).

6 Peut-être considèrera-t-on que l’ensemble des textes ici proposés est quelque peu disparate, ou bien encore qu’un ou deux de ces textes tendent à négliger le problème, pourtant directeur dans l’ouvrage, de la corporéité telle qu’elle s’atteste entre Orient et Occident. N’est-il pas également problématique que ces douze textes soient simplement positionnés les uns après les autres, sans qu’il y ait de structure particulière les reliant ou les organisant – même s’il s’avère que l’ouvrage s’ancre fortement dans le questionnement de ces pratiques singulières que sont l’ostéopathie, le qi gong et la calligraphie (objets des cinq premiers textes) ?

7 En tous les cas, on saluera l’effort collectif ainsi déployé pour dégager une voie de pensée s’établissant en effet entre Orient et Occident. Certes, l’ouvrage critique bien, s’agissant du corps, le « savoir » et « plus largement » « la pensée qui se déploient en Occident à partir du xviième siècle » (4ème de couv.). Propose-t-il dès lors une vision trop monolitique de la pensée occidentale du corps ? Toujours est-il que l’apport du livre nous semble consister dans cette invitation à faire valoir, entre Orient et Occident, une pensée non-substantialiste du corps (ou du corps en). L’enjeu est donc moins ici, nous semble-t-il, de dégager les impensés occidentaux [2] que d’établir les motifs qui, du côté occidental, peuvent rejoindre des exigences de pensée orientales. Sans doute une telle perspective pourrait-elle être également déployée à propos d’autres thématiques susceptibles de donner prise à des pensées non-substantialistes (comme par exemple la question de la vie, laquelle convoquerait d’autres types de pensée occidentale, en particulier, en France, la philosophie du mouvement post-bergsonienne). Cette perspective paraît en tous les cas particulièrement importante et féconde s’agissant du corps.

8 En effet, en replaçant le corps humain en des processus cosmiques, l’ouvrage en vient, nous semble-t-il, à méditer, au-delà même du corps humain, la corporéité même de ce en, et en particulier la corporéité des souffles – comme si, discrètement peut-être, le livre deplaçait progressivement l’enjeu du corps de son site humain vers un autre site, que l’on pourrait peut-être qualifier d’atmosphérique. Dans la lignée du dernier Merleau-Ponty thématisant la « chair du monde », Jean-Claude Gens considère ainsi que « l’ostéopathie comme le qi gong invitent à développer la sensation de l’épaisseur ou de la densité de l’espace en lequel nous nous mouvons, aussi aérien et léger qu’il puisse néanmoins être » (p. 70), la sensation autrement dit de « cette densité concrète qui nous enveloppe et qui est comme le medium grâce auquel nous sommes en relation avec les autres vivants » (p. 70. Nous soulignons). Huang Kuan-Min, lui, évoque un « corps cosmique » (p. 112), formule que reprend S. Feuillas dans un texte où il est aussi question d’un « corps sans obstacle » (p. 124) ou d’« un corps qui est souffle pur » (p. 125). Cette approche d’une corporéité atmosphérique culmine peut-être dans le dernier texte de l’ouvrage, d’Alexis Lavis, consacré aux « Approches du corps dans le bouddhisme du grand véhicule ». L’A. y distingue deux régimes de corporéité : a) le régime du « corps de chair » ou du « rupakaya » (p. 193), dont la phénoménologie husserlienne permet de dégager la logique égologique (en tant que chair, le corps est mon corps) et b) le régime non-égologique du « corps de Dharma » ou du « Dharmakaya » (p. 205). Privilégiée par le bouddhisme en tant qu’elle est « libre de l’illusion égologique » (p. 205), cette corporéité de Dharma est dôtée d’une consistance qui pose question. Rappelant « l’expression française “avoir du corps’’ » (p. 206), l’A. propose de penser cette consistance corporelle « comme mode éminent (c’est-à-dire entier) de présence » (p. 206) et s’attache, pour finir, à la rapprocher du concept d’il y a forgé par la phénoménologie de Levinas [3].

9 On ne négligera pas l’importance de cette corporéité atmosphérique, au croisement de l’Orient et de l’Occident. Il y a là, d’abord, de quoi probablement renouveler notre lecture de la fécondité de la phénoménologie. Didier Franck et Gunnar Declerck ont déjà approfondi la question phénoménologique d’un corps non-substantialiste, au-delà et même contre le propos husserlien [4]. Mais dans les deux cas, il s’agit d’établir un corps (ou une chair) entre : une relation charnelle entre moi et autrui (D. Franck) ou bien la résistance d’un corps à mes projets (G. Declerck). Or, loin de pouvoir être cantonnée dans un entre – ou dans une situation (intersubjective ou d’action) –, la corporéité atmosphérique se déploie également autour. Corporéité atmosphérique, entre et autour : la chair de Merleau-Ponty et la densité de l’il y a de Levinas n’annoncent-elles pas ici, depuis la phénoménologie, ce qui déborde le régime même de la phénoménologie ? Au-delà de la phénoménologie : nous pensons par exemple au corps sans organe de Deleuze-Guattari, dont la consistance semble également atmosphérique[5]. Dès lors, on prendra soin de reconnaître la diversité des formes que cette corporéité singulière peut revêtir selon qu’elle est portée par des souffles (en Orient), qu’elle est d’une teneur mondaine ou ontologique (Levinas, Merleau-Ponty) ou bien encore vitale (Deleuze-Guattari).

10 Il est fort possible que cette corporéité puisse également être interrogée au-delà de la philosophie, aux croisements avec les sciences et la peinture. On connait les méditations qui, dans l’histoire des sciences physiques (de Newton à Einstein en passant par Faraday ou Maxwell), s’attachent à questionner la consistance singulière – ni matérielle, ni immatérielle – de l’éther[6]. Cette corporéité atmosphérique ne peut-elle définir également une certaine tradition de la peinture, depuis la peinture hollandaise dédiée à l’atmosphère du quotidien (de Hooch, Vermeer) jusqu’aux atmosphères énigmatiques d’Hammershoï [7], en passant par certains impressionnistes (Sisley, Monet, Pissaro) ?

11 Cette corporéité atmosphérique invite, enfin, à problématiser les enjeux écologiques contemporains. Questionner cette corporéité, n’est-ce pas, en effet, faire signe vers une dimension qui se soustrait à l’anthropocentrisme occidental, sans pour autant le déconstruire au nom d’une nature ou d’une vie impersonnelle ? N’est-ce pas inviter à méditer le milieu collectif qui, entre et autour de nous, déjoue le primat – probablement non-écologique – de l’homme, du monde ou de la vie ?

Notes

  • [1]
    C’est nous qui proposons de qualifier ainsi – corps en – le corps en tant qu’il procède d’un processus cosmique ou, du moins, en tant qu’il ne s’institue plus en face de X.
  • [2]
    Comme le propose la recherche singulière déployée par l’œuvre de François Jullien. S’agissant du corps, cf. François Jullien, Le Nu impossible, Paris, Seuil, 2005.
  • [3]
    Rappelons que Levinas établit la relation à autrui comme ce qui vient rompre avec l’il y a anonyme et obscur. À notre connaissance, Levinas ne thématise pas comme telle la corporéité de l’il y a ; il insiste plutôt sur sa « matérialité » (De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1993, p. 97) ou sur sa « densité » (ibid., p. 104) : densité d’une « atmosphère même de présence » (ibid., p. 104) qui, en effet, évoque de près les descriptions du corps de Dharma proposées par A. Lavis.
  • [4]
    Cf. Franck, Didier. Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981 ; Declerck, Gunnar. Résistance et tangibilité. Essai sur l’origine phénoménologique des corps, Paris, Le Cercle Herméneutique Editeur, 2014.
  • [5]
    Cf. par exemple G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, p. 92.
  • [6]
    Cf. V. Petit, Histoire et philosophie du concept de ‘‘milieu’’ : individuation et médiation, Thèse de doctorat en Philosophie, Paris 7, 2009 ; F. Balibar, Einstein : 1905. De l’éther aux quanta, Paris, PUF, 1992.
  • [7]
    Cf. Hammershoi. Le maître de la peinture danoise, Paris, Musée Jacquemart-André, Institut de France, Culturespaces, Fonds mercator, 2019.