Dork Zabunyan Voir, parler, penser au risque du cinéma (Presses Sorbonne Nouvelle, 2006, 327 p.)
1 À l’origine de ce livre, écrit l’auteur, « il y a une énigme ». Dork Zabunyan s’interroge en effet sur le statut des deux volumes consacrés par Gilles Deleuze au cinéma, L’Image-mouvement (Cinéma 1) et L’Image-temps (Cinéma 2). Est-il légitime d’affirmer, comme le fit Deleuze au cours d’un entretien, que ces deux ouvrages « sont des livres de philosophie » ? Il l’a pourtant répété : il n’a pas voulu faire « de la philosophie sur le cinéma ». De quel étrange objet s’agit-il alors, à mi-chemin entre cinéphilie et philosophie ? Tel est le point de départ du livre de Dork Zabunyan, philosophe qui enseigne le cinéma et l’esthétique à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3 et à l’École des Beaux-arts d’Annecy.
2 Construit comme une thèse universitaire, savant et précisément argumenté, fruit de recherches qu’on imagine longues mais nourries d’un amour du cinéma que l’auteur partage avec Deleuze, l’ouvrage présente avec clarté et finesse la continuité de la démarche philosophique deleuzienne. Pourquoi en effet cet intérêt pour le cinéma chez Deleuze ? Parce que le cinéma introduit le mouvement dans l’image, – il l’a répété. Au centre de tout, ce leitmotiv que Zabunyan explore avec brio, une interrogation fondamentale sur « l’image de la pensée » – questionnement qui croise plus d’une fois la question de la représentation, voire plus profondément (et c’est l’un des mérites de cette étude de le mettre en lumière) une doctrine des facultés d’inspiration post-kantienne qui l’aura occupé toute sa vie. Deleuze y renoue en effet avec la problématique de l’un de ses premiers ouvrages, La philosophie critique de Kant (PUF, 1963) tout en instaurant un écart entre sa propre théorie des facultés et celle du philosophe allemand. Cette prise de distance ne l’empêche toutefois pas de « sauver » la doctrine kantienne en invoquant le « cas de l’imagination » dans le sublime, lequel favorise un exercice aux limites des facultés, entre l’imagination et la raison.
3 Plus attendue est l’analyse du rôle de Bergson dans l’inspiration deleuzienne ; on sait ce qu’elle doit à la théorie de « l’image en soi » ou image-mouvement telle que Deleuze la lit dans le premier chapitre de Matière et mémoire. Contrairement pourtant à ce que l’on croit parfois, Zabunyan montre que le rôle de Bergson est finalement plus important dans l’établissement de la taxinomie de Cinéma 1 que celui de la logique de Peirce. Deleuze s’étonne, on le sait, de la dénonciation bergsonienne du cinéma dans L’Évolution créatrice (1907) ; pratiquement contemporain de l’invention du cinéma, Bergson n’aurait pas su y apercevoir la promesse d’une pratique qui aurait aidé la philosophie à penser le mouvement en lui-même. C’est précisément la force de la lecture deleuzienne d’avoir été capable de lire dans Matière et mémoire des outils permettant de mieux penser le cinéma.
4 Analysant les modalités des passages entre L’Image-mouvement et L’Image-temps (il souligne ce pluriel), l’auteur y dégage une théorie de la « description » cinématographique résolument non phénoménologique qui conduit Deleuze vers une définition de l’image-temps directe, l’ensemble procédant d’une « esthétique visionnaire » dont la finalité est d’ apprendre à voir en échappant aux stéréotypes du sens commun. S’arracher aux clichés, comme le formule Deleuze dans L’Image-temps, c’est porter la vision à une fonction de « voyance », c’est-à-dire élever la faculté de voir à une activité qui en fasse un moyen non plus de récognition mais de connaissance. Telle serait la tâche éthique du cinéma au lendemain de la guerre : faire des spectateurs des « voyants ». L’un des apports du livre de Zabunyan est de montrer clairement à quel point il ne faut pas chercher de récit homogène dans le texte deleuzien : d’un point de vue chronologique, toute interprétation strictement linéaire des deux Cinéma ruinerait la compréhension du geste philosophique et méthodologique de Deleuze. Celui-ci en effet a toujours insisté sur le caractère essentiellement mobile, ouvert et sans finalité des classifications qu’il propose : elles « varient leurs critères suivant les cases, sont rétroactives et remaniables, illimitées. Certaines cases sont très peuplées, d’autres vides [1]. » De même met-il l’accent avec force sur une hypothèse déterminante pour appréhender les rapports entre la pensée et le cinéma chez Deleuze, celle précisément d’une nouvelle « image de la pensée » particulièrement sensible dans les pages consacrées à « l’imagechoc » qui ne force plus à penser.
5 Dans cette mesure, les pages consacrées à la lecture que Deleuze propose d’Artaud sont particulièrement intéressantes. Le philosophe retrouve dans Cinéma 2 certaines analyses de l’œuvre d’Artaud qu’il avait amorcées autrefois dans Différence et répétition et qu’il centre à présent sur l’aventure théorique et pratique d’Artaud au cinéma liée à cette question centrale de l’ impouvoir de la pensée. Renversement fondamental dans l’analyse que mène Deleuze, note Zabunyan : « L’objet-sujet du cinéma » ne concerne plus la puissance de la faculté de penser, mais son impuissance fondamentale ; c’est cette impuissance désormais qui « force à penser ». La voyance appréhende alors l’impensé dans la pensée, son impouvoir fondamental. Tel est bien, selon Deleuze, le « nouveau rapport de la pensée avec le voir ». On comprend ici en quoi l’expérience de pensée décrite par Artaud peut concerner le cinéma moderne.
6 Antonin Artaud, comme l’on sait, changea radicalement d’avis sur le cinéma en quelques années. Après avoir, à la fin des années vingt, évoqué dans bien des textes la magie du cinéma (et le terme de « magie » est pour Artaud chargé de singulières résonances), il déclare finalement en 1933 dans un article intitulé « La vieillesse précoce du cinéma » : « Le monde cinématographique est un monde mort, illusoire et tronçonné ». Ce qu’il n’a pas supporté, entre autres, c’est l’avènement du cinéma parlant. Dans ses premiers textes, enthousiastes, le cinéma apparaît comme un art de la profondeur : l’image cinématographique nous transperce, elle bouleverse notre rapport optique au monde. Le cinéma, écrit Artaud « implique un renversement total des valeurs, un bouleversement complet de l’optique, de la perspective, de la logique. Il est plus excitant que le phosphore, plus captivant que l’amour ». Ou encore ceci : « Le cinéma est un excitant remarquable. Il agit sur la matière grise du cerveau directement. » Il va même jusqu’à comparer le pouvoir de l’image cinématographique à « une injection sous-cutanée de morphine » [2]. Pour le premier Artaud, le cinéma, par le bouleversement qu’il apporte à notre appréhension de la réalité, construit de nouvelles structures de la perception ; il donne accès à des profondeurs jusque-là inconnues de la psyché. Sa réflexion sur le théâtre et le cinéma s’inscrit à l’intérieur de cette tentative qui est la sienne à l’époque de repenser toute la question du spectacle et de la représentation, la question posée pouvant se traduire ainsi : comment déjouer par le geste vivant, par la force en acte, la propension de toute figure à prendre forme, à se solidifier, autrement dit à devenir cadavre. En 1925, Artaud écrit dans une lettre ceci : « Ne croyez-vous pas que ce serait maintenant le moment d’essayer de rejoindre le Cinéma avec la réalité intime du cerveau ? » Phrase fondamentale : il y a en effet un paradoxe essentiel dans la conception qu’Artaud a du cinéma : à la fois en effet, la technique cinématographique permet d’accéder à des profondeurs jusque-là insoupçonnées, d’atteindre cette « réalité intime » voire inconsciente du cerveau ou de la psyché, d’autre part, il ne faut surtout pas qu’elle y parvienne sous peine d’anéantir la force de ce qu’elle révèle. Toute la question est là et l’impossible qu’elle referme.
7 Ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage de Dork Zabunyan que de mettre en lumière une étonnante filiation entre Kant et Artaud à travers la lecture qu’en opère Deleuze. Ce dernier, y démontre-t-il brillamment, étudie le bouleversement de l’image opéré par Kant dès lors qu’il a séparé dans la Critique de la raison pure la nature sensible (des phénomènes) du domaine supra-sensible (de la chose en soi) ; pour Deleuze, c’est le signe « qu’il y a des choses que nous ne pouvons pas connaître, et que pourtant nous pouvons penser » ; « pour la première fois, le modèle du savoir n’épuise pas la pensée », sachant que « l’essentiel du savoir consiste en une adéquation de l’homme et du monde » ; « c’est avec Kant que se prépare la rupture de l’homme et du monde », continue Deleuze, « comme si c’était la schizophrénie qui commençait. » [3].
8 Sommes-nous toujours ces schizophrènes amoureux de cinéma, ces spectateurs immobiles devant l’image que décrit Deleuze ? Le cinéma d’Artaud et de Deleuze sont-ils encore les nôtres ? interroge pour finir Zabunyan. Il est possible en effet que nous soyons entrés dans ce monde de « l’entre-images » dont parle Raymond Bellour, ce cinéma de l’avenir que Deleuze sans doute n’a pas vu mais qu’il pourrait nous aider à penser.

