Félix Guattari et Suely Rolnik Micropolitiques [1986], (traduit du portugais-Brésil-par Renaud Barbaras, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2007, 492 p.)

1 Ce livre qui allait faire date au Brésil (il en est actuellement à sa septième édition en portugais), le public français aura dû l’attendre plus de vingt ans. Il est enfin disponible dans une traduction claire et vivante due à Renaud Barbaras, le phénoménologue spécialiste de Husserl et Merleau-Ponty qu’on n’attendait pas forcément sur ce terrain.

2 Dans sa présentation, écrite pour la première édition brésilienne en 1986, Suely Rolnik, psychanalyste et aujourd’hui professeur à l’université catholique de São Paulo, expliquait qu’il fallait y voir une sorte de « journal de bord » écrit « par beaucoup de mains ». De quoi s’agit-il en effet ? D’un livre étonnant, hors normes, désordonné et foisonnant, issu du voyage de Félix Guattari dans cinq États du Brésil entre août et septembre 1982. Félix Guattari est allé sept fois au Brésil entre 1979 et 1992, année de sa mort, c’est dire l’amour qu’il portait à ce pays. Ce voyage-ci, c’est elle, Suely, qui l’avait organisé : conférences, tables rondes, débats publics, entretiens et conversations avec des associations, des mouvements, dans l’effervescence politique du Brésil de l’époque. On y vivait alors, raconte-t-elle, dans le climat de la campagne pour les premières élections directes après environ deux décennies de dictature militaire. C’est cette effervescence, cette prolifération des idées et des luttes qui est ici retranscrite. Ce livre est daté, souligne Suely Rolnik. Chacun entendra le terme comme il voudra : irremplaçable témoignage vivant ou vestige d’une époque disparue. Quelques années plus tôt, en 1980, Guattari avait publié avec Gilles Deleuze Mille plateaux, livre d’une grande euphorie créative dont il semble poursuivre dans le réel brésilien les prolongements politiques et sociaux. Lors d’une table ronde à Salvador, vers la fin de son voyage, il explique à quel point tout a pris, lors de ces rencontres brésiliennes, des proportions extraordinaires : « J’ai été littéralement capturé par des groupes de toutes sortes. Suely avait organisé des rencontres avec des écoles alternatives, […] des gens intéressés par le montage de radios libres, différents groupes d’expériences alternatives en psychiatrie […], des groupes du PT [Parti des Travailleurs] préoccupés par la question de l’autonomie et ainsi de suite. » (p. 433).

3 On trouve en tout cas dans cet ouvrage beaucoup de choses : la transcription de réunions avec des philosophes brésiliens, des entretiens et conversations informelles avec des journalistes, des militants politiques, des homosexuels et des femmes en lutte, des représentants des minorités, des réseaux d’alternative à la psychiatrie, une rencontre avec Lula, alors militant du mouvement syndical, représentant du Parti des Travailleurs, bien avant qu’il remporte (en 2002) les élections à la Présidence de la République, des extraits de correspondance entre F. Guattari et S Rolnik, des textes de l’un et l’autre, un glossaire… Le livre est construit comme un montage, conçu pour s’y perdre ou y dériver au gré de ses humeurs. Les lecteurs familiers de Guattari y retrouveront les thèmes qu’ils connaissent et qu’il a développés dans tous ses livres, seul ou avec Deleuze : la recherche d’une nouvelle définition de la subjectivité dépassant l’opposition classique entre sujet individuel et société, la théorie des « agencements collectifs d’énonciation », l’accent mis sur les intensités préverbales relevant d’une logique des affects, l’existence de machines de subjectivation, la lutte contre les systèmes de soumission et la culture de masse. Les nombreux entretiens et débats portant sur le rapport entre identité et subjectivité (aussi bien singulière que collective) constituent quelques-uns des points forts du livre. Guattari y revient inlassablement sur ce qu’il appelle « processus de singularisation » et qui n’a rien à voir, souligne-t-il, avec l’identité : « Cela a plutôt à voir avec la manière dont en principe tous les éléments qui constituent l’ego fonctionnent et s’articulent ; c’est-à-dire avec la manière dont on sent, dont on respire, dont on a ou n’a pas envie de parler, d’être ici ou de s’en aller. » (p. 98) Les concepts de culture et d’identité culturelle sont « profondément réactionnaires », répète-t-il, des formes mortes, des sphères isolées : « La conception d’une identité réifiée est corrélative de la notion d’identité culturelle, qui implique la paire identité / altérité. » Ce sont donc ces mouvements échappant aux formes figées et mortifères qu’il cherche dans ses rencontres brésiliennes. Il y retrouve ce qu’il aime chez quelques-uns de ces grands écrivains représentant ce que Deleuze et lui appelaient la « littérature mineure » : Kafka ou Joyce, par exemple, dont il parle au Brésil. Si l’inachèvement kafkaïen le fascine, c’est précisément parce qu’il marque cette volonté latente de destruction qui empêche l’œuvre de se refermer sur elle-même pour constituer un ensemble clos – œuvre fragmentaire qui rompt avec « les grandes identités littéraires » et poursuit à l’infini ce qui en elle ouvre des failles et des points de fuite. Ce sont ces mêmes « lignes de fuite » que Guattari repère aussi à Rio, Bahia ou Florianopolis.

4 D’où vient alors la gêne voire l’ennui qui pointe parfois à la lecture de ce gros livre ? Du caractère répétitif de ces témoignages et rencontres ? de la valeur d’archive au sens du dépôt de traces inertes que prend souvent l’ensemble ? de l’actuel reflux de ces utopies révolutionnaires ? Sans doute tout cela à la fois, mais ce qui frappe surtout c’est la gangue jargonnante qui pétrifie des dialogues qu’on aurait aimés plus libres. On ne peut s’empêcher alors de comparer ceci à la langue savamment claire, lumineuse, directe de Deleuze dans ses entretiens ou ses Dialogues avec Claire Parnet. Suely Rolnik écrit ceci dans sa préface : « Pour accompagner le rythme vertigineux de son traitement des événements, Guattari faisait un usage sauvage des mots, inventant des concepts dans un flux d’une intelligence féroce et d’une vitesse à couper le souffle. En plus d’une occasion, Deleuze a mentionné cette vitesse de son partenaire et le fait qu’il “traitait l’écriture comme un flux schizo qui charrie toutes sortes de choses”. C’est précisément là que résident la force incisive, l’originalité et la beauté de la pensée de Guattari » (p. 15). Dans le livre pourtant, est-elle forcée de reconnaître, « le rythme est différent ». Certes. Le moins que l’on puisse dire est que l’ensemble n’échappe pas à la lourdeur d’une véritable langue de bois devenue (avec le temps ?) irritante, voire illisible ; ceci, entre mille : « Elle [l’identité culturelle] constitue un moyen d’auto-identification dans un groupe déterminé qui conjugue ses modes de subjectivation dans les relations de segmentarité sociale » (p. 104). On y retrouve pourtant aussi la vitalité d’une époque, son inventivité, son inlassable recherche de nouveaux espaces de vie et d’affect. Qu’en restet-il aujourd’hui ? Peut-être une lutte toujours actuelle contre « la prétention de l’ego à s’affirmer dans une continuité et un pouvoir » (p. 47), l’idée d’identités à réinventer, d’une autre socialité à construire, d’une révolte joyeuse reprenant comme mot d’ordre « l’invention de la vie ».

5 « Oui, écrit Guattari, je crois qu’il existe un peuple multiple, un peuple de mutants, un peuple de potentialités qui apparaît et disparaît, s’incarne en faits sociaux, en faits littéraires, en faits musicaux. » Il faut relire Chaosmose[4], l’un de ses plus beaux livres.

Notes