Gérard Noiriel À quoi sert « l’identité nationale » ? (Éditions Agone, collection « Passé & Présent », Marseille, 2007, 154 p.)

1 Cet ouvrage est le premier titre de « Passé & Présent », la collection que le CVUH (le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http:// cvuh. free. fr) vient de créer aux éditions Agone. Fondé au printemps 2005, le CVUH regroupe des historiens, des chercheurs et enseignants du supérieur et du secondaire, préoccupés par ce qu’ils considèrent comme une « instrumentation politique de l’histoire ». Né au moment de l’adoption de la loi de février 2005 exigeant des enseignants qu’ils insistent sur « le rôle positif » de la colonisation, ce Comité entend alerter les citoyens sur les détournements éventuels de la recherche historique en même temps qu’il se propose de réfléchir à la place et à la fonction de l’histoire dans notre société. Historien, Gérard Noiriel est directeur d’études à l’EHESS et président du CVUH. Il fait partie des huit historiens (sur douze membres) du conseil scientifique de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) qui ont démissionné de leurs fonctions officielles le jour même où a été annoncée la formation du « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale » (18 mai 2007). C’est donc cette question de « l’identité nationale » remise au centre de l’actualité politique pendant la récente campagne des présidentielles, que Gérard Noiriel analyse dans ce bref mais dense petit livre. Sa réflexion est construite en deux volets complémentaires : un volet historique d’abord, montrant comment la logique identitaire, née au xixe siècle, a depuis constamment alimenté les discours nationalistes ; un volet plus directement lié à l’actualité ensuite, visant à éclairer le débat politique contemporain. L’histoire, rappelle-t-il en premier lieu, est à différencier de la mémoire. Les discours et récits mémoriels, depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, ont pour mission de juger les acteurs de l’histoire. De son côté la communauté des historiens cherche à produire des connaissances « objectives », répondant à un idéal de vérité scientifique, afin d’expliquer (et non de juger) le passé. C’est donc en s’appuyant sur de nombreuses recherches historiques réalisées depuis trente ans qu’il démontre qu’il n’existe aucune définition objective de « l’identité nationale ».

2 Première idée fondamentale que Noiriel rappelle opportunément : la défense des identités nationales a eu à l’origine dans l’Europe du xviiie siècle un caractère progressiste. Ce fut d’abord le triomphe en France de la définition révolutionnaire de la nation en 1789 ; le terme est alors synonyme de « peuple » ou de « tiers état ». Dans les États allemands s’ajoute à la même époque une dimension culturelle, celle de la libération des cultures populaires, contes et traditions qui permettront l’élaboration d’une mémoire collective distincte de la culture savante et aristocratique. On sait le rôle que joueront en ce sens les frères Grimm quelques décennies plus tard.

3 En France, les premières définitions de l’identité nationale datent du xixe siècle. Jules Michelet, défenseur de l’idéal de progrès des Lumières, y voit la « patrie de l’universel ». La fameuse conférence d’Ernest Renan en 1882, « Qu’est-ce qu’une nation ? », est en fait une intervention partisane contre l’Allemagne, souligne Noiriel : il s’agissait en effet d’affirmer que l’Alsace-Lorraine perdue lors de la guerre de 1870, quoique de langue et de « race » allemandes, était bien française par l’histoire. C’est donc à cette lumière qu’il faut lire sa célèbre définition de la nation comme « volonté de vivre ensemble ». Au cours de la iiie République, l’identité nationale est définie constitutionnellement ; avec la première loi sur la nationalité française couplée à la conscription obligatoire (1889), la « qualité de Français » et l’appartenance à l’État deviennent des enjeux politiques et économiques majeurs. C’est à cette époque que le mot « immigration » s’impose dans le lexique.

4 Seconde idée fondamentale (si l’on se borne à résumer à trop grands traits quelques-unes des questions essentielles soulevées par ce livre) : pour comprendre l’affrontement qui a eu lieu sur la question de l’identité nationale entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal lors des récentes élections présidentielles, il faut remonter au débat qui opposa Maurice Barrès et Jean Jaurès. Barrès, montre ainsi Noiriel, en axant cette notion sur le thème de la « terre et de morts » et sur la défiance de l’étranger, en a élaboré une version conservatrice que la droite républicaine défendra jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. À ce « nationalisme » de Barrès (terme exempt de jugement de valeur et qu’il revendiquait lui-même) s’oppose le « patriotisme » de Jaurès : le thème de la défense de l’identité nationale y est ramené « sur le terrain privilégié de la gauche, à savoir le terrain social » (p. 41). Comme Noiriel le souligne pourtant lui-même, l’appartenance de Jaurès à la SFIO, organisation internationale qui lutte pour le dépassement des Étatsnations, est peu propice à un réel engagement sur le terrain de la défense de l’intérêt national même s’il tente de le concilier avec les idéaux universalistes du mouvement ouvrier. On aurait donc aimé davantage de précisions, voire une argumentation plus solide pour étayer cette opposition supposée principielle entre un (mauvais ?) nationalisme de droite (Barrès-Sarkozy ?) et un (bon ?) patriotisme de gauche (Jaurès-Royal ?). La question est en effet suffisamment importante pour appeler une réflexion plus approfondie que ce simple renvoi à un clivage (par essence ? transhistorique ?) entre les valeurs de gauche et celles de droite.

5 Là où Gérard Noiriel est en revanche plus convaincant, c’est lorsqu’il analyse la réactivation à partir des années 1980 des thèmes de l’immigration et de l’identité nationale dans le discours politique français après que leur usage public eut été discrédité dans l’immédiat après-guerre. Il montre ainsi comment ces questions n’ont en fait jamais disparu mais réapparaissent modifiées et travesties, comment elles se déplacent et renaissent dans diverses revendications des années soixante en France mais aussi en Europe et aux États-Unis : par exemple dans la « réhabilitation des identités collectives dominées » (ainsi en France les mouvements de libération de la Corse, de l’Occitanie, de la Bretagne…), les luttes des femmes, des homosexuels, des noirs, etc. Comment ensuite elles ont pu être reprises à la fin des années soixante-dix au moment où Valéry Giscard d’Estaing a lancé sa politique de rapatriement massif des immigrés et singulièrement des travailleurs algériens. Comment enfin elles revivent dans les discours racistes et xénophobes du Front national jusqu’aux thèmes politico-médiatiques actuels : la lutte contre les « communautarismes », la défense de la laïcité républicaine (entendons : française) contre les envahisseurs (arabes ? musulmans ? islamistes ?), la guerre larvée contre « les-jeunes-des-cités », ces nouveaux barbares, ces étrangers (« ils manquent d’âme » avait doctement proféré une intellectuelle médiatique faisant profession de psychanalyste, quand d’autres tentaient d’évoquer la violence sociale, politique et économique dont ils étaient victimes).

6 Il faut citer ici ce beau passage du livre : « L’antagonisme franco-allemand qui avait structuré le récit d’actualité entre 1870 et 1945 a ainsi été remplacé par un nouveau discours où le “nous” français apparaît constamment opposé aux “eux” islamistes. Le mot “communautarisme” s’est rapidement imposé pour nommer la nouvelle menace, fonctionnant comme une grille de lecture que les journalistes pressés par l’actualité peuvent facilement remplir chaque jour. Les musulmans sont ainsi apparus comme de nouveaux barbares, qui passent leurs journées à s’entretuer, fomentent des attentats terroristes, brûlent les voitures, dirigent le trafic de drogue, imposent le foulard islamique à leur sœur et violent les autres filles des cités. » (p. 61)

7 Est-il nécessaire d’ajouter quelque chose ? Remplacez « musulmans » par « latinos » aux États-Unis, « colombiens » au Mexique, « roumains » en Italie, « americanos » en Espagne… Comme le dit fortement Noiriel : il n’existe aucune définition de l’identité nationale qui soit acceptée par l’ensemble des chercheurs. La raison en est simple : ce n’est pas un concept scientifique, c’est une expression qui appartient au langage politique. Il ajoute plus crûment encore : la question de l’identité nationale telle qu’elle est apparue pour la première fois le 14 janvier 2007 dans le discours de Nicolas Sarkozy « est un “faux problème”, une simple magouille électorale destinée à flatter les préjugés de la fraction la plus xénophobe de la population » (p. 126).

8 Il faut rendre hommage à ce petit livre qui ranime notre sens de l’histoire à une époque où l’on nous parle tant de « devoir de mémoire ». Bref rappel historique donc, pour finir : en 1881 une rixe impliqua à Marseille des Italiens, communauté fortement implantée dans le Sud-Est et présentée à l’époque comme « une nation dans la nation », une menace à l’intégrité nationale qu’il fallait éradiquer en obligeant ses membres à devenir français. Telle est en effet l’origine de notre fameux « droit du sol » : pas plus « généreux » qu’un « droit du sang » qu’on présente volontiers comme raciste, il fut d’abord et avant tout une contrainte à l’intégration. C’était avant la loi sur les tests ADN.