À propos d'invention : reconfiguration d'un sujet philosophique saisi dans ses pratiques

1Les nouvelles études en histoire et sociologie des sciences semblent aujourd’hui arriver au terme d’un premier bilan. À dire vrai, les philosophes d’antan ne retrouveraient pas leurs petits dans ce(s) champ(s), que nous n’oserions plus appeler « La Science », tant il a été déconstruit, transformé, réinterrogé de multiples manières. La « preuve », la « méthode », « l’objectivité », « la rationalité », critères de définition de la scientificité, sont passés du statut de ressources explicatives à celui de ressources à expliquer. Le projet est vaste et s’inscrit dans un questionnement anthropologique de notre modernité. Les résultats sont là, il est possible de décrire la science non comme un texte représentationnel du monde mais « comme une action », « une pratique culturelle », « une construction sociale ». Par là même, ces études évacuent les présupposés d’un modèle diffusionniste de la science et d’une épistémologie de la rationalité, implicitement ou explicitement reconnus, qui prennent pour acquise la dichotomie entre sujet connaissant et objet connu. En offrant une nouvelle définition de la rationalité, ces études imposent alors une nouvelle réflexion sur la nature du sujet connaissant. Pour comprendre en quoi une telle question redevient pertinente, nous décrirons le travail de déconstruction de la science et simultanément le renouvellement qu’il implique dans l’interrogation du sujet. Nous verrons ainsi le sujet connaissant de la tradition rationaliste, à la fois tout-puissant mais sans corps, apparaître au grand jour, tandis qu’il perd le monopole de l’action. C’est ce paradoxe que nous voudrions penser. En nous appuyant sur l’étude empirique des pratiques d’un inventeur, nous tenterons de peindre une nouvelle figure du sujet : une subjectivité, non pas première dans la constitution d’un objet, mais émergeant d’un collectif constitué d’éléments hétérogènes, une subjectivité à la fois distribuée et située dans un corps singulier. Peut-on parler, en plein cœur des sciences, d’incarnation?

Les critères de scientificité mis en question

2De nombreuses études, en anthropologie, histoire et sociologie, se sont attaquées depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années à l’un des piliers de notre modernité, la Vérité des sciences [1]. En pénétrant au cœur des laboratoires, en suivant les controverses, nous avons découvert la science en action, c’est-à-dire la science en train de se faire. Mais qui plus est, nous avons vu ce que François Jacob appelle poétiquement la science de nuit, « qui hésite, trébuche, recule, transpire, se réveille en sursaut, doutant de tout, […] qui se cherche, s’interroge, se reprend sans cesse, […] sorte d’atelier du possible […] » [2], caractéristique du contexte de découverte, s’étendre au fameux contexte de justification. En déconstruisant la Vérité, ce qui a été réintroduit en effet au cœur de la production et de la stabilisation du savoir scientifique, c’est précisément la contingence. Nos critères de vérité, comme la reproduction des expériences, l’interprétation des résultats, les critères d’évaluation d’une preuve sont affaire de négociations. En bref, il n’existe pas, contrairement aux affirmations des rationalistes, de nature logique de la preuve, de critères « uniques », « stables », et « atemporels » permettant d’établir l’accord sur la validité et la pertinence d’un énoncé ; le désaccord étant le fruit des préjugés et des résistances des individus, d’ordre psychosociologique. Le social est au cœur de l’interprétation et de la construction des faits. Et ce qui est rationnel est fonction du contexte sociologique ou historique.

3La question que se posent les sociologues et les historiens n’est plus alors : « comment un individu peut-il ou a-t-il pu inventer une théorie plus rationnelle que les autres? » mais « pourquoi un savoir construit à un moment particulier est-il plus efficace qu’un autre? » [3]. Grâce au principe de symétrie de Bloor [4], qui impose au chercheur de traiter de la même façon les vainqueurs et les vaincus, les échecs et les succès, les récits de construction du savoir prennent un autre visage, moins linéaire, moins évident, moins attendu. Nous souffrons avec les différents protagonistes et tentons de comprendre avec eux les raisons de leurs choix. C’est ainsi que l’histoire des sciences rejoint l’histoire tout court.

4En s’attaquant au réalisme et à la représentation, les constructivistes et l’histoire sociale ancrent ainsi la première activité des sciences dans le laboratoire, les instruments, les savoir-faire localisés, les institutions, l’ensemble des déterminations qui par le poids de leurs associations permettront de sortir du fameux : « il a gagné parce qu’il était plus rationnel ou parce qu’il avait un accès plus immédiat à la nature ». En refusant de se prononcer sur la vérité, ces études redonnent de l’ampleur à la multiplicité des interprétations du réel, mais par là même destituent la Nature de son rôle stabilisateur. En montrant, comme le dit Trevor Pinch,

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comment les scientifiques eux-mêmes offrent des interprétations différentes de la nature. La vérité ou l’erreur des découvertes scientifiques sont alors présentées comme une conséquence du travail des scientifiques plutôt que comme le fait de la Nature [5].

6La découverte n’est plus définie comme la mise à jour d’une Nature cachée. La Nature n’est plus la cause mais la conséquence de la découverte. Le regard s’est entièrement déplacé vers les conventions et les formes de relation qui, pour une communauté donnée, règlent les pratiques, vers les techniques de stabilisation et de standardisation du savoir, moyens autres que la raison d’établir des rapports de force. Nous passons de la représentation d’un monde stable dans lequel parfois émergent des îlots de nouveauté à un monde en perpétuel mouvement dans lequel parfois émergent des îlots de stabilité.

7Certains sociologues des sciences ont alors tenté d’étendre ce principe de symétrie à un principe de symétrie généralisée [6] qui implique de traiter les humains et les non-humains de la même façon. Ceux-ci en effet ne sont pas corvéables à merci. Parfois, ils résistent. Parfois, ils refusent de se laisser traduire dans les instruments des scientifiques. Il faut redonner de l’historicité aux objets afin de voir comment les savants construisent une socionature, sans tomber dans ces deux travers que sont l’image du découvreur tout-puissant ou la naturalisation de l’histoire. Avec cette nouvelle conception des sciences, tous les partages sur lesquels reposait la spécificité du savoir scientifique, contexte de découverte/contexte de justification, interne/ externe deviennent les conséquences du travail des scientifiques. Les travaux de Shapin et Schaffer, Callon et Latour, et Hacking sont unis par cette même question : voir comment se construit cette double réalité d’un savoir qui, bien qu’étant le produit des pratiques humaines, se présente comme en étant détaché. Pour les premiers, l’origine est historique, voire archéologique : nous observons, en plein cœur du xviie siècle, dans la querelle opposant Hobbes à Boyle, comment se construit cette démarcation entre ce que nous appellerons dès lors « la science » et « son contexte ». Pour les seconds, elle est sociologique : nous suivons ce que font les scientifiques et non ce qu’ils disent qu’ils font. Nous voyons ainsi opérer ce double travail de médiation et de purification. Avec Hacking, elle est philosophique : il ne faut pas chercher, comme des philosophes en chambre, à définir ce qu’est l’objectivité ou la rationalité « en soi », tentons plutôt de comprendre comment opèrent ces concepts dans notre pratique quotidienne. Voyons, dit-il par exemple, ce que nous sommes en train de faire lorsque nous mesurons les performances d’un athlète [7]. Trois points communs : fonder, d’une part, le réalisme des sciences dans les pratiques, les savoir-faire et les instruments ; se situer, d’autre part, dans l’entre-deux où se construit cette double réalité – nature et société – et non point partir de ces extrêmes ; enfin localiser, historiciser nos pratiques scientifiques. Mais si l’historicité, la situation, la localisation, les pratiques reviennent en force dans l’explication, voire dans la description de cette pratique culturelle, peut-on dire pour autant que nous sommes dans l’illusion? La vérité existe-t-elle? Oui, mais la rationalité scientifique ne se distingue pas, pour reprendre la conception standard telle que l’a décrite George Levine, par « l’Objectivité » de ses procédures et le désintérêt de ses praticiens, par les demandes rigoureuses de vérification, par la validité universelle de ses conclusions, par sa capacité à représenter adéquatement une réalité, par la progression de ses résultats non affectés par la manipulation rhétorique d’arguments, le contexte social desquels ils émergent ainsi que la psychologie ou la personnalité des expérimentateurs [8]. La réponse est inverse : plus la rationalité est mêlée, historicisée, ancrée dans les pratiques, plus elle est vraie [9].

8Ainsi l’universalité, la rationalité, l’objectivité des sciences que Descartes puis Kant fondaient dans l’universalité d’un cogito ou des catégories transcendantales, puis dans une méthode avec Popper, s’ancrent désormais dans des pratiques situées, multiples et collectives. Au fur et à mesure que la science se repeuple, un sujet se vide de ses propriétés innées tandis qu’il reprend l’apparence d’un être humain en chair et en os, en bref perfectible. Les sociologues des sciences, en remettant en cause tous les partages établis entre contexte de découverte/contexte de justification, sujet/objet, non seulement déconstruisent la définition de la rationalité scientifique mais également, ou par là même, destituent la place du sujet connaissant sur laquelle reposait cette rationalité.

Un sujet détrôné

9L’objectivité des sciences s’est en effet construite en regard d’une conception du sujet [10]. Ou plutôt, pour fonder et maintenir la spécificité de ce savoir universel, il fallait construire un sujet universel, un sujet dénué de subjectivité. Une subjectivité que l’on n’a cessé d’exclure, de contenir dans une méthode ou dans un consensus, ou de construire par des méthodes d’objectivation (Foucault). Un sujet capable d’assurer la vérité des sciences, la nouvelle science mathématique de la nature galiléenne pour Descartes, le paradigme newtonien pour Kant. En effet, c’est dans notre subjectivité que Descartes recherche les fondements ultimes pour construire solidement l’édifice de notre savoir, de cette connaissance universelle du monde en soi rationnel. Mais une subjectivité « privée de sa dimension d’intériorité radicale, réduite à un voir, à une condition de l’objectivité et de la représentation […] ». Ainsi, « la subjectivité du sujet n’est plus rien d’autre que l’objectivité de l’objet » [11]. Cette définition de la représentation transparente et d’un sujet sans corps va profondément marquer notre vision de la rationalité. L’idéalisme n’admet dans l’être aucune obscurité. Car la vérité du contenu des découvertes est garantie par la pureté de l’origine. S’instaure alors une dichotomie essentielle : conscience, raison, intuition, intellect, psychique sont mis d’un côté tandis qu’inconscient, sensibilité, imagination, physique, demeurent de l’autre. Cette conception cartésienne de la rationalité fondée sur la conscience établit et pose le statut du savant. Purgé de tout ce qui encombre le psychisme connaissant – « anticipations, préjugés, idoles » -, il est alors à même de questionner la nature et d’obtenir des réponses directes. La genèse de la raison réduite à la pure intellectualité doit nous ramener à des vérités premières. On peut parler de rationalité désincorporée [12]. Le « cogito », la première de toutes les vérités, le lieu de la vérité et son modèle,

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promet une solution virtuellement instantanée du problème de la représentation. Libéré de son corps, le sujet connaissant n’a besoin d’aucun point de vue physique, dans le but d’être près de Dieu, de se tenir au-dessus et en dessous de l’objet de S/sa connaissance. D’un tel point de vue transcendant, simultanément partout et nulle part, il semblait possible de voir l’univers entier incluant non seulement les lunes de Jupiter que Galilée avait épiées à travers son télescope mais également [selon Descartes] la digestion de la nourriture, les battements du cœur et des artères […] la respiration, la marche et le sommeil, la réception de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur…
(Descartes, Œuvres [1953], 873) [13]

11Avec Kant, la théorie des principes rationnels tend à se substituer à celle des idées innées. Mais la tâche est semblable : il tente de décrire l’expérience du sujet de manière telle qu’elle constitue la base d’une connaissance rationnelle. On retrouve un sujet actif, doté de catégories universelles (partagées par tous les êtres rationnels), catégories imposées sur des impressions subjectives et confuses afin de leur conférer de l’objectivité. Chez Kant, on a une subjectivité active mais à nouveau impersonnelle et non idiosyncrasique [14] La raison ne peut avoir d’histoire. Kant n’imagine pas de modification dans la connaissance scientifique telle que la révolution copernicienne que lui même établit en philosophie. Comme le dit Blanché :

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Le rationalisme moderne, en rejetant l’idée de connaissances innées et en limitant l’a priori à de certaines règles d’appréhension et d’exploitation du donné empirique, avait cru pouvoir ainsi préserver […] l’immutabilité d’une raison désormais conçue comme simplement structurante (…). En la vidant de tout contenu et en la réduisant à un système de principes formels, on assurait la pérennité de la raison [15].

13Comment est il possible alors d’engendrer des théories nouvelles dans un domaine dont on dit qu’il diffère des autres parce qu’y résonnent les cadres stricts de la rationalité des sujets? Les révolutions scientifiques imposent en effet un renouvellement de la conception du sujet. Popper abandonne tout souci de fondement pour lui substituer celui de croissance. Dans la continuité de Kant, il valorisera la forme rationnelle qu’est la pensée critique. Mais avec lui l’effacement du sujet, découvert comme point référentiel de l’irrationnel, devient la condition de possibilité de la science rationnelle. La distinction, instaurée par Descartes dans le sujet, entre la raison, source de véritable connaissance, et l’imagination, source d’erreurs d’où proviennent les idées dont on ne peut contrôler rationnellement la constitution, se trouve réifiée, chez Popper, au niveau de la méthode, entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Ainsi, le sujet fondement de la rationalité disparaît pour laisser la place à la seule méthodologie : la justification rationnelle de l’acceptation et du rejet de nos théories.

14Le critère de démarcation scientifique se déplace ainsi du jugement synthétique chez Kant, au jugement collectif, critique, et rationnellement contrôlé chez Popper, à un ethos respecté grâce à des mécanismes de régulation de la connaissance chez les premiers sociologues des sciences comme chez Merton. Soit le savant est rationnel et transparent, soit la part d’irrationalité qui l’habite est contrôlée rationnellement par le groupe, il devient un acteur collectif. Tant que le contenu des sciences n’a pas été déconstruit, on a besoin d’un savant ascétique, ou d’une méthode qui le contraigne. En bref, soit la validité des théories scientifiques est garantie par la pureté et la rationalité de leur origine, la science est inscrite dans la nature de la connaissance rationnelle, et la nouveauté, c’est-à-dire l’introduction par un acte de pensée de quelque chose de non encore présent, est impensable. Soit la dynamique de la science est pensable mais une rupture est alors instaurée entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Le contexte de découverte impur est alors placé en dehors du champ de la rationalité scientifique et par là même en dehors de toute explication rationnelle. La validité n’a plus rien à voir avec l’origine. On reste dans cette opposition : objectivité, rationalité des sciences – subjectivité, irrationalité des sujets. On retrouve cette dichotomie dans de nombreuses études qui se sont penchées sur la découverte. D’un côté, l’étude épistémologique des énoncés scientifiques, l’objet ; de l’autre, les conditions de leur émergence : on trouve un principe explicatif soit dans le sujet, soit dans le social.

15Ainsi, les philosophes parce qu’ils tentent de penser ce paradoxe incontournable, la nécessité d’une nature et la singularité des individus, conçoivent un sujet qui se trouve au centre de la production de la connaissance, tout en demeurant absent, soit parce qu’il est transparent, soit parce qu’on l’évacue. Keller, par analogie à la perspective classique, trace la construction d’un sujet scientifique de plus en plus abstrait et dispersé. Le téléspectateur est nommé par son emplacement mais en même temps est rendu anonyme (…) : « Ce que Brian Rotman appelle un “métasujet” : invisible, autonome, virtuel » [16]

16Les sociologues des sciences se sont précisément battus contre l’individualisme attaché au rationalisme et au réalisme ancrés dans les comptes rendus des philosophes de la connaissance. Pour Barnes :

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Ils ont assumé, incorrectement, qu’un individu isolé est dans une position pour identifier les applications correctes de la connaissance simplement en se référant à la réalité et en utilisant ses capacités rationnelles. La réalité, telle qu’elle est appréhendée par l’esprit individuel, et la rationalité, telle qu’elle s’est manifestée dans la cognition individuelle, sont suffisantes pour déterminer quelles applications sont correctes ou non [17].

18Ainsi les sociologues, en s’attaquant au critère de démarcation scientifique – ce dernier ne se trouve ni dans le sujet, ni dans une méthode, ni dans des instances régulatrices –, détrônent le sujet connaissant – tout-puissant, rationnel, producteur d’idées mais absent, c’est-à-dire sans corps -non pas en l’évacuant mais paradoxalement en le faisant apparaître au grand jour.

19Si l’on reprend les principes fondateurs de la sociologie des sciences, on peut y voir, en effet, les implications suivantes quant au statut du sujet. Le principe de symétrie a d’abord largement déstabilisé l’image héroïque du savant découvreur. Le sujet est remplacé par le groupe des savants, de ce groupe émergent les propriétés de la nature. Nous n’avons plus « Un » sujet connaissant mais « des » individus. Ces individus ne sont pas traversés par l’objet scientifique mais par la société : on lit leur comportement à travers les intérêts sociaux qui les animent. Le principe de symétrie généralisée achève d’un dernier coup d’épée, dans la lignée des Copernic, Darwin et Freud, la prédominance du sujet ici réduit au rang des non-humains. Les constructivistes s’étaient battus contre l’individualisme méthodologique, les sociologues des réseaux (Callon et Latour) abandonnent également le sociologisme, c’est-à-dire la croyance en l’existence d’une réalité préexistante et contraignant le comportement des individus et réinstaurent le rôle des non-humains. [18] Notre humanité ne vient pas de notre socialité (de notre subjectivité) mais de notre capacité à construire des objets (à objectiver nos relations), d’où l’importance de leur redonner du poids. Tandis que la vision d’un sujet désincarné et écrasé par les objets scientifiques et techniques fait l’objet des critiques des anti-modernes, nous découvrons avec les sociologues que les objets tiennent notre collectif et qu’ils sont peuplés de nos pratiques [19].

20Aussi, les constructivistes, en repeuplant notre collectif de pratiques, d’instruments, de corps, d’habiletés évacués par la tradition rationaliste, réinstaurent beaucoup de subjectivité et de « social ». Mais qu’est devenue la singularité? Avec les sociologues des réseaux, nous découvrons un acteur distribué, un acteur qui est le porte-parole de l’ensemble des humains et non-humains qu’il a associés, c’est-à-dire une forme. Ne retombe-t-on pas dès lors sur un sujet, invisible, autonome, virtuel, flottant au-dessus du vrai monde situé, un sujet connaissant désincorporé? Ce sont les questions que nous voudrions aborder. Contrairement aux nombreuses études qui se sont arrêtées à la construction de l’objectivation ou aux pratiques de désincorporation du sujet, nous voudrions poursuivre ce mouvement (nous verrons qu’ils ne sont pas contradictoires) et nous attacher à la réincarnation et à l’individualisation d’un sujet par un collectif. Parler ainsi, c’est partir du principe que l’individu et le collectif ne sont pas deux entités stabilisées, deux pôles constitutifs d’une irréductible tension mais les produits d’un processus. L’identité d’un sujet se construit. La question que nous voudrions traiter est la suivante : comment définir un sujet qui devient un corps singulier parce qu’il déborde ses conditions d’existence, à savoir son corps propre?

21Pour cela, nous nous appuierons sur une étude empirique que nous avons effectuée dans une grande entreprise française, lieu moins mythique ou glorificateur de la connaissance [20]. Nous avons choisi un thermodynamicien qui sert de symbole d’innovation à tout un groupe. Nous arrivons au moment où une figure du sujet de l’invention émerge d’un processus de production de connaissance. En nous focalisant sur un individu, nous réussissons à avoir prise sur les interrelations entre trois points qui nous ont semblé constitutifs de l’invention : le rôle des récits sur l’invention/inventeur, l’objet (l’invention c’est-à-dire le modèle construit) et l’acteur (l’inventeur). L’individu que nous avons observé est un chercheur ayant le titre d’expert, il travaille dans le service thermodynamique d’une grande entreprise française. Son domaine d’étude est la caractérisation des fluides pétroliers, il a donc pour préoccupation majeure de rendre compte de l’origine et du comportement des fluides de gisement. Comprendre la façon dont les fluides évoluent et quels sont les changements de phase qu’ils subissent (une huile peut devenir un gaz et inversement) a une conséquence directe sur la façon de les exploiter et de les traiter en surface. Sa science, son savoir-faire est la thermodynamique, son outil opératoire est la modélisation. Or on le dit l’inventeur de cette nouvelle pratique de modélisation tandis qu’il reçoit un prix accordé par son groupe industriel pour son œuvre scientifique. Nous assistons à la mise en discours, à la mise en objet, à la mise en société d’un sujet. Ces médiations sont les conditions nécessaires pour permettre à un acteur de déborder les conditions qu’impose son propre corps. Nous poursuivons en décrivant le travail quotidien du chercheur dans son institution et utilisant son institution pour construire un collectif et se singulariser. L’hypothèse que nous voudrions tester est la suivante : plus un acteur se socialise, se distribue et s’associe à des éléments hétérogènes, plus il devient une singularité, un moi, un corps non interchangeable, une irréductibilité. La subjectivité émerge d’un collectif hétérogène et s’ancre dans un corps situé.

Un sujet reconfiguré ou le corps du sujet

22En déconstruisant un processus de découverte, nous découvrons donc à notre tour, dans la lignée des sociologues des sciences, un collectif peuplé d’éléments hétérogènes travaillant et produisant du nouveau. L’invention est distribuée dans les procédures suivantes : ce sont à la fois les jugements des collègues (processus d’attribution/répertoires du discours/critères de qualification de la nouveauté), les contraintes de l’institution (procédures de reconnaissance institutionnalisées, les programmes d’action, les règles auxquelles ils doivent se plier), les pratiques de modélisation (le rapport de l’inventeur à son modèle, les rapport des autres à cet objet), le pétrole (comment une matière est socialisée ou les procédures de transformations nécessaires pour que le pétrole puisse arriver jusqu’au modèle de l’inventeur), les outils théoriques (comment ils fonctionnent, sur quoi ils ont prise, ce qu’ils font de plus). Mais nous découvrons également un point d’arrêt dans cette construction sociale permanente. L’invention, l’ ageney, le moteur, dit-on, émerge dans le corps d’un acteur particulier. Nous assistons alors à la dialectique de la production d’un Sujet par la redistribution des compétences dans l’espace et dans le temps opérée par l’introduction d’un objet nouveau. Un individu devient un nouveau sujet à travers le travail de redistribution des compétences qu’entraîne la naissance d’un nouveau modèle informatique dont il est l’auteur. Ou, pour reprendre une expression de F. Dagognet, on peut voir comment « l’objet concrétise l’homme ».

23En effet, on ne peut comprendre les capacités créatrices de cet individu sans comprendre ce que fait ce modèle, en quoi il est nouveau, comment l’inventeur se l’approprie, joue sur lui. À tel point qu’on les mélange. Un objet détient les mêmes propriétés que celui qui l’a inventé. Pourtant ils ne se ressemblent pas. L’un est un corps de chair, l’autre de silicium. Ce qui agit dans les mains des autres, ce sont les équations et les modèles. L’ordinateur est à la fois l’extension de son corps et en même temps le dépasse tout à fait. Car il n’est pas fait de la même matière que lui. Plus durable, l’ordinateur est connecté à tous les autres, il peut agir dans un plus grand champ spatial (il s’impose à différents endroits de la chaîne d’extraction du pétrole) et étend son champ d’action. Cette équation lui permet de maîtriser les mers agitées et la considération de ses collègues. Nous sommes passés d’une situation non maîtrisable à une situation plus simple, où les rôles semblent stabilisés et renforcés dans l’action. Le fluide interagit ainsi avec l’inventeur lorsqu’il apparaît sur l’écran. Mais avec un inventeur traduit, démultiplié par le programme. Le programme est un actant à part entière qui agit sur le monde social bien qu’il ait des caractéristiques différentes des corps qui l’entourent.

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À chaque fois qu’une interaction dure dans le temps et s’allonge dans l’espace, c’est qu’on la partage avec des non-humains [21].

25C’est aussi le rôle fondamental du récit qui se construit autour de lui : « Un jour il a eu cette idée, etc. » La mise en récit permet à cet individu de tenir dans le temps. C’est bien le récit qui permet à certaines formes d’être de perdurer. Il en est ainsi des prix.

26Une telle argumentation, d’une certaine façon, ne choquerait pas outre mesure les partisans d’un certain rationalisme. Ils y verraient là le processus nécessaire de désincorporation du savant. Le corps du savant disparaîtrait tandis que les objets seraient amenés à vivre sans lui. Pas de doute, « en traitant les objets, nous réfléchissons sur l’esprit » [22]. Les sociologues des sciences, quant à eux, proposeraient une autre lecture. Ce sujet, bien sûr, est composé de matériaux hétérogènes, et sa force vient de l’ensemble des associations qu’il a créées. Nous avons un acteur réseau :

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Dans Pasteur-réseau, on trouve bien un laboratoire, des souches dociles, des carnets de notes, des statistiques, la ferme de Pouilly-le-Fort, les journalistes assistant à l’expérience spectaculaire qu’y organise Pasteur, les vaches mourant dans les champs infectés, les électeurs français qu’il s’efforce de convaincre (…). Un être humain est une enveloppe car simultanément distribué dans tous les éléments dont il est composé et qui peuvent à tout moment reprendre leur indépendance. Les vaches vaccinées, les microbes, la ferme de Pouilly-le-Fort, les témoins abasourdis, le laboratoire de l’Ecole normale, tous ces matériaux sont les membres de Pasteur [23].

28Le laboratoire est également le corps et l’esprit de Pasteur, intelligence distribuée, théorie matérialisée dans les instruments. Ces deux approches, d’un côté les rationalistes, de l’autre les sociologues des sciences nient ainsi pour des raisons opposées la nécessité de la spécificité d’un corps situé du savant. Soit l’objet auquel nous avons affaire est la preuve que nous n’avons plus besoin du corps du savant, soit cet objet est un autre morceau du corps du savant, en bref nous avons un corps étendu mais nous n’avons pas besoin d’un corps situé : il n’y a pas un corps plus important que les éléments qu’il associe. Lorsqu’on nous renvoie à un moteur, ou à une direction spécifique, elle est le fruit d’un processus d’attribution arbitraire. Nous voulons montrer au contraire que cette extension du corps du savant à d’autres matériaux que lui nous met à nouveau en présence de son corps propre et situé, un corps agissant d’une certaine façon. Nous avons, certes, un acteur-réseau qui prend différentes formes. Il est une représentation dans le discours des autres, que l’on applique dans un ordinateur et qui le requalifie en même temps. Il est un modèle qui fait des opérations intellectuelles. Lorsque nous suivons les procédures de reconnaissance de l’institution, nous découvrons qu’il est un prix scientifique, il devient ainsi un modèle institutionnel à travers la circulation de brochures qui vantent les mérites des innovateurs et leur exemplarité. La brochure a pour vocation de développer chez les autres des envies de devenir innovateur et de montrer les mécanismes pour y parvenir. Il est si l’on peut dire « un gros budget » dans les bulletins des programmes de recherche. Il est un expert, reconnaissance maximale, chef de service et collègue. Il est du pétrole (l’essence du pétrole comprend désormais les compétences de l’inventeur puisqu’il en a donné une nouvelle définition et représentation et que d’autres personnes, dans des secteurs différents, ont besoin de cette nouvelle représentation du fluide pour travailler). Il est un nom. Comme dit son chef de département, « il faut des William ». Il est un service. Il est un corps. Mais c’est à travers les différentes procédures que nous venons de décliner : les récits, les modèles, un prix, un statut et un nom, que nous voyons les compétences singulières de ce dernier émerger. Et c’est aussi parce qu’il est mis en récit, parce qu’il est devenu un prix, un modèle, un statut et un nom qu’il se distribue, démultiplie ses compétences qui seront réattribuées à sa prestance. En réintroduisant le rôle des objets, des non-humains dans la compréhension de la modification d’un environnement, nous suivons le processus de distribution et de singularisation d’un individu. En effet, nous croyions qu’il était possible, en nous focalisant sur un individu, de retrouver l’individualité mais c’est au contraire en nous éparpillant dans les choses et dans les autres que nous allons découvrir la singularité d’un individu. Prendre en compte l’opérationalité des choses, ce n’est pas perdre le sujet. Il est au contraire plus présent que tous les autres. Nous voyons comment un corps s’étend à d’autres matériaux que lui, comment un « moi » perdure. Mais surtout comment les objets renvoient comme des doigts pointés vers celui qui les a créés. Aussi, pour appuyer notre argumentation, nous déplierons, dans un premier mouvement, un ensemble de pratiques, esquissées précédemment, qui singularisent et font émerger le corps du savant. Nous les avons appelées les processus de subjectivation. Ce sont des procédures constitutives d’un sujet comme lieu originaire de l’action dans le sens foucaldien de la construction d’auteur. Puis, dans un deuxième mouvement, nous verrons comment fonctionne un corps spécifique. Nous sommes plus proche cette fois du rôle du corps dans Surveiller et Punir, marqueur de quelque chose de plus ample auquel il participe. Prenons un exemple.

29Cette opération de définition d’un sujet par rapport à l’objet qu’il a créé, qu’effectuent Descartes et Kant, il faut la remettre dans la main des acteurs. Nous voyons des individus qui, au fur et à mesure qu’ils qualifient les modèles qu’ils utilisent, qualifient celui qui l’a mis en œuvre. Ils construisent un sujet doté des mêmes qualités que la machine qu’il a mise au monde. Au lieu de chercher à séparer l’un et l’autre, il faut comprendre cette opération constitutive d’un sujet. Ce que Stengers dit du plan incliné de Galilée, nous pourrions le transposer à l’invention que nous avons étudiée :

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(…) nul ne peut avoir affaire au plan incliné de Galilée sans « redevenir Galilée », sans être mis en présence du dispositif qui impose la manière de décrire le mouvement qu’elle met en scène [24].

31Les récits continuent ainsi de s’imprimer dans les pratiques et requalifient l’inventeur et l’invention. Nous pouvons voir comment au moment où un individu/collègue manipule le modèle, il se fait une représentation de celui qui l’a mis en œuvre. Et plus il applique ce modèle, plus ce qu’il fait change l’invention. En le transformant, en l’appliquant, le modèle et l’inventeur prennent simultanément de l’importance. Mais pour que cet inventeur prenne de l’importance, il faut qu’il ait fait et continue à faire quelque chose. Que fait-il précisément? Il agit, produit, négocie. Car « experiment is not stating or reporting but doing – and not doing things with words » [25]. Le savant n’est pas qu’un penseur, un écrivain, producteur d’énoncés, de théories et d’idées. Il est aussi un corps, un médiateur parmi les autres médiateurs avec lesquels il interagit. Voyons précisément comment fonctionne le corps propre de ce savant. Nous arrivons à un stade du processus où nous voyons intervenir l’inventeur en chair et en os dans les moments de dysfonctionnement de l’appareil. C’est précisément lorsqu’on lui soumet un problème que nous assistons à ce processus de subjectivation. Le fait de dénouer un problème qu’on lui soumet « performe » la qualification de l’inventeur. Nous voyons s’opérer un déplacement de qualification d’un environnement requalifié sur un sujet. Les compétences du chercheur sont démultipliées par les ordinateurs et par les différents modèles qu’il manipule. Ces derniers permettent certaines opérations et simplifications possibles qui sont réattribuées aux capacités du personnage après qu’il a fait certaines opérations, en plus du réseau qu’il a stabilisé et qui lui permet de faire ces opérations. Ce corps distribué dans les différents matériaux qu’il associe est le seul précisément à sentir certains désaccords. Que fait il ou plutôt que ressent-il? Pour donner une description du comportement du fluide, le savant s’identifie totalement à son objet de recherche, il endosse sur lui ses propriétés, il se métamorphose, il devient lui-même un fluide de pétrole, il « s’enfonce », dit-il, dans le fluide. Il se dit choqué, troublé lorsqu’il ne comprend pas un problème. Des troubles dans ce corps provoquent des émotions. Cet individu a donc une façon particulière de sentir des changements. Il se met à l’intérieur du pétrole et s’il sent un changement, c’est que le pétrole ne doit plus être à la même place. Cela provoque une tension, il souffre en tant que pétrole, il y a une incohérence, il est touché dans son corps étendu, distribué. C’est une façon d’être au monde, dans un monde donné, il est désaccordé. Ce moment où le sujet et l’objet se fondent l’un dans l’autre est un principe d’individuation duquel émerge une singularité radicale. Mais pour que cette opération s’effectue, il faut un lieu, des instruments, des pratiques. Il faut que cet individu ait pu « s’envoyer », comme le disent les sémioticiens, ou se distribuer dans tous ces lieux pour qu’opère cet échange de propriétés. Le fait qu’il ait pu s’envoyer dans ces lieux différents lui permet de faire des synthèses que les autres ne font pas. En bref, plus il se distribue, plus il devient singulier, plus il peut opérer des transformations et des associations nouvelles. Ce cerveau est d’autant plus innovant qu’il est davantage relié à un plus grand nombres d’éléments [26] Au lieu d’opposer le réseau à l’acteur, l’agent à la structure, on voit l’acteur réseau, dont l’intelligence est distribuée au point de s’identifier pour partie avec les couches de pétrole de la compagnie. En bref, nous découvrons un acteur distribué, plus proche de l’acteur de la psychologie, par sa capacité à transposer des problématiques et à s’immerger dans des objets et à se métamorphoser, que de l’acteur réseau.

32Une telle description nous permet également de sortir du dualisme cartésien. Nous ne sommes pas en présence de l’idée et de la matière, de l’un et du multiple, de l’esprit et de la substance. Nous ne sommes plus dans une opposition radicale entre les humains, ayant des idées, et les non-humains, substances inertes sans idées. Le savant est un corps parmi les autres. En ce sens, parler de non-humains ne semble plus si choquant. Nous sommes en présence de corps spécifiques partageant les mêmes propriétés. Le savoir s’étend dans les corps, au sens précisément de la substance étendue de Descartes. Nous ne pouvons dissocier les émotions des valeurs. De plus, ce n’est pas quand le sujet et l’objet se trouvent dans un écart maximum, comme l’a montré Kant, qu’il y a connaissance, c’est quand ils ne font plus qu’un. C’est parce que ce corps est attaché à tous ces matériaux qui le composent qu’il peut ressentir des désaccords que les autres ne sentent pas. En ce sens, nous avons bien un corps étendu mais situé, non interchangeable, partageant des propriétés avec la matière – peut-on encore parler de matière? – et non un porte-parole flottant au-dessus des matériaux qui le composent.

33On pourrait alors nous rétorquer que le fait d’arriver au moment clé où un objet se détache de celui qui l’a mis en œuvre nous permet de voir agir le corps propre de l’inventeur. En effet, comme nous venons de le noter, ce dernier n’a pas délégué toutes les compétences à cet objet et à ceux qui l’utiliseront. Ainsi, il impose à ces derniers de repasser par lui lorsqu’ils rencontrent des problèmes. Nous le voyons également entretenir quotidiennement l’invention en galvanisant son groupe, et maintenir sa capacité à être le seul à pouvoir répondre à certaines questions. Il trie les informations pertinentes. Il consolide son savoir-faire en cherchant à nourrir son mécanisme inventif. Il crée de nouveaux liens. Il refuse de se faire traduire dans les procédures de l’institution, enfin il étend son savoir en dehors de l’institution et par là même se singularise. Mais ce corps va disparaître. Certes, pourtant, nous pouvons affirmer que le sujet connaissant, quoiqu’il arrive, reste un corps singulier. En effet, la présence du corps propre est substituée par l’idée qu’il existe un corps. Nous avons esquissé ce processus dans la pratique de modélisation. Nous pouvons également le repérer dans les textes des savants qui parlent de l’utilisation des pratiques ou des théories au présent : « Einstein a dit que », « Newton affirme alors… ». Les laboratoires sont peuplés de morts qui parlent encore à travers leurs noms. Si nous ne pouvons déconstruire indéfiniment les théories, c’est parce que nous croyons en l’autorité d’un corps spécifique qui a agi et a dit juste. Nous sommes au cœur des sciences… ou au cœur de la religion. C’est l’eucharistie. On a besoin de croire dans l’existence du corps du savant pour faire fonctionner le processus de découverte. Comme on a besoin de croire dans l’existence du corps du Christ pour que s’opère la révélation. Le principe de la construction de la subjectivité est bien l’incarnation, et non le principe de négation du corps du savant comme l’ont montré les rationalistes, et par là même l’émergence d’un point de vue situé, contrairement à ce qu’en disent les sociologues des sciences.

34Ainsi, cette nouvelle figure du sujet, émergeant de ce travail de redistribution des compétences (tous les éléments qui sont entrés dans ce processus d’innovation sont modifiés, pétrole, collègues, chercheur), est une forme qui s’inscrit dans un corps situé. Cet individu n’émerge pas d’un tableau fixe, pas plus qu’on ne peut lire son comportement à travers ses intérêts, puisqu’ils se construisent dans l’épreuve et qu’il a redéfini son contexte.

35Nous avons une figure idiosyncrasique qui, plus elle s’étend à un collectif hétérogène, (autrement dit, plus elle devient du pétrole, une institution, etc.) plus elle devient un moi, une unité, une singularité, c’est-à-dire une présence dans laquelle tout le monde se retrouve. Il parle au nom de sa compagnie et c’est ainsi qu’il se singularise. Il parle au nom d’un fluide et lui donne des propriétés nouvelles, parce qu’il souffre comme ce fluide, et c’est pour cela qu’il est singulier. En bref, un individu devient un sujet parce qu’il partage avec son corps les propriétés de la matière, et devient une institution. Nous voyons s’opérer un échange de propriétés dans un corps grâce à ce travail d’association et de distribution, tandis que cette résistance, cette profondeur dans le réseau fait fonctionner l’ensemble du réseau, provoque un événement et impose à nouveau la mise en présence du corps. La présence du corps de l’inventeur est ainsi indispensable, à la fois pour comprendre comment s’opèrent certains échanges de propriétés, et comment un processus d’innovation continue à fonctionner. Aussi, nous n’avons plus affaire à un savant impersonnel, simple accélérateur d’un processus de découverte. Nous voyons apparaître un sujet complètement idiosyncrasique et non interchangeable, un point de vue situé et dominant. Sans ce sujet, le fluide n’aurait peut être jamais eu la définition qu’il a aujourd’hui, sans Einstein, osons la comparaison, il n’y aurait pas eu de Relativité. Nous avons bien abandonné l’idée de nécessité pour ne plus parler désormais que de contingences et d’occasions. Autre sujet, autre histoire.

36Hélène Mialet est docteur en philosophie (Sorbonne-Paris I). Elle a passé plusieurs années à Cambridge, Oxford et à l’Institut Max-Planck à Berlin dans le cadre de postdoctorats. Elle est actuellement assistant professeur dans le Département de « Science and Technology Studies » à Cornell University. Elle travaille à la rédaction d’un livre portant sur les questions de la subjectivité et de la création scientifique. Cette réflexion philosophique est fondée sur l’étude ethnographique de deux chercheurs reconnus pour leur génie : un thermodynamicien travaillant dans un laboratoire de recherche appliquée et Stephen Hawking.

Notes

  • [1]
    Cf., sous la direction de Callon M., et Latour B., 1991, Une anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise. La science telle qu ’elle se fait, Paris, La Découverte. Cf. également Biagioli, M. (ed.), 1999, The Science Studies Reader, New-York, Routledge.
  • [2]
    Jacob F., 1987 Statue intérieure, Paris, Odile Jacob, p. 330.
  • [3]
    Shapin S., Schaffer S., 1994, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique. Paris, La Découverte. Pickering A., « Against putting the phenomena first : the discovery of the weak neutral current », Stud. Hist. Phil. Sel, vol. 15, n° 2, 1984, p. 87-117. Rudwick M., 1985, The Great Devonian Controversy, The Shaping ofScientific Knowledge Among Gentlemanly Specialists, Chicago, The University of Chicago Press.
  • [4]
    Bloor D., 1976, Sociologie de la logique. Les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore.
  • [5]
    Pinch T., 1986, Confronting Nature. The Sociology of Neutrino Detection, Reidel, Dordrecht, p. 20. Ma traduction.
  • [6]
    Latour B., 1984, Les Microbes, Guerre et Paix suivi de Irréductions, Paris, A. L. Métaillé, coll. « Pandore ». Callon M., « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs en baie de Saint-Brieuc », L’année sociologique, vol. 36, 1986, p. 169-208, et Latour B, 1989, La science en action, Paris, La Découverte.
  • [7]
    Hacking I., « Historical Epistemology », Colloque Toronto, 1993.
  • [8]
    Pour une étude détaillée de la conception standard sur laquelle repose l’autorité des Sciences au xxe siècle, cf. Levine G., « Why Science isn’t Literature : The Importance of Differences », p. 65-79, in Megill A. (éd.), 1994, Rethinking Objectivity, London, Duke University Press.
  • [9]
    Latour B., 1989, La science en action, Paris, La Découverte.
  • [10]
    Concernant l’histoire du concept d’objectivité, cf. Daston, L. and Galison, P., « The Image of Objectivity », Representations 40 (1992) : 81-128. Daston, L., « Objectivity and the Escape from Perspective », Social Studies of Science 22, 597-618, Daston, L., « Baconian Facts, Academic Civility, and the Prehistory of Objectivity », p. 37-65 in Allan Megill (ed.) op. cit., Dear, P., « From Trudi to Disinterestedness in the Seventeenth Century », Social Studies of Science 22 (1992) : 619-631.
  • [11]
    Henry M., 1985, Généalogie de la psychanalyse. Paris, PUF, p. 60 et 61.
  • [12]
    .Fox Keller E., « The Paradox of Scientific Subjectivity », 313-333 in Megill A. op. cit.
  • [13]
    Idem, p. 316. Ma traduction.
  • [14]
    Megill A., Introduction : Four Senses of Objectivity, 1-21 in Megill, op. cit., p. 10.
  • [15]
    Blanché R., 1967, La science actuelle et le rationalisme, Paris, PUF, p. 117 et 118.
  • [16]
    Keller, op. cit., p. 320. Ma traduction.
  • [17]
    Barnes B., « Sociology of Knowledge », 21-37 in Megill, op. cit., p. 23. Ma traduction.
  • [18]
    Ce principe de symétrie généralisée est largement discuté et controversé : cf. l’article de Collins, H. and Yearley, S. « Epistemological Chicken » suivi de Latour, B. and Callon, M., « Don’t Throw the Baby Out with the Bath School ! A Reply to Collins and Yearley », in Pickering A. (ed.), Science as Practice and Culture, 1992, Chicago and London, University of Chicago Press. Cf. également la controverse opposant Bloor et Latour : Bloor, D., « Anti-Latour », Latour B., « For David Bloor.., and Beyond : A Reply to David Bloor’s “Anti-Latour” », Bloor D., « Reply to Bruno Latour », Studies in History and Philosophy of Sciences, March 1999, vol. 30 A number 1, p. 81-112, 113-129 et 131-136.
  • [19]
    Strum, S. and Latour, B. (1978), « The Meanings of the Social : From Baboons to Humans », Social Science Information 26, p. 783-802.
  • [20]
    L’enjeu n’était donc pas de suivre un génie de l’histoire mais le cas d’un individu travaillant au quotidien dans notre monde contemporain.
  • [21]
    Latour B., Objet de la sociologie, Sociologie des objets, Essai, 1993.
  • [22]
    Dagognet F., Anatomie d’un épistémologiie : François Dagognet (eds Canguilhem G., Debru C, Escat G., Guéry F., Lambert J., Michaud Y. et Moulin A.-M., 1984, Paris, Vrin.
  • [23]
    Gallon M., et Law J., 1994, « Des collectifs actifs : quelques leçons tirées de la sociologie des sciences et des techniques ». Draft publié en anglais : « After the Individual in Society : Lassons on Collectivity from Science, Technology and Society », Canadian Journal of Socio- logy, vol. 22, n° 2 (Spring 1995), p. 169.
  • [24]
    Stengers I., 1993, L’invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, p. 117.
  • [25]
    Hacking I., cité par Levine G., op. cit., 1994, p. 75.
  • [26]
    Sur ce point, cf. également, Mialet, H., « Do Angels Hâve Bodies? Two Stories About Subjectivity in Science. The Cases of William X and Mister H, » Social Studies of Science 29/4 (August 1999), p. 551-581. « Les Pratiques de l’Invention », in Robert Prost (éd.), Concevoir, Créer, Inventer (L’Harmattan : Paris, 1995), 283-300.