Réponse de Michel Deguy

1Évidemment je ne reconnais pas le Barthes qui m’intéresse dans ce qu’en a dit Alain Finkielkraut. Parce qu’il y a une mise en scène excessive dans ce que vous avez présenté, à partir d’une seule phrase qui est peut-être majorée. Le moderne cesse de l’intéresser? La formule est plus subtile que cela : il dit peut-être quelque chose qu’il annonce et qui est valable pour le temps. En vous écoutant je me disais que la querelle des Anciens et des Modernes est une affaire du xvie jusqu’à nous, qui a été inventée à un certain moment : tout s’est toujours déroulé comme ça dans la littérature. Mais ça a un commencement, par exemple en France, datable avec du Bellay, et puis ça a peut-être une fin. Autrement dit, j’entends la phrase de Barthes comme une manière de dire que la querelle des Anciens et des Modernes, d’une façon, ne va plus avoir lieu, ou elle aura de moins en moins lieu. Et si l’on veut caractériser notre temps qui, après tout, est le sien, on pourrait dire que c’est une sortie ou une cessation de la querelle. Donc vous avez majoré l’effet de rupture ou la soudaineté, que vous avez corrigé aussi bien assez vite, en rappelant comment Roland maintient son passé gidien (au passage, la revue Tel Quel se projette, s’expose sous le signe de Valéry ; « Tel quel » c’est du Valéry ; je crois même que dans les premiers numéros il y avait un papier de Genette sur Valéry). Il y a une continuité, donc le moment que vous pointez, je l’entends comme un souci constant dans l’allure et le style de Roland Barthes. Je vous donnerai une citation qui dit son rapport au marxisme et au socialisme en tant qu’utopies, de sorte que même s’il se débrechtise, il y a un lien maintenu avec ce qu’il appelle le socialisme, toujours extrêmement fort.

2La grande affaire de Roland Barthes, ça a été la doxa. Au fond, c’est par où je le trouve constamment passionnant : son intolérance à l’opinion. « Une doxa est posée, insupportable. Pour m’en dégager je postule un paradoxe », cela pourrait nous amener à ce qu’il a forgé avec son génie : la bathmologie. « Puis ce paradoxe s’empoisse, devient lui-même une concrétion nouvelle, nouvelle doxa, et il me faut aller plus loin vers un nouveau paradoxe. » C’est cela que je trouve constamment magnifique, et la phase ou l’épisode que vous avez dramatisés me paraissent rentrer dans cette plus générale fuite en avant, cette manière de se défiler, de se faufiler ailleurs, de chercher un nouveau couple conceptuel, une nouvelle binarité, avec ce génie qui a été le sien. Ce n’est pas un génie conceptuel, je ne sais pas comment le caractériser, au fond pour moi le génie de Roland Barthes est un génie onomastique, lexicologique, toponymique. Il explore des terres connues, il est en terra cognita et il va chercher des confins pour lesquels il nomme, il invente des choses qui vont être ensuite rectifiées, corrigées.

3Donc comment appeler ce génie-là qui n’est pas le Grand Génie – si je réserve le concept (Begriff) aux hégéliens et à la suite, à la Philosophie – Roland Barthes en ce sens-là n’est pas un philosophe, on le sait. Où est-il? C’est très difficile. A certains égards il m’est étranger (puisqu’on parle un peu en même temps de soi-même) dans la mesure où la contrée proprement philosophique, celle du Begriff, lui semble étrangère, ce n’est pas la sienne. Et en même temps, nous le savons tous, il n’a cessé de dire une certaine méfiance à l’égard de la poésie. De Racine, par exemple, à l’époque de la querelle, il avait écrit « je ne l’aime pas ». Quand il dit, là aussi en se rectifiant – vous vous rappelez l’épisode de la Chine – : « la Chine est fade » ; scandale dans les chaumières ; la fadeur de la Chine, ça ne va ni à droite ni à gauche ! Alors il rectifie et dit « la Chine est paisible » ; mais ça ne va pas non plus ! Un peu plus loin il dit : « la Chine est prosaïque » ; alors ça c’est vraiment l’éloge, parce qu’on entend aussi « la prose, c’est la Chine », l’énoncé se renverse !

4Il y a des pages aussi où il s’emporte contre le démon de l’analogie ; or dans la mesure, quand même, où le dire poétique a toujours affaire, quelles que soient les précautions qu’on prenne, avec l’analogie, la querelle de Roland Barthes contre l’analogie dit qu’il ne se tourne pas de ce côté-là. Donc, si je cherche querelle intellectuelle à Barthes, ce serait plutôt en demandant : après tout qu’est-ce que le signifiant, la signifiance, sinon le goût pour la poésie? Et quand il parle de ce chanteur qu’il aimait entre tous, Panzera, et dont il se désolait qu’il n’y eût point d’enregistrement puisque, disait-il, Panzera est arrivé avant l’impression des 33 tours, il dit quelque chose sur la mélodie et la voix que je porte au compte de l’amour de la poésie. La signifiance, c’est Panzera. De même quand il dit son affection, son admiration formidable pour Benveniste, il dit qu’il est « juste » – phrase que je porte au crédit de Roland Barthes. Alors quelle est cette justesse, qui est une justesse toponymique, onomastique, et qui n’est pas celle du concept?

5Pour revenir du côté de ce que vous disiez, il y a aussi une formule où il parle de « l’énigmatique du démodé ». Je le dramatise moins comme « dans la mode, épris d’une mode puissante, qui l’aurait amené à Tel Quel excessivement, et puis se détachant de ça à la fin ». Je le vois plutôt comme étant toute sa vie ennemi de la doxa, et en même temps rattrapé par la doxa. Car la mode, dans son système, il en fait partie. Il ne faut pas oublier les années qui sont encore, dans les manuels, dites « de la structure », les années structuralistes avec le dessin fameux, l’effigie, Lacan, Barthes… Il est pris dans la BD, alors il veut s’en sortir, s’en dégager, parce qu’au fond, il n’y était pas, tout en y étant. L’énigmatique est recherché dans le démodé, c’est pourquoi la formule que vous avez citée, « ce qui est anachronique est obscène », est aussi ambivalente. Ça veut dire qu’un certain type de mise en scène théâtrale qui par exemple est violemment anachronique – Lady Macbeth à poil hurlant par la fenêtre ou je ne sais pas quoi – c’est obscène, voilà ce qu’il veut dire aussi, peut-être.

6L’époque « actuelle » lui a toujours été insupportable. Tout à l’heure, Raymond Bellour a cité le « plaisir du consommateur », mais en même temps, en tant que formule clef, j’allais dire en tant que loi d’aujourd’hui, c’est aussi ce qui est insupportable. Le « plaisir du consommateur », si ça devait être la règle du plaisir de la lecture, de notre commerce avec les livres et avec les choses, en quoi serait-elle différente de ce qu’on appelle le libéralisme, le trafic et les transactions ordinaires de marchandises, cela lui serait aussi bien insupportable.

7Pour moi une chose étrange, où l’on entendait passer le souffle de l’utopie, c’est quand il dit qu’il y a une science à constituer, la bathmologie. Mais il ne la constitue pas, là aussi c’est une idée. La bathmologie c’est-à-dire quoi? Moi je le lis dans le rapprochement avec l’échelle au sens pascalien. Mais comme il parle de l’échelonnement plutôt dans le temps, enfin l’oscillation qui est proprement celle du paradoxe entre une position et son contraire en tant qu’elle n’est pas levable, pas suppressible, je la rabats – mais ce n’est peut-être pas barthésien – sur le schéma pascalien : l’hypothèse doxale du « peuple », immédiatement contrepesée, surmontée par l’autre hypothèse ou la thèse « demi habile », à son tour par la thèse de « l’habileté » ; et ainsi les positions vont se succédant, dit Pascal, même si pour lui-même il s’arrête forcément à un point fixe, qui est le point de vérité, le point chrétien. Mais dans cette oscillation qui est proprement celle du paradoxe, d’un contraire à l’autre, le parcours de la contrariété, il n’y a pas pour Roland Barthes de position suprême d’habileté, de position de vérité. C’est comme cela que j’entends la bathmologie.

8Donc je trouve qu’Alain Finkielkraut a trop dramatisé cette affaire : ça habille trop large, c’est un peu trop gros par rapport à toutes les prouesses de Barthes, à toute la finesse de Barthes. Pour moi cela reste énigmatique, l’affaire du plaisir et de la jouissance. Si j’avais à formuler massivement un côté par où je ne suis pas barthésien, ça serait dans l’affaire de la jouissance. Je voudrais désubjectiviser tout ça. Le renvoi au plaisir… mais finalement c’est mon désir, finalement c’est l’inconscient, donc je ne le connais pas, ou plutôt je n’ai pas d’autre moyens de connaître mon désir que dans le plaisir rencontré. Et la jouissance serait la mesure, une unité de mesure, mais tout ça sur une métaphoricité, une métaphorique sexuelle, du plaisir sexuel, de l’orgasme et de la jouissance, qui est excessive, me semble-t-il. Si je faisais aujourd’hui une tentative pour tirer au clair mon propre rapport avec Roland Barthes, j’aimerais désubjectiver tout ça et chercher une autre mesure, mais laquelle? L’objectivité d’un rapport vrai pour plusieurs, et vrai pour beaucoup, à des œuvres, à des textes, à toute cette question, évidemment, de la différence entre le texte et l’œuvre qui était un point important dans sa pensée.