Du monde inorganique des forces

1La peinture a toujours eu à faire à la matière, au tube, à la boîte ou à la fabrique d’où elle s’extrait, grasse et dense. Au point de partager son nom avec des réalités très différentes qui désignent à la fois la coulée des couleurs, un tableau, en même temps que l’exercice d’un art. « Peinture », en son acception large, est inséparable de la désignation d’une matière autant que de la pratique d’un bariolage plus ou moins heureux. Et pourtant, l’exercice de la peinture la plus classique se doit de soustraire son art à cette attache matérielle, même si déjà Rubens devait sculpter sa Diane en y laissant émerger les empreintes des sous-vêtements, non sans affecter ses œuvres d’un flou caractéristique. D’où peut-être les reproches que lui fera l’école de Poussin, au nom de la suprématie du contour franc. Que le peintre, dans l’intention de rendre visible une forme, laisse à la matière le soin de s’effacer, de se nier sur le fil glacé de sa finition, cela se saisit déjà au travers le souci par lequel il avait l’habitude de poncer, de polir, de lustrer à la cire la surface de la toile afin de la débarrasser de toute ébrasure et de toute grossièreté. Traiter la peinture de telle sorte qu’on en vienne à oublier jusqu’au grain par lequel elle se constitue, voilà qui témoignera suffisamment du prestige de la forme, de la toute puissance de l’hylémorphisme qui s’est emparé progressivement de l’art occidental, contre le morcellement byzantin de la ligne, la dissémination de la forme par l’usage de petites entités mosaïcales, atomistiques.

2Une préférence de cet ordre tient, probablement, au voisinage du tableau et du signe. Le tableau montre autre chose que lui-même, laissant place à une trouée qui est comme une fenêtre donnant sur une référence qu’elle sert à représenter. En ce sens, la peinture partage avec la langue la visée indicative de sa dénotation. Pour qu’un signe puisse naître de la matière, il fallait que le matériau puisse se dégrossir, se résorber sous le geste autoritaire de son gommage. Le signe ne fait signe qu’en se purifiant de sa propre matérialité, du support qu’il cesse de désigner, mué en signifiant disponible pour accueillir des contenus parfois très éloignés de sa matière. Ainsi de la moindre trace de pas sur une plage déserte indiquant une présence, faisant signe vers une référence qu’elle dévoile tout en se creusant d’un vide, entièrement mise en retrait au profit de l’exercice de la désignation. La peinture, dans le prolongement de ses intentions signifiantes, du tour idéatif de son platonisme, s’engage dans une mise en arrière délibérée de sa matière, un rejet dont la disparition laissera néanmoins des traces à la pointe de ce retrait. Cela peut se voir, du reste, en n’importe quel trait, en la finesse de sa ligne de partage, faisant contour, limite de séparation entre des motifs sans pourtant se donner à voir, s’effaçant au profit d’un cerne de choses ou d’idées. Il n’empêche qu’en sa finesse devenue idéale, en son incise éthérée, le trait éludé garde de la matière sa dureté qu’il condense, amasse, rétracte jusqu’en un fil invisible, puissant comme un acier trempé.

3C’est peut-être bien l’effacement de la matière qui constitue le sujet de la peinture moderne. Ne rien laisser voir du procédé employé, des pinceaux rudimentaires, du recouvrement anarchique des couleurs, cela constitue le talent de l’artiste, ou sa vertu propre, sachant que le grand peintre sera célébré pour sa capacité à rendre visible l’évanouissement matériel du trait. Ce n’est guère une ligne qui sera perçue, dans le tableau, plutôt que son effacement susceptible de délivrer un horizon, l’allure d’une montagne qui se sépare du ciel, l’incise d’une forme pure qui se dégage de son contexte.

4Soit l’œuvre incontesté de David ! La pureté du trait confine à l’abstraction ! Ce n’est pas la matière qu’elle célèbre ! C’est la volonté froide de mettre en scène une Idée. La peinture de David a quelque chose de socratique. Ce n’est, certes, guère un hasard si on lui doit la représentation de Socrate au moment de prendre la ciguë réalisée en 1 787. Socrate se tient au milieu de ses amis, inhumain, insensible à la mort vers laquelle il tend la main droite, en même temps que la gauche pointe vers le haut, vers l’immaculé règne de l’Idée, la toge retombant en plis irréprochables qu’aucune étoffe, rebelle à tout arrangement, ne saurait admettre. Le tissu se modifie en un marbre plus fin que toute matière, plus dense que toute tresse et laisse rebondir un torse sans poils à la musculature qu’aucun excès ne vient surcharger de sa matière pondérale. Jamais David ne peint un homme plutôt que ce qu’il devrait être : un genre, un idéal de vie qui se voit gelé dans un granite pur de toute empreinte, de toute écorchure, lisse comme un diamant. Que dire encore de L’enlèvement des Sabines (1 799), où se joue un affrontement, un corps à corps armé, sans que ne pointe aucune goutte de sang, aucun tumulte : guerre absolument chirurgicale, composée de soldats aux postures dignes de Dieux Olympiens. Chaque geste se voit immobilisé en une pause calculée par une stricte morale. Nulle grimace, nul débordement de sentiment, chacun conquiert sa place, altière, selon une mise en scène totalement abstraite. Aucun faux pli ne vient compromettre ce décor vidé du moindre hasard, du moindre clinamen de matière. D’où le sentiment d’un usage uniforme et homogène des matériaux. Quelle qu’ait pu être leur structure, la tendance de leur réseau cristallin, David les aurait employées suivant une facture homogène. Celle du plâtre, de la technique sculpturale qui mortifie et expulse toutes les fantaisies de la matière, celle de l’atelier qui recompose idéalement son décor et qui impose à la distribution des éléments une allure artificielle, sans que ne souffle aucune vie, aucune poussière capable de compromettre l’ensemble.

5Ce qui n’est pas, on en conviendra, le cas de Courbet ou de Corot qui, au nom de plus de réalisme, conduiront progressivement la peinture en dehors de l’atelier où l’on fabriquait des Dieux épurés. D’où, à partir de ce courant d’air réaliste, un enfoncement dans la matière plutôt que dans l’Idée. Non pas que le réalisme ait plus de conviction de réalité à promouvoir, plus de ressemblance à faire valoir puisqu’il devient patent, au contraire, que ce qui s’impose comme réel concerne bien mieux le souffle de la matière, une grossièreté, parfois licencieuse, sous laquelle l’image renoue avec ses atomes. Réalisme contemporain, d’une certaine manière, des premières tentatives photographiques, riches en mouvements décadrés, en corpuscules argentiques dont le grain n’était pas séparable des poussières de l’instant. Où il s’agit de dégager, peut-être, la matière elle-même comme quelque chose d’aussi puissant qu’un monde d’Idées, de retrouver une forme en ses concrescences naturelles, un mouvement qui conduira Van Gogh à affirmer d’un tableau : « Encore un qui prendra long à sécher ; pour les tableaux empâtés, il faut faire comme pour le vin plus fort, il faut que cela cuve ! » (541a F). Van Gogh ne sort finalement en pleine lumière que pour se heurter à la puissance du dehors. Il rêve d’un tableau qui soit comme une embarcation cosmique. Son chevalet est planté à même la terre pour résister au mistral, pour subir des secousses que les filins et les cordages de l’ensemble feront vibrer, déformant sans cesse la montée des lignes picturales comme autant de lignes musicales. Son pinceau se comporte, vis-à-vis de la toile, à la manière d’un coup de tambour, un instrument de percussion qui prolonge la nature d’autant de veines sismiques. Sortir de l’atelier c’est affronter la vie au lieu du silence des plâtres qui encombraient le laboratoire du peintre.

6Depuis lors, les choses ont bien changé en ce que le peintre s’aventure désormais à éprouver la construction que la matière est susceptible de cuver ou de couver. Comme si le tableau n’avait d’autre fonction que de se muer en un graphe de matière, une empreinte de ses mouvements et de sa durée de plus en plus folle. Non pas seulement pour célébrer l’âge de l’électricité, de la vitesse des machines comme ce fut le cas de Delaunay ou de Léger ! Autre chose est en jeu dans la plastique contemporaine, très différente de la propreté des beaux-arts ou des tourments romantiques de l’esthétique, entièrement détournée par les revendications du sujet, lorsque le vertige du dehors se voit soumis à la révolution copernicienne des intérêts subjectifs, si ce n’est au jeu des facultés humaines (ce qui caractériserait volontiers les effigies du Sturm und Drang).

7La rupture peut se lire à bien des degrés et selon des signes annonciateurs qui ne se séparent pas complètement de la politique du temps comme on peut le sentir dans l’œuvre du sculpteur Henri Moore. Mais la politique serait ici d’un faible secours pour saisir une mutation qui se joue de l’intérieur même de la matière, en se haussant ainsi au niveau d’un matérialisme qui n’a plus rien de dialectique. Moore n’est certainement pas le premier, ni le meilleur à rendre la matière à la visibilité de son flux, chose que Cézanne avait poussée à un degré d’exigence incroyable pour son temps et qu’il serait bien difficile d’exposer dans le cadre restreint de mon intervention. Ce que Moore pourtant nous permet de toucher du doigt, de façon exclusive me semble-t-il, concerne la manière dont la matière elle-même se peuple de singularités déjà formelles. Sous la précision de ses gestes, la matière cesse de valoir comme forme de contenu pour se lancer dans la liberté de ses formes d’expression. Autre façon d’affirmer que la forme habite la matière, que le formel est l’exigence la plus haute du matérialisme pictural. Il y a une plastique que la matière seule est en mesure de prolonger, sans que l’artiste en soit l’unique créateur.

8Toute forme, aussi intentionnelle qu’elle soit, du point de vue de l’artiste qui l’élabore, a à compter avec une multiplicité de singularités déjà hautement élaborées, une concrescence de liens et de voisinages constructibles seulement au travers des empathies matérielles que manifeste le matériau employé. Alors l’art vaut comme une plongée dans la vie inorganique des choses. De ce point, il me semble bien que Moore a rendu compte, avec la plus grande intelligence, par sa capacité à interroger le jeu des forces constitutif du matériau employé, du combat, de la lutte solitaire de l’œuvre avec les réseaux cristallins de son support. L’œuvre ne sera pour lui qu’une forme sœur du dynamisme qui devait déjà formaliser la matière mise en chantier, comme si la figure obtenue par l’art n’était qu’une possibilité d’abstraire l’ensemble des figuralités élémentaires inhérentes à la composition moléculaire obtenue. Ainsi de la forme plastique conférée au bois de l’orme afin d’en extraire une Figure allongée (1 945) ou de la nature mégalithique des Mères allongées (1 960), façonnée dans un matériau plus résistant. Il y a des formes de résistance caractérisant la matière avec lesquelles l’artiste entre en jeu. Et ces formes réalisent déjà de véritables figures. On voit bien, par-là, que l’artiste devait s’appuyer sur une formalité matérielle aussi puissante que celle du sculpteur roman devant son chapiteau de pierre, évasé par le haut, héritant d’une topologie primordiale avec laquelle il fallait compter. Allonger une figure sur un trumeau ou un chapiteau, cela exigeait pour le moins que l’espace au sommet de la pièce libérât plus d’extension que ne le permettait sa base, de sorte que les personnages mis en œuvres devaient nécessairement se rétrécir par le bas : de petits pieds pour des têtes énormes ! On sera donc sensible à de semblables déformations topologiques dans la façon dont Moore respecte la dynamique particulière dont son matériau témoigne en enchaînant ses singularités minimales.

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Henry Moore, Ideas for Sculpture in a Setting, 1938. Charbon estompé, craie, lavis à l’encre de Chine. Coll. part. Photo Agence AKG, Paris. DR

9Aussi, le bois ne se singularise-t-il jamais de la même façon qu’une résine synthétique ou un métal structuré par des degrés de chaleur capables d’en moduler les articulations naturelles ou techniques. Il faudrait, à ce titre, relire le Traité de nomadologie, que Deleuze et Guattari ont rédigé dans le sillage de Simondon ou d’Anne Querrien, redécouvrir la différence qu’ils longent au cœur des flux de matière, pour en extraire des gestes et des circuits, des figures nerveuses ou de nervures que l’artiste pourra lui-même abstraire sans pourtant faire fi de cette charge, fortement figurale, dont il hérite.

10Le matériau-force, en tout cas, sera inséparable d’un matériau-forme qui en dérive suivant une refiguration ambulatoire dont les arts nomades ont tant montré le degré de célérité. Ce dont un artiste ne peut néanmoins faire abstraction, la figuralité qui résistera au plus haut point à son pouvoir d’abstraction en pesant avec force sur la forme qu’il cherchera à obtenir ou à déconstruire, cela tient à l’espace dynamique du matériau qui l’élit autant qu’il se laisse choisir par lui. Le bois de l’orme, utilisé par Moore, n’éclatera pas de la même manière que la résine synthétique et jamais aux mêmes endroits. Bois et résine n’enveloppent guère un espace dynamique comparable et la manière dont le bois prolonge ses singularités, en un réseau de striures naturelles, n’est pas comparable à la résine portée à certaines températures, séchant suivant des ordres de durée variables en fonction de la résistance recherchée. Il y a des ondes et des dessins, tracés par le fondu ou la moulure du métal, qui ne ressemblent en rien à ceux du bois. L’ordre de convergence des singularités formelles qui résultent de leurs forces respectives, n’obéit pas aux mêmes règles ici ou là : une différence de formalisation matérielle qui correspond à de véritables affects de la matière que l’artiste saura libérer avec plus ou moins de talent.

11On parlera donc, à cet égard d’un amour du matériau, de ces formes inorganiques dont l’œuvre portera trace, en ce qu’elle n’est rien de mieux que l’empreinte de toutes les blessures qu’auront subies les réseaux de bois, de résine ou de métal ainsi malmenés non sans opposer une formidable force de résistance au travail qui les a ainsi contraints à éclater, à céder de façon créatrice, libérant des flux d’énergie d’où se dégage leur grâce. Une forme en tout cas ne se dressera en l’air et ne tiendra debout que par toutes les passerelles résistantes que la matière fera bouger en fonction de son orientation la plus massive. Ce sont tous ces réseaux empathiques que la peinture préparatoire et les esquisses sur papier, réalisées de la main de Moore, font voir finalement comme autant de veines, d’armatures, provenant du monde inorganique des forces.