Pourquoi enseigner la philosophie et l'histoire de sciences dans les cursus scientifiques

1Un grand nombre d’étudiants en sciences éprouvent un malaise. Ils ont appris des techniques, des équations, des théories, mais ils n’ont pas acquis une vue générale de ce qu’est la pensée scientifique, même dans le domaine qui est le leur. Certains disent ouvertement que l’enseignement leur paraît trop dogmatique tel qu’il leur est dispensé. Cette observation a, il y a bientôt quinze ans, poussé les physiciens de l’Université Denis Diderot/Paris 7 à instituer un enseignement de philosophie des sciences dans leur cursus (DEUG et maîtrise). Les étudiants aiment bénéficier d’un moment de réflexion qui leur permet de faire le lien entre ce que va être leur métier et l’ensemble des activités humaines envisagées dans leur épaisseur historique.

2Dans le rapport de février 2000 sur l’enseignement de la philosophie des sciences que j’ai remis au Ministre de l’Education Nationale et de la Recherche, j’ai tenu grand compte de cette expérience [2]. La position adoptée correspondait à une pratique de la philosophie des sciences qui s’inscrit dans une tradition française dont les noms de Gaston Bachelard, de Georges Canguilhem et de quelques autres constituent les emblèmes. Selon les tenants de cette tradition, on ne peut utilement philosopher sur les sciences sans se référer à leur histoire, car il y a une intrication inévitable et nécessaire entre analyse philosophique et analyse historique. La première sans la seconde est vide ; la seconde sans la première est aveugle. Les présupposés philosophiques d’un secteur d’activités scientifiques donné, sa « philosophie silencieuse » (Jean-Toussaint Desanti), se manifestent dans la genèse intellectuelle et expérimentale des concepts et des théories qui déterminent le champ de ses objets. J’ai donc défendu l’idée qu’il est nécessaire d’aménager, de façon aussi continue que possible, au fil de leurs études, un temps où les étudiants s’exercent à la réflexion critique sur le sens de l’activité scientifique, ce qui suppose qu’ils en connaissent l’histoire.

3Savoir dégager la philosophie des sciences en acte peut au demeurant s’avérer utile à la recherche elle-même, contrairement à ce que pensait Thomas Kuhn [3]. La philosophie des sciences n’est pas un luxe de la pensée. Elle peut aider à la recherche parce que sur un certain nombre de grandes questions comme, par exemple l’expansion de l’univers, l’unification de la physique ou les théories de l’évolution, il existe – qu’on le veuille ou non – un lien très étroit entre la façon dont on se saisit d’un problème – ce qu’on désigne comme une tournure d’esprit, ou un style de pensée – et l’option philosophique qu’on adopte. Un enseignement de la philosophie des sciences digne de ce nom, doit ainsi s’ancrer sur les problèmes de la science en train de se faire. Instruit par l’histoire, il doit contribuer à dégager des possibles pour l’avenir des recherches. Connaître l’étrange cosmologie cartésienne pour elle-même, telle qu’elle est exposée dans les Principes de la philosophie (1641), n’a, par exemple, guère n’intérêt pour un chercheur aujourd’hui. Mais la façon dont Descartes ruse avec la notion d’infini dans le sillage de Galilée, de Képler et de Bruno peut se révéler fort intéressante pour comprendre quelques questions cosmologiques actuelles groupées autour de l’interprétation du Big bang. La philosophie des sciences doit donc être considérée comme un exercice d’assouplissement de l’esprit. Elle permet de se détacher d’évidences acceptées sans discussion et parfois sans réflexion. Elle peut constituer un remède contre les dogmatismes opposés qui se partagent notre monde, celui du scientisme et de l’anti-science.

4Cet exercice offre également la possibilité de mieux maîtriser les types de démarches intellectuelles qui se trouvent au cœur du progrès des sciences. Prenons l’exemple de l’analogie. Celle-ci a été longtemps considérée comme attachée à un stade pré-scientifique de la pensée. Elle était réputée hantée par un arrière-fond métaphysique et symbolique. On la voyait comme une pièce essentielle de la conception magique du monde qui a prévalu durant la Renaissance comme « magie naturelle ». Les rationalistes modernes la tenaient ainsi pour hautement suspecte. Elle s’avère pourtant essentielle à la démarche inventive dans nombre de cas, comme le notait déjà avec ferveur en son temps Diderot qui lui accordait une place centrale dans la création scientifique et comme, plus près de nous, l’expliquait Bachelard. Que l’on songe par exemple à l’usage qu’en a fait Maxwell dans le sillage de Faraday. Faraday s’était intéressé à la transmission de la force électrique à travers la matière et l’espace. Maxwell développa une analogie : de même qu’une ligne magnétique fait apparaître une successions de pôles nord et sud dans le fer, une ligne de force électrique crée dans un isolant une succession de charges positives et négatives… La science de l’électromagnétisme était née ! Ce n’est certes pas une question épistémologique anodine que de s’interroger sur ce qu’est une analogie maîtrisée.

5La philosophie des sciences peut constituer une arme dans un combat idéologique contre les prêcheurs en eau trouble qui invoquent aujourd’hui frauduleusement l’autorité de la science afin d’asseoir leurs empires financiers sur de véritables systèmes de servitude. Si l’on s’est exercé à réfléchir sur les réalités de la démarche scientifique telle qu’elles se manifestent dans l’histoire de la production des connaissances humaines, on sera moins crédule, moins exposé à se laisser abuser par eux. Le scientisme et le technologisme alliés à des pratiques souvent présentées comme thérapeutiques, nourrissent en effet des gourous sectaires [4], dont le désormais célèbre Raël n’est qu’un exemplaire particulièrement audacieux !

6De plus, l’exercice philosophique de la pensée des sciences devrait contribuer à mettre un terme à la querelle qui, en Occident, continue d’opposer ceux qui veulent en matière de connaissance et d’action s’en tenir aux résultats obtenus par les sciences à ceux qui adhèrent aux récits contenus dans les grands textes religieux, et notamment la Bible. Tel était le souhait du paléontologue américain Stephen Jay Gould [5] qui aura eu, toute sa vie, à subir les attaques de créationnistes extrémistes violemment hostiles à la théorie darwinienne de l’évolution au nom du respect littéral de textes décrétés fondamentaux pour l’édifice tout entier des valeurs américaines. Les charlatans qui travaillent sa publicité pour le compte du mouvement fondamentaliste protestant américain prennent soin aujourd’hui de faire parade de diplômes scientifiques, éditent des brochures et des manuels qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à des manuels scientifiques [6]. Ils prétendent même s’appuyer sur des critères épistémologiques et il leur arrive, par exemple, d’invoquer les thèses de Karl Popper pour affirmer que la théorie de l’évolution n’est pas une théorie réfutable, « falsifiable », donc qu’elle n’est pas une théorie scientifique mais une simple hypothèse métaphysique. Alors enchaînent-ils : « hypothèse pour hypothèse, nous préférons celle de la Bible » qui a pour elle la valeur de l’ancienneté. Lorsqu’on a réfléchi à ce qu’est un fait, une théorie, un concept, il est plus facile de se défendre contre ce genre de détournement de la science à des fins apologétiques. Nulle démarche scientifique ne peut se donner pour seul objectif de confirmer une vérité préalablement établie. Ce qui caractérise la science, c’est la production de connaissances toujours nouvelles, et parfois surprenantes. Une science réinvente à l’occasion ses principes.

7L’ensemble du rapport et des propositions que j’ai faites au Ministère en l’an 2000 visaient plus particulièrement les cursus scientifiques. Pourquoi, a-t-on demandé, les étudiants en lettres ou en droit n’en seraient-ils pas également les bénéficiaires alors que les questions scientifiques touchent toute la société ? À mes yeux, ce n’était, de fait, qu’un début. Commencer par les cursus scientifiques, médicaux et d’ingénieurs, ne correspondait cependant pas à une démarche arbitraire, car la philosophie entretient un rapport spécifique avec les sciences et les techniques, même si on l’a un peu trop oublié au XXe siècle dans notre pays. L’exercice de pensée que l’on appelle philosophie n’a pris son essor en Occident que par une tentative toujours reprise de dégager la portée générale de la rationalité dont on construit la figure à partir du mouvement de connaissance à l’œuvre dans les sciences. Comment ne pas souhaiter que les littéraires et les juristes puissent également recevoir un enseignement de philosophie des sciences, afin d’y voir plus clair dans ce qui, dans nos sociétés, se réalise « au nom de la science », ou contre elle.

Notes

  • [1]
    Ce texte est constitué par une reprise, amendée, d’une conférence prononcée à l’occasion du Colloque « Histoire et philosophie des sciences : Vers une nouvel le alliance ? », le 4 octobre 2002 à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.
  • [2]
    Rapport au Ministre de l’Éducation Nationale sur l’enseignement de la philosophie des sciences (2000) : http:// www. education. gouv. fr/ rapport/ lecourt/
  • [3]
    La tension essentielle : tradition et changement dans les sciences, (1977) trad. franç. Gallimard, Paris, 1990.
  • [4]
    D. Lecourt, Humain, post-humain, PUF, Paris, 2003.
  • [5]
    S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », (1999) trad. Franç. Editions du Seuil, Paris, 2000.
  • [6]
    D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, (1992) réed. PUF/Quadrige, Paris, 1998.