« Science(s), histoire, philosophie et sociologie : quel mariage possible ? »

1Les demandes d’enseignement d’histoire et de philosophie des sciences se multiplient dans des contextes scientifiques assez différents, qui comprennent les différentes facultés de science et de médecine, les écoles d’ingénieurs, les classes préparatoires, les IUFM, les écoles doctorales. La création des postes dits « Lecourt » d’après le rapport au Ministre de l’éducation nationale publié en janvier 2000 [1], n’est qu’une indication d’une exigence plus largement ressentie. En même temps que la demande institutionnelle augmente, les limites de la discipline deviennent plus incertaines et les raisons de son utilité plus variées. La discipline traditionnellement connue sous le nom d’histoire et de philosophie des sciences, inclut désormais la sociologie, l’anthropologie, la bioéthique, voire les sciences cognitives, tandis que son objet s’étend à la technique. Les raisons invoquées pour justifier l’introduction ou le renforcement de cet enseignement dans les cursus scientifiques sont assez variées : elles vont de la « culture générale » à la critique de la science, et à l’acquisition de compétences diverses que seul l’enseignement des « humanités », dont relève également HPST, pourrait et aurait vocation à fournir. C’est le rôle de ce qu’on appelle la « culture générale » (« Bildung »), entendue dans un sens plus prégnant que la simple collecte d’informations aussi superficielles que vastes. Une enquête est en cours auprès de tous les enseignants concernés afin d’établir un état des lieux de l’enseignement HPST dans les contexte scientifiques, d’en cerner la nature et la finalité. Les résultat de cette enquête feront l’objet d’un colloque qui se tiendra à Paris le 20 juin 2003.

2L’enseignement de HPST dans des contextes éloignés de ses disciplines-mères, l’histoire et la philosophie, fait également ressortir plus clairement sa spécificité. HPST ne partage pas avec les différentes sciences des méthodes de travail, des présupposés tacites ou des références communes, mais elle considère les sciences, dont la démarche lui est étrangère, comme un objet d’étude. Cela appelle de nouvelles interrogations. À la question traditionnelle de savoir quelle est la relation entre histoire et philosophie des sciences, d’autres questions ajoutent une nouvelle urgence : quelle est la relation entre science, histoire des sciences et sociologie des sciences ? Et celle entre sciences, philosophie des sciences et éthique ?

1 – Science, histoire, philosophie et sociologie

3Les sciences actuelles peuvent être considérées comme l’aboutissement de l’histoire des sciences. Dans cette vision cumulative et biaisée, l’histoire sert à donner une justification génétique de la science actuelle.

4L’histoire des sciences peut au contraire servir à « déconstruire » les sciences actuelles, à montrer comment les sciences en sont arrivées à dominer nos vies pratiques ainsi qu’à devenir le modèle de toute connaissance véritable. L’histoire des sciences sert dans cette perspective à montrer les fausses routes, le caractère imparfait de la recherche et sa dépendance de conditions politiques et institutionnelles. Cette approche exige de « respecter le contexte de la science dans sa totalité » [2].

5Le choix entre ces deux attitudes dépend de la conception qu’on a de la nature des sciences elles-mêmes : résultent-elles d’une nécessité, ou bien d’un processus contingent ? [3]

6L’histoire peut aussi demeurer neutre, et s’en tenir à un rôle de complément. C’est ainsi que l’histoire des concepts scientifiques (le gène, la masse, la force, l’espace, l’affinité) peut donner une certaine épaisseur à leur emploi contemporain : faire de l’histoire des sciences dans cette acception ne serait rien d’autre qu’une meilleure façon d’enseigner les sciences elles-mêmes.

7En ce qui concerne la philosophe des sciences, il est possible de se demander si elle se limite à décrire ce que font réellement les scientifiques sans nécessairement en être pleinement conscients, à mettre au jour leur méthodologie et leurs présupposés ontologiques cachés, ou bien si elle possède une dimension normative.

8Enfin, si, comme cela se fait de plus en plus souvent, on introduit une dimension éthique dans l’étude des sciences, notamment en ce qui concerne la bioéthique, il serait légitime de s’attendre à ce que HPST contribue non seulement à former un bon scientifique mais également un bon citoyen.

2 – Pourquoi l’enseignement de HPST dans les cursus scientifiques ?

9Dans le rapport qui porte son nom, publié en 1999, le professeur Lecourt cite le « rôle critique et constructif » de la philosophie pour la science (p. 16). Le rapport parle indifféremment de philosophie, philosophie des sciences et/ou histoire des sciences. Cela reflète les circonstances complexes de sa rédaction. Il énumère cinq raisons qui en recommandent l’enseignement ; les deux premières raisons relevant de son rôle « critique », les trois dernières de son rôle « constructif ».

10Premièrement l’étude de l’histoire et de la philosophie des sciences permettrait aux étudiants et futurs savants d’adopter une attitude moins dogmatique et plus fallibiliste vis-à-vis des vérités scientifiques.

11Le rapport affirme deuxièmement qu’« une philosophie des sciences attentive à l’histoire de la pensée scientifique apparaît ainsi toujours susceptible d’ouvrir l’esprit des chercheurs à l’éventualité d’autres voies de recherches que celles qui, à un moment donné, mobilisent leur communauté » (le rapport cite l’exemple d’Einstein lecteur de Mach) (p. 24). Ces deux premiers points suggèrent que l’histoire ou la philosophie des sciences jouent un rôle important dans le développement scientifique lui-même. HPST peut d’une part faciliter la formation d’un habitus critique, au sens aristotélicien du terme (qui ne serait pas lui-même spontanément scientifique, contrairement à ce que dit Popper). L’étude de l’histoire pourrait d’autre part mettre les savants en contact avec des théories plus anciennes qui seraient susceptibles s’être réhabilitées.

12L’esprit critique ainsi développé aiderait les scientifiques à engager le débat avec les tenants de théories « pseudo-scientifiques » telles celles de Lyssenko et des créationnistes. Plus que de la formation d’un esprit critique, il s’agit là de forger des outils dialectiques, eux-mêmes rendus plus efficaces par une plus grande conscience de la complexité des théories scientifiques, ainsi que des critères de démarcation entre science et non-science.

13L’enseignement HPST aurait en outre une utilité pratique en vue du marché de l’emploi ; elle développerait notamment une habitude de la lecture et de la réflexion, et elle exercerait les capacités de rédaction des étudiants, des savoirs-faire peu enseignés et pratiqués dans les cursus scientifiques. Dans ce sens, on peut dire que l’enseignement HPST aurait vocation à combler des lacunes considérables qui existent dans les formations scientifiques, telles qu’elles ont été conçues ces dernières années [4].

14Pour finir, HPST est susceptible de devenir un « opérateur de transdisciplinarité » (p. 28). La question de l’interdisciplinarité fait l’objet d’une réflexion approfondie aujourd’hui [5]. Il est possible de distinguer à ce propos plusieurs modèles d’interaction entre disciplines différentes. L’« interdisciplinarité » suppose la capacité à pratiquer plusieurs disciplines à la fois, comme l’on pratique plusieurs langues maternelles. Il s’agit de capacités rares, quoique souhaitables pour un enseignant de HPST. La « pluridisciplinarité » permet au contraire la collaboration entre représentants de disciplines différentes donnant sur une seule et même question des points de vue différents. Elle est cruciale pour harmoniser enseignement scientifique et enseignement d’HPST. Pour finir, la « transdisciplinarité » consiste en l’utilisation dans une discipline de résultat, concepts, présupposés généraux relevant d’une autre. C’est ce dernier sens que représente mieux la pratique de HPST, en tant que discipline à part entière, une « transdiscipline » donc.

3 – L’enseignement HPST et la transdisciplinarité

15Ces différentes approches dépendent dans une grande mesure d’options philosophiques fondamentales propres à chaque enseignant, mais également de ses compétences particulières. Notre expérience nous montre surtout qu’étant donné la variété des contextes et donc des publics dans lesquels l’HPST est enseignée il est extrêmement utile de développer des programmes spécifiques destinés aux différents publics : premier cycle, IUFM, filières professionalisantes, facultés de médecine, écoles d’ingénieurs. Cette approche contextualisée permet de respecter la pluridisciplinarité du milieu, ainsi que les exigences spécifiques de formation des étudiants. Mais cette pratique diversifiée confère une importance accrue au développement d’une réflexion sur les contours et les contenus de cette discipline, à l’élaboration de références communes et d’un « discours commun », qui permettraient une meilleure intégration institutionnelle de la discipline.

16Étant donné la diversité des champs disciplinaires qui composent la « transdiscipline » qu’est l’HPST, il nous semble important que les étudiants puissent distinguer ces différents domaines, leurs présupposés et leurs méthodes. Dans cet esprit, il est bon de consacrer à l’histoire des sciences, à la philosophie des sciences, à la sociologie des sciences des cours distincts ou bien des modules distinctes à l’intérieur du même cours. Il est également utile d’adapter les cours au niveau de compétences spécifiquement scientifiques des étudiants. S’agissant d’étudiants débutants, par exemple, une approche qui privilégie l’histoire des notions scientifiques actuelles ne sera pas adaptée. En revanche, elle sera plus adaptée à des étudiants qui, tout en étant tout aussi débutants en HPST, ont une compréhension des sciences contemporaines plus approfondies.

17Il conviendra donc de privilégier pour les étudiants débutants des cours pluri-thématiques et une approche qui vise la culture générale, dans le sens que nous avons donné à cette expression et qu’il conviendra d’approfondir davantage. Les étudiants pourront, au contraire, être initiés à des épisodes particulièrement significatifs de l’histoire des sciences, ou bien à des thèmes importants de la philosophie des sciences, toutes disciplines confondues. En revanche, on réservera à des cours plus avancés, et éventuellement spécifiques à des cursus particuliers, l’analyse monothématique d’un épisode particulier de l’histoire des sciences, ou bien d’un thème relatif à la philosophie des sciences (ou d’une science particulière) ou à l’éthique. C’est dans ce contexte que pourra ressortir plus facilement la dimension « épaisse », critique et contextuelle de l’histoire, la complexité des questions philosophiques et le caractère problématique des relations entre sciences et société.

Notes