Roger Lesgards

1Il n’est pas là parmi nous. Il n’est plus là parmi nous. Et pourtant aujourd’hui il sera là. Il sera là, chez lui, dans cet amphithéâtre où il intervint de nombreuses fois pour et avec le Collège.

2Tout au long de cette journée, le souvenir de sa silhouette, de sa démarche, de sa chevelure blanc d’argent, de son regard clair, de son sourire… l’évocation de sa parole dont on ne saurait se déprendre, de sa pensée toujours en mouvement, rendront sa présence plus saisissante encore.

3Le Collège international de philosophie est né sous son signe. Il en fut le principal fondateur et le premier Directeur (pendant un an seulement, avait-il décidé, afin que personne ne pût croire qu’il voulait en faire sa chose). Son soutien toujours nous fut assuré sans que jamais notre liberté d’allure ne s’en trouvât affectée, bien au contraire. Le Collège fait partie de son œuvre. Il l’aimait.

4Je n’oublierai jamais – et nous nous le rappelions l’un l’autre, de temps en temps – le moment où dans mon bureau de la rue de Grenelle, en 1983, nous avons terminé tous les deux la mise au point des textes qui allaient régir le Collège à sa création. Je n’oublierai jamais la poignée de mains que nous avons échangée, dans cet amphithéâtre même, il y a vingt et un ans, lorsque le Collège fut inauguré solennellement en présence de plusieurs ministres – et qu’on lut un message du Président François Mitterrand.

5Le Collège international de philosophie est un enfant de la République. Il serait bon que celle-ci aujourd’hui s’en souvienne.

6En juillet dernier j’ai eu la chance de passer quelques jours en sa compagnie (à l’invitation de Valerio Adami). Nous avons évidemment parlé du Collège. Et de nouveau, vingt ans après, nous étions d’accord pour dire que ce dernier ne trouverait de légitimité durable que s’il était capable de toujours renouveler une recherche libre et exigeante, de toujours « se réinventer philosophiquement » (ce fut l’expression qu’il utilisa, en ajoutant que cela était particulièrement crucial à une époque où le monde connaît de profonds bouleversements sur lesquels une pensée vive doit s’exercer). Ses derniers livres (Voyous - Le « concept » du 11 septembre) portent témoignage de son souci d’avoir prise sur le présent et l’immédiat à-venir. « La philosophie a toujours tenu à cela : penser son autre », écrivait-il déjà dans le tympan de Marges en 1972. Telle fut aussi la mission originelle et originale du Collège international de philosophie. Elle doit être réaffirmée aujourd’hui en même temps que doivent être remises sur le métier des idées dans un nouvel élan, les voies et moyens de sa mise en œuvre. Il souhaitait cela. Présent aujourd’hui, il l’aurait probablement dit. Nous devons nous en montrer dignes.

7Le Collège porte profondément inscrits en lui une empreinte incorruptible, une blessure chaude aussi, depuis quelques jours… et sur la peau un tatouage, celui d’un nom et d’un prénom : Jacques Derrida.