À peine…

1À peine

2« Dans l’expression à peine, le français entend à peine la peine, la tristesse, la difficulté, le mal qu’il y a ou le mal qu’on se donne. […]

3Pouvoir à peine dire quelque chose, pouvoir à peine commencer, ce [matin], à peine recommencer, répéter, continuer, c’est pouvoir difficilement, avec peine, ne pouvoir presque pas, pouvoir ne presque plus dire quelque chose, commencer, recommencer, continuer. C’est pouvoir mal, avec mal, avec peine, à peine faire, penser, dire ce que pourtant l’on dit, pense ou fait. Avoir du mal, dit-on en français, à poursuivre.

4Ce [matin] nous pouvons à peine ce que pourtant nous pouvons – et devons. Non sans mal. Nous parlons et nous pensons ici pour [Jacques Derrida], avec [Jacques Derrida]. Mais sans lui. »

5C’étaient, à peine transposées, à la différence près d’un soir et d’un matin, et à l’infinie différence d’un nom propre, les paroles de Jacques Derrida prononcées à l’ouverture de « Mnémosyne », la première conférence de Mémoires – pour Paul de Man, dédiée à son ami récemment disparu.

6C’étaient ses paroles, mais ce n’était pas sa voix. Cette voix que nous n’entendrons plus qu’en nos mémoires.

7Comment parler dès lors ? Comment parler « pour » lui, « avec » lui, « lui » parler ?

8Comment parler lorsque la peine nous submerge ? Lorsqu’on ne peut parler qu’à peine ? Ne faudrait-il pas plutôt se taire ? Les amis de Job, avant de s’égarer dans leur théodicée calamiteuse, mais de grand avenir philosophique, ont cependant eu d’abord la pudeur de se taire :

9« De loin, fixant les yeux sur lui, ils ne le reconnurent pas. Alors ils éclatèrent en sanglots. Chacun déchira son vêtement et jeta de la poussière sur sa tête. Puis s’asseyant à terre près de lui, ils restèrent ainsi durant sept jours et sept nuits. Aucun ne lui adressa la parole, au spectacle d’une si grande douleur. »

10« Comment ne pas parler ? ». Le titre de ce texte admirable de Jacques Derrida signifie à la fois : comment se taire, comment faire pour parvenir à ne pas parler, mais aussi comment pourrait-on ne pas parler, se taire est impossible.

11Nous ne pouvons qu’à peine parler, nous le pouvons à peine, « nous pouvons à peine ce que pourtant nous pouvons – et devons ». Nous ne le pouvons qu’avec peine, mais, surtout, nous dit-il, nous le devons.

12Mais comment faire ce que nous pouvons quand cela paraît impossible et surtout faire ce que nous devons ? Alors qu’il a montré, avec tant de sensibilité et de respect pour l’autre, l’autre-mort, à quelle cruelle aporie, le deuil, possible/impossible, possible seulement en tant qu’impossible, est nécessairement voué.

13« À la mort de l’autre, nous sommes voués à la mémoire, et donc à l’intériorisation puisque l’autre, au-dehors de nous, n’est plus rien ; et depuis la sombre lumière de ce rien nous apprenons que l’autre résiste à la clôture de notre mémoire intériorisante. Depuis le rien de cette absence irrévocable, l’autre apparaît comme autre, et autre pour nous. […] Nous ne pouvons vivre cette expérience que sous la forme de l’aporie, aporie du deuil et de la prosopopée : le possible reste impossible, la réussite échoue, l’intériorisation fidèle qui porte l’autre et le comporte en moi (en nous), vivant et mort à la fois, elle fait de l’autre une partie de nous, entre nous – et l’autre paraît alors n’être plus l’autre précisément parce que nous le pleurons et le portons en nous, comme un enfant encore à naître, comme un avenir. Inversement, l’échec réussit : l’intériorisation qui avorte, c’est à la fois le respect de l’autre comme autre, une sorte de tendre rejet, un mouvement de renoncement qui le laisse seul, dehors, là-bas, dans sa mort, hors de nous [1]. »

14Nulle synthèse relevante ne peut résoudre cette aporie. L’infidélité hante inexorablement la fidélité. Et cela, nous dit-il, n’attend même pas la mort, nous le savons depuis toujours, dans notre mémoire « endeuillée par essence », depuis que nous aimons et savons que nous ne mourrons pas ensemble, que le « contretemps » est fatal : c’est « la première venue de l’autre. » Mais nous voudrions tellement croire qu’il n’en est rien, que nous pouvons toujours nous adresser à l’autre, par-delà la mort, que nous pouvons espérer qu’il nous réponde, ou à tout le moins nous entende. « La foi – dit-il un soir de février, au cours d’un entretien avec Jean Birnbaum – est irrépressible et désespérée. »

15Mais alors que puis-je faire, même à grand-peine ?

16Je ne m’adresserai pas à lui, devant vous. Cela je ne puis le faire. Tout au plus le puis-je dans la solitude, au pied d’un mur de silence, quand la foi, « irrépressible », parvient un instant à bercer et endormir son « désespoir », à voiler un instant la « terrifiante lucidité », « la lumière de feu de ce grand jour incinérant où le rien paraît. »

17Je ne parlerai pas non plus pour lui, à sa place…

18Parlerai-je de lui ? Je ne me hasarderai pas à évoquer, si peu que ce soit, son œuvre, immense…, ni même quelques traits de celle-ci. Il me faut à peine… à peine effleurer… surtout ne rien abîmer, ne rien recouvrir de ma propre voix, lui laisser son chant, « ce chant d’innocence » que vous n’entendrez qu’en vos mémoires ou en relisant ses textes, le laisser venir, revenir :

19« Mais le chant d’innocence, si tu m’aimes, tu le laisseras venir à toi, il t’arrivera [2]. »

20Ne parler qu’à peine donc, presque rien. Dans la crainte et le tremblement, quelques pauvres mots, pour nous, pour nous retrouver en sa mémoire, pour lui aussi, surtout, pour ne pas le laisser partir sans quelques mots d’amitié, de tendresse, de gratitude aussi. Pour… « ce vocable sublime », dit-il [3].

21Or un mot est souvent revenu, ces jours-ci, dans les hommages : celui de générosité. Et c’est de cette générosité que je me risquerai à tracer à peine quelques traits, parmi tant d’autres qu’il faudrait évoquer, de ceux dont j’ai été plus particulièrement témoin et qui me sont particulièrement chers. J’ai connu Jacques Derrida, il y a trente ans, en 1974, grâce à la constitution du GREPH, du Groupe de recherches sur l’enseignement philosophique, dont il fut l’inspirateur et l’infatigable animateur jusqu’à ce que l’inertie de l’institution scolaire, le conservatisme d’une bonne partie du corps enseignant et les rebuffades de toutes sortes venues d’esprits malveillants, l’en aient découragé. Mais une part importante de son œuvre témoigne assez de la profondeur de son engagement. Le GREPH réunissait, on s’en souvient, philosophes et non-philosophes, universitaires et professeurs du secondaire mais aussi quiconque s’intéressait assez au sort de l’enseignement de la philosophie, dans l’école et au-delà, pour travailler à penser son renouvellement. Et c’est bien en effet sa générosité qui m’a immédiatement frappée et touchée. Générosité dans la façon de donner son temps, sans compter – un temps qu’il aurait pu légitimement ne consacrer qu’à son œuvre – et jusque pour les tâches les plus ingrates, celles que les universitaires de sa taille laissent en général à plus modestes qu’eux. Générosité aussi, souriante et amicale, dénuée de toute condescendance, dans ses rapports avec les autres, toujours libres de toute considération préalable des titres ou diplômes. On retrouve cette générosité et cet esprit d’ouverture dans l’idée directrice qui présida à la création du Collège international de philosophie, où nous lui rendons hommage aujourd’hui. Il en fut le principal inspirateur, le premier directeur élu et qui, soucieux de ne pas barrer la voie à d’autres, n’exerça ce pouvoir qu’un an, non sans continuer longtemps à y travailler. Combien d’entre nous, professeurs du secondaire, instituteurs, ou même non-enseignants, lui doivent d’avoir eu la possibilité d’y poursuivre un travail, une recherche qu’ils n’auraient jamais pu commencer ou mener à bien sans le Collège. Il y a toujours défendu le principe que l’intérêt, l’originalité, le sérieux d’un projet devaient être les seuls critères pour être élu au Collège, indépendamment du statut universitaire ou social du candidat. Principe qu’au fil du temps il a fallu parfois défendre, non sans peine, contre la pente tellement facile de n’accorder crédit qu’à ceux que les diplômes semblent accréditer d’avance.

22Je pourrais aussi évoquer longuement les colloques de Cerisy. Les responsables du Centre Culturel le reconnaissent eux-mêmes : les décades « autour de Jacques Derrida » ont toujours été uniques en leur genre et de véritables moments de bonheur. Nul, comme lui, n’a jamais possédé ce don, cette grâce, de susciter autour de lui une amitié à la fois aussi intense et légère. La générosité de son écoute, son attention de chaque instant, dispensées à chacun, sa participation infatigable à tous les échanges, son humour et sa simplicité, ses conférences, véritables séminaires, d’une subtilité et d’une profondeur inépuisables mais jamais « absconses », comme le prétend une vulgate imbécile et paresseuse, et qui, par leur richesse, le travail considérable consacré à leur élaboration, ont toujours témoigné de l’infini respect porté à tous ceux qui lui avaient fait l’amitié de venir et auxquels il pensait être redevable, alors que c’est lui qui leur apportait tellement. Et je crois pouvoir dire que, s’il ne pouvait ignorer tout à fait sa grandeur, la grandeur de son œuvre, il n’en a jamais été assuré, ni rassuré, il ne s’est jamais tenu quitte de devoir encore et toujours, sans fin, se mettre à l’épreuve de l’autre.

23Enfin, avant de retourner au silence, je voudrais évoquer un dernier souvenir, un souvenir que j’aimerais pouvoir dire, sans en être empêchée par l’émotion. À l’hôpital, ses nuits étaient parfois difficiles : la douleur parfois revenait, il appelait l’infirmière de nuit qui ne venait pas toujours immédiatement, ou qui tardait à consentir à lui donner la morphine nécessaire pour le soulager. Il s’en plaignait parfois, ou s’en irritait. Un jour, ce fut la dernière fois où je le vis, je fis allusion à ces lignes de Proust, au début de la Recherche…, où il évoque le malade qui, réveillé dans la nuit par une crise, se rassure et reprend courage, voyant un rai de lumière sous la porte, à l’idée que c’est le matin et qu’il va bientôt être secouru. Mais non, la lumière s’éteint, on vient d’éteindre le gaz, il va falloir rester toute la nuit à souffrir sans remède. Il eut un élan de compassion : « Je me demande comment, si malade, il a pu encore écrire… », dit-il. Et comme le médecin qui devait passer le voir pour décider de l’opération tardait, cette opération qui l’angoissait terriblement, il eut ces mots d’une humilité et d’une douceur bouleversantes : « Je sais bien que je ne suis pas, ici, le plus malade… ». Un peu plus tard, il t’évoqua, Jean-Luc, il évoqua ton courage pour traverser des épreuves « tellement plus terribles » dit-il, et il ajouta « mais je n’ai pas sa force, son courage… ». Je ne sais pas s’il est possible de mesurer le courage – je ne le crois pas, pas plus que la souffrance. Mais je crois pouvoir dire qu’au cours de ces dix-huit mois de maladie il n’en a point manqué. Et qu’être allé à Rio, à la mi-août, dans l’état de fatigue qui était le sien lorsqu’il est parti, y avoir fait sa conférence (trois heures), avoir assisté et participé activement à tout le colloque, et jusqu’aux réceptions officielles inévitables, fut proprement héroïque. Il est rentré épuisé. Mais il y est allé. Il avait promis. Et quand il promettait, il était toujours fidèle à sa promesse.

Notes

  • [1]
    Mémoires – pour Paul de Man, p. 53-54.
  • [2]
    La Carte postale – de Socrate à Freud et au-delà, p. 239.
  • [3]
    « Circonfession », §11, p. 58.