Entretien sur la dualité des mondes

1Rue Descartes : Le capital, le capitalisme, c’est quel type de machine, si tant est que l’on puisse encore employer aujourd’hui ce terme de capital ?

2JEAN BAUDRILLARD : Je pense que c’est très délicat de l’employer encore, sinon en rappel, pour se donner un horizon quand même critique. Je pense que cette conception, cette structure est liée à la pensée critique du capital, c’est-à-dire le capital inséparable de sa critique, d’une critique de l’économie politique. Cela s’est développé comme ça jusqu’à un point peut-être de saturation, et peut-être de rupture. Chronologiquement, c’est difficile de le dire, mais j’ai l’impression que maintenant, c’est plutôt une machine, une machinerie, ou une machination si l’on va jusqu’à une vision paranoïaque du capital… Mais est-ce que c’est encore cela qui fonctionne en termes, disons, orthodoxes, de baisse tendancielle du taux de profit, de rapports de force, de rapports de classes ? Je n’en suis pas sûr, je ne vois plus cela exactement de la même façon. Est-ce que c’est encore le lieu d’une domination ? Oui, mais alors d’une domination réelle, d’un esclavage, d’un asservissement, d’une exploitation, d’une oppression. Peut-être est-ce maintenant le lieu d’une hégémonie, purement et simplement, mais qui n’est plus le territoire de personne, tout à fait déterritorialisée. Il n’y a plus de promoteur ou de maître d’œuvre, ou de maître tout simplement. Ce n’est plus le lieu d’une maîtrise, mais d’un fonctionnement pur, d’une opérationnalité elle-même virtuelle, diluée, disséminée. Est-ce que la perspective marxiste, selon laquelle le capital secrétait sa propre destruction à travers la mise en place du prolétariat, est toujours vraie ? Oui, mais cela ne passe certainement plus à travers une masse prolétarienne, ou historique, c’est peut-être plus maintenant une espèce de mélodrame planétaire où la machine devient tellement disséminée qu’elle se volatilise dans toutes les choses. Il est impossible maintenant de la repérer en termes de forces, de structures, mais sans doute en termes d’une machine à la Tinguely qui à force de se planétariser, de se mondialiser, devient insaisissable dans les mêmes termes. Je serais plutôt pour garder aux termes de capital, de capitalisme les acceptions qu’ils ont prises dans les diverses théories qui les ont analysés, mais pour dire, justement, qu’on ne peut plus les conserver. Il faudrait s’en passer. Certains termes sont déjà tombés, prolétariat a déjà un horizon presque insaisissable. Le capital, par facilité, tout le monde en parle encore, c’est un petit peu l’idéologie refuge de quelque chose dont on ne saisit plus très bien qui en seraient le maître et l’esclave, où seraient l’exploiteur et l’exploité. Il y a une immense circularité qui s’est installée là-dedans, qui a été la possibilité pour le capital d’absorber la négativité, le travail du négatif. Finalement, on pourrait dire que le capital a saisi la chance que lui offraient les forces vives, historiques, le prolétariat, pour arriver à l’intégrer non pas dans une dialectique, mais dans une sorte de récupération. Mais maintenant on a affaire à une tout autre situation, celle d’une puissance mondiale qui ne met plus en prise, dans une espèce de drame historique, le capital avec le prolétariat, mais d’une puissance mondiale aux prises avec le terrorisme, qui n’est plus du tout un sujet de l’histoire, ce n’est plus le prolétariat. C’est une adversité beaucoup plus radicale d’une certaine façon, quoiqu’il n’y ait pas de comparaison exactement possible, mais les choses ont vraiment changé. Il y a toujours une confrontation, et c’est sans doute un antagonisme beaucoup plus radical, beaucoup plus vif, mais on ne peut plus retrouver un enchevêtrement historique, ni des forces calculables. Ce qui peut avoir lieu à ce niveau-là est parfaitement imprévisible.

3Rue Descartes : Les forces sont peut-être incalculables, mais quelles sont celles qui innervent la Machine ? Est-ce qu’on pourrait isoler une force dominante, qui serait l’essence de ce moteur de « dilution planétaire » ?

4J. BAUDRILLARD : Il semble qu’il y ait une impulsion, consistant à investir toute réalité possible, à créer une forme d’homogénéisation totale. Mais est-ce qu’il y a une force au départ, ou plutôt une espèce d’attraction par la fin ? N’y aurait-il pas plutôt un vertige d’aller jusqu’au bout, une sorte d’entreprise de réalisation intégrale du monde ? À ce moment-là, ça ne s’appelle plus vraiment le capital, ou bien ça vient de beaucoup plus loin, c’est quelque chose qui a pris naissance dans le processus même. Une espèce d’emballement du processus dont on ne voit plus qu’il soit réversible, ni même subversible non plus, donc quelque chose d’irréversible. S’il y avait une force au départ, on pourrait peut-être la repérer et donc à ce moment-là de nouveau la contester, ou bien lui opposer une force égale ou supérieure. Mais là c’est l’ensemble même qui est pris par une forme vertigineuse…

5Rue Descartes : Puisque vous nous parlez de dilution planétaire, pourriez-vous nous éclairer sur ce que vous entendez par le terme de monde, est-ce qu’il se réduit à ce qu’on entend par mondialisation ?

6J. BAUDRILLARD : Non, je vois une forme d’opposition radicale entre mondialisation et monde, en prenant le monde dans sa littéralité, dans sa matérialité, dans sa singularité. Il y a quelque chose là qui résiste absolument à la mondialisation. Le monde lui-même résiste à la mondialisation. Le monde ne veut pas se réaliser, pour moi c’est une illusion, on parle d’une illusion du monde, c’est-à-dire qu’il n’est pas l’échange du monde contre la vérité. Ou la réalité est impossible. Il y a un échange impossible du monde dans sa littéralité, il est irréductible. Mais toute l’entreprise serait justement de le fracasser, de le disloquer et d’en faire une substance homogène, totalement réalisée dans le calcul. Il ne s’agit pas du réel au sens d’une réalité objective classique, mais au sens du calcul, de la numérisation, de la possibilité d’un échange généralisé. Le monde transformé en échange généralisé, c’est peut-être cela, la forme extrême du capital, d’une généralisation de l’échange à tous les niveaux. Quelque part, moi, je l’espère mais c’est invérifiable, il y a quelque chose qui ne s’échange pas, ou qui ne s’échangera jamais, qui ne rentre pas dans cet échange-là. Or la mondialisation, c’est quand même l’idée que, non pas dans la réalité matérielle des choses, mais virtuellement, tout est échangeable, tout peut être ramené à une espèce de calcul, d’abstraction numérique, tout peut être réduit à des éléments simples qui peuvent tous se substituer les uns aux autres. C’est ça en fait la réalisation, ce n’est évidemment pas l’objectivation des choses. Alors, le monde, si j’en avais une vision, elle serait plutôt poétique. En quelque sorte ce serait l’illusion radicale du monde, c’est celle-là qui m’importe, c’est celle-là qui est en voie d’extermination, par tous ces processus de réalisation intégrale des choses.

7Rue Descartes : Nous avons une question sur l’énonciation dans vos textes : qui parle où… Vous parlez souvent de la fin, en disant que vous écrivez non pas pour prévoir la fin, puisque à partir du moment où les théories se réalisent, il n’y a rien de plus triste, ou quand vous parlez de la réalisation des métaphores : est-ce que ce n’est pas cette imagination de la fin qui vous pousse à écrire ? On a l’impression que vous imaginez toujours au-delà de la fin.

8J. BAUDRILLARD : Oui, il y a un petit côté presque millénariste d’une certaine façon, une espèce d’impatience. Ce monde-là, on peut avoir envie d’en déblayer tout le terrain, toutes ses super-structures idéologiques, et de voir ce qui se passe : qu’est-ce qu’il en est de l’événement du monde une fois qu’on a pu se débarrasser un peu de tout. Ça procède beaucoup plus par soustractions, déblaiements, dépouillements. Pour se débarrasser de cette idée de la fin, la meilleure façon c’est de passer au-delà. Je dis millénariste, mais ce n’est pas messianique du tout, c’est l’idée qu’on n’aurait plus affaire à une analyse critique des choses dans leur déroulement, mais qu’il faudrait d’emblée les pousser au bout de leur logique. Alors là ce n’est plus une analyse critique mais plutôt une analyse catastrophique. On ne serait plus dans la crise, mais dans une catastrophe au sens littéral du terme, pas forcément l’apocalypse. Aller jusqu’au bout, est-ce que c’est de l’anticipation ou de la fiction ? C’est plutôt une forme d’hyper-logique : inclure la fin, au-delà de la fin, dans le processus même du déroulement actuel. Se dire qu’on est déjà dans un monde qui a pris fin, et qui continue sur une espèce de lancée, et qui produit maintenant, actuellement, beaucoup plus, c’est beaucoup plus visible, des événements qui n’ont plus une continuité dirigée vers une finalité quelconque, puisque celle-là, en quelque sorte, s’est déjà réalisée, elle a déjà eu lieu. Il y a là une forme d’imaginaire provoquant. Alors, d’où je parle, moi, bon, cette question…

9Rue Descartes : « Qui parle où », c’est plutôt par rapport à tout à l’heure, quand vous avez parlé de mélodrame du monde : en lisant vos textes, on ne sait pas si vous trouvez le monde affligeant et vous décidez d’en rire, ou si le monde vous paraît drôle et vous rajoutez du rire… Alors vous parlez de pataphysique…

10J. BAUDRILLARD : Pataphysique, entre guillemets tout cela, parce que ça a été resservi à toutes les sauces, moi ça m’est égal un petit peu d’une certaine façon, mais c’est plutôt l’idée d’arriver à m’extirper moi aussi de ma position de sujet, c’est-à-dire de ne plus parler en tant que sujet. C’est une utopie si on veut, mais on peut essayer : faire qu’à ce moment-là, telle est cette réversion, cette ironie pataphysique, que ce soit le monde même qui nous pense, qui nous parle, enfin que ce soit lui qui parle. Laisser d’une certaine façon l’objet, non dans sa vérité, qui est de l’ordre du sujet et du discours, et l’objet lui n’a rien à dire au fond, on ne peut même pas lui imputer un désir quelconque, mais il est là et il est une espèce d’adversité irrémédiable. Il faudrait arriver à le faire parler, à faire événement de cette chose. Donc renverser un peu tout le système de valeurs qui était quand même prioritairement celui d’un sujet vers un objet, et jouer une réversibilité radicale. La pataphysique serait une métaphore de cela, comme science imaginaire… Mais il y aurait quand même l’idée d’une forme de renversement au-delà de la physique et de la métaphysique.

11C’est évidemment une remise en cause des deux pôles, une dépolarisation des choses qui est en jeu. Mais étant donné ce qui nous précède, toutes nos références qui sont celles du sujet y compris dans l’analyse et la connaissance, c’est un petit peu un coup de poker que de jouer de l’autre côté, de mettre en priorité l’objet, de lui donner une espèce de privilège. Mais dans l’absolu, il n’y a pas de privilège de l’un sur l’autre, sinon ça redeviendrait une forme de sujet, de trans-sujet, de trans-subjectivité. Ce qui ferait événement, ce serait quelque chose qui ne répondrait ni à une réalité objective, ni à une interprétation subjective. J’avais essayé de le voir, précédemment, à travers justement une espèce de paroxysme du concept, ou alors de le saisir dans des événements, le 11 septembre par exemple.

12Rue Descartes : Tout à l’heure, la question sur l’énonciation, ce n’était pas la question classique « qui parle », c’était sur le statut d’écriture de vos textes : quelle serait votre figure de style préférée ? Vous parlez beaucoup de la métaphore, qui se réaliserait et qui deviendrait donc une catastrophe quand elle se réalise, vous parlez des processus métonymiques et des métalepses. Est-ce qu’il n’y a pas une autre figure de style qu’on pourrait appeler l’oxymore vivant, ce que vous appelez la ligne de crête, d’un pôle qui contiendrait deux univers contradictoires, et qui se diviserait après en deux lignes ?

13J. BAUDRILLARD : Oui, il y a toujours cette duplicité, une dualité virtuelle des choses. Par exemple l’échange impossible, c’est à la fois le pire et le meilleur. L’échange impossible, c’est celui de l’économie en tant que telle : elle, qui est le lieu des échanges, est inéchangeable, il n’y a pas d’équivalent général à la sphère de l’économie prise dans sa globalité. Par contre l’échange impossible, ça serait aussi celui de la singularité radicale, ou celui du langage dans le poème, ou toutes sortes de singularités. C’est le même terme, on ne peut guère en trouver d’autre. C’est vrai de l’apparence, c’est vrai de l’illusion par excellence, que j’oppose à la simulation. Le monde du virtuel, c’est bien un monde où le sens, la signification, la référence disparaît. Quand on arrive dans la singularité, là non plus ce n’est plus une affaire de sens et de significations, il y a une règle du jeu interne qui fait abstraction du sens. Donc, d’une certaine façon, on a deux univers adverses qui font tous les deux abstraction du sens et qui sont parfaitement antagonistes. Est-ce qu’ils sont antagonistes ou est-ce que dans une ultra-dimension, ils sont complices, ça, vraiment, je ne pourrais absolument pas le dire. Est-ce qu’il y a, au terme de la mondialisation, un vertige qui serait lui-même un vertige de disparition poétique, une façon de disparaître, d’une certaine façon la même dimension que celle de l’abolition du sens, du passage au-delà…

14Mais pour reprendre votre question, je dirai vraiment que, pour moi, c’est l’aphorisme, le fragment, l’ellipse, l’idée d’aller plus vite que le sens, et de l’abolir en allant plus rapidement. L’idée d’arriver à ce que la pensée n’ait pas le temps de s’identifier à elle-même, qu’elle garde un horizon. Être toujours en exil de soi-même, avoir toujours une distance et un horizon comme celui-là qui est aussi dans un autre domaine l’horizon de la singularité par exemple en science physique, quelque chose au-delà duquel le sens ne passe jamais. Mon écriture n’a presque jamais été une écriture composée, discursive. Même quand elle prend cette apparence-là elle est toujours fragmentaire, ce sont toujours des fragments, des choses qui ne portent pas leur propre sens, leur propre explicitation.

15Rue Descartes : C’est vrai que c’est assez frappant dans votre dernier livre, où l’écriture est plus éclatée, par rapport à L’Échange impossible, et qui se rapprocherait plus des fragments des Cool memories.

16J. BAUDRILLARD : C’est vrai que je suis allé plus loin dans ce sens-là, parce que c’est cela qui m’intéresse. Maintenant ce ne sont pratiquement plus que des versets, c’est presque un poème philosophique, on ne peut plus parler exactement d’une théorie, c’est une insertion fragmentaire des choses. C’est la forme de Cool Memories qui me convient le mieux, qui me fait le plus de plaisir, le fragmentaire, que je retrouve aussi dans la photo, cette espèce de saisissement des choses, de surprise et d’esquives, d’ellipses rapides.

17Rue Descartes : Est-ce ce que cela ne serait pas lié aussi à ce que vous dites sur la « règle » par opposition à la « loi », sur le fait que c’est un univers fini. Le monde, vous le mettriez où ? Est-ce que vous parleriez de règle, de jeu du monde ? Est-ce que le monde, c’est une règle, un univers fini ? Pour le coup, la règle échappe-t-elle au monde, à l’illusion du monde ? D’où vient la règle ?…

18J. BAUDRILLARD : Je verrais plutôt le monde comme une règle, c’est-à-dire un mode de passage d’une forme à l’autre, une métamorphose. Mais la règle fait partie de l’illusion, l’illusion n’est pas le simulacre. Le jeu permet de penser un peu cela, il n’y a pas de jeu sans règle, le jeu est illusion au sens où il est exclusif d’un principe de réalité. La règle est ce qui permet de jouer, ce n’est rien de plus, ce n’est pas un réel, elle n’est d’ailleurs pas écrite, elle n’est pas forcément formulée, elle est plus dans la dualité et la réversibilité. Ce n’est pas une structure, mais elle est l’essence même de la relation duelle, qui n’obéit pas à la loi. Je ne sais pas comment le fonder, il n’y a pas de fondement à cela, il n’y a pas de prolégomènes à la règle, elle est là à partir du moment où il y a un grand jeu, une grande illusion, c’est-à-dire où tous les éléments peuvent s’échanger, se métamorphoser, sans jamais trouver un point fixe de vérité ou de réalité. Ou bien c’est l’illusion au sens péjoratif du terme, au sens de la simulation, alors que là, l’illusion, c’est ce qui permet ce jeu de métamorphoses.

19La règle n’est pas édictable, ce n’est pas un décret, elle est arbitraire si on prend la règle dans le cadre du jeu, on ne la transgresse pas, il n’y a aucune raison, c’est absurde. Elle n’est même pas une question de choix ou d’acceptation, elle est ce qui permet de jouer, elle est le jeu lui-même d’une certaine façon. La loi suppose un sujet qui la prononce, qui l’édicte, et puis des sujets qui ont un rapport à la loi. Or d’une certaine façon, dans la règle, non, il n’y a pas de rapport à la règle, on est la règle soi-même si on joue, dans la transformation, ou la métamorphose. La règle est là. La réalité, elle, se décrète, elle est l’objet de lois objectives sinon il n’y a pas de réalité, et ces lois objectives ne s’établissent que par résorption progressive de la règle du jeu. Et là on établit une espèce d’instance envers laquelle chacun devient responsable d’une façon ou d’une autre. La règle, personne n’en est responsable, il n’y a pas à se sentir responsable ni coupable vis-à-vis de la règle, elle est ce qu’elle est, un point c’est tout. C’est un petit peu, si on élargit, le monde. Le monde, il est ce qu’il est, ça ne veut pas dire qu’on n’ait pas envie de le transformer, mais en termes de grand jeu, cela n’a aucun sens… Sauf à le transformer en le légalisant, en lui imprimant une sorte de vérité, de finalité, de transcendance. La règle n’est pas transcendante, elle est immanente au déroulement des choses.

20Si on ne suit pas la règle, eh bien il n’y a tout simplement pas de jeu. Alors on peut fort bien penser que jouer n’est pas le fin mot de l’histoire, et qu’il faut construire le monde, le produire, se produire soi-même comme sujet, à ce moment-là ce n’est plus un jeu, c’est un devoir-être. Je pense que tout le monde vit sur ces deux plans, il y a toujours une entreprise de réalisation de soi, du monde et puis, oui, un jeu, quelque chose qui échappe à ça, et par lequel on est dans une forme d’ironie. Pas une ironie subjective, un « détachement », mais une ironie objective des choses. Le renversement des choses, la réversibilité, elle vient de cette métamorphose du monde, et pas d’une décision du sujet : ça, c’est une entreprise critique, ça constitue toute une histoire. Ce n’est pas que je veuille la renvoyer au néant mais il y a une autre dimension, parallèle peut-être, qui l’emporte symboliquement. Derrière toute la légalisation du monde, sa réalisation intégrale, il y a quelque chose comme une règle fondamentale de l’illusion du monde qui reprend le dessus et qui peut-être d’ailleurs imprime à cette entreprise de réalisation sa dimension vertigineuse, catastrophique. Je ne sais pas, là vraiment ce sont des spéculations…

21Rue Descartes : Vous dites que le monde, c’est le monde qui nous pense. Mis à part le côté martelage des idées, est-ce que le film Matrix ne ferait pas partie d’une réalisation des métaphores, c’est-à-dire que ce que vous décrivez serait une métaphore et que le film aurait voulu la réaliser ?

22J. BAUDRILLARD. : Il y a un piège dans Matrix, d’où les malentendus. Ce qui serait une métaphore, à la limite celle du virtuel, ils ont voulu la réaliser. C’est le piège, à travers les effets spéciaux, de la réalisation technique. Toute cette histoire de virtualisation ou d’illusion radicale, même la simulation, c’est quand même une hypothèse, je ne l’ai jamais donnée comme un discours de vérité. Il n’y a que comme hypothèse qu’on peut la pousser à la fin, à son extrême limite. Si en plus de la vérifier on la matérialise dans des effets comme cela, alors là, on est complètement à côté de la plaque, on est dans un processus, mais assez vulgaire, de simulation par hyper-réalisation des choses. C’est ce qu’ils ont fait dans Matrix. Là, il n’y a plus cette ambiguïté, cette ambivalence qu’il y a dans une hypothèse, cette ironie interne à une hypothèse qui peut toujours se retourner contre elle-même. Si bien que dans ce débat sur la réalité et l’irréalité du monde, qui est la question posée comme elle l’est partout aujourd’hui, Matrix ne pose pas du tout de question, ça ne vous plonge pas dans cette espèce de vertige, d’incertitude totale quant à ce qui est réel ou ce qui ne l’est pas. Ce qui manque dans ce film, et dans bien d’autres d’ailleurs, c’est une étrangeté véritable, un trouble. Dans un film comme Mulholland Drive par exemple, on est beaucoup plus proche du cœur de cette hypothèse-là, qui reste à l’état d’hypothèse : il n’y a pas de solution, il n’y a pas d’effets spéciaux qui vous disent quoi que ce soit

23Rue Descartes : On parle beaucoup aujourd’hui de sujets protéiques ou protéens, pour montrer leur plasticité, une flexibilité tout à fait conforme à l’exigence de consommation. Me viennent deux hypothèses : ou bien on aurait désormais sujet et objet qui mèneraient deux vies parallèles, et séparées, ou bien, autre hypothèse, une sorte d’hybridation des deux, de transformisme généralisé, de fluidification des objets et des sujets, de telle sorte qu’on ne pourrait plus les discerner.

24J. BAUDRILLARD : C’est comme partout ailleurs, on aboutit à cette effusion et cette confusion, le sujet et l’objet ne sont plus deux pôles plus ou moins dialectiques. Comme on peut dire qu’il y a une confusion de tout ce qui était polarisé, là où il y avait une distance : au théâtre, de la scène et de la salle, dans les sexes, du masculin et du féminin. Une confusion virtuelle bien entendu, elle n’est pas forcément réalisée. Mais en effet ça tend à cette espèce d’équilibrage à somme nulle. Sujet et objet n’ont plus de statut respectif, on est dans une sorte de circonvolution. On n’est plus dans l’apparence, on est dans la trans-parence ou la transparition des choses. Il n’y a plus quelque part un sujet, un œil, un regard, un jugement qui puisse les ordonner, leur donner une ordonnance ou une transcendance. S’il n’y a plus de transcendance, on ne peut plus même plus parler catégoriquement du sujet et de l’objet. C’est autre chose que l’aliénation : le sujet devenant objet, l’aliénation, c’était encore un jeu, si je peux dire, anachronique, révolu. C’est bien pire si l’on veut, ou alors on peut penser que c’est un progrès, je n’en sais rien. Mais, de toute façon, avec la ligne de démarcation, de discrimination entre ces deux pôles-là, disparaît toute possibilité de connaissance objective. On peut se demander si justement ce n’est pas un effet aussi de la pensée, de l’analyse elle-même, qui a mené de plus en plus loin dans cette indistinction des deux. Cela serait, en quelque sorte, la maîtrise du sujet, la victoire d’un sujet parfaitement maître, qui se confond finalement avec son objet. Il y aurait des conséquences politiques à cela : est-ce que le pouvoir en est encore un lorsqu’il s’est dilué, confondu dans ces espèces de circonvolutions à la fois de l’opinion, des sondages, de tout ce par quoi il croit se réaliser – et il est dans cette illusion circulaire, dans cette tautologie.

25Rue Descartes : Qu’est-ce qui pourrait résister à cette transparence ? Ce qui nous ramène à la question des singularités. Par rapport à ces singularités, qu’en est-il du terrorisme auquel vous avez consacré, depuis les années soixante-dix, de nombreuses études ? Vous avez en effet essayé de penser le terrorisme à partir de sa nature symbolique, comme « défi » lancé à l’ordre existant, en appelant à la « surenchère » et à la « réversibilité ». Mais le terme de terrorisme est un terme étatique qui sert à l’État pour rendre impossible la possibilité même de la résistance…

26J. BAUDRILLARD : Oui, il a peut-être été marqué, estampillé par le pouvoir, par l’État, mais c’est une question presque d’art martial, je reprends le terme au contraire en lui donnant une puissance plus forte. Il s’agit de le renverser, d’aller à l’extrême d’une condition ou d’une appellation négative et de lui donner une force réversible, de boomerang, en acceptant volontiers le terme qui vous condamne, ça me semble de bonne guerre, si je peux dire. À la limite, c’est peut-être mieux que d’inventer des termes propres, défensifs en ce sens puisque répondant quand même au pouvoir, et puis de les opposer frontalement. Dans un premier temps, on voit le terrorisme comme opposition frontale, mais moi je l’entendais comme infiltration : la terreur était celle que l’État ou le pouvoir lui-même sécrétait par son propre fonctionnement. Cela a un peu changé, c’était les premières formes de terrorisme contemporain que je voyais comme défi symbolique, à travers la prise d’otages comme création singulière, mais c’était quand même encore en termes d’adversité repérable. Tandis qu’à partir des derniers événements, surtout du 11 septembre, je le vois plutôt comme une forme de la puissance aux prises avec elle-même. La force adverse est sécrétée de l’intérieur, de façon virale. Puis elle se matérialise, elle prend telle ou telle forme, à travers l’islam ou autre chose, mais ça, c’est déjà une spécification. Dans le processus général, le terrorisme n’est qu’une forme de renversement, de réversion, qui n’est pas forcément d’ailleurs absolument violente. Dans les cas où nous sommes maintenant, il implique la mort. J’avais mis la mort au centre de l’analyse déjà depuis L’Échange symbolique, mais surtout dans le 11 septembre, on voit l’usage symbolique, le retournement symbolique de la mort comme une arme absolue. Cette mort du terroriste dans son action, elle est l’effigie d’une mort virtuelle que le système s’inflige.

27Rue Descartes : Est-ce que vous intégrez les formes de terrorisme contemporain dans la résistance du monde à la mondialisation ?

28J. BAUDRILLARD : Non. Pour prendre un exemple beaucoup plus simple, si on prend le langage, je pense qu’il y a dans la matérialité du langage, dans sa littéralité, quelque chose qui résiste à la communication, quelque chose d’irréductible, difficilement réductible en tout cas par l’homogénéisation du langage. Là, il y a une singularité du langage qui n’est pas violente en soi, mais c’est une forme irréductible. Ce n’est pas une résistance au sens où ça s’opposerait à l’autre, les deux ne sont pas en opposition au sens où on aurait d’un côté un langage de la communication, opérationnel, rationalisé, puis une singularité du langage. Ce ne sont pas deux forces adverses qui se rencontreraient dans un même champ. Je pense qu’il y a là des dédoublements de deux univers presque parallèles l’un à l’autre. Quand même, à un moment donné, il y a un enchevêtrement sinon le pôle du pouvoir, de la communication, pourrait suivre son chemin irrésistiblement et sans problème. Or il semble bien qu’à un moment donné, l’un et l’autre se déstabilisent. Il y en a un qui vise à exterminer le premier, et l’autre qui le déstabilise. Il y a un jeu là encore, il n’y a pas de balance définitive de ça non plus. L’analyse ne me semble pas avoir beaucoup changé, elle a été en quelque sorte expansée par l’événement lui-même, par exemple par le 11 septembre, mais il me semble qu’il y avait dans Mogadiscio et ces textes-là un peu la même chose. De toute façon, puisque c’est une forme dont le travail n’est plus celui du négatif, mais un travail interne, il n’y a pas de possibilité d’accumulation primitive, ça s’épuise dans l’événement même, et après, à la limite, c’est la structure elle-même qui fait le travail de déconstruction, c’est comme la virulence. Il n’y a pas de construction adverse qui prendrait l’effet d’une force. Pour moi le terrorisme reste une forme. S’il devient une force, alors il rentre dans un rapport de force, et il est exterminé, ou bien il s’identifie à lui-même et il devient une instance terrifiante – mais ce n’est plus alors la forme terroriste.

29Rue Descartes : Est-ce qu’il y aurait le terrorisme qui serait une résistance qui vient du dedans, comme quand vous parlez du cancer, vous dites que ce n’est pas de la réaction mais de l’abréaction, et puis le monde et ce que vous dites du langage, ce seraient des résistances qui ne sont pas dedans mais qui sont ailleurs, qui ne cherchent pas à répondre au système, mais qui, de fait, sont irréductibles à la réalité intégrale ?

30J. BAUDRILLARD : On peut effectivement envisager quelque chose qui désobéisse à la loi, non pas en s’y opposant et en cherchant à en imposer une autre, mais en instituant une règle, c’est-à-dire une forme immanente qui ne joue pas du tout sur l’universel, qui ne tend pas à s’universaliser, et demeure sans rapport au monde dominé par la loi. Ceci peut jouer au niveau du corps, du langage, des gestes, ou d’un événement, d’une situation. Ce n’est jamais individuel, la règle institue toujours une relation duelle – de séduction, de défi. Et ceci peut n’avoir aucune espèce de conséquence. On a affaire à une sorte d’événement qui n’a ni causes ni conséquences véritablement objectives. Le terrorisme actuel, du style du 11 septembre, n’a pas de conséquences objectives en termes économiques, politiques, mais il en a de bien plus profondes – plus profondes que les guerres qu’il déclenche par réaction. Mais en lui-même il ne dessine pas un autre monde. Ce n’est pas une transcendance, mais l’effectuation, la facticité d’un monde qui n’obéit qu’à sa propre règle. C’est une singularité, c’est-à-dire le meilleur ou le pire – quelque chose qui n’est ni vrai ni faux, ni bien ni mal : la singularité est ce qu’elle est, au défi de tout le reste. Elle peut être dans le mode d’irruption de quelque chose qui deviendra ensuite une banalité. Le coup de force de Duchamp fait ainsi événement – c’est une singularité catastrophique dans le monde de l’art, l’équivalent d’un acte terroriste. Mais après, c’est fini, ça rentre dans les mœurs, ou dans la mode. Il y a un moment de la singularité. Elle n’apparaît que dans la forme du fragment, inutile d’essayer de la ressaisir dans un ensemble.

31Rue Descartes : Quand vous parlez, dans L’Échange symbolique et la mort, d’une autre conception du langage qui se ferait à partir d’une opération finie d’éléments qui se répondent deux par deux, vous insistez sur le fait que ce soit sans reste, alors que l’économie serait plutôt dans la gestion des restes. Qu’est-ce qui pourrait séparer cette forme de jeu de l’œuvre d’art, du calcul et de la modélisation ? Ce jeu avec les anagrammes, alors là c’est une hypothèse un petit peu folle de Saussure, quand il essaye de se donner dans une œuvre d’art, qu’est-ce qui va le distinguer de la programmation ? Dans votre dernier livre, vous parlez de ces écrivains qui essaient d’épuiser tous les possibles, et qui ne laissent aucun reste eux non plus… Qu’est-ce qui ferait la différence entre les deux ?

32J. BAUDRILLARD : Ce qui, dans le poème, dans la vision anagrammatique du poème, s’épuise sans reste, c’est le langage lui-même qui arrive à jouer son propre sacrifice. Il y a une espèce d’autodafé du langage. Il n’épuise pas du tout toutes ses possibilités de sens, de significations, il n’y songe pas du tout, il s’épuise dans sa littéralité. C’est un peu comme si on touchait à une force nucléaire du langage et qui arrive à se casser, à casser le nucléum et à libérer son énergie dans la métamorphose du signifiant… Tandis qu’à partir du moment où le langage se prend lui-même au piège du sens, il ouvre sur l’infini des possibilités. L’univers poétique, celui du langage littéral, est fini, il a une mesure, une limite, une règle, il s’épuise en lui-même, mais il n’épuise pas des possibles transcendants.

33L’autre versant, c’est prendre le langage comme vecteur d’une comptabilité inépuisable des choses. On entre dans cette dimension qui est la nôtre et qui est celle de l’infini. Et là on va s’épuiser dans une performance : arriver à faire s’exprimer tout. D’ailleurs cela s’applique aussi aux individus, tous les individus doivent s’exprimer, exprimer tout ce qu’ils ont. Tout cela me semble véritablement une mauvaise, une méchante illusion. Il semble bien que l’univers techniquement sophistiqué qui est celui de la virtualité s’applique entièrement à cela. Il n’y a même plus quelque part du signifiant à casser, à jouer, à métamorphoser, non, il y a simplement la numération infinie des choses.

34La dualité me semble être la clef de voûte de tout ça. Alors que dans l’épuisement des possibilités, il n’y a plus véritablement de relation duelle, il y a une espèce de diffraction, de dissémination des choses. Mais il n’y a plus cette adversité qui faisait que, dans la relation duelle ou dans celle de l’échange symbolique, il y a une limite, on n’est pas dans l’infini des choses, ni dans la possibilité infinie : il y a une relation fermée, duelle, un échange don contre-don, une forme dramatique véritablement. Dans l’autre, non, la forme n’est plus celle de l’accumulation primitive, mais de la désaccumulation progressive vers l’égalisation complète des possibles. Ça me semble une perspective involutive, dégressive, régressive, en tous les cas chargée d’une moindre intensité et d’un moindre plaisir, mais cela est très subjectif…

35Rue Descartes : Question canular pour finir, parce que vous parlez de dualité : êtes-vous manichéen, gnostique, agnostique, ou chinois de type yin yang – la dualité, le côté réversible… Cela peut, bien entendu, être une réponse en un mot (rires).

36J. BAUDRILLARD : Manichéen, j’aime assez, au sens d’une autonomie du Mal, d’une création qui est de l’ordre du Mal. En termes de provocation j’aime assez cela ; au sens d’une identification de deux pôles adverses, non, je ne suis pas manichéen – même si la dualité a bien pris forme quelque part dans ces mouvements hérétiques. Cette dualité, il semble bien qu’elle soit inacceptable. Si cette forme duelle est première, la perspective d’un ordre unique, unifié, est définitivement inaccessible, et cela est inacceptable dans le cadre de notre métaphysique et de notre système de valeurs.

37Entretien réalisé par Thierry Marin et Frédéric Neyrat à Paris en mai 2004.