L'activisme contemporain : défection, expressivisme, expérimentation

À Angela, née à la Clinique des Métallos pendant la rédaction de cet article

1Le temps est désormais révolu où l’on considérait Internet comme un « gadget », un « phénomène de mode » ou un épiphénomène qui ne concernait qu’« une petite élite de jeunes hommes occidentaux plus quelques informaticiens venus d’ailleurs ». À l’instar de la presse écrite, du cinéma, de la radio ou de la télévision, il paraît légitime de se demander comment cette technologie – qui reste toujours « nouvelle » – interagit dans la communication entre les hommes et les formes d’organisation de la société.

2Cette question nous semble assez légitime dès lors qu’il s’agit de penser la politique sur/du réseau. Sans se payer de mots, on peut ainsi se demander si la politique, telle que nous la pensons, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, sortira indemne de sa « confrontation » avec ce nouveau support de communication. Répondre à cette question par l’affirmative, c’est, de notre point de vue, réifier la réalité instrumentale de l’outil en évitant de penser Internet dans sa globalité. Il ne s’agit pas de penser Internet et la politique, c’est-à-dire de considérer que cet outil peut se mettre « au service » de la politique, mais bien de penser Internet comme politique de la même manière par exemple qu’Habermas a pensé la presse écrite comme politique en élaborant son concept « d’espace public médiatique ».

3Si l’on suit cette hypothèse, on peut se demander si les mouvements sociaux s’organisent par l’intermédiaire de technologies ou si de manière beaucoup plus conséquente ils ne tendent pas aussi « à adopter ces technologies comme modèles de leurs propres structures organisationnelles » – en d’autres termes, si ces « technologies » n’informent pas elles-mêmes sinon tous, du moins bon nombre de mouvements sociaux.

4Prolongeant cette hypothèse, dont le principal inconvénient est de naturaliser la notion de « structure organisationnelle » – notion qu’il convient peut-être de déconstruire tant elle semble aller à l’encontre des analyses habituelles sur les mobilisations contemporaines – il nous paraît plus judicieux de tenter de penser le chaînage expressif qui existe entre celui qui produit un objet, l’objet en question, et enfin celui qui l’utilise. On retrouve ici les analyses de Gilbert Simondon sur la « forme-intention » et celle de Deleuze et Guattari sur la notion de « dispositif machinique » qui, l’une et l’autre, s’inscrivent en faux contre celles de dispositifs socio-techniques ou médiatiques.

5Internet est politique parce que cette « machine », comme toute machine médiatique probablement, se définit par la continuité. Rejetant toutes les formes d’approche instrumentaliste qui prévalent aujourd’hui dans les analyses du rapport entre « Internet et politique », il convient plutôt d’adopter une perspective privilégiant – pour reprendre des termes anglo-saxons – les notions d’agency, au double sens d’un agencement d’énonciation et de la capacité d’agir qui en résulte ; ou encore de design, compris comme production de formes. Internet apparaît alors comme une machine, presque un prétexte à bien des égards, à designer ou architecturer des formes d’agir (on pourrait parler de political design) non seulement à partir de données textuelles, visuelles, etc. mais aussi à partir de codes juridiques ou informatiques. Internet constitue alors un agencement machinique dans lequel des « objets » sont à la fois en réception et en constante resignification, dans la mesure où ils visent à expérimenter et reconfigurer de nouvelles formes d’agir.

6Trois concepts nous semblent particulièrement intéressants pour expliciter ces formes d’agir qui recouvrent ce que l’on qualifiera ici d’activisme électronique – ou « hacktivisme ». Le triptyque « défection », « expressivisme » et « expérimentation » constituera le fil conducteur de cet article. La défection vient en effet reproblématiser de façon positive les hypothèses sur le désengagement militant pensé trop souvent en termes de perte du grand « nous » ou de désaffiliation [1]. À la grammaire nostalgique de la perte, l’hypothèse de la « défection constituante » permet d’entrevoir une multitude de projets politiques menés par d’autres moyens et répertoires dont la technique, le code informatique, la resignification digitale. La thématique de l’expressivisme voudrait, elle, dénouer la tension toute contemporaine, communément observable, entre quête d’autonomie individuelle et mobilisation collective, en rendant compte d’un agir politique en nom propre qui lui-même renouvelle de fait le registre des causes et des motifs en ouvrant le « pouvoir-dire » à tout un chacun, hors de tout monopole d’auctorialité patentée. Enfin, à travers la notion d’expérimentation, il s’agit de rompre avec une conception progressiste de la technique et par conséquent de court-circuiter l’idée selon laquelle la politique assistée par la technique viendrait réenchanter et moderniser la démocratie. En substituant à l’horizon de l’innovation technique l’ici et le maintenant d’expérimentations techno-politiques venant densifier une forme de vie démocratique, il s’agit également de renouer avec une culture de la curiosité que le grand récit scientiste a occultée et qui semble pourtant l’une des conditions pour comprendre comment, à l’âge de l’expressivisme généralisé, la politique ne ressemble pas toujours à la politique et se conjugue avec l’exode et le do it yourself.

7Il s’agira somme toute ici non pas de valider la prophétie auto-réalisatrice d’un activisme héroïque mais de prendre au sérieux ces dispositifs, machines et propositions, et d’en systématiser ainsi l’ouverture et l’horizon de sens [2]. L’activisme sera appréhendé comme projet, mais également, nous le verrons, comme une méthode d’investigation sociologique par « breaching experiment », laquelle permet de documenter ces expérimentations techno-politiques en évitant l’imposture du chercheur certes compréhensif, mais également trop souvent – ventriloque !

Une seule solution, la défection constituante ?

8Le caractère décentralisé du réseau – qui favorise la prise de parole individuelle sans pour autant nier le potentiel d’auto-organisation des luttes – s’accorde particulièrement bien, d’un point de vue purement technologique, à l’aspiration à la participation directe, et au rejet croissant de formes d’organisation centralisées ou délégataires. Une des phrases-clés du rapport qui existe entre mouvements sociaux et Internet comme scène pourrait être cette revendication qui s’est exprimée lors de nombreuses assemblées générales du mouvement de novembre-décembre 1995 : « Maîtriser sa parole de bout en bout » [3].

9De notre point de vue, cette revendication d’une maîtrise de la parole propre va bien au-delà du concept de « prise de parole » développé par Albert Hirschman dans son travail intitulé Défection et prise de parole[4]. Il ne s’agit plus seulement, pour reprendre la définition qu’il en donne, d’adresser des pétitions individuelles ou collectives à des directions ou à des pouvoirs en place, de mener des actions de sensibilisation ou, plus largement, d’adhérer à une organisation ou de « descendre dans la rue » pour faire entendre sa voix.

10À l’opposé des thèses de Hirschman, on peut dire qu’il n’y a pas dans ce cas très précis de contradiction absolue entre défection et prise de parole. Bien au contraire, la défection apparaît comme une des conditions même de la prise de parole et de l’action politique. À cet égard, on peut se demander si, après l’éclipse des luttes sociales des années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, après ce que Florian Schneider et Geert Lovink, deux théoriciens de cet activisme électronique, qualifient de « temps post-moderne sans mouvement » [5], la défection ne deviendrait pas une stratégie politique par excellence.

11Considérant les travaux de Jacques Ion à Olivier Fillieule sur la question de la fin des militants et du désengagement, on peut se demander s’il s’agit d’une crise qui traverse l’action politique ou s’il n’y a pas au contraire une crise des organisations elles-mêmes, de leur forme, de leur rapport au pouvoir, à la subjectivité, etc. Confondre les deux pourrait nous conduire à croire qu’il n’y a plus – ou qu’il y a de moins en moins – d’investissement politique ou de mobilisation collective ; en quoi nous resterions aveugles au fait que les espaces perçus comme pertinents pourraient tout simplement désormais se trouver ailleurs.

12La défection est sur Internet une valeur, presque une condition sine qua non. On pourrait trouver de nombreux exemples, notamment dans des forums ou des listes de discussion, où la parole individuelle est la seule qui puisse avoir une quelconque pertinence. Tout discours qui serait suspecté d’être partisan est appréhendé avec beaucoup de réticences et même parfois proscrit. Il convient de bien mesurer ici l’influence d’un personnage comme Hakim Bey, qui se situe à la croisée de la culture américaine contestataire des années soixante-dix, et qui apparaît comme un des fondateurs de la cyberculture [6]. Dans un de ses plus célèbres essais, intitulé TAZ, Zone Autonome Temporaire[7] – lecture incontournable pour qui veut comprendre la « philosophie du réseau » –, Hakim Bey fait l’apologie de la défection en montrant que la TAZ est avant tout une tactique inspirée des méthodes de la guérilla révolutionnaire et des préceptes issus de l’Internationale Situationniste. Le principe défendu par Hakim Bey est très proche de celui des guérillas – dont la principale tactique est celle du « Frappez ! Fuyez ! » – et confirme cette idée que la défection est un mode désormais essentiel de l’action politique.

13Ce discours n’est d’ailleurs pas très éloigné de celui de Paolo Virno qui insiste, pour sa part, sur la notion d’exode. Pour lui, l’exode constitue la forme suprême de la subversion des rapports capitalistes de production post-fordistes, et se manifeste par l’institution d’une sphère publique non étatique. Dans ces conditions, il convient d’appréhender de manière radicalement nouvelle la question de la démocratie en se fondant sur les traits marquant de l’expérience post-fordiste que sont : la virtuosité servile, la valorisation du langage, la relation inévitable avec la « présence d’autrui », etc. Aussi Paolo Virno propose-t-il de faire défection en mettant en avant la notion d’exode et en la situant en contrepoint non seulement du pouvoir d’État, mais aussi de celui des organisations du mouvement social : « J’appelle “Exode” la défection de masse hors de l’État, l’alliance entre le general intellect et l’Action politique, le transit vers la sphère publique de l’Intellect. Le terme ne désigne nullement donc une simple stratégie existentielle, pas plus qu’une sortie discrète par une porte dérobée, ou encore la recherche de quelque interstice à l’intérieur duquel nous pourrions nous réfugier. Par “Exode”, j’entends au contraire un modèle d’action à part entière, capable de se mesurer aux “choses ultimes” de la politique moderne [8]. »

14Loin d’être un retrait des affaires publiques comme pourraient l’entendre les théories de la défection dans le sillage du paradigme binaire de Hirschman, l’exode est chez Virno une « soustraction entreprenante » ou un « congé fondateur ». Pour lui, la fuite, loin d’être passive, modifie les conditions de l’action plutôt qu’elle ne les présuppose comme fixes : « La défection consiste en une invention sans préjugé qui modifie les règles du jeu et affole la boussole de l’adversaire. Il suffit de penser à la fuite massive des ouvriers américains au milieu du xixe siècle : outrepassant la “frontière” pour coloniser des terres à bas prix, ils saisirent l’occasion véritablement extraordinaire de rendre réversible leur propre condition de départ [9]. »

Expressivisme : un agir politique au nom propre

15Sur le terrain d’Internet et de ses usages politiques, se déploie sous sa version expressiviste l’arrière-plan social identitaire de l’individualisme contemporain. Cet individualisme expressif s’attache à décliner le diagnostic de réflexivité de la formation des identités dans un contexte de détraditionalisation des rôles et des modèles sociaux, et prend en compte les formes et modalités d’une désormais nécessaire « invention de soi ». Ce « je » se découvre au travers d’agencements machiniques d’énonciation, s’auto-formule au travers de différentes « technologies de soi » [10], explore une identité « de bricolage » [11], qui prend la forme de sites, de blogs, de tags, de mashup[12], de vidéos ou de chansons, d’albums de photos, d’avatars, de cartes, etc. Autant de données textuelles, visuelles, sonores qui viennent configurer un « soi exprimé » mais s’en vont aussi circuler et s’agréger parfois à d’autres contenus expressifs via des procédures socio-techniques de syndication, d’échange et de partage et des procédés esthétiques de remixage, recadrage, détournement, sous-titrage, commentaires. Ce « soi textualisé » et les paratextes polyphoniques auxquels il donne libre cours configurent comme un « moi cubiste », un « moi facettisé », incarnant l’image d’un « bloc-sujet-machine-autrui », qui répond au vœu de Guattari de découpler la subjectivité du sujet [13].

16À cet égard, l’exemple des blogs est de notre point de vue particulièrement intéressant. Loin de constituer des « journaux intimes », les blogs apparaissent plutôt comme des technologies agrégatives du soi. Ainsi, plutôt que de parler d’intimité, nous préférons employer le concept « d’extimité ». Si l’on reprend la définition guattarienne des post-médias, il convient donc de « durcir la politique de diffusion rhizomatique » [14]. Tout uniment individuelle et collective, celle-ci consisterait en une réappropriation de la prise de parole, qui s’adosserait à un usage véritablement interactif des machines d’information, de communication et de création. L’apparition de la syndication qui agrège des « petites formes hybrides et singulières », constitue alors un facteur particulièrement structurant de ce dépassement de la pensée rhizomatique [15]. Il autoriserait un passage d’un « devenir minoritaire » comme le revendiquaient Deleuze et Guattari, à un « devenir commun » comme le proposent, pour leur part, Hardt et Negri [16].

17Cet « individualisme expressif » constitue une modalité de subjectivation qui se déploie sur le réseau. Et si l’on ne doit pas omettre d’en restituer le champ d’historicité comme un retour à l’une des sources plurielles du moi moderne [17], il vient poser une question politique nouvelle : comment un sujet politique dont la condition sociale identitaire est la singularité, mais qui s’incarne dans ce laboratoire des identités que constitue Internet, sous un mode polyphonique, peut-il faire « nous », collectif, commun, mouvement ?

18Nous pourrions dire que le blog et les technologies associées (podcasting, videocasting, tagscape…) tendent vers une forme probablement radicale de défection politique ou sociale. Internet est un lieu d’expression de la singularité irréductible de la subjectivité. Avec de nombreux autres chercheurs, on pourrait à ce titre le percevoir comme le lieu qui pousse dans ses retranchements les plus extrêmes l’individualisme et la fragmentation. Les blogs nous démontrent que ce qui peut apparaître comme une défection vise au contraire à dénaturaliser la notion d’individu ou de sujet, pour produire des subjectivités distribuées et architecturer des diasporas de publics interconnectés, à l’image de ces dispositifs de « blogging structuré » qui associent par exemple des systèmes de publication, d’échange, et de gestion de réputation [18].

Expérimenter toujours

19Avec la fin des certitudes, des grands récits de la modernité, véritable révolution copernicienne en politique, nous assistons peut-être aujourd’hui à une déstabilisation des formes de production du savoir tant scientifique que politique qui réactive une certaine culture de la curiosité. Ainsi, on trouve chez Paolo Virno de longs développements sur la question de la curiosité dans sa Grammaire de la multitude. Le philosophe italien n’hésite pas à ériger cette propension morale, souvent considérée comme inconvenante, au rang de nouvelle vertu épistémologique de la condition post-fordiste. Pour lui, la curiosité se situe dans un no man’s land, un moment d’exode qui s’insinue entre un « non plus » et un « pas encore » : « Non plus une trame de traditions consolidées, capable de protéger la pratique humaine de l’aléatoire et de la contingence ; pas encore la communauté de tous ceux qui n’ont aucune communauté préexistante sur laquelle compter [19]. » La curiosité s’inscrit ainsi dans le répertoire des ressources cognitives mobilisables, des instruments d’apprentissage et d’expérimentation, pour faire face à la métamorphose permanente des modèles opératoires et des styles de vie : « Chaque exode exige un grand effort d’adaptation, de souplesse, de rapidité et de réflexe. Ainsi, un grand nombre de ces penchants, que la philosophie morale avait jugés avec sévérité, en soulignant leur caractère corrupteur et morbide, se révèlent être des qualités précieuses pour s’adapter avec souplesse et rapidité à ce no man’s land pris entre le non plus et le pas encore [20]. »

20En insistant sur la dimension expérimentale et même épistémique de la curiosité, nous nous rapprochons d’une autre définition de la curiosité qui s’inscrit comme un moment particulièrement structurant dans l’évolution de la pratique scientifique [21].

21Le régime de la curiosité est en effet, au xviie siècle, un régime narratif d’énonciation et de probation du fait scientifique, qui se démarque à la fois de la tradition aristotélicienne fondée sur la recension des lieux communs, et de celle des savoir-faire secrets des alchimistes. Rappelons-nous qu’en imposant le régime de l’experimentum, privilégiant la mise à l’épreuve artificielle, les savants-expérimentateurs du xviie siècle tentent de faire apparaître des phénomènes échappant aux perceptions ordinaires. Ce régime de probation, fondé sur le caractère spectaculaire et merveilleux de l’expérience scientifique, est par ailleurs inséparable de sa publicisation dans un espace de légitimité à travers un réseau de sociabilité qui réunit des témoins.

22Cette notion de curiosité nous semble inséparable, dans le domaine des technologies de l’Internet, de celle d’expérimentation. Technologie particulièrement instable et récente, prise aujourd’hui encore dans une tension très vive entre innovations et usages, Internet favorise cette propension à l’expérimentation. Cette politique de l’expérimentation est d’ailleurs revendiquée en tant que telle dans les propos des acteurs eux-mêmes. À chaque rendez-vous altermondialiste (Sommets du G8 de Gênes et d’Évian, Forums Sociaux Mondiaux ou Européens, etc.), se créent en effet des lieux de rencontre et d’expérimentation de pratiques médiatiques alternatives.

23L’un des possibles du réseau Internet est, selon nous, d’offrir à ces nouveaux militants des arènes publiques, lieux de rencontre et d’expression où peuvent se confronter, sinon s’affronter publiquement, des savoirs locaux que Foucault qualifie de « savoirs des gens ».

24Le régime de la curiosité, associé à celui de l’expérimentation, permet de réinterroger les formats d’énonciation, de publicisation et de circulation de cette parole publique. Cette culture de la curiosité ne touche pas en effet seulement à la prospection de nouvelles idées politiques, à l’élaboration d’un nouveau projet de société, ou à des formes d’accommodement et de consensus entre des opinions divergentes, mais elle tente également d’élaborer des formats de discussion dans ces arènes publiques. Le format et les procédures du débat public deviennent alors eux-mêmes un objet politique à part entière qui associe critique sociale et critique technique.

25Il nous apparaît en effet qu’on ne peut pas penser les usages d’un objet technique sans penser en même temps les objets eux-mêmes et les ajustements qu’ils produisent au niveau des collectifs. C’est la raison pour laquelle il convient de s’intéresser aux objets techniques qui produisent les cadres normatifs de ces arènes publiques.

26L’usage qui est fait d’Internet par ces nouveaux militants réactive, d’un certain point de vue, l’utopie techniciste des années 1950-1960, qui, dans une conception de la technique comme orthopédie sociale, veut que l’outil puisse servir de béquille à la société. Mais il s’en distingue aussi assez nettement : l’outil ne sert pas à gouverner les hommes, mais à produire des situations d’énonciation narratives et dramatiques et des cadres normatifs qui permettent l’émergence d’une parole singulière. On peut donc, dans ces conditions, parler de convergence entre systèmes techniques et systèmes sociaux, entre « la rue et le cyberespace » – pour reprendre le terme employé par les activistes du Net, les hacktivistes.

27Dans une perspective de sociologie politique, l’émergence de la technique dans le champ de l’activité militante déstabilise le clivage entre activité technique et instrumentale d’une part, et activité politique et communicationnelle d’autre part, pour reprendre la terminologie d’Habermas. Ainsi, les conditions permettant la rencontre entre techniciens et militants sur la base d’une discussion à la fois réflexive et prospective touchant aux finalités et aux modalités de mise en œuvre de dispositifs techniques, seraient réunies. Il est en effet assez intéressant de constater que la question des procédures démocratiques de délégation et de représentation glisse aujourd’hui la plupart du temps vers une question de choix technologique, elle-même devenue un enjeu politique central.

L’activisme comme méthode

28S’il faut donner une description non-réifiante et non-prophétique d’un mouvement qui promeut défection, expressivisme et expérimentation, il faut aussi, tout en tentant de la rompre à des fins de connaissance, prolonger le cercle réflexif dans lequel s’inscrivent des acteurs qui sont eux-mêmes à bien des égards déjà des ethnométhodologues garfinkeliens et des pragmatistes deweyens. Dans ces conditions, l’activisme n’est plus seulement l’objet, mais s’impose aussi comme la méthode même de l’enquête.

29Considérant le politique comme expérimentation et déployant une méthodologie d’action de rupture, l’activisme électronique nous suggère, dans le souci de l’adéquation méthodologique au terrain étudié, d’opter pour une procédure héritée de la sociologie interactionniste et ethnométhodologique, connue sous le terme de « breaching experiments ». Dans la continuité de la quête ethnographique, cette option qualitative a été formalisée en 1967 par Garfinkel et ses Studies of Ethnomethodology[22].

30En effet, certaines propositions de la sociologie ethnométhodologique peuvent nous apporter, en complément d’une démarche bien connue de validation du terrain par le terrain, suivant l’héritage de la sociologie interactionniste, une réponse à une spécificité du terrain « activiste ». Il s’agit là d’une « réflexivité secondaire », venant de l’activité théorique des activistes eux-mêmes, « sociologues profanes » et membres réflexifs du monde social comme tout un chacun, mais parfois sociologues également de leur propre monde. Ce qui a pour conséquence que le chercheur devient lui-même objet d’une investigation qui n’est pas la sienne mais celle des acteurs en recherche de grilles ou d’éléments de réflexion permettant de penser et de dire leur propre théorie. On peut dire à cet égard que contrairement à d’autres terrains, dont la spécificité en même temps que le danger est parfois de nier le rôle du chercheur [23], la caractéristique de ce milieu activiste est de garantir un statut.

31Il apparaît opportun, dans ces conditions, de corréler cette double réflexivité du terrain avec le principe méthodologique de l’« unique adequacy requirement » en s’impliquant soi-même comme activiste afin « d’agir en tant qu’observateur-analyste à la manière d’un praticien compétent reconnu comme tel par les autres agents impliqués dans l’action, c’est-à-dire capable de faire face de façon appropriée aux circonstances, de voir et reconnaître, de parler, de réaliser des objectifs, faire des inférences » [24].

32Cette démarche nous semble particulièrement efficace, et au moins à deux égards : d’une part pour faire travailler de manière heuristique la double réflexivité du terrain, sans retomber soi-même en tant que sociologue dans un réflexe objectivant – attitude « ironique » de « sur-membre » du sociologue accusant réception de cette réflexivité – ; et d’autre part pour analyser en sociologue et réflexivement en retour son propre rôle d’expert. Pour comprendre qu’on est reconnu comme sociologue par le terrain activiste, il faut certes participer, jusqu’à l’engagement physique, à différentes expérimentations politiques et décoder les pratiques à bon escient, suivant les normes internes aux collectifs ou communautés. Le cercle de la réflexivité n’est, de la sorte, jamais rompu. À l’épreuve du terrain activiste, la sociologie n’est pas « un sport de combat », mais il s’agit d’expérimenter toujours, en gravitant autour d’objets allant d’un code informatique à des chansons remixées, en passant par des manifestes politiques.

33Ainsi, usant de procédés similaires développés par l’activisme électronique, intégrant les formes culturelles du hoax et de la performance (The Yes Men…), du hack et de la reprogrammation technique (Bifo et les telestreet, Recode…), il s’agit, pour les chercheurs, de défaire le cadre de la recherche académique pour laisser place au cours ordinaire de l’action ou de l’expérimentation, dans lequel s’indifférencient notamment les assignations réciproques de rôles. Créer un faux site, hacker un stream, publier des informations, tel est le rôle du « témoin modeste » de Donna Haraway, qui pour « attester doit tester » et cesser de jouer les ventriloques en lieu et place des dits acteurs [25].

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© Courtesy Kolkoz, Film de vacances, Hong Kong, 2005, bois peint, DVD, DVD player, TV, 215x215x170cm. Vue de l’exposition « Touristes », Maison des Arts de Malakoff, Paris, 2006.

Notes

  • [1]
    Cf. Olivier Fillieule (dir.), Le Désengagement militant, Belin, Paris, 2005.
  • [2]
    Le corpus qui a inspiré ces analyses est disponible sur le « blogroll » et le fil del.icio.us du site lié au cours « Dissidences Numériques » que les auteurs dispensent à l’Université Lille 3 : http://www.politechnicart.net/blog
  • [3]
    Pour une étude approfondie du rapport entre Internet et Politique, cf. Olivier Blondeau, Les Orphelins de la politique et leurs curieuses machines. Expérimentations esthétiques, techniques et politiques, Thèse de Doctorat en Science Politique, I.E.P. de Paris, juin 2006.
  • [4]
    Albert Hirschman, Défection et prise de parole. Théorie et applications. Fayard, Paris, 1995.
  • [5]
    Geert Lovink, Florian Schneider, « Un monde virtuel est possible : des médias tactiques aux multitudes numériques ». Janvier 2004. Disponible en ligne sur le site de la revue Multitudes : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1273.
  • [6]
    Apparu au début des années 1990, ce terme désigne à la fois un certain nombre de productions culturelles et un nouveau rapport à la culture en général, notamment par les internautes. La cyberculture succède à un certain nombre d’autres cybertermes dont elle est censée faire l’addition, tels que cyberpunk, cyberespace ou même cybernétique.
  • [7]
    Hakim Bey, TAZ, Zone autonome temporaire. Éditions de l’Éclat, Paris, 1997, p.14.
  • [8]
    Paolo Virno, Miracle, virtuosité et « déjà vu ». Trois essais sur l’idée de monde. Éditions de l’Éclat, Paris, 1995, p.132.
  • [9]
    Ibid., p.135. – À cet égard, Yann Moulier-Boutang va presque plus loin dans son travail sur l’esclavage du salariat en avançant l’hypothèse que « les changements constitutionnels majeurs, historiques, avancent par la fuite […] C’est la défection anonyme, collective, continuelle, inlassable qui transforme le marché du travail en marche vers la liberté » (Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, PUF/Actuel Mars, Paris, 1998, p.22).
  • [10]
    Michel Foucault, « Technologies du soi ». In Dits et Écrits. (1976-1988). Gallimard, Paris, 2001, 2, p.1602-31.
  • [11]
    Danilo Martucelli, Grammaires de l’individu. Gallimard, Paris, 2002.
  • [12]
    Ce terme désigne un type de site Web qui « mixe » automatiquement des contenus de provenances diverses.
  • [13]
    Félix Guattari, Chaosmose. Galilée, Paris, 1992, p.12.
  • [14]
    Félix Guattari, « Vers une ère post-médiatique ». In Terminal n°51, Paris, 1990. Disponible sur http://biblioweb.samizdat.net/article26.html.
  • [15]
    Laurence Allard, « Termitières numériques ou les blogs comme technologies agrégatives du soi » in Multitudes n°21, Subjectivations du net, Été 2005, disponible sur http://multitudes.samizdat.net/Termitieres-numeriques-ou-les.html.
  • [16]
    Michael Hardt et Toni Negri, Multitudes. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, La Découverte, Paris, 2004.
  • [17]
    Cf. le chapitre « Le tournant expressiviste » dans Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne. Le Seuil, Paris, 1999.
  • [18]
    Cf. entre autres : Video Bomb, le strategic software des activistes du copyright de Downhillbattle sur http://videobomb.com/
  • [19]
    Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines. Éditions de l’Éclat/Conjonctures, Paris, 2002. Disponible en ligne sur : http://www.lyber-eclat.net/lyber/virno4/grammaire01.html [consulté le 30 décembre 2005].
  • [20]
    Paolo Virno, Bavardage et curiosité. Paris, 1998. Disponible en ligne sur : http://www.lyber-eclat.net/lyber/virno/virno-bavardage.html [consulté le 30 décembre 2005].
  • [21]
    Christian Licoppe, La Formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820). La Découverte, Paris, 1996.
  • [22]
    Harold Garfinkel, Studies of Ethnomethodology. Englewood Cliffs, 1967.
  • [23]
    Cf. La recherche de Lawrence Wieder sur le code des condamnés (convict code) dans une maison de redressement citée dans Robert Emerson, op. cit., p.403 : « Le fait que L. Wieder ait été incapable de nouer des relations de proximité et de confiance avec les résidents de cette institution a mis en lumière les dispositions du code qui leur interdisaient de se confier aux acteurs associés au personnel pénitentiaire ».
  • [24]
    Rodney Watson, « Continuité et transformation de l’ethnométhodologie », In Michel de Fornel, Louis Quéré, Albert Ogien (dir.), L’Ethnométhodologie. Une sociologie radicale, La Découverte-Mauss, Paris, 2001.
  • [25]
    Donna Haraway, « Situated Knowledge. The Science Question in Feminism as a Site of Discourse on the Privilege of Partial Perspective ». In Feminist Studies, 14:3 (988) p.575-600. Traduction française à paraître dans Sciences, Fictions, Féminismes. Une Anthologie de Donna Haraway, sous la direction de Laurence Allard, Delphine Gardey, Nathalie Magnan. Exils, Paris.