Que signifie la « fin des avant-gardes »?

En cherchant à dépasser l’alexandrinisme, une partie de la société bourgeoise occidentale a produit quelque chose de totalement nouveau : l’avant-garde.
Une conscience supérieure de l’histoire –plus exactement: l’apparition d’une forme nouvelle de critique de la société, une critique historique– a rendu cela possible [1]
. Clement Greenberg

1Les avant-gardes appartiennent au passé. Au risque d’un paradoxe que j’aimerais inscrire au point de départ des présentes réflexions, j’examinerai d’abord les conditions qui, en privilégiant les problématiques de la « fin», ont contribué à forger cette conviction, faisant ainsi basculer dans une histoire tenue pour révolue les convictions qui ont marqué l’âge moderne dans ses tendances les plus significatives.

2Considérée sommairement, la fin des avantgardes coïncide avec celle des grands récits. De manière plus spécifique, elle est liée à la naissance d’un art qui a abandonné l’impératif d’originalité, au sens d’une origine radicale, et cessé de se concevoir comme la recherche inconditionnée de fins qui excèdent les codes en usage, qu’il s’agisse des codes artistiques ou des conventions sociales et intellectuelles. Les convictions autour desquelles se sont constituées les idées de «postmodernité » ou d’un « art après la fin de l’art » se conjuguent ainsi à un mouvement qui a massivement contesté les embrigadements historiques, autant que le «projet de la modernité » dans son ensemble [2].

3À un horizon de possibilités ouvert et sans contrainte s’est substitué un champ de compossibilités, sur le modèle de l’intégration d’une histoire tenue pour accomplie. Comme l’observe justement Denys Riout, « l’un des traits dominants de la modernité, c’est précisément d’avoir sans relâche mis en échec les définitions de l’art les plus assurées, toujours dégagées à partir d’œuvres du passé, fut-il récent [3].» Significativement, l’un des traits tout aussi dominants de la période qui lui a succédé est d’avoir redonné sa légitimité à une définition de l’art et d’avoir favorisé à nouveau le souci d’une telle définition [4]. On peut en voir un symptôme dans la façon dont cette recherche s’est substituée aux options qui avaient marqué les débuts de l’esthétique analytique, autant que dans la nature des débats suscités par l’art contemporain [5].

1 – Fin de l’art et des avant-gardes

4L’idée que l’art ait une fin a trouvé dans la philosophie de Hegel son expression majeure, au demeurant la première. Elle y était solidaire d’une vision de l’histoire qui n’a jamais eu d’équivalent ; elle y avait aussi un double sens que le même thème, repris aujourd’hui, n’épouse qu’en partie : celui d’une téléologie qui en comprenait le dépassement – dans la religion, puis dans la philosophie – ; et celui d’un terme, lié à ce dépassement, qui faisait alors de l’art une figure du passé. Considérée de la sorte, la vision hégélienne s’accordait avec l’un des traits de l’art moderne et des avant-gardes. Elle faisait appel à un progrès ouvert sur un futur ; elle s’accordait avec une vision de l’innovation privilégiant la rupture sur la continuité – idée dialectique s’il en est –, et elle en justifiait par avance les aspects les plus radicaux en faisant sienne la parole du Christ : Laissez les morts ensevelir leurs morts [6] ! »

5À la différence de ce que l’on pourrait être tenté d’en inférer dans le contexte d’aujourd’hui, elle ne débouchait toutefois pas sur un art qui, renonçant à sa mission historique, se serait maintenu sur un mode post-historique. En d’autres termes, l’hégélianisme, bien qu’il ait joué un rôle significatif dans la façon dont l’idée de rupture s’est imposée dans le paysage intellectuel et artistique depuis le XIXe siècle, n’éclaire qu’en partie les processus à la faveur desquels l’art moderne s’est accompli. Comme « grand récit», il s’accordait – et il y a probablement contribué– avec le prix accordé par la modernité au futur et avec sa dévalorisation corrélative du passé. Les déclarations de Malevitch: «Les novateurs d’aujourd’hui doivent créer une nouvelle époque. Une époque dont aucune des arêtes ne touchera l’ancienne [7]» ; la façon dont Dada entendait éliminer de l’art tout ce qui n’appartient pas à l’art, en sont de fidèles témoignages [8]. On y aperçoit aussi le rôle désormais joué par le langage dans les visées propres à marquer les ruptures proclamées, pour ne pas dire dans l’art lui-même [9]. Mais en assignant à ce processus un terme, en l’enrôlant dans un « grand récit» qui ne s’y manifestait tout au plus qu’en filigrane, les théories de la fin de l’art se sont conjuguées à une logique de l’histoire dont elles entendaient cependant se démarquer.

6Comme Rosalind Krauss l’a opportunément remarqué, les avant-gardes se sont rendues solidaires d’une idée de l’histoire qui, tout en légitimant leur culte de l’originalité, devait inévitablement déboucher sur un accomplissement ou une fin qui en refermerait en quelque sorte le récit. Un tel récit, une fois achevé, ne pourrait qu’entériner le principe d’une historicité comme principe d’explication du passé autant que du présent : « toute lecture de l’art moderne se sent tôt ou tard contrainte de se tourner vers Manet et de rapporter son attaque contre la peinture d’histoire […] Ce genre de récit est d’une singulière inconsistance: il fait d’un moment où l’histoire se voit révoquée le prologue d’une chronique au cours de laquelle cette notion d’histoire demeure des plus vivaces. Écartée en tant que source de valeur, l’histoire n’en a pas moins été retenue dans les annales de l’art moderne en tant que source de signification et, par conséquent, d’explication. La signification, au présent, devient un coefficient du passé, et l’explication se circonscrit à l’intérieur d’un modèle historiciste [10]

7Sous ce rapport, l’interprétation qui permettait à un auteur comme Greenberg, en un sens quasi kantien, de célébrer avec Manet la révélation d’un rapport critique de la peinture à elle-même n’est pas d’une nature fondamentalement différente de celle qui conduit Arthur Danto à voir dans l’œuvre d’Andy Warhol l’accomplissement d’une histoire marquée par l’abandon de ce qui en constituait jusqu’alors la principale justification. La fin des grands récits présente ceci de particulier qu’elle entérine, en en proclamant la clôture, le principe et la vision de l’historicité sur lesquels les avantgardes avaient forgé leur aspiration à une rupture radicale.

8L’art d’après la fin de l’art et de la post-modernité, ont en même temps valeur de diagnostic et d’apparente émancipation. Ils semblent indiquer un changement de sujet, la conscience d’une exigence qui pourrait même déboucher sur d’autres avant-gardes, mais ils héritent d’une image de l’historicité qui continue de les tenir captifs [11].

9Cette image est-elle paradoxalement responsable des convictions qui, en même temps qu’elles proclamaient l’inéluctabilité d’une fin, privaient du même coup de sens ce qu’elles refoulaient de la sorte? L’originalité de l’avant-garde, comme Rosalind Krauss l’a justement observé, se concevait comme le pari d’un commencement radical, celui d’un «point zéro» faisant du passé table rase. Elle s’accordait en cela avec d’autres commencements dont la révolution était le paradigme. Lorsque Malevitch célébrait dans la nouvelle Russie le «centre de la vie politique», « le poitrail contre lequel se brise toute la puissance des États bâtis sur les anciens principes [12] » ; ou lorsque Hans Richter évoquait une «mission », « la “mission” de chaque être humain : se révolter contre l’«injustice», contre l’inhumain dans nous-mêmes, dans chaque individu de la naissance jusqu’à la mort, contre les conséquences de cette inhumanité: la banalité, la guerre, le conformisme, le chauvinisme, le pétrole et les poulets rôtis aux pommes frites [13] », ils conjuguaient en une même idée la souveraineté de l’artiste, celle de briser toutes les chaînes, et celle de l’art, irréductiblement ouverte sur la possibilité de nouveaux commencements. Ils épousaient certes une idée de l’histoire qui était à elle-même sa propre justification – et en cela, ils faisaient appel à des ressources inhérentes au concept d’un art autonome–, en même temps qu’ils écrivaient les premières pages d’un récit qui en préfigurait les visées, sinon la fin; mais cette « fin» n’était nullement celle d’un art ou d’une figure de l’esprit qui viendrait s’inscrire dans son exténuation. Ils se rendaient sans doute solidaires d’une vision qui, comme celle de Marx, opposait l’histoire à la préhistoire. Mais, comme pour Marx et pour les penseurs de la révolution, cette «histoire» devait valoir comme seul et authentique commencement.

10Autrement dit, entre la vision de l’histoire qui sous-tend celle des avant-gardes et le type d’historicité dans lequel la post-modernité tend à les enfermer, il y a toute la distance qui sépare une « fin» qui aurait dû avoir valeur de « commencement» et une « fin» qui perpétue sur un mode post-historique les épisodes qui en furent constitutifs. Le fait que ces épisodes soient eux-mêmes essentiellement pensés sous un concept de l’art qui en ignore relativement la face sociale, institutionnelle ou politique en est un témoignage. Comme Rainer Rochlitz l’a fait observer à propos d’Adorno, les penseurs de la « fin de l’art» et des avant-gardes ont sous-estimé « la critique avantgardiste de l’“institution art” et du projet de réintégrer l’art à la vie quotidienne [14]

11De fait, un tel projet ne retient qu’assez rarement l’attention de ceux qui pensent l’avant-garde comme puissance de refus. Sous cet aspect, la « fin des avant-gardes», peut apparaître comme un échec dont l’indice le plus sûr ne se manifeste pas seulement dans les traits reconnus de la postmodernité, mais dans le visage qu’offre à nos yeux l’art contemporain, celui d’une coexistence qui en retient l’essentiel dans un concept renouvelé de l’autonomie artistique. La problématique des indiscernables, chez Danto, en est un signe: la frontière qui passe entre art et non-art répond essentiellement à une exigence de définition qui, si elle autorise les passages et les transfigurations, laisse délibérément de côté les résonances négatives et agonistiques des adverbes «non» ou « anti [15]», autant que les facteurs qui relient l’art à un contexte social, voire économique ou politique. Comme dans l’hégélianisme, la « fin» marque une récapitulation qui est aussi une capitulation [16].

12Le crédit dont bénéficie une telle manière de voir repose en partie sur le paysage qu’offre à nos yeux l’art d’aujourd’hui ; il s’appuie aussi sur un sentiment que Musil avait parfaitement diagnostiqué, dans L’Homme sans qualités, en évoquant l’image d’une histoire qui se déplace au pas du chameau [17]. Mais chez Musil, l’intérêt d’un tel diagnostic était moins d’en tirer une loi qui pût valoir pour le passé, pour le présent et pour l’avenir, que de mettre en question notre représentation de l’histoire, du récit, et des grandes visions qui leur sont associées. De ce point de vue, par rapport à ce qu’on pourrait attendre d’un réexamen de nos préjugés, les philosophies de la « fin » – au même titre que celles qui les avaient précédées, quoique d’une autre manière, n’ont fait que reproduire une vision de l’histoire dont elles ont proclamé la fin, telle une révélation, sans leur substituer ne fût-ce que l’idée d’une autre histoire, non pas celle des grandes causes ou des grands récits, mais celle de ce que Musil tendait à se représenter en se tournant, par exemple, vers la mécanique des gaz ou la problématique de l’ordre et du désordre. La postmodernité a peut-être mis fin aux grands récits, mais les penseurs de la postmodernité en ont entériné le schéma et, d’une certaine manière, l’exclusivité.

13Cette issue n’est pas imputable à la seule philosophie, ou du moins aux seules interprétations qui en sont la contrepartie. L’histoire des avant-gardes, en ce qu’elle en révèle les ambiguïtés, éclaire en retour les conditions qui ont contribué à ce qu’on se représente comme leur issue.

14Les slogans et les convictions qui ont marqué cette histoire ne seraient pas pensables sans les conditions créées par le romantisme, ni les configurations sociales et institutionnelles à travers lesquelles le statut de l’artiste a pris corps au XIXe siècle. L’autonomie qui en a constitué la figure majeure, pour ne pas dire l’autarcie vers laquelle elle peut aussi bien tendre, est à la source de la double polarité qui oppose un art détaché de la vie à un art tourné vers la vie, un art tourné exclusivement vers lui-même et un art orienté vers les ruptures sociales et politiques les plus radicales et les plus profondes. Cet art, qui fait dire à Richter : «Bakounine et ses nihilistes anarchistes ont créé un mouvement qui est devenu social, politique, économique ; donc pourquoi pas artistique [18] ? » est certes la composante majeure des avant-gardes, mais le type d’émancipation qu’il laisse entrevoir ne le soustrait pas – pas plus que ses autres slogans émancipateurs, aux ambiguïtés du statut autonome de l’art, ni à l’alternative d’un affirmation de son pouvoir critique et d’un renoncement à celui-ci, jusque dans l’abolition du fossé qui sépare l’art et la vie. L’idéal de pureté qui se manifeste dans l’abstraction ou dans l’art pour l’art est également présent, quoique d’une autre façon, dans la radicalité dadaïste lorsqu’elle prend la dimension d’une recherche tournée vers une essence pure de l’art [19]. On a là deux faces solidaires et opposées de la «Bohème », liées à une revendication d’autonomie qui consacre les différentes figures d’une opposition dont témoignent aussi bien les champs intellectuel et philosophique qu’artistique [20].

15À cet égard, les dichotomies dont l’art et nos représentations de l’art ont été solidaires, ont puissamment nourri – sociologiquement et idéologiquement– les récits dont la fin de l’art et des avant-gardes signent la dernière page dans les philosophies de la post-modernité. Mais la question qu’ils posent ne concerne pas leur seule validité. Elle est aussi celle qui se manifeste, de façon récurrente et plus ou moins claire, dans les débats sur l’art contemporain et ses rapports avec la culture.

2 – Art et culture de masse

16Dans son essai de 1939, Kitsch et avant-garde, Clement Greenberg a stigmatisé une menace qui préfigure, sous plus d’un aspect, les rapports actuels de l’art et de la culture. Le développement du « kitsch», également stigmatisé par Adorno, quoique d’une autre manière, trouve aujourd’hui dans les traits majeurs de l’art et de la culture de masse, l’expression de tendances qui, aux yeux de Greenberg, isolaient l’art d’avant-garde d’un phénomène beaucoup plus vaste fait de « chromos, de couvertures de magazines, d’illustrations, d’images publicitaires, de littérature à bon marché, de bandes dessinées, de musique de bastringue, de danse à claquettes, de films hollywoodiens, etc. [21]» Il n’est pas jusqu’à cet autre diagnostic de Greenberg qui ne retienne l’attention: «Les profits considérables du kitsch sont une source de tentation pour les membres de l’avant-garde elle-même et certains n’y ont pas toujours résisté. Des écrivains et des artistes ambitieux modifient leur œuvre sous la pression du kitsch, certains y succombent tout à fait. Il y a aussi des cas limites troublants comme ceux des écrivains populaires, Simenon en France, Steinbeck aux États-Unis. De toute façon, le résultat final est toujours au détriment de la vraie culture [22]

17Ce qu’il y a d’étonnant dans cette analyse –de plus de vingt ans antérieure aux années soixante, années capitales sous plus d’un aspect–, c’est qu’elle ne semble pas seulement pressentir la fin des avant-gardes, mais qu’elle laisse entrevoir une situation que la fin proclamée de l’art semble avoir définitivement entérinée. Car dans des conditions où, comme le suggèrent les thèses de Danto, l’art ne peut plus se projeter dans un lendemain qui en justifierait les ruptures ou les refus, il ne peut plus offrir une réelle alternative à la marchandisation généralisée de la culture, ni s’en protéger. L’absence d’une critique d’avantgarde, l’intégration de ses anciennes valeurs par le marché, accentuent encore la signification et la portée d’un phénomène qui voit l’artiste se soumettre de plus en plus au commissaire, et par conséquent à des formes et des impératifs dont il n’est plus réellement maître [23].

18C’est pourquoi l’art d’après la fin de l’art n’est pas seulement privé de ses anciens ressorts. Comme la fin annoncée de l’histoire, il ne peut être qu’un art de consensus, même s’il donne encore l’impression d’une forme d’élitisme associée à l’une des sources historiques des avant-gardes [24]. Greenberg avait raison d’observer que l’art d’avant-garde se nourrissait de possibilités ne pouvant lui être offertes que par une classe privilégiée et cependant honnie. Les principaux aspects de la condition paradoxale de l’artiste, dans son rapport à la bourgeoisie, ont été suffisamment décrits pour qu’il soit inutile d’y insister. On observera cependant que les modifications de ce rapport se sont payées pour une large part d’une atténuation de la fonction critique qui, dans le cas des avant-gardes, s’était étendue bien audelà de la seule contestation des codes artistiques. Dada en est un exemple éclairant et il n’est pas jusqu’aux ambiguïtés qui en ont marqué les orientations qui n’en offrent un témoignage. Pour Hans Richter, l’un des aspects du mouvement de l’avant-garde était de parvenir à un art débarrassé de ce qui ne lui était pas essentiel. Cette tendance, si visible chez des artistes comme Malevitch ou Kandinsky, coïncide étrangement avec la volonté tout aussi affirmée de jeter pardessus bord tout ce qui pouvait encore rattacher les pratiques de rupture à un concept préétabli de l’art. L’anti-art dadaïste s’apparente assez peu, de ce point de vue, à la recherche d’une essence consensuelle qui le ferait entrer définitivement dans une histoire dévote ou dans un jeu de contrastes domestiqués. Aussi tient-il encore lieu de leçon pour tous ceux qui s’efforcent d’enfermer l’art dans une définition Si la « question de l’art » – par opposition aux mérites comparés des œuvres dans leur diversité et la variété de leurs contenus ou de leurs choix – a été constitutive des idéaux de la modernité, elle n’a alors jamais épousé la forme du problème autour duquel semble graviter la question de l’art postmoderniste, celle qui, chez un auteur comme Danto, figure le paradigme même de la fin de l’art, celle de l’art et du non-art [25]. Il y a, à cet égard, une différence capitale, liée à la signification du « non » dans les deux cas, celle d’une puissance de refus, d’un côté, et celle d’une simple position de contraste dans un échiquier dont les cases peuvent désormais être comptabilisées. Les problèmes de la critique, autant que ceux de la dimension critique de l’art, sont étroitement liés à cela. L’art d’avant-garde appelait une critique d’avant-garde dont les engagements étaient aussi libres des institutions que l’art d’avant-garde lui-même. L’art post-moderne, celui de la « fin de l’art », rogne les ailes de la critique en la condamnant, de manière quasi naturelle, à un rôle auxiliaire, pour ne pas dire ancillaire, celui de reproduire ou d’épouser les choix de ces instances d’évaluation que sont les centres d’art, les musées et, plus largement, des institutions [26].

19En se concentrant, comme ce fut parfois le cas, sur le mythe d’une essence de l’art, les avantgardes nourrissaient à coup sûr une illusion qui les ramenait malgré elles à un idéal qu’elles rejetaient violemment. En même temps, elles traçaient autour d’elles une limite que l’esthétique devait elle-même à son inscription sociale dans un champ différencié adapté aux divisions des sociétés modernes [27]. Mais, comme rien n’est jamais simple, elles maintenaient ainsi une faculté de négation à laquelle une authentique critique reste subordonnée. L’autonomie artistique, dans ses différentes versions, en est une pièce maîtresse, et si elle peut prendre la forme de l’art pour l’art ou d’idéologies apparentées, elle n’en est pas moins la condition sous laquelle l’art préserve sa liberté et sa puissance critique, comme l’ont pensé aussi bien Adorno que Bourdieu.

20La «fin de l’art» en marque-t-elle également la fin? Dans l’art du XXe siècle, la séparation de l’art et de la vie a fait l’objet d’appréciations diverses et contrastées. La volonté d’en combler le fossé appartient néanmoins, tout autant que l’attitude inverse – celle d’un art «essentiel»–, à la logique de la modernité. L’art de la fin de l’art en signe apparemment la double liquidation; il laisse toutefois la place à des alternatives auxquelles on ne peut être indifférent.

21Dans l’art d’avant-garde, la rupture présente généralement une double signification artistique et sociale ou politique. La fin présumée de l’art et celle des avant-gardes, substituent à la rupture et au différend, les seules différences, privées de leur inscription temporelle et de leur structure d’exclusivité. Une conséquence semble en être la neutralisation de toute dimension sociale et politique, voire la seule solidification d’un élitisme dont l’art contemporain, bien qu’il puisse être considéré comme un produit de la fin des avant-gardes, est épisodiquement accusé [28]. On peut néanmoins se demander si cette neutralisation n’est pas, en l’état actuel des choses (cette analyse s’oppose aux motifs de type anti-capitaliste tels qu’on les trouve chez certains auteurs) l’une des composantes majeures du thème récurrent de la fin de l’art. La logique de l’art moderniste, telle qu’on peut schématiquement se la représenter, s’ouvrait sur la possibilité d’innovations que rien, en principe, n’était supposé pouvoir entraver. L’idée d’un art qui eut renoué avec la vie pouvait y avoir sa place, quitte à en signer également la fin. Celle de l’art postmoderne exclut toute rupture qui n’y serait pas déjà comptabilisée. Elle ne pourrait donc rencontrer une limite que dans un déplacement, plus que dans une rupture ou une négation à proprement parler. C’est peut-être ainsi qu’il faut interpréter les tentatives qu’elle laisse volontiers de côté. Ces tentatives se présentent, à mon sens, sous deux formes : une forme sociale et politique qui semble précisément déplacer la question de l’art sur un terrain ambigu, qui brouille notre sempiternel souci des frontières, et une forme ironique, plus individuelle, plus libre, aussi, par rapport au langage de la post-modernité.

22Dans sa fonction critique, l’art moderne confiait à la production artistique une tâche d’ébranlement des certitudes dont les formes ont été aussi diverses et plurielles que les groupes et mouvements, souvent tombés dans l’oubli, dans lesquels elles se sont illustrées depuis le XIXe siècle [29].

23L’anti-art, dans ce contexte, a largement débordé les cadres dans lesquels l’art avait été jusqu’alors enfermé, et dans lesquels l’histoire de l’art, comme histoire sainte, l’a maintenu. Les expériences qu’un critique comme Nicolas Bourriaud a thématisées sous la notion d’« esthétique relationnelle » illustrent à leur manière cette forme d’excès [30]. L’art est certes sorti depuis longtemps de l’atelier et des musées. Quelles perspectives peut-il offrir lorsqu’il s’insinue ainsi dans le champ social, en renouant avec des visées éthiques et utopiques qui se conjuguent confusément aux idéologies alternatives communautaristes ou altermondialistes ? Il se peut qu’un tel art – une telle « esthétique » n’ait pas d’autre valeur que celle d’un symptôme. Il n’en est pas moins significatif que l’on puisse s’en recommander, comme Nicolas Bourriaud lui-même, pour contester l’idéologie postmoderne d’un épuisement de l’histoire. Il se peut aussi que la notion d’histoire mobilisée à cette fin, comme une sorte de rebond, perpétue à son insu l’historicisme auquel nos analyses et nos appréciations n’ont jamais réussi à définitivement se soustraire [31]. On peut aussi bien y voir une variante de la fin des avant-gardes, celle d’une immersion qui accomplirait socialement la négation de l’art et l’intégration culturelle à l’air du temps, qu’une façon de prendre congé – ou de proclamer la contingence – des attendus auxquels nos analyses ont été jusqu’ici subordonnées.

24Ces doutes n’entament toutefois pas les ressources de l’humour et de l’ironie, dans ce qu’elles présentent de plus irréductiblement singulier, chez les artistes qui en ont fait le nerf de leur art. Leur œuvre communique avec une inspiration qui appartient à une autre histoire, à une autre généalogie, celle des artistes ou des écrivains qui, tels Jarry ou Brisset, n’entrent que très rarement dans nos catalogues ou nos récits, pas même ceux des avant-gardes. L’œuvre d’un artiste comme de Dominici en offre une illustration [32].

25Cette « autre histoire », qui n’est pas faite de lignées proprement dites, mais plutôt de ce que Wittgenstein appelait des « airs de famille », n’a pas grand chose à voir avec une vocation sociale de l’art, y compris lorsqu’elle s’exprime dans un humour qui s’attaque de la manière la plus grinçante ou brutale à nos standards culturels et sociaux, comme chez Paul Mac Carthy ou Mike Kelley. Ainsi que Michel Foucault nous l’avait lui-même appris, il existe des histoires souterraines, d’apparence secondaire, dont l’histoire des avantgardes est elle-même faite, et dont il faudrait peut-être confier le récit à un « idiot [33] ». La « fin des avant-gardes » ne les a pas emportées avec

26elle, et la fin proclamée de l’art les a purement et simplement ignorées [34].

3 – Définitions

27Il n’y a pas et il ne pourrait y avoir de mouvement artistique sans entreprise de justification. La dimension nécessairement publique des pratiques artistiques et des œuvres les rend solidaires des modalités sous lesquelles elles sont accueillies, défendues ou reconnues dans leur contexte social et culturel. La critique, qu’elle soit ou non d’avant-garde, les manifestes, le discours ou l’analyse philosophique, sans parler des discours évaluatifs qui les prennent pour objet, sont autant de faces de leur inscription dans le champ contrasté des normes où ils prennent naissance [35]. Le type de discours qui s’est établi sur les cendres des avant-gardes, bien qu’il se donne comme celui de la fin des illusions, n’échappe pas à la règle. Il justifie un état de choses, lui-même historique, et dont nul ne saurait dire jusqu’à quel point il peut légitimement être tenu comme enfermant la fin ou l’essence même de l’art, voire d’une tradition.

28Un élément important de cette justification réside dans le souci des définitions. Un tel souci n’a cessé d’animer, de façon plus ou moins explicite, les philosophies qui, depuis le XVIIIe siècle au moins, ont mobilisé un concept de l’art à des fins spécifiques. Il est significatif que la philosophie analytique se soit elle-même ouverte, dans une période récente qui correspond à peu près à l’émergence des convictions post-modernes, même si elle ne leur doit manifestement rien, à l’exigence présumée d’une définition de l’art, à la différence des tendances qui s’étaient imposées dans une phase antérieure, dominée par des croyances ou des ambitions contraires, apparemment plus adaptée à un art qui semblait lui être définitivement réfractaire [36]. Là encore, comme souvent dans le domaine artistique, les paradoxes sont tenaces ; la réalité n’est jamais faite d’une seule pièce; l’idéologie ne fait qu’en masquer les contrastes et les tensions. La reconnaissance de la vanité d’une définition de l’art chez des philosophes comme Nelson Goodman ou dans le courant néo-wittgensteinien est à peu près contemporaine, à la fois, du développement des avant-gardes, peut-être de leur dernier souffle, et des justifications ou des discours qui, comme en témoignent les positions de Greenberg, investissent le champ artistique d’une téléologie immanente, propre à chacun des arts, en y incluant, sur le modèle kantien, la dimension d’une autocritique censée les acheminer vers une pleine conscience d’eux-mêmes. Sous ce rapport, chez Greenberg, l’idée d’avant-garde ne se dissociait pas d’une auto-justification propre à inclure en chacun des arts son principe de définition. Greenberg, comme nous l’avons entrevu, croyait y voir une garantie d’autonomie à l’égard d’une culture et d’une marchandisation dont il déplorait les effets. L’histoire ultérieure, celle des arts des années soixante, lui a donné tort. C’est pourtant cette même histoire qui a débouché sur la conscience d’une fin qui n’allait pas de soi, et qui, en renouant avec la recherche d’une définition, a engendré l’idée d’un art pris à témoin pour proclamer la clôture de l’histoire.

29La période immédiatement antérieure – celles des avant-gardes– pouvait se lire à la fois comme la recherche d’une pureté essentielle à l’art et comme le désir d’un art que plus rien n’opposerait à la vie. Le pop art, le minimalisme, voire l’art conceptuel, ne sont pas à ce point étrangers à cette alternative qu’ils ne puissent y être inclus. S’ils ont témoigné contre elle, c’est en se voyant attribuer la source d’une révélation qui éclairait à rebours les épisodes antérieurs de l’histoire dans laquelle on les inscrivait. Les conditions dans lesquelles cela a eu lieu, les modalités qui sont au coùur de cette métamorphose, ne sont pas indifférentes pour comprendre la coïncidence de la fin des avant-gardes et de la fin de l’art.

30Dans une conception de l’histoire de l’art qui a renoncé aux bénéfices de toute téléologie, tout épisode temporel est contingent. Quelle que soit l’originalité d’un mouvement artistique, elle ne témoigne que pour elle-même. Si, comme le croit Danto, l’œuvre d’Andy Warhol a eu l’effet d’une révélation, et si le même Danto s’est cru autorisé à en projeter les lumières sur une histoire qui n’en demandait pas tant, c’est à une condition dont il faut bien mesurer le prix : réinjecter à rebours dans cette histoire le sens attribué à un épisode qui, pour mériter une telle ampleur, devait nécessairement en être l’accomplissement. La contrepartie en est clairement donnée dans la façon dont Danto se réclame aujourd’hui de Hegel. Une philosophie comme celle de Hegel, pour des raisons qui tiennent uniquement à ses ambitions, était inévitablement conduite à faire des États modernes – comme cela le lui a été si souvent reproché– le fin mot d’une odyssée de l’Esprit qui l’enveloppait en son sein. Telle est la condition sous laquelle une philosophie peut se donner pour but d’embrasser la totalité de ce qu’elle se donne pour tâche de concevoir : en exhiber la fin immanente! Les pensées de la « fin de l’art» et des avant-gardes peuvent paraître plus modestes. Elles n’en sont pas moins subordonnées à un schéma analogue: relier par les fils d’une histoire dont la conscience ne peut être donnée qu’après coup, à l’avantage d’un récit des récits, les projections qui marquent l’investissement des entreprises humaines dans le temps. La fin de l’art ne serait pas la fin de l’art si ce genre d’opération apparaissait pour ce qu’il est : un récit, une façon de raconter l’histoire qui, pour répondre à certaines de nos interrogations, ne ressemble pas moins à un coup de baguette magique, celui qui marque d’un trait lumineux et fluorescent le dénominateur supposé commun des événements qu’on entend y intégrer. Considérée sous ce jour, la pluralité, voire l’hétérogénéité des pratiques artistiques, la porosité des frontières dont on entend les entourer, se jouent alors sur une autre scène que celle des différends et des conflits qui les soustrairaient à une téléologie commune, celle d’une reconnaissance sans privilège ni exception dans laquelle on peut voir la contrepartie des principes d’équivalence que réclame la marchandisation généralisée.

Conclusion

31La fin des avant-gardes et les convictions qui sont la plupart du temps les nôtres à ce sujet ont autant valeur de symptôme que les faits qui en constituent l’apparente contrepartie; on peut y voir l’expression de quelques-uns des malentendus majeurs, et cependant les mieux ancrés, d’une attitude qui s’en tient à une ou deux possibilités, en général tenues pour exclusives, là où l’on pourrait en imaginer d’autres, et à donner une signification ontologique à ce que nos concepts nous permettent, à un certain moment, de comprendre et de nous représenter [37]. À vouloir privilégier un type de récit auquel on doit nos propres instruments d’analyse, on s’expose inévitablement à ce type de malentendu. Ce faisant, on n’ignore pas seulement les contrastes propres à la situation présente de l’art, ni ce qui reste des ingrédients ou des formes de conscience associées à l’esprit des avant-gardes, mais l’arrière plan ou l’autre face de ce que la situation présente de l’art nous met immédiatement sous les yeux. La fin des avant-gardes ne nous les a peut-être décillés qu’en apparence en consacrant paradoxalement ce qu’elles se sont le plus acharnées à combattre: les conventions en tous genres, les consensus et les jeux d’intérêts. Aucune explication, au demeurant, ne vaut achèvement. Les bonnes explications sont celles qui s’ouvrent sur d’autres voies, d’autres possibilités, au moins sur le mode de l’expérience et de l’exploration, c’es-tà-dire de l’imagination et du risque. Nul besoin d’héroïsme, pour cela, pas plus que des ressources puisées dans la magie des concepts. L’histoire, l’historicisme, ont exagérément pris le masque du « sens du réel», en se substituant inopportunément à ce que Musil appelait le « sens du possible [38]». Il se peut que les avant-gardes y aient contribué. Les diagnostics et les philosophies de la fin, telles qu’ils se sont d’abord tournées vers la figure de l’homme ou du sujet, ont singulièrement renforcé ce que Nietzsche désignait comme notre « sens historique [39]». Que vaut un diagnostic qui laisse tout en l’état et tient le corps souffrant pour défunt ? Quelle que soit leur philosophie, quelle que soit la sympathie qu’elle inspire, entre ceux pour qui l’art s’est réfugié dans le passé et ceux qui font de la postmodernité une sorte d’acmé, il n’y a qu’une différence d’appréciation ou, si l’on veut, une façon différente de placer la clôture.

Notes

  • [1]
    Clement Greenberg, «Kitsch et avant-garde», in Art et culture, trad. franç., Ann Hindry, 1988, Macula, p. 10.
  • [2]
    L’abandon du « pojet de la modernité », selon l’expression de Jürgen Habermas, en est le corrélat philosophique et politique. Voir Habermas, « La modernité, un projet inachevé », trad. franç., in Critique, 413, octobre 1981, ainsi que Le Discours philosophique de la modernité, trad. franç, R. Rochlitz, 1988, Gallimard.
  • [3]
    Denys Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, 2000, Coll. « Folioessais », Gallimard.
  • [4]
    La question d’une définition de l’art s’est principalement imposée dans la philosophie d’inspiration analytique depuis une quinzaine d’années. Elle s’accorde, quoique de façon passablement décalée, avec les attendus qui me semblent être ceux de la « fin des avant-gardes », et dans une certaine mesure de la « fin de l’art», même si cette thèse n’est pas unanimement partagée par l’ensemble de ceux qui ont réhabilité la question d’une «définition de l’art». tion ont la plupart du temps pour arrière-plan des questions de définition.
  • [5]
    Je renvoie à J.-P. Cometti, J. Morizot et R. Pouivet, Esthétique contemporaine, «Avant-propos » et chap. 1, 2005, Vrin. S’agissant des débats autour de l’ «art contemporain», la façon dont on s’attache à poser la question des «critères» en offre à mes yeux un témoignage. Les discussions relatives à l’évaluation ont la plupart du temps pour arrière-plan des questions de définition.
  • [6]
    G.X.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. franç., J. Hyppolite, 1939, PUF, p. 61.
  • [7]
    Malevitch, Écrits, trad. franç. Andrée Robel, 1996, Éd. Ivrea, « Du Musée » (1918), p. 251.
  • [8]
    Philippe Sers, Sur Dada, entretiens avec Hans Richter, 1997, J. Chambon, p.65-66.
  • [9]
    La part du langage se manifeste d’abord dans le rôle joué par la critique au XIXe siècle, ainsi que dans les manifestes et la critique d’avant-garde ; il se manifeste aussi, plus spécifiquement, dans les démarche et les œuvres. Dada, à cet égard, est exemplaire.
  • [10]
    Rosalind Krauss, L’Originalité de l’avantgarde et autres mythes modernistes, trad. J.-P. Criqui, 1993, Macula, p. 33.
  • [11]
    Cf. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. franç., sous la dir. D’Élisabeth Rigal, 2005, Gallimard, § 115: «Une image nous captivait. Et nous ne pouvions en sortir car elle résidait dans notre langage et il semblait ne la répéter que de façon inexorable.»
  • [12]
    Cette «image» est précisément celle de l’histoire. Elle fonctionne comme un objet de fascination dont Wittgenstein a analysé les effets dans d’autres contextes, en privilégiant les visions unilatérales. Cf. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 140.
  • [13]
    Hans Richter, op. cit., p. 96.
  • [14]
    Rainer Rochlitz, Le Désenchantement de l’art, «Les Essais», 1992, Gallimard, p.254.
  • [15]
    Voir Dora Vallier, Art, anti-art et non-art, 1989, L’Échoppe, p. 17-18. À propos de Duchamp et de la Roue de bicyclette, Dora Vallier écrit: «Chacune des formes réagissant sur l’art, n’agissant que par référence à l’art, n’existe qu’au second degré où elle se définit comme antiart […] Conçue comme si c’était une sculpture, elle n’aurait plus aucun sens dès lors qu’elle serait vendue comme une sculpture. Dans la nuance était la fin de l’anti-art. L’inattention à cette nuance a provoqué un raz-de-marée de non-art que les galeries, la publicité, les moyens de communication de masse et les musées ont aidé à maintenir.»
  • [16]
    Dans l’hégélianisme, la «fin», celle qui marque le moment où l’Esprit devient pleinement conscient de lui-même, a la valeur d’un accomplissement qui prive de leurs ressorts propres –tenus pour «abstraits» et dans une certaine mesure illusoires– les moments qui en ont été constitutifs.
  • [17]
    R. Musil, L’Homme sans qualités, nouvelle éd., 2005, Éditions du Seuil,chap. 2.
  • [18]
    Hans Richter, op. cit., p. 66-67.
  • [19]
    Cet aspect des avant-gardes relève d’une démarche négative, soustractive, qui communique paradoxalement avec l’un des présupposés les mieux ancrés d’une vision traditionnelle de l’art, et qui n’est pas sans rappeler la démarche apophatique des théologies négatives. Je renvoie à J.-P. Cometti, L’Art sans qualités, 1999, Farrago, chap. 2, « La nécessité intérieure».
  • [20]
    Le concept d’un art autonome s’inscrit dans un champ de contrastes et d’oppositions qui concernent à la fois l’art et la connaissance, la raison et l’intuition, les sciences de la nature et les sciences de l’esprit, les faits et les valeurs, et ainsi de suite.
  • [21]
    Clement Greenberg, Art et culture, op. cit., trad. franç., p. 16.
  • [22]
    Ibid, p. 18.
  • [23]
    Les aspects décrits par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans leur livre, Le Nouvel Esprit du capitalisme, (1999, Gallimard), sont tout à fait pertinents de ce point de vue. Pour le reste, le problème qui se pose est pour une bonne part celui de la critique dans son rapport aux institutions de l’art. Voir R. Rochlitz, Subversion et subvention, 1999, Gallimard.
  • [24]
    Sur la constitution des artistes comme «élite», voir Nathalie Heinich, L’Élite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, 2005, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».
  • [25]
    Arthur Danto, La Transfiguration du banal, trad. C. Harry-Shaeffer, 1989, Éditions du Seuil, ainsi que la plupart des livres de Danto traduits en français.
  • [26]
    Voir R. Rochlitz, Subversion et subvention, op. cit.
  • [27]
    Je pense à la description que Max Weber en a donnée en analysant le rôle joué par les processus de rationalisation qui les caractérisent, ainsi qu’aux trois sphères de rationalité discernées par J. Habermas dans sa Théorie de l’agir communicationnel, trad. J.-M. Ferry, 1987, Fayard.
  • [28]
    Voir les remarques de Denys Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, op. cit.
  • [29]
    Le livre de Marc Partouche: La Lignée oubliée, 2005, Al Dante, a fait sortir ces mouvements de l’ombre, en apportant ainsi un éclairage qui relativise les attendus d’une histoire héroïque, centrée sur les grandes figures individuelles. Il rejoint en cela, d’une autre manière, les réflexions de Hans Belting ou de T. McEvilley dans leur tentative respective pour en finir avec ce que Partouche, reprenant une expression de McEvilley, appelle une «histoire sainte». Il réinscrit ainsi l’histoire dans le bruit.
  • [30]
    Nicolas Bourriaud, L’Esthétique relationnelle, 2001, Les Presses du réel. Le diagnostic de Bourriaud est principalement établi à partir de ce que suggèrent les démarches respectives d’artistes comme Pierre Huygue, Noritoshi Hirakawa; ou Felix Gonzalez-Torres. Selon N. Bourriaud, «L’art contemporain développe bel et bien un projet politique quand il s’efforce d’investir la sphère relationnelle en la problématisant.», p. 17.
  • [31]
    Voir N. Bourriaud, Post-production, 2003, Les Presses du réel, ainsi que Formes de vie, 1999, Denoël, où l’on peut lire: «On n’appose plus son empreinte sur le monde, on s’y infiltre», p.153.
  • [32]
    Voir Saverio Lucariello, De Dominici, in Troubles.
  • [33]
    J’emploie à dessein une expression: «idiot», qui est celle du Roi Lear, à propos de l’histoire, et celle que privilégie J.-Y. Jouannais pour décrire la singularité des artistes auxquels il consacre son livre L’Idiotie, 2000, Beaux-Arts éd.
  • [34]
    Dans son livre,La Lignée oubliée, Marc Partouche relève par exemple l’importance, au XIXe siècle, d’une poésie non officielle dont les aspects subversifs s’expriment notamment dans un fascicule qui répond au «Parnasse contemporain»: «Le Parnassiculet contemporain» (p. 94).
  • [35]
    Voir Dora Vallier, op. cit., ainsi que l’ensemble des analyses de Marc Partouche dans La Lignée oubliée, op. cit.
  • [36]
    N. Goodman, Langages de l’art, trad. franç., J. Morizot, 2005, Le Livre de poche, et Manières de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, J. Chambon, 20. Le fonctionnalisme de Goodman représente une alternative à la recherche d’une définition, en accord avec l’hétérogénéité de contenu du concept «art», autant que des pratiques de rupture qui furent celles des avantgardes.
  • [37]
    Cf. L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 593: «Une cause principale des maladies philosophiques –diète unilatérale: on ne nourrit sa pensée que d’un seul genre d’exemple.»
  • [38]
    R. Musil, L’Homme sans qualités, op. cit., chap. 4.
  • [39]
    De quoi n’a-t-on pas proclamé la fin? Sur le «sens historique», voir F. Nietzsche, Considérations inactuelles, deuxième partie, ézuvres complètes II, éd. G. Colli et M. Montinari, 1999, Gallimard. L’« excès d’histoire », entre autres inconvénients, nourrit «La croyance toujours nuisible en la vieillesse de l‘humanité», p. 121.