Goodman et la reconception de l'esthétique

11. L’importance généralement accordée en esthétique à la notion d’expérience est un obstacle à la compréhension des thèses que Nelson Goodman défend dans le domaine de l’esthétique et de la philosophie de l’art. L’expression d’« expérience esthétique » ne se trouve pas souvent sous sa plume. Ce qu’elle désigne alors ne joue de toute façon pas chez lui le rôle que la philosophie moderne et contemporaine lui attribue. Mais n’est-ce pas justement un défaut de l’esthétique de Goodman et de sa philosophie de l’art ? Ma réponse est négative : car la notion d’expérience esthétique n’est pas seulement un obstacle à la compréhension de la théorie de Goodman, mais il ne faut pas regretter que Goodman s’en passe.

22. Si cette question n’intéressait que l’exégèse goodmanienne, son examen ennuierait tous ceux, nombreux, que la pensée de Goodman indiffère. Mais en la posant, on s’interroge aussi sur ce qu’est l’esthétique, et on se demande comment faire : la notion d’expérience doit-elle y être centrale ? Dans la philosophie moderne et contemporaine, les philosophes qui répondent positivement à cette question sont nombreux. La plupart du temps, ils font comme si cela allait de soi. Généralement, on part de l’expérience esthétique comme d’une donnée sans se demander si l’expression « expérience esthétique » désigne quelque chose. La notion est héritée de la tradition empiriste britannique, avec Hutcheson ou Hume ; on la retrouve dans des études de psychologie, aujourd’hui relayées dans les sciences cognitives. Les phénoménologues, dans toute leur variété, en font aussi grand cas. Ils s’interrogent sur les modalités de sa constitution et affirment parfois qu’elle a un objet intentionnel propre, l’objet esthétique. Or, l’esthétique de Goodman ignore ce primat de l’expérience dans l’explication philosophique ; et dès lors une autre conception de l’esthétique devient possible.

33. Un récit convenu, mais plausible, veut que l’esthétique soit née au début du xviiie siècle, d’abord chez des auteurs britanniques. Sa naissance serait liée à la découverte de la spécificité d’une sorte d’expérience, dite esthétique. C’est généralement présenté comme un progrès important dans la compréhension de notre vie mentale. Rendez-vous compte, personne jusqu’alors ne semble s’être avisé de l’existence d’une expérience spécifiquement esthétique ! C’est aussi la thèse de Kant, lecteur des philosophes écossais et anglais. Il insiste pour sa part, mais il n’est pas le premier, sur le caractère essentiellement subjectif de cette expérience. Les conséquences qu’il en tire ont eu, cela personne ne peut en douter, une influence considérable sur la pensée moderne jusqu’à aujourd’hui.

4Kant le dit sans détour, mais un peu dogmatiquement peut-être, dès le § 1 de la Critique de la faculté de juger : toute expérience est pour nous l’occasion de nous représenter intérieurement quelque chose. Cette représentation (dont Kant ne doute manifestement pas un instant qu’elle existe) peut être rapportée à l’objet extérieur afin de le connaître. Or, dans le jugement de goût, la représentation est rapportée au sujet, à son sentiment de plaisir ou de déplaisir. Et dans ce cas, rien n’est alors désigné dans l’objet. Autrement dit, rien n’est appréhendé au sujet de l’objet ou des propriétés qu’il possède. C’est même la raison pour laquelle le jugement est exclusivement subjectif. En revanche, dans ces conditions, « le sujet éprouve le sentiment de lui-même, tel qu’il est affecté par la représentation ». Ce qui est esthétique est une sorte d’expérience dans laquelle le sujet éprouve le sentiment de lui-même tel qu’il est affecté par la représentation.

5Périodiquement, depuis plus de trente-cinq ans maintenant, je relis la fin de ce premier paragraphe de la Critique de la faculté de juger. J’avoue ne toujours pas comprendre de quoi Kant y parle ni, en toute clarté, ce qu’il veut dire. Que je sois bête n’est pas exclu, je le reconnais. Mais, sincèrement, en quoi peut consister le fait d’éprouver le sentiment de soi-même tel qu’on est affecté par une représentation ? Cher lecteur (ou chère lectrice, bien entendu), interrompez ici votre lecture, un petit moment. Posez-vous sérieusement la question précédente : en quoi consiste le fait d’éprouver le sentiment de soi-même tel qu’on est affecté par une représentation ? Kant semble faire comme si cela allait de soi… Alors, une minute de réflexion, s’il vous plaît. Si, après cette minute, la formule de Kant, celle donc de la fin du § 1 de la Critique de la faculté de juger, vous paraît limpide, si vous identifiez clairement l’expérience dont parle Kant, si donc il vous arrive d’avoir le sentiment de vous-même tel que vous êtes affecté par une représentation, et même que cela vous arrive plusieurs fois par jour, peut-être, ou dans certaines grandes occasions, alors il n’est sans doute d’aucun intérêt pour vous de lire la suite de cet article. Ne perdez pas votre temps et restons bons amis. Si vous avez un doute, la suite est susceptible de vous intéresser.

64. Selon un idéaliste, et depuis le xviie siècle l’espèce est fortement représentée, quand nous percevons une chose ou un état de chose, nous avons une représentation de quelque chose. Nous n’avons pas accès à la chose elle-même ou à l’état de chose, mais nous en avons une représentation. Cette affirmation, j’en doute pour ma part beaucoup, et la lecture de Thomas Reid me conforte dans ce doute. Mais elle n’en est pas moins intelligible. Que l’on puisse être affecté par sa propre représentation, c’est également intelligible. En revanche, éprouver le sentiment de soi-même tel qu’on est affecté par sa représentation, c’est cette fois des plus mystérieux.

7Quand quelqu’un a peur, c’est en général de quelque chose, qui peut n’être même que dans sa représentation. On dira alors que c’est sa représentation (et rien d’autre) qui lui fait peur. (Les philosophes du début du xxe siècle, en Europe centrale particulièrement, ont raffolé de ce problème.) Le sentiment de peur consisterait alors en une représentation faisant peur. Mais nous n’avons pas dans ce cas à éprouver le sentiment de nous-mêmes tel que nous sommes affectés par la représentation. Il suffit que nous éprouvions quelque chose corrélativement à notre représentation. Kant dans ce § 1 de la Critique de la faculté de juger, tout particulièrement à la toute fin, dit donc bien quelque chose de très obscur ; cette obscurité a eu des conséquences sur toute son analyse du jugement esthétique. Car l’expérience esthétique consiste, selon Kant, dans ce sentiment de soi-même tel qu’on est affecté par une représentation. C’est tout de même gênant alors que ce qu’il dise soit aussi obscur, parce que, pour lui, tout le reste de l’esthétique s’ensuit ! Essayons cependant de donner une explication plausible de ce que Kant entend dire, parce qu’on ne peut pas passer ainsi tout ce que dit Kant en esthétique par pertes et profits, tout de même !

85. Distinguons d’abord deux concepts de l’expérience. Le premier est externaliste. Quand S fait une expérience E, alors il y a quelque chose, x, extérieur à S, ou un certain état de chose e (x est bleu par exemple), dont il fait l’expérience. Même s’il peut s’en passer, ce concept externaliste de l’expérience est compatible avec l’usage de la notion de représentation. Quand S fait une expérience E, il y a une représentation r, interne à S, d’une certaine chose x, extérieure à S, ou d’un certain état de chose e (x est bleu par exemple), dont il fait l’expérience. Il est alors possible qu’on fasse l’expérience E de la représentation r, même si x ou e n’existent pas. Le second concept de l’expérience est internaliste. Quand S fait une expérience E, c’est r elle-même qui est l’objet de l’expérience, et donc S a une représentation de représentation. Kant suggère quelque chose comme cela pour l’expérience esthétique. C’est une représentation dont l’objet n’est pas externe, mais interne. Pour Kant, dans ce cas, quand S fait l’expérience Esth (pour expérience esthétique), alors c’est S lui-même en tant qu’il a une représentation r qui est l’objet de son expérience.

96. Les philosophes adoptant un concept externaliste de l’expérience esthétique sont conduits à soutenir aussi la thèse que ce dont nous faisons l’expérience – qu’il s’agisse d’objets ou d’états de chose, ou bien qu’il s’agisse de représentations – possède des propriétés esthétiques qu’une certaine sorte d’expérience, l’expérience dite « esthétique », nous permet d’appréhender. Dès lors, les propriétés esthétiques des choses surviennent sur l’expérience esthétique, et exclusivement sur elle. Rien de ce qui est extérieur à l’expérience esthétique, ou non dérivable de cette expérience esthétique, ne joue de rôle dans l’appréhension esthétique d’une chose. En particulier, rien de ce que nous pouvons savoir au sujet de cette chose, son origine, son contexte, les relations qu’elle entretient avec d’autres choses, l’intention de celui qui l’a faite, etc.

107. Pour certains externalistes, dans la représentation que nous avons dans Esth, se constitue un objet : c’est l’« objet esthétique ». Il n’est pas réel comme peut l’être un objet physique dans le monde. Cependant, il est le corrélat (non matériel, peut-être, voire idéel) de l’expérience esthétique. Mais pour les internalistes, c’est le sujet lui-même, affecté par sa représentation, qui est l’objet de l’expérience esthétique, et rien d’autre, pas même un objet esthétique. On en vient alors aisément à la thèse selon laquelle l’expérience esthétique serait un mode privilégié d’accès à notre intériorité. Cette expérience ne porte pas sur quelque chose (un objet, quelle qu’en soit la nature) mais sur l’effet ressenti (le sentiment de soi-même tel qu’on est affecté). Parfois, on ajoute que d’ordinaire nous sommes trop intéressés par le monde extérieur ; mais, l’expérience esthétique, ce serait son grand mérite, nous rendrait plus intimes à nous-mêmes. Dans l’attitude de désintéressement esthétique – désintéressement à l’égard des choses extérieures – nous faisons l’expérience de ce que cela nous fait d’avoir une représentation.

118. Qu’ils aient de l’expérience une conception externaliste ou internaliste, pour nombre de philosophes, « esthétique » qualifie ainsi une expérience. Celle d’une représentation d’une certaine sorte, voire d’un objet d’une certaine sorte ; ou celle du sujet lui-même ayant une certaine sorte d’expérience. En dernier ressort, toute autre qualification de quelque chose par le terme « esthétique », renvoie à cette expérience esthétique. Certaines conséquences, familières aux philosophes, s’ensuivent. 1°) Un jugement serait « esthétique » en correspondant à une expérience d’une certaine sorte. Pour Kant, c’est un jugement subjectif et universel à la fois. 2°) L’esthétique porte dans une grande mesure sur ce que cela fait d’avoir une expérience d’une certaine sorte, esthétique ; examinant ses aspects phénoménaux, elle décrit la nature de cette expérience.

129. Revenons maintenant à la question de savoir pourquoi l’esthétique et la philosophie de l’art de Goodman semblent si étrangères à l’esthétique, quand elle est comprise à la manière que je viens de décrire. Pour Goodman, ce que caractérise l’« esthétique » n’est pas une expérience spécifique, mais le mode de fonctionnement de symboles. L’esthétique ne consiste pas à s’interroger sur la corrélation entre un certain état intérieur ou un état du sujet et une certaine façon de se représenter les choses. Elle examine comment des symboles signifient et leur manière de signifier. Celle-ci a l’objectivité des relations. Leur forme logique est déterminable avec précision. L’esthétique chez Goodman relève ainsi d’une théorie générale des symboles. Elle ne porte nullement sur des expériences, idées, représentations, vécus, visées intentionnelles, et autres impressions ou entités mentales ou psychologiques. Car les symboles sont des entités concrètes et matérielles. Ils tiennent lieu de quelque chose – ce que veut dire « signifier » pour Goodman. Ce qui l’intéresse, ce sont ainsi les relations sémantiques que les symboles entretiennent avec ce qu’ils signifient, les relations syntaxiques qu’ils entretiennent entre eux, et l’utilisation, pragmatique, que nous en faisons pour comprendre ce qui nous entoure. Tel est, à le suivre, le sujet de l’esthétique.

1310. Examinons alors un exemple pour avoir une présentation plus précise de la différence des deux programmes d’esthétique, celui qui porte sur une expérience spécifique et celui que Goodman a privilégié en élaborant une théorie générale des symboles, dont l’esthétique n’est qu’un aspect. Des œuvres d’art, mais aussi des paysages ou des fleurs, peuvent exprimer quelque chose. Un tableau ou un paysage par exemple exprime la tristesse ; une fleur exprime la douceur. Comment une esthétique dans laquelle l’expérience est centrale, comme chez de nombreux philosophes modernes, et une esthétique comprise dans le cadre d’une théorie générale des symboles, comme chez Goodman, examinent-elles ce phénomène de l’expression de la tristesse ou de la douceur par quelque chose ?

1411. Dans le premier cas, disons dans une lignée kantienne, appréhender ce qu’exprime une œuvre d’art ou un paysage, c’est faire une certaine expérience dont le contenu est la signification expressive de l’œuvre d’art ou du paysage. Si un tableau ou un paysage exprime la tristesse, alors j’appréhende la tristesse du tableau ou du paysage en ressentant quelque chose ; c’est ce qui me permet de saisir la tristesse du tableau ou du paysage. Quelle différence y a-t-il alors entre une œuvre d’art expressive et une chose naturelle expressive ? Dans le cas d’une œuvre d’art, l’auteur a eu l’intention de communiquer une signification. Ou, s’il ne l’a pas eue, il se trouvait lui-même dans un certain état mental qui se trouve signifié par son œuvre. Ainsi, quand X exprime Y, c’est que S exprime Y au moyen de X. En revanche, qu’une chose naturelle exprime la tristesse semble supposer plutôt une analogie avec ce qu’il se serait passé si quelqu’un avait eu une intention de communiquer un sentiment, ou si quelqu’un avait ressenti ce sentiment imprégnant alors sa production. Mais c’est plus sûrement du côté du sentiment du sujet faisant l’expérience qu’il conviendrait de chercher l’origine de l’expression d’une signification par une chose. D’où la tentation de penser que ce qu’un paysage exprime, est une projection du sujet sur ce paysage et non une signification qu’il a en lui-même. La tristesse du paysage serait celle… du spectateur. Certains pensent que nous sommes aussi exactement dans ce même cas, s’agissant des œuvres d’art. Il reste que la signification expressive correspond à un sentiment dont l’auteur ou le spectateur, indépendamment l’un de l’autre ou non, font l’expérience.

1512. Goodman pour sa part explique que si un tableau exprime la tristesse, il exemplifie métaphoriquement le prédicat « être triste [1] ». Il n’est dès lors aucunement question d’une expérience, au moins pas au sens que ce terme a dans le paragraphe précédent. Pour que la thèse de Goodman soit compréhensible, et ne paraisse pas outrageusement arbitraire et détachée de ce qu’on appelle généralement « l’expression », il faut répondre à plusieurs questions : Comment un tableau peut-il exemplifier métaphoriquement ? Qu’est-ce que l’exemplification en général et l’exemplification métaphorique en particulier ? Que vient faire dans ce cadre explicatif la notion de prédicat ? En quoi peut-on prétendre avoir fait de l’esthétique en effectuant des analyses au moyen des instruments conceptuels cités précédemment, et alors qu’il n’est aucunement question d’une expérience faite par un sujet ?

1613. Quand un tableau ou quoi que ce soit d’autre exemplifie, il fonctionne comme symbole dans un système symbolique. Tout au début de Langages de l’art, Goodman indique que son propos ne coïncide pas avec l’esthétique, telle qu’on l’entend d’ordinaire, et qu’il cherche à développer une théorie générale des symboles. Le terme recouvre, explique-t-il, des lettres, des mots, des images, des diagrammes, des cartes, des modèles, et plus encore. Ce que Goodman désigne par symbole n’est nullement une idée, une pensée, une signification. Mais qu’est-ce alors ? Une chose, comme peut l’être une table ou un arbre, mais avec un fonctionnement sémiotique.

17Prenons un mot, âne par exemple. C’est une série de lettres â-n-e, une inscription matérielle. Prononcé, c’est aussi une chose matérielle, sonore cette fois. Goodman n’admet pas, dans son ontologie, la signification du mot, entendue comme une entité supplémentaire, abstraite, à laquelle nous renvoyons en écrivant ou en disant « âne ». (Une entité qu’on dirait alors « intensionnelle » et non pas extensionnelle, ou plus simplement une chose mentale.) L’inscription chien, verbale ou sonore, dénote les chiens individuels, eux-mêmes des entités matérielles dans le monde. Goodman n’admet donc que des entités matérielles, liées par des relations de référence : x, par exemple âne, en tant que symbole, réfère à y, tel âne, Martin [2]. Martin peut lui-même fonctionner en tant que symbole s’il exemplifie un prédicat (lequel est également une inscription sonore ou verbale, c’est-à-dire une étiquette) qui le dénote, comme « être poilu ». Puisque le prédicat qu’il exemplifie le dénote, il est un exemplaire (un cas) de ce qui est dénoté. Il fonctionne comme un échantillon. Soit le prédicat « Jaune de Naples » ; dans un nuancier, on trouvera un échantillon de cette couleur, c’est-à-dire un objet l’exemplifiant littéralement. L’exemplification est dès lors une sous-relation de la converse de la dénotation. L’échantillon du nuancier de couleur exemplifie cette couleur, mais non pas sa forme, car il resterait un échantillon de cette couleur s’il avait une autre forme. « Être poilu » dénote Martin ; Martin exemplifie être poilu. Mais Martin n’exemplifie pas « né en Bretagne », même s’il y est né. La relation symbolique est complètement distincte d’une relation causale, de quelque sorte que ce soit. (Il n’y a dès lors aucune place dans la théorie de Goodman pour la notion de « signe naturel ».) Et ce n’est pas une relation intensionnelle entre des entités mentales ou des significations (et pas plus entre un sens et une signification ou une chose à laquelle il est fait référence). Un symbole est une entité matérielle faisant référence à une autre entité matérielle, par exemple par une relation de dénotation, ou par une relation d’exemplification.

1814. Qu’est-ce qu’un système symbolique ? Un symbole pris isolément est seulement une inscription tenant lieu de quelque chose. Mais des prédicats ne sont pas isolés ; ils sont eux-mêmes en relation dans la mesure où ils permettent de classer des choses auxquelles ils s’appliquent. Par exemple, les prédicats « naturel » et « artificiel » servent à classer toutes les choses ; « animal », « végétal » et « minéral » servent à classer toutes les choses naturelles. Des prédicats forment ainsi un schème s’appliquant à un domaine. Prédicats, schème et domaine : nous avons là un système symbolique, qui est donc un réseau d’étiquettes organisant un domaine, en distinguant, classant, opposant, rassemblant, identifiant, indiquant une identité, etc. Ce réseau est lui-même une réalité dans le monde, et non pas un sens qui flotte au-dessus de lui ou se trouve dans l’esprit. (Goodman rejette même la notion d’image mentale [3].)

1915. La dénotation d’une chose par une étiquette (un prédicat) peut être littérale ou métaphorique. Si âne est utilisé pour faire référence à des animaux non humains d’une certaine espèce, la dénotation est littérale ; si âne est utilisé pour faire référence à un professeur, alors la dénotation est métaphorique. L’exemplification peut également être littérale ou métaphorique : si on désigne un professeur de philosophie afin de montrer ce qu’est un âne, il exemplifie alors métaphoriquement « être un âne ». Métaphoriquement, et non littéralement, dans la mesure où, la plupart du temps, un professeur de philosophie n’a pas quatre pattes et une queue et ne mange pas son picotin. La métaphore peut être appropriée ou non pour faire connaître certaines de ses propriétés, même de celles qui nous importent le plus. Si on disait qu’il est un nénuphar, cela ne voudrait probablement pas dire grand-chose, littéralement bien sûr, mais métaphoriquement non plus. Comme formule métaphorique, la métaphore est dénotative, toujours littéralement fausse et, quelquefois, métaphoriquement vraie [4]. Parfois, elle nous fait comprendre quelque chose. Mais qu’elle soit vraie ne signifie cependant pas qu’elle nous apprenne quelque chose ni qu’elle soit éclairante. Une métaphore peut être parfaitement triviale. (Et la plupart le sont. Mais pas toutes, et même il arrive qu’elles nous enchantent.)

2016. Une chose n’exprime pas tout ce qu’elle exemplifie métaphoriquement. « Être une catastrophe » peut être exemplifié métaphoriquement par un tableau, et bien sûr « être un âne » par un professeur, sans que le tableau ou le professeur l’exprime. Ce qui est exprimé par une chose, ce sont des propriétés qu’elle exemplifie dans un système symbolique dont le fonctionnement est esthétique, c’est-à-dire quand cette chose fonctionne comme un objet esthétique ou une œuvre d’art.

2117. La conception que Goodman se fait de l’expression a été présentée. Mais celui pour lequel ce qui est esthétique est une expérience est agacé. « Quoi, dira-t-il, dans toute cette analyse sémiotique, il n’a jamais été question de ce qui est ressenti, d’un effet sur nous, d’un sens profond (voire saturé), sans même parler d’intentionnalité. Alors toutes ces histoires de dénotation, de littéral et de métaphorique, ce n’est que de la logique finalement ! Rien qui touche à l’essentiel, c’est-à-dire à l’expérience vécue. Les analyses de Goodman sont verbales et superficielles. Elle ne disent finalement rien au sujet de la phénoménalité de l’expression esthétique. » Moins virulents, mais tout aussi décidés, la plupart des philosophes analytiques n’ont pour la plupart pas été convaincus du tout par Goodman. Beaucoup pensent que le phénomène de l’expression n’est pas réductible à une analyse sémiotique. Certains sont plutôt allés voir du côté de la psychologie cognitive et des sciences cognitives. Qu’en est-il des états mentaux, de la causalité mentale, des phénomènes d’empathie, qui y sont à l’œuvre ?

2218. Ce vécu, cette phénoménalité, cette attitude mentale, voire cette profondeur psychologique, qui serait proprement esthétique, il est vrai que Goodman en effet n’en dit rien. Il n’est pas non plus tenté par la psychologie cognitive. Ce qui est exprimé par une œuvre d’art n’est ni ce que son auteur a ressenti, ni même ce qu’il a voulu qu’elle exprime. Et ce n’est pas non plus identifiable à ce que nous ressentons en la percevant. C’est ce que le symbole exemplifie, même s’il n’exemplifie qu’en fonction d’un système symbolique, c’est-à-dire d’un schème et d’un domaine. Si un tableau exprime la tristesse, c’est que le prédicat « être triste » le dénote et qu’il fait référence métaphoriquement à ce prédicat.

2319. On pourrait alors être tenté d’objecter que c’est parce que nous faisons une certaine expérience en regardant le tableau, celle de la tristesse, que le tableau l’exprime. Que répondre à cette objection ? Une personne peut ressentir de la tristesse à la vue d’un tableau sans qu’il l’exprime. Par exemple, parce que ce tableau est associé à un ami cher aujourd’hui disparu, qui aimait ce tableau. La relation d’évocation est celle qu’entretient un objet avec des prédicats qui lui sont associés sans qu’il y fasse référence. Cette relation, pas de doute à ce sujet, est psychologique ; elle n’est pas symbolique. Mais ce qu’un tableau évoque ne nous apprend rien à son sujet ; l’évocation dit quelque chose de la personne qui en parle. « Évoque la tristesse » classe non pas des œuvres d’art, mais des réactions psychologiques chez des personnes. La question : « Qu’évoque pour vous ce tableau ? » aurait sa place dans une enquête faite par un psychologue, mais la réponse ne nous apprenant rien sur l’œuvre n’est en rien esthétique. Certes, nombre de prédicats exprimés par des symboles appartiennent au registre psychologique, émotionnel et affectif. Autrement dit, les prédicats exprimés sont en gros classés parmi les prédicats psychologiques (c’est-à-dire qu’ils exemplifient le prédicat « être psychologique » ou « être ressenti »). Mais nulle expérience psychologique que nous ferions ou devrions faire n’est présupposée par notre capacité à classer ainsi des prédicats psychologiques.

2420. La chose la plus importante : pour Goodman, qu’un symbole fonctionne esthétiquement ne dépend pas d’une expérience, puisque le fonctionnement esthétique est un type de relation entre un symbole et ce qu’il symbolise, et ne caractérise pas spécifiquement une expérience. En revanche, repérer le fonctionnement esthétique d’un symbole suppose une certaine compétence. Supposons l’utilisation d’un Rembrandt pour boucher une fenêtre cassée. Le tableau exemplifie alors certains des prédicats qui le dénotent, comme celui d’« être une surface plane ». Ce prédicat n’est pas esthétique parce qu’il ne nous permet pas d’appréhender certaines propriétés qu’une chose possède, indépendamment de ce à quoi elle peut nous servir. En revanche, quand un tableau exemplifie métaphoriquement des prédicats, comme « léger », « triste » ou « troublant », la plupart du temps son fonctionnement est esthétique. Les propriétés auxquelles ces prédicats correspondent indiquent non pas ce à quoi une chose nous sert, mais plutôt ce qu’une chose fait quand nous l’examinons comme symbole, c’est-à-dire comme ayant une signification. Donc, si ce qui est esthétique n’est pas une expérience, nous devons, en revanche, savoir repérer un fonctionnement esthétique, en tant que symbole des choses qui nous entourent. Nous sommes en général aidés par les contextes dans lesquels nous les trouvons et par l’éducation que nous avons reçue. Mais il ne s’agit en rien d’une attitude de désinvestissement cognitif. Au contraire, pour qu’une chose fonctionne esthétiquement, nous devons être attentifs à certaines de ses caractéristiques symboliques, esthétiquement fonctionnelles. Et cela n’est rien moins que passif, mais suppose une activité intellectuelle et même conceptuelle, puisqu’il s’agit de catégoriser, de classer, de saisir des relations entre des domaines différents (ou à l’intérieur de règnes, c’est-à-dire des classements conceptuels internes à des domaines), d’ajouter, de supplémenter, de distinguer, de reclasser, etc. Pas d’une expérience spécifique mais d’une activité intellectuelle, certes indispensable à la saisie de multiples relations sémiotiques, dont celles qui sont esthétiques. Mon lecteur a certainement compris que, finalement, « esthétique » ne qualifie pas « expérience ». L’expérience n’est jamais esthétique.

2521. Ce caractère cognitif du repérage du fonctionnement esthétique des symboles est encore plus manifeste quand ils ne sont pas particulièrement expressifs. Des prédicats exemplifiés littéralement peuvent ainsi, dans certains cas, avoir un fonctionnement esthétique. Ce sont en effet des prédicats qui la dénotent littéralement qu’une œuvre plastique, non figurative, exemplifie. En revanche, si un tableau exemplifie métaphoriquement « être une mine d’or », cela n’a rien d’esthétique – et veut simplement dire que son propriétaire peut en tirer un très bon prix.

2622. Ce que Goodman a développé est une analyse du fonctionnement de certaines relations sémiotiques. Toutefois, il a dégagé cette sémiotique de toute préoccupation de « communication » d’un message, à la différence de ce que firent la plupart des sémioticiens. C’est aussi la raison pour laquelle Goodman n’est pas plus chez eux en odeur de sainteté que chez les philosophes de l’expérience esthétique. Cette sémiotique, Goodman l’applique à des questions comme celles de la représentation picturale, de l’authenticité des œuvres, de la nature des textes littéraires, de la fiction, de la signification architecturale, de la notion de variation dans tous les arts, etc. Ce qui semble sans beaucoup de relation avec l’esthétique dans la lignée de Kant, et en général comme réflexion sur la nature de l’expérience esthétique. Goodman a ainsi proposé une reconception radicale de l’esthétique. Mais il y aurait une autre manière de présenter les choses, c’est de dire que ce qu’il fait n’a finalement pas grand-chose à voir avec l’esthétique. En un sens, il semble parfois vouloir jouer aux dames avec les règles des échecs, voire celles d’un jeu qu’il invente de toute pièce, et il ne faut alors pas s’étonner que les amateurs de dames ne soient pas enthousiasmés. Et ce serait la même chose avec la sémiotique : c’est finalement si loin de ce qu’on entend par là habituellement – cette fois il joue aux dames avec les règles du jacquet – qu’on peut encore se demander s’il s’agit bien de ce qu’on appelle couramment ainsi.

2723. S’il faut expliquer la particularité de l’esthétique et de la sémiotique de Goodman, pouvons-nous faire appel à la distinction entre une esthétique continentale et une esthétique analytique, sur le modèle de l’opposition classique entre philosophie continentale et philosophie analytique [5] ? En l’occurrence, je ne crois pas que cette distinction soit éclairante. Une grande partie de l’esthétique analytique se situe en réalité du côté de l’esthétique comprise comme analyse d’une expérience d’une certaine sorte. C’est vrai dès l’origine de l’esthétique analytique, dans l’Aesthetics de Monroe Beardsley. Cela vaut également pour Kendall Walton ou Jerrold Levinson. Et c’est encore plus manifeste dans cette tendance récente, déjà suggérée, consistant à rapprocher l’esthétique analytique de la psychologie et des sciences cognitives. On l’observe chez des esthéticiens analytiques, comme Gregory Currie ou Dominic McIver Lopes, par exemple. Et Kant est à coup sûr une référence centrale chez certains des représentants les plus réputés de l’esthétique anglo-américaine, comme Roger Scruton ou Robert Hopkins. Non seulement la conception de l’esthétique que Goodman a rejetée n’est pas étrangère à la philosophie analytique, mais elle y triomphe aujourd’hui. Je vois les choses ainsi : le rejet du subjectivisme kantien et d’une conception de l’esthétique comme portant essentiellement sur une expérience d’une certaine sorte se trouvait déjà chez Hegel. À l’esthétique de Kant, il avait substitué une histoire philosophique de l’art. Ce qui constituait un sérieux détournement du terme « esthétique ». Est esthétique, chez Hegel, l’Idée ou la Signification, et certainement pas une expérience subjective. Les phénoménologues se sont situés, à leur façon, dans la lignée kantienne (et non hégélienne). Ce n’est pas à l’opposition entre philosophie continentale et philosophie analytique à laquelle il convient de faire appel, si l’on veut répondre à la question de savoir en quoi consiste la reconception de l’esthétique par Goodman.

2824. Goodman en réalité ne cherche pas à résoudre le problème traditionnel de l’esthétique, qui se résume à déterminer la nature de l’expérience esthétique et la question de son lien avec le supposé jugement de goût. Il encourage plutôt l’abandon de ce problème, pour en poser un autre : il veut « changer de sujet ». Comme il le dit lui-même, « l’esthétique traditionnelle conçoit les œuvres comme des artefacts, l’attitude esthétique comme une forme de réceptivité et l’expérience esthétique comme une satisfaction déterminée par l’appréciation d’une valeur esthétique [6] ». Or, sur ces trois points, Goodman propose tout autre chose. Premièrement, les œuvres d’art sont pour lui des symboles ; c’est pourquoi ce qui importe en esthétique est la notion de système symbolique et « qu’une des tâches de l’esthétique analytique est de décrire des systèmes appropriés à l’art [7] ». Deuxièmement, si les œuvres d’art sont des symboles, l’attitude appropriée n’est pas réceptive, mais active : elle consiste en la maîtrise de systèmes symboliques et à l’application de catégories appropriées ; elle est donc fondamentalement cognitive [8]. Pour Goodman, « les qualités d’une œuvre d’art, celles de notre appréhension, sont des produits de l’expérience, de la capacité à voir, à appliquer des catégories, des produits de la compétence [9] ». Troisièmement, Goodman ne conçoit plus l’esthétique en termes d’évaluation esthétique (est-ce beau ?) ou artistique (est-ce une bonne œuvre d’art, une œuvre possédant des mérites esthétiques ou artistiques ?). Une œuvre d’art n’est pas destinée à provoquer en nous un certain sentiment de plaisir, ou plus largement une certaine expérience possédant en elle-même une valeur (et moins encore sa valeur esthétique ou artistique, s’il en est, n’est fonction de la valeur de l’expérience que nous sommes supposés avoir en la contemplant). Goodman dit ainsi : « Être esthétique n’empêche pas d’être insatisfaisant ou d’être esthétiquement mauvais [10] ».

2925. Cette reconception a au moins trois conséquences. Premièrement, la définition de l’œuvre d’art est fonctionnelle. Une œuvre d’art fonctionne symboliquement et esthétiquement. C’est la thèse défendue dans le célèbre article « Quand y a-t-il art ? [11] ». Deuxièmement, Goodman fait prendre à l’esthétique ce que Catherine Elgin a appelé un « tournant épistémologique [12] ». L’opposition entre jugement de goût et jugement de connaissance est absurde si la compréhension esthétique est cognitive [13]. (Et, vraisemblablement, la notion de « jugement » n’est pas appropriée à l’analyse esthétique.) Il y a une spécificité, mais relative, de la compréhension esthétique par rapport à la compréhension scientifique. Par exemple, le rôle joué par l’expressivité est plus important dans le fonctionnement esthétique des symboles que dans leur fonctionnement dans les systèmes symboliques auxquels les sciences nous ont accoutumés. Mais en aucun cas cela ne permet d’opposer l’esthétique et le logique ou le cognitif. Troisièmement, en esthétique, on ne s’intéresse pas au mérite des œuvres (on n’y fait aucun jugement esthétique), et ce mérite importe peu. C’est le fonctionnement symbolique des choses et des œuvres qui importe. L’esthétique n’est pas liée à la critique d’art. Dire ce que valent les œuvres et dire ce qu’elles sont ou ce qu’elles font, ce sont deux activités distinctes et non coordonnées.

3026. Les philosophes s’imaginent parfois qu’ils changent radicalement les données d’un problème, alors qu’ils n’ont fait que reformuler une ancienne thèse. Quelquefois, cette reformulation donne cependant au problème une clarté plus grande, ou elle offre sur lui une perspective inédite, et elle s’avère utile en ce sens. On pourrait se poser cette question au sujet de la reconception de l’esthétique chez Goodman : est-elle aussi grande qu’il le pensait ? Qu’il s’agisse d’une rupture avec, en gros, ce qu’on entend par « esthétique » depuis la fin du xviie siècle, il me semble qu’il y a vraiment quelques raisons de le penser. J’ai tâché de les indiquer.

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet Roger Pouivet, Esthétique?et?logique,?Éd. Madarga, Liège, 1996, chap.III.
  • [2]
    Goodman retrouve, indépendamment de tout renvoi historique revendiqué, l’idée générale et certains aspects des multiples théories de la suppositio des Médiévaux.
  • [3]
    « Il n’existe pas d’images mentales » dit Goodman dans Reconceptions?en?philosophie (Presses Universitaires de France, Paris, 1994, p.87).
  • [4]
    Une thèse que rejette Donald Davidson dans « Ce que signifient les métaphores » (Enquêtes?sur?la?vérité?et?l’interprétation, Éd. J. Chambon, Nîmes, 1993).
  • [5]
    Voir Roger Pouivet, Philosophie?contemporaine, Presses Universitaires de France, Paris, 2008, chap.I.
  • [6]
    Nelson Goodman et Catherine Elgin, « Pour changer de sujet », Esthétique?et connaissance, Éd. de l’éclat, Paris & Tel-Aviv, 2e éd. 2001, p.82.
  • [7]
    Ibid., p.85.
  • [8]
    Pour le sens que l’on peut donner à « cognitif » au sujet de Nelson Goodman, voir Jacques Morizot, « Enjeu cognitif et/ou théorie cognitive », Ce?que?l’art?nous?apprend, les?valeurs?cognitives?dans?les?arts,?sous la direction de Sandrine Darsel et Roger Pouivet, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2008. Que Goodman soit cognitiviste en philosophie de l’art n’implique nullement qu’il pense l’esthétique et la philosophie de l’art comme des branches des sciences cognitives.
  • [9]
    Nelson Goodman et Catherine Elgin, « Pour changer de sujet », art. cit., p.88. Le sens du terme « expérience » n’est clairement pas celui qu’un kantien lui donnerait en parlant d’« expérience esthétique » : l’expérience est, pour Goodman, l’activité intellectuelle qui est la nôtre quand nous appliquons des catégories !
  • [10]
    Nelson Goodman, Langages?de?l’art,?Éd J. Chambon, 1990, p.286.
  • [11]
    Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? », Manières?de?faire?des?mondes,? Éd. J. Chambon, Nîmes, 1992.
  • [12]
    Catherine Elgin, « Relocating Aesthetics, Goodman’s Epistemic Turn », Revue Internationale?de?Philosophie,?n°2/3, 1993, p.171.
  • [13]
    C’est l’idée générale de mon livre Esthétique?et?logique,?op.?cit.