Le « missionnaire désespéré » Ou de la différence africaine en philosophie

« Là-dessus, nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par la suite. »
G.W.F. Hegel, La Raison dans l’histoire.

1 Le choix du premier livre publié en 1949 par la maison d’édition Présence Africaine fondée par Alioune Diop, La Philosophie bantoue du révérend père Placide Tempels, souligne une singulière étrangeté et peut susciter quelques incompréhensions ou interrogations. Semblent d’emblée entrer en tension ce choix particulier de publication et l’orientation intellectuelle, éthique, de la maison d’édition décidant de le diffuser.

2 Présence Africaine, au moment de la constitution de la revue en 1947, se présente en effet comme une entreprise culturelle et humaniste. La réaffirmation et la reconnaissance de la contribution culturelle du Noir, de l’Afrique, dans l’espace mondial de la création et de la circulation des savoirs, s’accompagnent d’un impératif éthique : refonder, refaire l’humanisme. Il s’agit de rompre, comme l’affirme Alioune Diop, avec un déséquilibre manifeste, ou plutôt, une violente asymétrie :

3

Le Noir qui brille par son absence dans l’élaboration de la cité moderne, pourra peu à peu, signifier sa présence en contribuant à la recréation d’un humanisme à la vraie mesure de l’homme.
Car il est certain qu’on ne saurait atteindre à l’universalisme authentique si, dans sa formation, n’interviennent que des subjectivités européennes. Le monde de demain sera bâti par tous les hommes[2].

4 Or, singulière étrangeté, écrivions-nous : le geste éditorial de Présence Africaine appelant les subjectivités noires et africaines à défaire la prose falsificatrice d’un universalisme abstrait hérité du grand partage moderne, est de convoquer, comme événement inaugural, une subjectivité européenne. Et non des moindres : celle d’un père missionnaire engagé dans l’œuvre de civilisation par la christianisation, dans les années quarante au Congo Belge – le franciscain Placide Tempels.

5 Une interprétation pathologique de cette singulière étrangeté semble tenailler l’esprit, insidieusement. Elle n’aura d’ailleurs pas manqué, mobilisant les figures de la dissimulation et de la sournoiserie, pour sceller l’histoire d’un projet intellectuel marqué par son refus de la question politique, ou d’une certaine « obstination dans l’absentéisme [3] » à l’heure des grandes mobilisations panafricaines.

6 Toutefois, ce qu’il y a à reprendre et à expliquer, ce sont les conditions de la réception de l’œuvre de Tempels par les intellectuels de la Négritude, mais aussi par les philosophes et théologiens africains francophones et anglophones dans les années cinquante/soixante-dix. Pour le dire plus précisément encore, il faut tenter de cerner les conditions épistémiques qui ont rendu possible ce qui a pu susciter de multiples interrogations : la réception philosophique et postcoloniale d’une œuvre théologique et coloniale. Réception postcoloniale, car les reprises et relectures, parfois enthousiastes de Tempels, assaillies toutefois de critiques légitimes et virulentes, ne répètent pas nécessairement le socle idéologique de l’œuvre du missionnaire, mais le brouillent, le décalent ou même le démontent.

7 Pour saisir ce qui a rendu possible de tels brouillages, de tels démontages, nous voudrions tenter une lecture de Tempels, à travers la thématisation d’une figure, l’exploration d’un « moment philosophique [4] » et l’articulation d’un problème.

8 Cette figure, c’est celle, un peu humoristique, du « missionnaire désespéré », qui fait une apparition brève et soudaine au chapitre IX des Lieux de la culture d’Homi Bhabha. Ce « moment philosophique », c’est celui de la réception des thèses de La Philosophie bantoue de Placide Tempels qui a ouvert un débat classique : celui de l’ethnophilosophie, ou de l’existence ou non d’une philosophie africaine. Et ce problème, c’est celui de la différence africaine en philosophie.

9 L’enjeu de cette réflexion sur l’œuvre de Tempels ne vise pas à en déceler une signification philosophique contemporaine, qu’il faudrait désormais reconduire. Elle doit bien plutôt permettre de reprendre à nouveaux frais un problème. À partir d’elle, il s’agira de voir à quelles conditions il est possible de proposer une articulation non culturaliste [5] et postcoloniale du problème de la différence africaine en philosophie, dans l’optique d’une réflexion plus générale sur la décolonisation des savoirs [6] et leur institutionnalisation.

I – Le « missionnaire désespéré »

10 La figure du « missionnaire désespéré » apparaît pertinente pour déceler ce qui se joue, et s’est joué dans la réception enthousiaste des thèses du théologien Placide Tempels par les intellectuels de la Négritude, les philosophes et théologiens anglophones ou francophones.

11 Une lecture postcoloniale de cette réception, qui a ouvert un débat classique de la pensée africaine contemporaine (la querelle de l’ethnophilosophie) apparaît féconde. Elle permet de rompre avec une interprétation de type pathologique qui réduit la réception de l’œuvre de Tempels par les intellectuels noirs et africains à l’expression d’un complexe du « nous aussi [7] » pour reprendre les mots de Jean-Godefroy Bidima, c’est-à-dire à la satisfaction d’une demande narcissique : « Comme l’Européen, le “Négro-africain” possède une philosophie ».

12 Ouvrir La Philosophie bantoue de Tempels, c’est être confronté à un rêve. Et plus précisément, au rêve d’un « missionnaire désespéré ».

13 L’expression « missionnaire désespéré » surgit [8], non thématisée, accompagnée d’ironie, au chapitre IX des Lieux de la culture d’Homi Bhabha, se rapportant aux développements du chapitre V intitulé « Sournoise civilité ».

14 Les récits des missionnaires chrétiens, écrits durant la grande période des Empires coloniaux européens du XIXe siècle et au début du XXe siècle, sont peuplés de rêves, d’angoisses, d’expressions latentes ou manifestes de désirs convergents ou contradictoires. Ils prennent les formes multiples de demandes narcissiques d’amour (l’étranger n’est-il pas mon prochain ?), de vérité (dans l’acte de confession) ou d’intimation d’ordre, d’affirmation d’autorité au nom du projet de civilisation [9]. Le désespoir du missionnaire, dans Les Lieux de la culture, fait signe vers un ensemble de textes, de récits, constituant une partie de l’archive du discours colonial – c’est-à-dire de l’ensemble des discours scientifiques, artistiques, administratifs, politiques construits par les mondes coloniaux (de l’administration coloniale aux citoyens de la métropole) et ayant pour objet le colonisé.

15 La multiplicité de ces récits de missionnaires désespérés, l’ambivalence et les contradictions des rêves qu’ils portent, met en lumière un processus d’« érosion », à l’origine, certes, de frustrations et d’échecs individuels (l’impossibilité de christianiser), mais aussi de difficultés pour penser l’administration civile concrète des colonies.

16 Ce processus d’érosion, Homi Bhabha le conçoit de la manière suivante : le projet des « grands récits de l’historicisme du XIXe siècle sur lesquels se fondent ses prétentions à l’universalisme – évolutionnisme, utilitarisme, évangélisme » […] « ne cesse de s’éroder dans la rencontre avec la contingence de la différence culturelle [10] », en situation coloniale. Un des terrains d’exploration de ce processus d’érosion, est le discours, parfois « [pittoresque] », du « missionnaire désespéré [11] », dont la « voix narrative articule la demande narcissique, colonialiste d’un discours direct, que l’Autre […] reconnaisse sa priorité, […] remplisse et en fait répète ses références et apaise son regard fracturé [12] ».

17 L’image du missionnaire désespéré à laquelle ouvre le texte de Bhabha n’est pas thématisée. Elle ne convoque aucunement une réflexion théologico-politique centrée sur la tension entre les deux Églises ou les deux Cités, ni même sur les possibles conflictualités entre le Message évangélique à prétention universelle et sa double traduction dans les langues de la culture et le fait institutionnel, politique.

18 Cette image dessine plutôt un point d’entrée pour ressaisir l’ensemble des langages, des pratiques discursives qui manifestent, de manière intentionnelle ou non, le processus d’érosion des prétentions à l’universalité d’un discours désormais ébranlé par « la différence culturelle [13] ».

19 On peut interpréter ces langages comme étant les suivants :

  • l’usage d’un langage qui manifeste l’ambivalence affective – où la demande d’amour insatisfaite se mue en un discours paranoïaque [14] de mépris (l’idiotie native de l’indigène, les « bêtises nègres [15] », la barbarie, la duplicité de l’évolué [16]).
  • la création d’un langage répondant à une stratégie soit d’imposition culturelle, soit d’adaptation (stratégie que le texte de Bhabha n’analyse pas) : la première repose sur la pratique de la dérision [17] renforcée, souvent, par une caractérologie de l’indigène [18] ou l’idéologie de la table-rase (il faut façonner cette matière informe, pétrie de fausseté, qu’est l’indigène païen) ; la seconde, qui apparaît au XXe siècle, exige de s’approprier ou de mettre en crise les productions d’un type de savoirs (celui de l’ethnologie, par exemple, dans le cas de Tempels) et mobilise la métaphore du miroir, la figure de l’analogie (les croyances indigènes, bien comprises, sont le reflet partiel de vérités plus hautes, dont les missionnaires détiennent la clef).
  • le double langage de l’autorité, comme supplément de bienveillance et de civilité (je suis le père) et comme affirmation despotique (je suis l’oppresseur[19]).

20 Dans la prose du missionnaire désespéré, se déploient tous les langages et les mensonges de l’apaisement, convoquant ou bien l’idiotie native de l’indigène païen [20], ou bien l’idée d’une spiritualité première qui le disposerait à accueillir le Dieu-personne du christianisme. Ces langages, les textes qu’ils écrivent, constituent autant de tentatives pour maintenir ce qui pourtant, déjà, s’érode. Le désespoir du missionnaire ne décrit pas une énième figure de la prise de conscience. Il se conçoit plutôt comme un signe : le signe d’un processus d’érosion qui peut demeurer inconscient et refoulé, qui parfois peut être reconnu et affirmé dans la violence d’une action d’éclat – celle, par exemple, du départ du révérend père Drumont de la mission de Bomba dans le roman de Mongo Béti [21], ou qui peut être contenu et surmonté par un recours aux ressources de l’imagination et de la métaphysique comme chez le père Tempels.

21 Certes, l’analyse des processus d’érosion des discours à prétention universelle, dans Les Lieux de la culture de Bhabha, reste attachée à une localisation culturelle et géographique privilégiée, celle de l’héritage colonial britannique et à une temporalité historique, celle du XIXe siècle. Toutefois, elle permet de circonscrire l’inquiétude qui traverse le travail théologique et colonial de Tempels, qui prend corps, sur le plan historico-politique, à l’intérieur de l’héritage colonial belge et, sur le plan théologico-religieux, au cœur du catholicisme. Car, l’interrogation centrale qui gouverne La Philosophie bantoue de Placide Tempels peut être conçue à partir de l’analyse de Bhabha comme suit : « comment maintenir ce qui pourtant s’érode ? [22] ».

22 C’est la présence d’une telle inquiétude, qui rend raison, de manière non pathologique, de la réception de l’ouvrage dans les années cinquante par le monde intellectuel africana et de la querelle qui s’en est suivie : la querelle de la philosophie africaine.

II – Le rêve de Tempels

23 Revenant sur un engagement missionnaire d’une dizaine d’années, qui a commencé en 1933 dans le Congo Belge, le révérend père Placide Tempels est confronté à l’échec du processus d’évangélisation. Cet échec ne signe pas, pour Tempels, la « faillite du christianisme comme moyen de civilisation des Bantous [23] ». Le Révérend va plutôt poursuivre son rêve de civilisation des Bantous par la christianisation de la manière suivante : il n’y aura pas de processus d’érosion de la Vérité (vérité révélée de la Foi mais aussi de la Mission, en son double sens religieux et politique), si l’expansion de cette Vérité est précédée d’une véritable rencontre – avec ceux qui doivent la recevoir. Dans un entrelacement singulier de savoirs ethno-anthropologiques [24] et de projections délirantes sur le Bantou, sur ce sujet racisé qu’est le « Nègro-africain [25] », La Philosophie bantoue va tenter de poser, théoriquement, les cadres d’une rencontre véritable. L’authenticité de la rencontre entre le christianisme et le sujet païen à évangéliser ne peut être effective qu’à la condition de rompre avec un modèle, celui de l’« importation-imposition [26] », impliquant « la superposition, sur un fond autochtone perçu négativement, de formes et de contenus socio-culturels européens [27] ». Il s’agit pour Tempels de concevoir une pratique/méthode de civilisation adaptée, qui récuse les formes de négation ontologique et axiologique de la culture des colonisés qui façonnent le socle épistémique de l’œuvre coloniale en général.

24 La démarche de Placide Tempels prend ses distances avec certaines pratiques discursives des missionnaires : contre le langage de la dérision, la figure de l’analogie sera privilégiée sur le plan argumentatif [28] ; à la posture du Père qui donne, sur le plan énonciatif, il faudra pouvoir substituer celle du Fils qui peut recevoir [29] ; au langage paranoïaque soupçonnant la duplicité, le mimetisme de l’évolué [30], il faudra opposer un langage conceptuel capable d’ouvrir au fond transparent de l’âme indigène.

25 Le constat d’échec du père Tempels, qui tient de la discipline pastorale, ne prend pas l’unique forme d’un traité de « catéchèse adaptée [31] ». Il invite plutôt le père Tempels à réinvestir, contre toute attente, un signifiant et à se déplacer à l’intérieur de la pluralité de sens et de représentations que ce signifiant recouvre et suscite : ce signifiant, c’est celui de « philosophie [32] ». C’est pour surmonter un désespoir, signe de l’inéluctabilité du processus d’érosion qui ronge l’universalité du Message en situation coloniale, que Placide Tempels s’engage sur le chemin de la philosophie.

26 Peut-être faut-il brièvement rappeler que La Philosophie bantoue de Placide Tempels connut, en plus de sa réception philosophique, deux autres réceptions : 1/ l’une théologique [33] : il s’agit bien, pour Tempels, de poursuivre l’œuvre d’évangélisation, sans reproduire une arrogance de Père, qui est une arrogance de maître, une arrogance de race [34] ; 2/ l’autre religieuse : La Philosophie bantoue a inspiré le mouvement catholique charismatique de la Jamaa (terme swahili pour désigner la « famille »), né en 1953 dans les provinces du Katanga et du Kasaï [35] au Congo Kinshasa.

27 L’entremêlement de discours de statuts différents (philosophique, théologico-pratique et même ethnologique) qui parcourent La Philosophie Bantoue, se drape cependant, en 1944-1945, d’un nom, celui de « Philosophie ». Nom qui explique – en retour – la pluralité des réceptions de l’ouvrage. Sur le plan du partage des disciplines, Tempels convoque implicitement le nom de « philosophie » dans une tradition thomiste : il s’agit bien pour la philosophie de servir une théologie, ici de l’adaptation, qui doit permettre un renouveau de l’œuvre missionnaire ; connaître la philosophie d’un peuple doit contribuer à l’évangéliser. Toutefois, ce signifiant « philosophie », pris en lui-même, se présente de manière plurivoque, à l’intérieur d’une double démarche critique et positive :

  1. la démarche critique de La Philosophie bantoue se construit contre une science – et même la science des rencontres ratées : l’ethnologie [36], qui transforme les réalités sociales qu’elle prétend étudier en simple folklore (l’inconnu est traité à partir des cadres du connu [37]).
  2. la démarche positive du rêve de Tempels va consister, à partir de la critique d’une ethnologie non fondée philosophiquement, à déplacer le sens du signifiant « philosophie » qui renvoie désormais à la détermination d’un « système de principes [38] » à partir duquel s’institue un rapport rationnel et logique au monde. La philosophie se conçoit ainsi comme philosophie première, comme science des « raisons intimes », ou mieux encore comme science de l’être, ontologie. Le projet de La Philosophie bantoue est de révéler l’ontologie sur laquelle repose la vision du monde des Bantous – ce dont l’ethnologie apparaît proprement incapable [39] pour le théologien franciscain. Cette ontologie bantoue, découverte par Tempels, est celle de la force vitale.

28 Cette plurivocité des usages du mot « philosophie », son détachement apparent d’une certaine pratique ethnologique qui réduit l’« Afrique » à une stricte positivité empirique, à une totalité homogène et muette, explique les raisons de la réception enthousiaste de l’ouvrage de Tempels par les écrivains de la Négritude [40]. On peut en déceler au moins trois.

29 Tout d’abord, Tempels convoque un usage performatif du signifiant « philosophie ». En accolant les termes « philosophie » et « bantoue », Tempels disqualifie d’un même geste toute une littérature ethnologique évolutionniste et d’inspiration lévy-bruhlienne, une philosophie de l’histoire de type hégélien (qui, pour l’Afrique et la figure racialisée qui lui est symptomatiquement rattachée, celle du « Nègre », est l’histoire d’une relégation) et le mythe des origines qui l’accompagne (celui de l’origine grecque de la philosophie).

30 D’autre part, parler d’une « philosophie bantoue » a une signification éthique revendiquée chez Tempels [41] : il s’agit de réhabiliter le Bantou, l’homme noir, sur la scène de l’humanité. La préface d’Alioune Diop au livre de Tempels signale l’importance d’un ouvrage qui a rompu avec une conception de l’Afrique, structurante dans la littérature occidentale, comme figure paradigmatique de la « non réciprocité [42] ».

31 Et enfin, si cette réception prit la forme d’une réappropriation de contenus [43] ou même d’un débat, d’une querelle sur l’existence ou non d’une « philosophie africaine [44] » dans la deuxième moitié du XXe siècle chez de nombreux intellectuels en Afrique, sa condition de possibilité repose sur la fracture inavouable qui structure, de manière plus ou moins inconsciente, l’œuvre de Tempels. Dimension fracturée d’une œuvre coloniale, qui tente de rompre avec les schèmes organisateurs de la colonialité [45] (ceux de la hiérarchisation et de la partition de l’humanité, entre autres) pour paradoxalement mieux l’asseoir. La réalité d’une telle fracture manifeste le processus d’érosion, dont Tempels tente de contenir l’inéluctabilité au moyen d’une stratégie théologique d’adaptation. Ce processus d’érosion, qui sourd dans La Philosophie bantoue de Tempels et qui en forme la nervure profonde, a pu constituer la condition de possibilité d’une réception philosophique et postcoloniale de cette œuvre théologique et coloniale.

32 C’est à partir de ce processus, révélé par l’image du « missionnaire désespéré », que le problème de la « différence africaine en philosophie » a pu s’ouvrir et peut, singulièrement, être traduit et repris.

III – De la différence africaine en philosophie ?

33 Ce processus d’érosion de la Vérité, de la catholicité à l’œuvre dans le travail colonial de Tempels explicite la postérité philosophique du livre, faite d’adhésions enthousiastes mais aussi de virulentes critiques. Avec Tempels, « philosophie africaine » ne sonne plus comme un « oxymore [46] » - même si cette philosophie reste celle d’un sujet collectif, anonyme, incapable d’accéder par lui-même à sa propre parole.

34 La postérité classique du livre de Tempels est celle du débat sur l’ethnophilosophie, qui désigne selon Paulin Hountondji « l’idée d’une philosophie collective et immuable qui serait le support dernier des institutions et de la culture, [ici] bantu, et à laquelle adhèreraient plus ou moins consciemment tous les Bantus [47] ».

35 Dans ce débat, nous dit Paulin Hountondji, si le livre de Tempels a un intérêt philosophique, il ne repose pas sur des raisons internes à l’ouvrage – qui n’a rien de philosophique, mais sur des raisons externes, en tant que des auteurs – des philosophes sur le continent africain – s’y sont référés pour penser une « philosophie proprement africaine [48] ». Le livre de Tempels et toute la littérature critique sur l’ethnophilosophie appartiennent à un même « moment philosophique [49] » : celui de l’irruption d’une certaine compréhension de l’Afrique non pas dans la philosophie, mais comme cela qui brise, sous diverses manières, le récit mythique et autoréférentiel de la philosophie – celui qui s’écrivit en Europe, comprise comme territoire, espace de légitimation institutionnel des savoirs, mais aussi comme figure imaginaire, « construite autour de clichés, de raccourcis [50] ».

36 Dans ce récit mythique, la caractérisation philosophique de la géographie du « Nouveau Monde» et du « Vieux Monde » opérée par Hegel au chapitre IV de La Raison dans l’histoire se révèle paradigmatique. L’Afrique est le territoire exclu de la cartographie du déploiement de l’Esprit. Elle est cette figure conceptuelle de l’« indocilité [51] », de la « concentration sur soi [52] », fermée aux médiations du langage et de l’intelligence, à l’activité par excellence de l’esprit triomphant dans son mouvement d’auto-dépassement : la philosophie. L’Afrique n’est pas philosophique, et se maintient bestialement dans une indifférence absolue à la question de son exister propre. Jamais en excès sur elle-même, elle ne peut ainsi se constituer comme le lieu d’une utopie.

37 Les ruses de la colonialité semblent toutefois se manifester avec férocité, pleines de sarcasmes : faudra-t-il dire qu’un débat classique de la philosophie africaine contemporaine, où la philosophie africaine s’appréhende de manière autoréflexive en posant la question de son propre fondement – a pour origine une œuvre européenne, missionnaire et coloniale ?

38 La réception philosophique de l’œuvre de Tempels ne doit pas être comprise, de manière exclusive, sur un mode pathologique, comme la manifestation d’une conscience « aliénée », meurtrie par la haine de soi – celle de l’ancien colonisé attendant des signes de reconnaissance du maître vieilli, destitué.

39 La condition de possibilité de la réception de l’œuvre de Tempels tient au processus d’érosion qu’elle manifeste explicitement et qui a tenu en échec le désir du colon de se constituer comme « priorité » et comme ultime « référence » (Bhabha) pour le colonisé. C’est le vacillement de cette référence, l’impossibilité de la tenir pour ultime, ou de la considérer comme ce qui vient en dernière instance, qui ouvre une brèche – condition de la réception postcoloniale de l’œuvre.

40 Si le travail de Tempels est et demeure colonial et eurocentrique, c’est parce qu’il tente de contenir les effets de ce processus d’érosion. Mais s’il a été susceptible d’une réception philosophique et postcoloniale, c’est parce qu’il est la manifestation du désespoir d’une conscience fracturée, qui dans un sommeil peuplé de rêves ambivalents, contradictoires, a vu son langage devenir hybride [53], confronté à l’incalculabilité du sujet colonisé [54].

41 Au-delà du fantasme des narrations originaires qu’elle a souvent porté, la réception des thèses de Tempels est le fait d’un transfert de significations, qui rend possible l’émergence d’une position politique et théorique, quant à l’organisation du champ des « savoirs » philosophiques, à leur institutionnalisation. C’est cette position théorique qu’il faut désormais spécifier, en partant de ce qui vient d’être analysé, en lui donnant le nom de différence africaine en philosophie.

42 Tout d’abord, cette différence africaine n’est pas comprise ici sous le paradigme de la diversité culturelle. Et ici, il faut retourner au texte d’Homi Bhabha, qui thématise la « diversité culturelle » comme ce qui désigne un « objet épistémologique – la culture en tant qu’objet de savoir empirique », impliquant « la reconnaissance de coutumes et de contenus culturels prédonnés [55] ».

43 Cette compréhension de la différence sous le paradigme de la diversité n’implique pas nécessairement de rupture avec un positionnement résolument eurocentrique : avec quels outils conceptuels sera reconstruit un propre de la culture ? Une telle reconstruction, si elle n’interroge pas ses fondements épistémiques, ne conduit-elle pas à faire de l’Afrique l’autre négatif de l’Europe ?

44 Le paradigme de la différence-diversité peut soutenir une rhétorique de la séparation, parfois teintée de nativisme, où les cultures apparaissent comme des réalités muséales, totalisées. Mais plus encore, dans le cadre d’une réflexion sur la différence africaine en philosophie, ce paradigme culturaliste tend à opérer l’annexion du discours philosophique à celui de l’ethno-anthropologie : il contribue à appréhender une totalité nommée « Afrique » et les voix qui s’y sont levées dans leur pure factualité empirique, comme objets muets de l’investigation scientifique, soumis à la discipline de la classification.

45 Or la pertinence d’une reprise du problème de la différence africaine en philosophie n’apparaît que s’il y a rupture avec une géopolitique de la connaissance – structurée autour d’inégalités culturelles et raciales renvoyant la totalité « Afrique », particulièrement dans sa version / son versant « Nègre », à une pure facticité, inconsciente d’elle-même, incapable de se constituer comme projet, de se rapporter « subjectivement » à soi.

46 Au-delà du mythe des narrations originaires et des rhétoriques de la séparation, une autre approche, critique, de la différence africaine en philosophie peut être envisagée. Elle prend tout son sens dans le cadre d’un projet de décolonisation de la philosophie inscrivant la question du philosopher dans une perspective topologique – qui s’inquiète de la reconnaissance des « lieux de paroles » (De Certeau), des situations de production et d’émergence d’une pensée.

47 Dans le sillage de Bhabha, toujours, une compréhension non culturaliste et critique de la « différence culturelle» peut être tentée, dont l’objet est de signaler « l’ambivalence de l’autorité culturelle » – ambivalence qui ne se manifeste « qu’à l’endroit d’une perte de signification [56] ». Cette ambivalence transforme l’expérience que les signes ne sont pas appropriés, que les significations sont lues de manière erronée, en un foyer de création.

48 Dans ce cadre, la différence africaine en philosophie peut être conçue sur le mode d’un véritable projet critique, interrogeant les pratiques philosophiques et leur institutionnalisation de plusieurs manières :

49 1. en convoquant une approche transversale et plurivoque [57] de la pratique philosophique – qui briserait le « métarécit de la raison occidentale [58] » en intégrant les productions intellectuelles généralement reléguées hors du champ de la philosophie sous les noms de « sagesse [59] », « spiritualités », « oralités [60] ».

50 Les productions « ethnophilosophiques », entre autres, ne seraient ainsi plus rangées dans le musée des grandes erreurs constituant « l’enfance » d’une philosophie africaine désirant, selon Jean-Godefroy Bidima, écrire son histoire selon un double motif récurrent et obsessionnel, celui du progrès, de l’auto-dépassement [61].

51 2. en proposant une réflexion sur l’institutionnalisation des pratiques philosophiques réactivant des « géographies de l’esprit [62] », excluantes, constitutives du régime de colonialité.

52 Une telle réflexion favorise l’ouverture d’un volet sociologique questionnant les lieux de productions institutionnels de la « philosophie africaine ». La philosophie africaine n’est pas produite qu’en Afrique mais aussi par la diaspora présente, souvent, dans des institutions qui ne sont pas sur le continent. Sur le plan sociologique, doivent ainsi être interrogées les conditions matérielles exigées par la pratique philosophique et sa professionnalisation, les processus et les circuits « géo-académiques » de légitimation de la production du savoir mais aussi certaines formes d’invisibilisation institutionnelle de champs entiers de la connaissance dans le monde universitaire.

53 À ce titre, reconnaître la différence africaine en philosophie, dans le cadre d’un projet de décolonisation des savoirs, relève avant tout d’une stratégie politique institutionnelle. Cette stratégie n’invite aucunement à renoncer à une compréhension de la philosophie comme construction de problème ; il ne s’agit pas non plus de surjouer une définition de la philosophie en exacerbant ses provenances, nationales ou continentales. Toutefois, la répétition d’une compréhension de la philosophie comme construction de problème participe à une forme sournoise d’invisibilisation épistémique dans des espaces universitaires où les productions philosophiques africana sont peu représentées, voire absentes : elle tend effectivement à justifier par le haut et de manière raffinée l’absence de prise en compte de champs entiers de la production du savoir organisés, non pas nécessairement en vertu de problèmes, mais aussi de leur lieu d’énonciation, de production (ces lieux étant d’autre part sensiblement intriqués à des ensembles problématiques).

54 À ce titre, l’affirmation – non culturaliste et stratégique – de la différence africaine en philosophie engage, sur le plan critique, une réflexion sur l’utopie concrète qui ordonne la circulation et la production de la connaissance au sein de l’espace institutionnel qui lui est dédié, celui de l’université. Comment configurer l’espace institutionnel de l’université, afin qu’il permette, par-delà (c’est-à-dire à la fois « contre » mais aussi, pourquoi pas et en rusant, « à côté ») les impératifs utilitaires qui gouvernent la marchandisation du savoir, le commencement ou la poursuite de ce que Boulaga appelle le « dialogue des lieux [63] » ?

55 3. en réaffirmant que la différence africaine en philosophie n’a pas le sens d’une lutte contre toutes les productions de signification venues de l’« Occident ».

56 Bhabha, dans une perspective poststructuraliste, en thématisant la différence culturelle comme ce qui révèle l’ambivalence de l’autorité culturelle, indique qu’il n’y a pas, dans des situations culturelles et politiques hégémoniques, de circulation transparente des signes, des significations.

57 L’affaire « Tempels » est susceptible d’une interprétation qui ne convoque ni la catégorie d’aliénation, ni le motif du désir de reconnaissance – servile – de l’ancien sujet colonisé dont la culture a été méprisée. Le destin philosophique et postcolonial de la théologie coloniale de Tempels relève d’une construction active et d’un choix de la part des intellectuels du continent et non pas de la satisfaction passive d’une demande narcissique. Le « Tempels » qui circule dans le débat sur l’ethnophilosophie n’est pas tout à fait celui qui s’exprime effectivement dans La Philosophie bantoue, disjonction dont témoigne Alexis Kagame dans la présentation de son ouvrage La Philosophie bantu comparée[64]. Entre les deux, se constitue un intervalle où les significations ne sont plus aussi claires et transparentes, se détraquent, permettant des réappropriations inattendues qui ne manifestent aucunement des pathologies de la haine de soi, mais la possibilité de reconfigurer contre eux-mêmes certains discours et de les habiter nouvellement.

58 À ce titre, la perspective de la différence africaine en philosophie se décale du projet intellectuel qui s’est dévoilé sous le nom « Présence africaine » à la fin des années quarante, parmi les écrivains de la Négritude. Le projet d’une présence africaine, dans le champ de la circulation mondiale des savoirs, répond à un double impératif : celui d’une reconnaissance culturelle, appelant à défaire la perspective eurocentrique, celui d’une exigence éthique : refonder, reprendre l’humanisme [65].

59 Le sens d’une affirmation de la différence africaine en philosophie, n’est ni culturel, ni immédiatement éthique, même s’il hérite des reconfigurations opérées par le projet susmentionné dans le champ des savoirs. Il est avant tout critique et politique en ce qu’il vise à questionner l’institutionnalisation de la pratique philosophique, en tant qu’elle peut être conditionnée en retour par la conceptualisation philosophique, eurocentrique, de l’organisation géographique du monde. Ce traitement philosophique aboutissant, in fine, à cartographier l’activité de l’esprit, à désigner les lieux d’insignifiance ou de flamboyance de la pensée.

60 Dans cette cartographie de l’activité intellectuelle, qui commande l’institutionnalisation de la philosophie, l’affirmation de la différence africaine en philosophie érigée en principe critique apparaît féconde. Il ne s’agit ni de revendiquer ou de prouver l’existence de pratiques philosophiques sur le continent africain, ni de définir une spécificité philosophique africaine, s’abritant sous le paradigme de la différence-diversité.

61 Il s’agit de définir un projet intellectuel stratégique qui n’a de sens qu’à l’intérieur d’une réflexion sur la géopolitique de la production philosophique et des savoirs, saturée de motifs et d’imaginaires coloniaux : un tel projet consiste à interroger les inégalités qui structurent les espaces géographiques hégémoniques de production des savoirs et à repérer les formes de dominations culturelles mais aussi raciales qui, parfois, encore, commandent leur institutionnalisation.

62 Pourquoi partir de la philosophie pour interroger cette géopolitique des savoirs ? Non pas pour défendre un prestige, qui lui appartiendrait en propre. Et encore moins pour revendiquer une position de surplomb de la philosophie sur les autres disciplines. Mais pour faire de la philosophie cette discipline stratégique à partir de laquelle interroger les formes de dominations épistémiques qui gouvernent l’institutionnalisation des savoirs – ce que souligne la réception critique de l’œuvre de Tempels et la querelle sur la philosophie africaine. Dénier la possibilité de la philosophie à un individu, à un groupe, est le corollaire nécessaire d’un geste qui demande de faire silence, qui refuse à tel sujet de s’ériger en fondement de son propre dire.

63 Pourquoi recourir à l’adjectif « africain » ? Parce que dans cette géopolitique, eurocentrée, des savoirs, l’Afrique est traitée, philosophiquement, comme pure « immédiateté [66] », comme cette totalité géographique rebelle à la présence de l’esprit, incapable d’accéder à la possibilité de se dire elle-même [67]. Incapable de se constituer, donc, comme Idée, ou d’orienter un projet.

64 La possibilité de dire ou d’affirmer la différence africaine en philosophie n’apparaît ainsi aucunement comme une exigence culturaliste ou afrocentrique, réactivant une mythologie du propre ou de l’origine, mais comme ce qui permet, in fine, d’ouvrir un espace concret de réflexion et d’intervention questionnant l’institutionnalisation du savoir et de la philosophie. Affirmation dont il ne faut pas sous-estimer les effets, en ce qu’elle appelle à réinvestir nouvellement l’espace de l’université, à le reconfigurer comme le lieu d’une possible utopie.

Notes

  • [*]
    Nadia Yala Kisukidi est assistante à l’Université de Genève et Directrice de programme au CIPh. Dernier ouvrage paru : Bergson ou l’humanité créatrice, Paris, Éditions du CNRS, 2013.
  • [1]
    Homi Bhabha, Les Lieux de la culture, tr. fr. Françoise Bouillot, Paris, Éditions Payot, 2007, p. 300.
  • [2]
    Alioune Diop, « Niam N’goura ou les raisons d’être de Présence africaine », dans Présence africaine, Paris-Dakar, n° 1, novembre/décembre 1947, p. 13. Rappelons que la préface de La Philosophie bantoue rédigée par Alioune Diop et intitulée « Niam M’Paya » fait écho au proverbe toucouleur formant le titre de l’article qui inaugure la revue du même nom en 1947 : « Niam n’goura vana niam m’paya » : « Mange pour que tu vives ».
  • [3]
    Mongo Beti-Odile Tobner, « Présence Africaine », dans Dictionnaire de la négritude, Éditions de L’Harmattan, 1989, p. 90 : « Présence africaine et ses congrès auraient pu être une école de liberté, le flambeau qui éclaire les précipices et les chausse-trappes de la souveraineté, le vaccin qui prévient la corruption, le tam-tam qui écarte la dictature. […] Au lieu de prendre le vent de l’histoire, on s’est abrité dans l’ombre de l’Occident. Au lieu de servir de bouclier spirituel aux populations africaines, on a conclu des alliances sur leur dos avec les bourgeoisies du Nord, avant de prêcher le métissage culturel. »
  • [4]
    Cette expression est de Frédéric Worms, voir infra note 49.
  • [5]
    Par « culturalisme », il faut entendre, ici, que la « culture (ensemble de valeurs, de lois, de normes, de représentations collectives) est, en dernière instance, le critère déterminant d’explication des conduites humaines. » Jean-François Dortier (dir.), Le Dictionnaire des sciences humaines, Auxerre, Sciences humaines éditions, 2008, p. 119.
  • [6]
    Un tel projet peut être entendu selon trois critères minimaux : 1. tenter de « configurer d’autres espaces épistémiques – non européens – de la production du savoir » (Cl. Bourguignon Rougier, Ph. Colin, « Introduction », dans Ph. Colin et al., Penser l’envers obscur de la modernité, Limoges, PULIM, 2014.) ; 2. réfléchir aux effets qu’une telle décolonisation engage : quels rapports les développements des savoirs non européens peuvent-ils entretenir avec des productions de connaissances essentiellement eurocentriques : rejet, déconnexion, dialogue, hybridation ? ; 3. poser la question de l’institutionnalisation de la production du savoir, en tant qu’elle implique une analyse des processus de légitimation de cette production et des formes d’inégalités et d’asymétries culturelles qui régissent leur fonctionnement.
  • [7]
    Jean-Godefroy Bidima, Théorie critique et modernité négro-africaine. De l’école de Francfort à la « Docta spes africana », Paris, Publications de la Sorbonne, 1993, p. 185.
  • [8]
    Le « missionnaire désespéré », présenté dans le chapitre IX de Les Lieux de la culture « Le postcolonial et le postmoderne : la question de l’agent », renvoie à la personne de l’archidiacre Potts. Bhabha analyse un récit de cet archidiacre datant de 1818 et décrivant la « sournoise civilité » qui prend corps chez des indigènes qu’on a poussés dans leurs « conceptions erronées de la nature et de la volonté de Dieu » pour les évangéliser (Bhabha, op. cit., p. 167).
  • [9]
    Dans The Invention of Africa, Valentin Mudimbe montre que l’étude précise de l’histoire des missions en Afrique invite à ne pas réduire le projet missionnaire à la simple transmission, spirituelle, de la foi chrétienne : « The more carefully one studies the history of missions in Africa, the more difficult it becomes not to identify it with cultural propaganda, patriotic motivations, and commercial interests, since the missions’ program is indeed more complex than the simple transmission of the Christian faith. From the sixteenth century to the eighteenth, missionaries were, through all the”new worlds”, part of the political process of creating and extending the right of European sovereignty over “newly discovered” lands » (V.Y. Mudimbe, The Invention of Africa, London, James Currey, 1988, p. 45).
  • [10]
    Homi Bhabha, op. cit., p. 300.
  • [11]
    Ibid., p. 167.
  • [12]
    Ibid., p. 166.
  • [13]
    Ibid., p. 300.
  • [14]
    Ibid., p. 168 : « La demande autoritaire ne peut maintenant être justifiée que si elle est contenue dans le langage de la paranoïa. Le refus de rendre et de restaurer l’image de l’autorité aux yeux du pouvoir doit être réinscrit comme une agression implacable, venant assertivement du dehors :“Il me hait”. Une telle justification suit la conjugaison familière de la paranoïa et de la persécution. Le souhait frustré du “je veux qu’il m’aime” se tourne en son opposé : “Je le hais” ; et donc, à travers la projection et l’exclusion de la première personne : “Il me hait”. »
  • [15]
    Placide Tempels, op. cit., p. 20.
  • [16]
    La figure du mauvais évolué traverse les inquiétudes de Tempels. Cf. Tempels, op. cit., p. 117.
  • [17]
    Friedrich Stengers, White Fathers in colonial Central Africa, Münster-Hamburg-London, Lit-Verlag, 2001, p. 194.
  • [18]
    Homi Bhabha, op. cit., p. 169 : « L’indigène procédurier et menteur est devenu un objet central de la régulation coloniale du XIXe siècle ».
  • [19]
    Voir Bhabha, op. cit., p. 164.
  • [20]
    Friedrich Stengers, op. cit., p. 194.
  • [21]
    Mongo Beti, Le Pauvre Christ de Bomba, Paris, Éditions Présence Africaine, 1976.
  • [22]
    Placide Tempels, op. cit., p. 119-121 : le titre de cette section de l’ouvrage est éloquent : « Faut-il déclarer la faillite du Christianisme comme moyen de civilisation des Bantous ? ».
  • [23]
    Ibid., p. 119.
  • [24]
    Ibid., p. 28-30.
  • [25]
    « Noir » vaut souvent pour « Bantou » dans le texte de Tempels.
  • [26]
    Jean Pirotte, « Résister à l’annonce chrétienne. Apports de l’historien à la réflexion théologique », dans Jean Pirotte (dir.), Résistances à l’évangélisation, Paris, Éditions Karthala, 2004, p. 17.
  • [27]
    Jean Pirotte, op. cit., p. 17-18.
  • [28]
    Placide Tempels, op. cit., p. 121 : « Cette doctrine spirituelle intense, qui anime et alimente les âmes au sein de l’Église catholique, trouve une analogie saisissante dans la pensée ontologique des Bantous. Nous aboutissons ainsi à cette conclusion inouïe, que le paganisme bantou, l’antique sagesse bantoue aspire du fond de son âme bantoue vers l’âme même de la spiritualité chrétienne ».
  • [29]
    Ce changement énonciatif s’exprime, sous la plume de Tempels, par la nécessité de changer de « point de vue » – ce dont ne sont pas capables les pratiques ethnologiques condamnées dans le livre. Il faut pouvoir expliquer le monde bantou, à partir du point de vue bantou, à partir du « point de vue du primitif » (Tempels, op. cit., p. 22).
  • [30]
    Placide Tempels, op. cit., p. 19.
  • [31]
    Placide Tempels, op. cit., p. 18.
  • [32]
    Souleymane Bachir Diagne, dans sa préface au livre de Tempels rédigée pour sa quatrième édition, rappelle que l’ouvrage de Tempels n’est pas le premier à reconnaître l’existence d’une « philosophie bantoue » et mentionne le travail de Brelsford William Vernon, qui publia en 1935 un travail sur la « philosophie primitive » (Souleymane Bachir Diagne, Préface à La Philosophie Bantoue de Placide Tempels, op. cit., p. II).
  • [33]
    Bénézet Bujo, Introduction à la théologie africaine, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2008, p. 56-59.
  • [34]
    Placide Tempels, La Philosophie bantoue, Paris, Éditions Présence Africaine, 1947, p. 110.
  • [35]
    Cette réception fait l’objet d’une analyse dans un chapitre de L’Affaire de la philosophie africaine (Paris, Éditions Karthala, 2011) du penseur Fabien Eboussi Boulaga, intitulé « Déplacements ». On retrouve une analyse de la spiritualité Jamaa dans le livre du Père Jésuite Willy de Craemer The Jamaa and the Church. A Bantu catholic Movement in Zaïre, Oxford, Clarendon Press, 1977. Le terme swahili Jamaa est utilisé par Placide Tempels auprès de ses fidèles pour décrire cette famille que constitue l’Église (cf. De Craemer, op. cit., p. 11-12).
  • [36]
    Tempels vise, entre autres, l’ethnologie évolutionniste.
  • [37]
    Placide Tempels, La Philosophie bantoue, op. cit., p. 24 : « Avant d’enseigner aux Noirs notre pensée philosophique, tâchons de pénétrer la leur. Sans pénétration philosophique, l’ethnologie n’est que folklore. »
  • [38]
    Placide Tempels, op. cit., p. 14.
  • [39]
    Le chapitre 1 de La Philosophie bantoue va consister à déterminer les éléments méthodologiques d’une telle démarche, distincte de l’ethnologie (cf. Tempels, op. cit., p. 15).
  • [40]
    On sait que Césaire ne reçut aucunement ce texte avec enthousiasme. Cf. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1955), Paris, Éditions Présence Africaine, 2011, p. 40 : « Du R.P. Tempels, missionnaire et belge, sa philosophie bantoue vaseuse et méphitique à souhait, mais découverte de manière très opportune, […] pour faire pièce au “matérialisme communiste”, qui menace, paraît-il, de faire des Nègres des “vagabonds moraux”. »
  • [41]
    Cf. De Craemer, op. cit., p. 25.
  • [42]
    Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, Éditions La Découverte, 2013, p. 99.
  • [43]
    La thématisation senghorienne de la Négritude reprend, pour appréhender la « civilisation négro-africaine », l’ontologie de la force vitale de Tempels.
  • [44]
    Cf. Jean-Godefroy Bidima, op. cit., p. 176.
  • [45]
    Nous reprenons le terme de « colonialité », tel qu’il est mobilisé dans les courants critiques décoloniaux : « C’est un type de pouvoir multiforme, hétérogène et complexe : il consiste en une hétérarchie de relations de pouvoir qui se déploient au niveau mondial (selon des critères tout à la fois raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques, pédagogiques, économiques, esthétiques, de genre, etc.) et s’imbriquent mutuellement dans le cadre d’un schéma global dans lequel l’Occident, reconnu supérieur, domine et exploite un monde non occidental, jugé inférieur. » (Ramòn Grosfoguel, Prologue à Penser l’envers obscur de la modernité, Claude Bourguignon Rougier et al. (dir.), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2014, p. 7).
  • [46]
    Souleymane Bachir Diagne, Préface à La Philosophie bantoue de Placide Tempels, op. cit., p.I.
  • [47]
    Paulin Hountondji, op. cit., p. 22 : « l’idée d’une philosophie collective et immuable qui serait le support dernier des institutions et de la culture, [ici] bantu, et à laquelle adhèreraient plus ou moins consciemment tous les Bantus. »
  • [48]
    On citera, entre autres : W. Abraham, The Mind of Africa (1962) ; Vincent Mulago, Un visage africain du christianisme (1956) ; Basile-Juléat Fouda, La Philosophie négro-africaine de l’existence (1967) ; Alexis Kagamé, La Philosophie bantu-rwandaise de l’être (1956).
  • [49]
    Nous faisons ici référence à la thématisation conceptuelle du « moment philosophique » chez Frédéric Worms, dans son « Introduction », au livre Le Moment 1900 en philosophie (Frédéric Worms (dir.), Lille, Éditions des Presses Universitaires du Septentrion, p. 8) : Un « Moment philosophique » ne désigne pas « une juxtaposition de circonstance entre des œuvres parues à la même date » ni une « vague toile de fond » historique. Un moment philosophique procède à l’entrelacement d’une date, de l’unité d’un problème et du réseau de relations qui se nouent entre des œuvres philosophiques qui partagent et questionnent ce même problème mais qui n’en demeurent pas moins irréductibles et singulières.
  • [50]
    Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, tr. fr.Olivier Ruchet et Nicolas Vieillescazes, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 32.
  • [51]
    G.W. F. Hegel, La Raison dans l’histoire, tr. fr. Kostas Papaioannou, Paris, Éditions 10/18, 2004, p. 244.
  • [52]
    G.W. F. Hegel, op. cit., p. 245.
  • [53]
    Homi Bhabha, op. cit., p. 96.
  • [54]
    Homi Bhabha, op. cit., p. 76.
  • [55]
    Homi Bhabha, op. cit., p. 77.
  • [56]
    Homi Bhabha, op. cit., p. 77.
  • [57]
    C’est le sens de la réflexion décoloniale sur l’interculturalité et le décloisonnement des savoirs, menée par Catherine Walsh (Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin, « La théorie décoloniale en Amérique latine : spécificités, enjeux et perspectives », dans Penser l’envers obscur de la modernité, op. cit., p. 34-36).
  • [58]
    Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin, « La théorie décoloniale en Amérique latine : spécificités, enjeux et perspectives », dans Penser l’envers obscur de la modernité, op. cit., p. 35.
  • [59]
    Séverine Kodjo-Grandvaux, Philosophies africaines, Paris, Éditions Présence Africaine, 2013, p. 50-53 : ces pages sont consacrées au travail d’Odera Oruka et à l’élaboration de son concept de « sage-philosophy ».
  • [60]
    Souleymane Bachir Diagne, L’Encre des savants, Paris, Éditions Présence Africaine, 2013, p. 73-76 ; Mamoussé Diagne, Critique de la raison orale, Niamey-Paris-Dakar, Éditions CELHTO/ Karthala/IFAN, 2005.
  • [61]
    Jean-Godefroy Bidima, op. cit., p. 177.
  • [62]
    L’expression est tirée du livre éponyme de Marc Crépon : Les Géographies de l’esprit, Paris, Éditions Payot, 1996.
  • [63]
    Fabien Eboussi Boulaga, « Poursuivre le dialogue des lieux », entretien réalisé par Nadia Yala Kisukidi, Rue Descartes, n° 81, 2014/2, dans le dossier « La migration des idées 2 » : http://www.ruedescartes.org/articles/2014-2-poursuivre-le-dialogue-des-lieux/
  • [64]
    Alexis Kagame, La Philosophie bantu comparée (1976), Paris, Éditions Présence Africaine, 2013, p. 7 : « Nous estimons que la méthode de notre Pionnier [Tempels] était déficiente et que le titre de son ouvrage n’avait pas de relation avec son contenu. »
  • [65]
    Alioune Diop, « Niam N’Goura », op. cit., p. 13 : « Le Noir qui brille par son absence dans l’élaboration de la cité moderne, pourra, peu à peu, signifier sa présence en contribuant à la recréation d’un humanisme à la vraie mesure de l’homme » ; ou encore Léopold Sédar Senghor, « Francité et négritude », Liberté 3, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 19 : « D’aucuns l’ont dit avant moi, de Rimbaud à Breton, la civilisation européenne, que l’on nous présentait comme la civilisation, ne méritait pas encore ce nom, puisque civilisation mutilée, à qui manquaient les “énergies dormantes” de l’Asie et de l’Afrique. En vérité, elle n’était pas encore humanisme, puisqu’elle refusait la participation à l’Universel des deux tiers de l’humanité : du Tiers Monde. »
  • [66]
    G.W.F. Hegel, op. cit., p. 251.
  • [67]
    Ce traitement philosophique de l’Afrique reste présent chez Tempels (cf. Placide Tempels, op. cit. p. 24 : « Nous ne prétendons certes pas que les Bantous soient à même de nous présenter un traité de philosophie, exposé dans un vocabulaire adéquat. Notre formation intellectuelle nous permet d’en faire le développement systématique. C’est nous qui pourrons leur dire, d’une façon précise, quel est le contenu de leur conception des êtres […] »).