Écriture et éducation : enjeux philosophiques et pédagogiques

1À travers le processus que l’on nomme aujourd’hui « apprentissage », la formation de soi devient le thème à partir duquel le problème éducatif commence dans la philosophie. C’est en ce sens que l’on peut identifier dans l’histoire de la pensée philosophique plusieurs traditions qui évoquent, chacune à leur façon, le problème si important de la philosophie de l’éducation. Depuis Platon, la réflexion sur la formation de soi ou l’apprentissage est reprise par le stoïcisme, par la modernité et aussi, bien évidemment, par la pensée contemporaine. Chez Platon, cette réflexion trouve sa pertinence sur le plan logique et par conséquent sur le plan ontologique : le paradoxe du Ménon, tel que le formule l’interlocuteur de Socrate dans le dialogue éponyme, dit ceci : on ne peut pas apprendre, car on ne peut pas à la fois être celui qui sait et celui qui ne sait pas [2]. Soit l’on sait, et nul n’est besoin d’apprendre, soit l’on ne sait pas, et l’on ignore ce qu’il faudrait chercher à apprendre. À l’époque moderne, ce problème – pour en suivre les traces dans la philosophie – se trouve souvent lié à celui de la formation de l’humanité (c’est le cas, par exemple, de Herder et du concept de l’Emporbildung[3]).

2Dans les pages qui suivent, nous essaierons de reprendre ce problème mais depuis une perspective qui pense le processus d’apprentissage en le liant à l’apprentissage de l’écriture. Ce que l’on essaie de décrire ici, pour le dire autrement, c’est le lieu de l’écriture, c’est-à-dire de la pratique de l’écriture, dans la formation de soi. Pour cela, nous croyons qu’il faut en premier lieu se débarrasser de la conception de l’écriture comme technique ou comme outil : soit on la comprend comme technique ou comme outil au service du marché du travail, soit on la comprend comme technique ou comme outil au service de l’émancipation. Partant des enjeux philosophiques de l’apprentissage de l’écriture, où cette conception de l’écriture est mise en question, ce parcours nous permettra de réfléchir sur les enjeux pédagogiques qui sous-tendent le rapport entre écriture et éducation.

1 – Apprendre à écrire : enjeux philosophiques

3Dans un bref passage de De la grammatologie, dans les premières pages du texte, Derrida écrivait, à propos du rapport entre écriture et technique, que « jamais la notion de technique n’éclairera simplement la notion d’écriture » :

4

Avec un succès inégal et essentiellement précaire, ce mouvement aurait en apparence tendu, comme vers son telos, à confiner l’écriture dans une fonction seconde et instrumentale : traductrice d’une parole pleine et pleinement présente (présente à soi, à son signifié, à l’autre, condition même du thème de la présence en général), technique au service du langage, porte-parole, interprète d’une parole originaire elle-même soustraite à l’interprétation.
Technique au service du langage : nous ne faisons pas ici appel à une essence générale de la technique qui nous serait déjà familière et nous aiderait à comprendre, comme un exemple, le concept étroit et historiquement déterminé de l’écriture. Nous croyons au contraire qu’un certain type de question sur le sens et l’origine de l’écriture précède ou au moins se confond avec un certain type de question sur le sens et l’origine de la technique. C’est pourquoi jamais la notion de technique n’éclairera simplement la notion d’écriture [4].

5Ce mouvement dont parle Derrida et avec lequel il commence ce passage, qui tend à confiner l’écriture dans une fonction seconde et instrumentale est, on le sait, le mouvement par lequel l’histoire de la philosophie (et donc la philosophie elle-même) se constitue comme telle. Autrement dit, c’est le mouvement par lequel cette histoire donne à la parole parlée, c’est à dire à la phonè ou à la voix, un lieu privilégié. Depuis le Phèdre de Platon [5], l’écriture a été exclue de ce que la philosophie appelle le champ de l’être, l’eidos, la vérité ou le sens. La différence que Derrida établit ici entre écriture et technique renvoie précisément à ce privilège. C’est en ce sens que Derrida comprend, et que l’on doit comprendre aussi, la phrase qu’il choisit pour finir le passage : la notion de technique n’éclairera pas la notion d’écriture parce que l’écriture ne se réduit pas à une technique du langage. Dans la mesure où le sens, où le langage, c’est-à-dire le mouvement de la présence, sont toujours déjà écriture, l’écriture ne peut pas se comprendre comme technique du langage. Le mouvement par lequel il y a de l’écriture est, dit autrement, le mouvement par lequel il y a du langage. Ces lignes que l’on trouve dans De la grammatologie expliquent en grande partie la conception que Derrida développe dans les pages suivantes du texte : celle de l’écriture comme archi-écriture ou trace.

6Cependant, c’est plutôt cette différence que Derrida établit entre écriture et technique qu’il faut retenir pour revenir sur ce qui nous intéresse ici : le rapport entre écriture et éducation.

7Tout d’abord cette différence nous semble très productive pour dépasser l’idée, si souvent utilisée dans le champ éducatif, qui comprend l’écriture comme technique. Première question à éclaircir : lorsque nous parlons ici d’écriture, on parle de l’exercice de la main qui écrit, de la pratique, pour reprendre les mots de Barthes, par laquelle quelqu’un prend un outil et commence à le glisser sur une surface en traçant des formes régulières, ou mieux, rythmées [6]. Depuis quelque temps on sait bien que cette pratique se développe à travers les machines à écrire et aujourd’hui, plus précisément, à travers les ordinateurs : il s’agit, autrement dit, de ce que l’on appelle l’écriture numérique. Mais cela ne change pas la question : même dans l’écriture numérique, c’est la main qui travaille pour écrire. Nous parlerons toujours ici de l’écriture comme pratique, comme un travail du corps. Pour aborder le rapport entre écriture et éducation il faut en premier lieu sortir du phénomène d’inflation de la notion d’écriture que Derrida lui-même dénonçait il y a plus de 40 ans [7]. Nous proposons, autrement dit, de revenir sur le sens manuel du concept d’écriture.

8En ce sens, ce sont les programmes d’alphabétisation, employés surtout par les pays émergents, qui décrivent le mieux cette conception dans le champ éducatif. Le mot même d’alphabétisation est celui qui décrit plus clairement cette conception qui comprend l’écriture comme technique. Tout d’abord, parce que l’écriture y est comprise comme outil. Il ne s’agit pas ici, bien évidemment, d’un outil malheureux ou maléfique. Si la philosophie, depuis le Phèdre de Platon, a compris l’écriture comme un outil malheureux ou maléfique par rapport à la parole parlée, on peut dire que la pédagogie a compris la pratique d’écrire selon le sens contraire : comme un bon ou le véritable outil. Dans la tradition de la pédagogie sud-américaine, et surtout dans la tradition qui se déclare héritière de la pensée marxiste ou de gauche, le travail d’alphabétisation, le travail d’apprendre à écrire, a été compris comme la voie des opprimés pour sortir de la situation d’oppression dans laquelle ils se trouvent. Il faut ici revenir sur les textes de Paulo Freire, et surtout sur le texte le plus représentatif de cette tradition : « Pedagogía do oprimido [8] ».

9Actuellement, en effet, cette fonction seconde et instrumentale de l’écriture demeure dans ce que l’on appelle les programmes d’alphabétisation des adultes. Bien évidemment, l’utilité de cet outil que serait l’écriture change ici de façon radicale. Dans ces programmes, le travail d’écriture ne se lie pas à la tâche émancipatrice. L’apprentissage de l’écriture a des objectifs différents. Les adultes doivent apprendre à écrire car ils ont besoin de l’écriture pour travailler, c’est-à-dire pour faire partie du marché du travail. Les sociétés contemporaines demandent des travailleurs qu’ils sachent au moins écrire et lire. Et cela a changé, c’est évident, par rapport aux sociétés du passé, où l’écriture n’était pas nécessaire pour avoir accès au marché du travail.

10Tout d’abord, la conception de l’écriture comme technique implique cette idée qui la réduit à un simple outil. Soit qu’il s’agisse d’un outil pour sortir de la domination, soit qu’il s’agisse d’un outil dont on a besoin comme travailleur des sociétés actuelles. Ce qui demeure toujours dans cette conception, c’est cette idée de l’écriture « au service de… ».

11Mais derrière cette idée selon laquelle l’écriture est avant tout un outil, il y a une autre idée de la façon dont on enseigne à écrire. On peut donc aborder cette deuxième idée à partir de la question suivante : qu’est-ce qu’on doit apprendre sur la pratique de l’écriture ? Comment enseigne-t-on à écrire ?

12Dans le chapitre douze de L’Invention du quotidien : « Lire : un braconnage [9] »,

13Michel de Certeau distingue deux dimensions de l’activité de la lecture : il y a, en premier lieu, l’activité qui comprend le déchiffrement des signes que l’on lit. Pour apprendre à lire il faut tout d’abord, déchiffrer les lettres du texte écrit. Mais il y a une autre activité qui ne se résume pas seulement au déchiffrement des signes ou de chaque lettre qu’on lit, mais au déchiffrement du sens du texte écrit. Déchiffrer les signes d’un texte n’implique pas automatiquement de percevoir le sens du texte. Bien évidemment, il s’agit d’activités parallèles. C’est pourquoi, en ce sens, on peut parler de deux dimensions d’une même activité, celle de la lecture. Pour lire le sens d’un texte, il faut toujours déchiffrer les signes, mais la réciproque n’est pas vraie : déchiffrer les signes d’un texte ne signifie pas le comprendre.

14Nous trouvons cette distinction faite par Michel de Certeau il y a plus de vingt ans très féconde pour penser la pratique d’écriture et, surtout, pour la penser par rapport à l’activité pédagogique. Car ce qu’implique la conception de l’écriture comprise comme outil ou technique, c’est en quelque sorte ce dédoublement de l’activité d’écrire. Ce que les programmes d’alphabétisation et l’enseignement de l’écriture à l’école comprennent, c’est donc cette idée par laquelle enseigner à écrire serait enseigner l’usage et les règles de l’écriture, soit ce que De Certeau identifie comme le déchiffrement des signes pour l’activité de la lecture. Apprendre à écrire n’impliquerait, en ce sens, que l’apprentissage de ces règles et l’usage de ces signes. L’écriture ne serait ainsi qu’un simple savoir, un savoir-faire. On peut voir ici que l’on demeure encore, et depuis plusieurs siècles, très proches de la conception de l’écriture que développe Platon dans le Phèdre (où Thamous présente l’écriture à Theuth comme un savoir, même s’il s’agit, on le sait, d’un faux savoir, d’un pharmakon[10]).

15Le savoir ou la technique, l’outil que serait l’écriture, toujours « au service de », savoir au service du marché du travail, ou savoir au service de l’émancipation, cela ne signifie pas la destruction de l’écriture comme pratique qui est émancipatrice. Il faut d’emblée dépasser cette idée qui comprend l’écriture comme l’ensemble des règles et des usages linguistiques. Même si pour apprendre à écrire il faut apprendre ces règles et ces usages, le véritable enjeu pédagogique par rapport à l’enseignement de l’écriture n’implique pas seulement ce type d’apprentissage.

2 – Apprendre à écrire : enjeux pédagogiques

a – Écriture et attention

16En premier lieu, l’écriture est elle-même une forme de la pensée ou, mieux, une manière dans laquelle la pensée se déroule. Apprendre à écrire signifie apprendre à penser lorsqu’on écrit, dans le même instant où on écrit, soit dans le déroulement même de l’écriture. Car il n’y a pas de pensée qui se réalise avant l’écriture. On ne pense pas ce que l’on écrit avant d’écrire. Écriture et pensée ne se succèdent pas, elles se réalisent en même temps, dans le même instant. L’écriture, en ce sens, n’est ni savoir ni technique, mais pensée, pensée qui devient écriture, qui se confond avec le mouvement de l’écriture.

17En deuxième lieu, l’écriture demande, pour celui qui écrit, un effort d’attention qui ne se réduit pas au simple usage des règles linguistiques. On entend ici cet effort d’attention dans le sens tel que le comprend Bergson. Dans la conférence qu’il donne à l’Université d’Oxford les 21 et 27 mai 1911, où il présente les éléments les plus importants d’une philosophie à partir de laquelle on pourrait mieux comprendre la perception du changement, il y lance une accusation dont l’objet est la philosophie et sa perception du temps : « nous devons envisager le passé tout autrement que nous n’avons été habitués à le faire par la philosophie [11] ». Et tout de suite, il ajoute : « Nous inclinons à nous représenter notre passé comme de l’inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance naturelle [12] ».

18Cette accusation, que Bergson prononce après un long exposé qui culmine avec la thèse fondamentale de sa philosophie : « la réalité est la mobilité même [13] », essaie d’arriver au cœur de la conception du temps, le problème du présent, et de sa durée :

19

Notre conscience nous dit que, lorsque nous parlons de notre présent, c’est à un certain intervalle de durée que nous pensons. Quelle durée ? Impossible de la fixer exactement ; c’est quelque chose d’assez flottant. Mon présent, en ce moment, est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en est ainsi parce qu’il me plaît de limiter à ma phrase le champ de mon attention. Cette attention est chose qui peut s’allonger et se raccourcir, comme l’intervalle entre les deux pointes d’un compas. Pour le moment, les pointes s’écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase ; mais, s’il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent embrasserait, outre ma dernière phrase, celle qui la précédait : il m’aurait suffi d’adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente, toutes les phrases antérieures de la leçon, et les événements qui ont précédé la leçon, et une portion aussi grande qu’on voudra de ce que nous appelons notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé est donc, sinon arbitraire, du moins relative à l’étendue du champ que peut embrasser notre attention à la vie. Le « présent » occupe juste autant de place que cet effort. Dès que cette attention particulière lâche quelque chose de ce qu’elle tenait sous son regard, aussitôt ce qu’elle abandonne du présent devient ipso facto le passé. En un mot, notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel.
Dès lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin que possible, en arrière, la ligne de séparation entre notre présent et notre passé. Une attention à la vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dégagée de tout intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l’histoire passée tout entière de la personne consciente […]. Il s’agit d’un présent qui dure [14].

20Si rien ne nous empêche de reporter aussi loin que possible, en arrière, la ligne de séparation entre notre présent et notre passé, si on peut effacer cette ligne qui produit notre perception, c’est parce que le présent dure ce que dure notre attention, ce que dure l’effort que l’on engage dans ce travail d’attention : « le présent dure juste autant de place que cet effort ». Même si cette division du temps demeure comme une fonction vitale pour notre vie pratique, ce que Bergson souligne plusieurs fois pendant la Conférence, on ne doit pas se soumettre à cette évidence de la perception.

21À travers cette notion d’attention, ou d’attention à la vie, on arrive à la notion la plus profonde de la philosophie de Bergson. À partir d’elle, en effet, on comprend pourquoi il dénonce la conception du temps de la philosophie : car le temps que l’on perçoit dans notre vie pratique, ce n’est pas le temps tel qu’il est réellement. Autrement dit, le présent n’est pas le seul existant du temps, mais ce que l’on perçoit comme le seul existant. Mais si, avec cette notion, on touche au cœur de la pensée bergsonienne et de sa critique de la philosophie, s’ouvre aussi la possibilité de penser le temps de l’écriture : quelle est la temporalité propre de l’écriture ? Est-elle celle à partir de laquelle on perçoit le temps dans notre vie pratique ? Comment perçoit-on le présent lorsqu’on écrit ?

22Dans le même passage, en effet, Bergson semble anticiper ce rapport entre le présent de l’écriture et la notion d’attention : mon présent, dit-il, c’est en ce moment la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais pour élargir la durée de ce présent, c’est-à-dire du présent qui se constitue à partir de la durée de la phrase qu’il s’occupe à prononcer, il fallait élargir son champ d’attention, l’effort qu’il a engagé pour prononcer cette phrase. Car l’attention, ajoute-t-il, est quelque chose que l’on peut allonger ou raccourcir, comme l’intervalle entre les deux pointes d’un compas. Et pour le moment, les pointes qui constituent les limites extérieures de cette attention, ou mieux, de ce champ d’attention, s’écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de la phrase : là, donc, pour Bergson, le présent dure ce que dure la phrase qu’il prononce. Il est cependant toujours possible d’éloigner ces limites : « il m’aurait suffit, affirme-il, d’adopter une autre ponctuation ».

23C’est cet effort d’élargir les limites qui constituent les limites extérieures du champ d’attention, et qui constituent en même temps les limites du présent. C’est l’effort que demande l’écriture. Écrire exige cet effort d’attention : un effort pour élargir notre champ d’attention. Ne pas laisser tomber le présent, le faire durer, tel est le travail de composition que demande l’écriture, travail de composition qui lui est propre : s’éloignant de la perception quotidienne du temps et du présent.

24L’instant où l’on écrit est en ce sens un instant « hors du temps », car cet instant ne peut pas être compris selon le temps à partir duquel on perçoit le temps pour vivre notre vie pratique. Pour écrire, on a besoin d’élargir le présent, d’élargir sa durée, car au moment où l’effort d’attention se perd – lorsque cette durée du présent s’interrompt et que le présent devient le passé – l’écriture ne peut pas continuer, elle doit donc recommencer.

25Le présent dans lequel se déroule l’écriture, le moment où on écrit, où la main avance pour tracer des signes linguistiques, devient un présent inédit. Il s’agit, pour reprendre les mots de Bergson, d’un présent qui dure. Tout l’effort de l’écriture consiste à prolonger l’instant dont l’écriture a besoin pour devenir écriture, pour dérouler l’idée, le thème où le sujet qui se déplace en même temps que l’écriture.

b – Attention, écriture et apprentissage

26Dans Le Maître ignorant, Jacques Rancière constate un fait que, selon lui, tout le monde peut vérifier : les intelligences des hommes n’obtiennent pas les mêmes résultats. Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout d’abord, que les hommes n’apprennent pas les mêmes choses. Il y a des hommes qui apprennent beaucoup des choses, et il y a des hommes qui apprennent très peu des choses ; il y a des hommes qui apprennent très facilement, et il y a des hommes qui apprennent après beaucoup de temps. Rancière ajoute cependant que cela ne signifie pas que les seconds soient moins intelligents que les premiers : « je ne dirai pas qu’il (l’homme qui apprend très peu) a moins bien réussi parce qu’il est moins intelligent. Je dirai que peut-être il a fourni un moins bon travail parce qu’il a moins bien travaillé, qu’il n’a pas bien vu parce qu’il n’a pas bien regardé. Je dirai qu’il a porté à son travail une moindre attention[15] ».

27Ce passage du texte de Rancière pose le problème de l’attention dans les processus d’apprentissage. Si les intelligences n’obtiennent pas les mêmes résultats, cela s’explique par l’intensité dans le travail d’attention. S’il y a des hommes qui apprennent peu de choses, c’est parce que leur travail d’apprentissage comporte peu d’attention. Et s’il y a des hommes qui apprennent beaucoup des choses, c’est parce que leur travail d’apprentissage comporte beaucoup d’attention.

28La thèse fondamentale que Rancière soutient dans Le Maître ignorant, celle de l’égalité des intelligences, trouve sa pertinence dans cette fonction qui assigne à la notion d’attention ce lieu central dans les processus d’apprentissage. Mais cette notion montre aussi le fil rouge qui lie l’apprentissage de l’écriture au travail d’apprentissage lui-même. Car l’écriture demande un effort d’attention qui est au cœur de tout processus d’apprentissage. La pratique de l’écriture devient, ainsi, la pratique d’apprentissage par excellence car apprendre à écrire implique, en même temps, d’apprendre à élargir notre champ d’attention.

29Le rapport entre écriture et éducation est donc plus étroit que ce que le champ éducatif semble percevoir dans les pratiques concrètes d’enseignement. On peut ajouter que tout processus d’apprentissage à l’école doit commencer et finir avec des exercices d’écriture. Celle-ci devient la pierre angulaire de ce que la philosophie appelle la formation de soi.

30Mais ce rapport entre écriture et éducation possède aussi des enjeux pédagogiques. En premier lieu, ces enjeux se lient à l’apprentissage de l’écriture comme processus autonome et singulier, c’est-à-dire hétérogène par rapport à tout processus de formation de soi. L’apprentissage de l’écriture, pourrait-on dire, commence sans doute avec l’apprentissage des règles et des usages du système linguistique auquel se trouve confronté celui qui apprend : la langue avec laquelle on parle. Il faut, tout d’abord, apprendre ce système. Mais il faut aussi dépasser ce type d’apprentissage si on souhaite dépasser l’apprentissage de l’écriture comme simple technique ou outil. C’est ici, en effet, que le problème de l’attention dont parle Bergson trouve sa pertinence par rapport à l’écriture : comment peut-on transmettre cet effort d’attention que demande la pratique de l’écriture ? Comment cet effort peut-il être l’objet du rapport éducatif ? Car, comme l’écrit Rancière, l’attention est un « fait immatériel dans son principe [16] ». C’est la transmission de ce fait immatériel, semble-t-il mis en jeu par l’écriture, que les pratiques éducatives doivent précisément regarder avec plus d’attention.

31En deuxième lieu, les enjeux pédagogiques du rapport entre écriture et éducation se lient à ce que l’on peut appeler le lieu de l’écriture dans tout processus d’apprentissage. Si tout processus de formation de soi est traversé par ce fait immatériel qu’est l’attention, il est possible de donner à cette immatérialité un lieu matériel de développement à travers la pratique de l’écriture. Le problème que pose cette perspective, qui donne à l’écriture un lieu privilégié dans le rapport entre celui qui apprend et celui qui enseigne, entre « maître » et étudiant, est celui de l’institution de ce lieu privilégié : comment peut-il devenir une réalité dans l’expérience éducative ? Comment, autrement dit, ce postulat théorique peut-il être réinvesti dans la pratique ?

Notes

  • [1]
    Je remercie Camille Roelens de l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne pour la relecture attentive de ce texte.
  • [2]
    Platon, Ménon, 80d-e
  • [3]
    Voir Moreau, Didier : « L’étrangeté de la formation de soi », in Le Télémaque, vol. 41, n° 1, 2012, p. 115 – 132.
  • [4]
    Derrida, Jacques : De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 17-18. C’est moi qui souligne.
  • [5]
    Platon : Phèdre, Paris, Éditions Flammarion, 2014.
  • [6]
    La phrase complète sur laquelle je m’appuie ici, laquelle appartient au texte « Variations sur l’écriture », paru dans les Œuvres Complètes de Roland Barthes, est comme suit : « Aujourd’hui, vingt ans plus tard, par une sorte de remontée vers le corps, c’est au sens manuel du mot (écriture) que je voudrais aller, c’est la “scription” (l’acte musculaire d’écrire, de tracer des lettres) qui m’intéresse : ce geste par lequel la main prend un outil (poinçon, roseau, plume), l’appuie sur une surface, y avance en pesant ou en caressant et trace des formes régulières, récurrentes, rythmées (il ne faut pas en dire plus : ne parlons pas forcément de “signes”). » Cf. Barthes, Roland : « Variations sur l’écriture », in Œuvres Complètes, Paris, Éditions du Seuil, 2014, tome IV, p. 267.
  • [7]
    Dans De la grammatologie, Derrida dénonçait ce phénomène d’inflation en disant ceci : « Depuis quelque temps, en effet, ici et là, par un geste et selon des motifs profondément nécessaires, dont il serait plus facile de dénoncer la dégradation que de déceler l’origine, on disait “langage” pour action, mouvement, pensée, réflexion, conscience, inconscient, expérience, affectivité, etc. On tend maintenant à dire “écriture” pour tout cela et pour autre chose : pour désigner non seulement les gestes physiques de l’inscription littérale, pictographique ou idéographique, mais aussi la totalité de ce qui la rend possible : puis aussi, au-delà de la face signifiante, la face signifiée elle-même : par là, tout ce qui peut donner lieu à une inscription en général, qu’elle soit ou non littérale et même si ce qu’elle distribue dans l’espace est étranger à l’ordre de la voix : cinématographique, chorégraphie, certes, mais aussi “écriture” picturale, musicale, sculpturale, etc. On pourrait aussi parler d’écriture athlétique et plus sûrement encore, si l’on songe aux techniques qui gouvernent aujourd’hui ces domaines, d’écriture militaire ou politique. Tout cela pour décrire non seulement le système de notation s’attachant secondairement à ces activités mais l’essence et le contenu de ces activités elles-mêmes. C’est aussi en ce sens que le biologiste parle aujourd’hui d’écriture et de pro-gramme à propos des processus les plus élémentaires de l’information dans la cellule vivante. Enfin, qu’il y ait ou non des limites essentielles, tout le champ couvert par le programme cybernétique sera champ d’écriture. » Voir Derrida, Jacques, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 19.
  • [8]
    Freire, Paulo : Pedagogía del oprimido, Buenos Aires, Siglo XXI, 2010.
  • [9]
    De Certeau, Michel : L’Invention du quotidien, I : Arts de faire, Paris, Éditions Gallimard, 1990.
  • [10]
    Derrida, Jacques : « La Pharmacie de Platon » in Phèdre, Platon, trad. L. Brisson, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 2004.
  • [11]
    Bergson, Henri : « La perception du changement », in La Pensée et le mouvant, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 1966, p. 167.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Bergson, Henri : « La perception du changement », op. cit., p. 168-170.
  • [15]
    Rancière, Jacques : Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Éditions 10/18, 2012, p. 86.
  • [16]
    Ibid.