Dépasser ou assumer la division sociale ? Castoriadis et Lefort face à la révolution hongroise

1La révolution hongroise de 1956 a constitué pour les membres du groupe « Socialisme ou Barbarie » un événement d’une extrême importance, puisqu’il attestait de la possibilité qu’un mouvement politique de masse parvienne à ébranler les fondements de la domination bureaucratique. Les numéros 20 et 21 de la revue Socialisme ou Barbarie ont été d’ailleurs pour l’essentiel consacrés au mouvement de contestation du pouvoir bureaucratique qui s’est produit en 1956 à la fois en Hongrie et en Pologne. Les deux principaux animateurs et théoriciens du mouvement, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, avaient publié dans le numéro 20 (décembre 1956-février 1957) deux articles importants : « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie », dans lequel Castoriadis revenait sur les événements hongrois, en développant une analyse plus générale de la situation dans les pays de l’Est, et en évaluant de manière positive le potentiel de résistance et de lutte manifesté par les ouvriers hongrois, polonais et est-allemands contre le pouvoir bureaucratique [1] ; « L’insurrection hongroise », dont Lefort cherchait à dégager, peu de temps après les événements, « la vérité sur ces douze jours de lutte [2] ». Castoriadis et Lefort reviendront vingt ans après sur la révolution hongroise dans le cadre du premier numéro de la revue Libre, en y publiant respectivement deux articles, « La source hongroise [3] » et « Une autre révolution [4] », où tout en reprenant l’essentiel de leurs analyses développées vingt ans plus tôt, ils mettent en perspective la révolution hongroise dans le cadre plus large des mouvements de lutte pour la démocratie développée depuis près de deux siècles.

2Mon hypothèse est que ce mouvement révolutionnaire constitue un événement à partir duquel peuvent se comprendre, de manière emblématique, les convergences et les divergences intellectuelles et politiques qui n’auront cessé de se manifester entre Lefort et Castoriadis depuis leur militantisme commun au PCI, puis à « Socialisme ou Barbarie », jusqu’à leur brouille et rupture définitive au début des années quatre-vingt, leurs parcours respectifs attestant à la fois d’une forte proximité et d’une forte distance vis-à-vis l’un de l’autre [5].

3Ce qu’il y a en effet de déroutant, lorsque l’on cherche à saisir l’évolution conjointe des pensées de Castoriadis et de Lefort, c’est de constater à quel point ceux-ci peuvent se montrer étonnamment proches sur un certain nombre de thématiques (en particulier l’analyse et la virulente critique de la domination bureaucratique, l’accent mis sur une exigence irréductible de démocratie et donc le refus sans cesse réitéré de toutes les formes de pouvoir arbitraire), tout en divergeant de manière parfois importante sur ces mêmes questions (une dénonciation, un refus partagés n’impliquent pas nécessairement une communauté de vues concernant les finalités légitimes d’un projet politique). Les croisements fréquents de leurs itinéraires, les rencontres régulières entre leurs pensées semblent donc inséparables des antagonismes et des points de ruptures, les moments de convergence entre leurs pensées ne se transformant jamais en recoupements et recouvrements purs et simples. Si les parcours de Castoriadis et de Lefort ont pu ainsi converger dans le cadre du travail de critique politique mené conjointement à « Socialisme ou Barbarie », ou au moment de Mai 68, dans le cadre du livre La Brèche où ils font chacun part de leurs analyses du mouvement de Mai [6], ou même dans les années soixante-dix dans des revues comme Textures et Libre, leurs tracés ne se confondront pour ainsi dire jamais, et s’il faut bel et bien parler dans leur cas de convergences, celles-ci relèvent davantage de points de rencontre autour de problématiques et d’oppositions communes que d’une réflexion aboutie et menée de concert à partir d’une sensibilité philosophique et politique identique.

4De ce fait, on comprend que si Castoriadis et Lefort ont pu s’accorder sur un soutien sans faille aux mouvements révolutionnaires dans les pays de l’Est, ce n’est pas forcément pour des raisons similaires ; de la même manière, s’ils ont pu pointer tous deux certaines insuffisances de ces mouvements contestataires, ou certaines de leurs conséquences, ce n’est pas nécessairement aux mêmes endroits, ni à propos des mêmes faits et donc des mêmes difficultés. Ceci ne vaut d’ailleurs pas seulement pour le mouvement révolutionnaire hongrois : on pourrait identifier à ce titre d’autres occurrences historiques où se manifeste de façon exemplaire la relation conflictuelle entre Castoriadis et Lefort, ainsi pour ne prendre que cet exemple, mais il est cependant central, le mouvement de Mai 68, que tous deux ont pu soutenir et même critiquer sur certains de ses aspects mais pour des raisons parfois assez différentes, voire antagonistes.

5La révolution hongroise de 1956 rend ainsi compte d’un des principaux points d’achoppement entre les deux philosophes, à savoir non seulement le contenu et le sens du projet démocratique, mais plus précisément la question du rapport que la société noue à elle-même, explicitée par Lefort sous l’angle de ce qu’il nomme la division originaire du social, idée que Castoriadis n’aura jamais acceptée. Car il n’y a, selon Castoriadis, aucune raison à ce que la volonté de surmonter la division du social, qui, d’après lui, n’est pas originaire mais instituée, débouche inéluctablement sur l’avènement d’une forme d’État totalitaire, et il objectera à Lefort que la dénomination du pouvoir comme « lieu vide » fait l’impasse sur l’effectivité des politiques contemporaines déterminées dans une perspective oligarchique. Inversement, Lefort marquera toujours ses distances avec l’idée de la démocratie conçue comme une forme de régime qui s’incarne dans un type d’institutions bien définies – celles de l’auto-gouvernement, la cristallisation de l’agir démocratique en tant que démocratie directe risquant de conduire au rêve mortifère d’une société désireuse de s’incarner par-delà la distinction fondamentale du réel et du symbolique et qui, par là, élimine la condition sans laquelle il n’y a pas de liberté politique.

1 – Des convergences…

6S’il y a, au plus fort de leurs divergences, un point de rencontre notable entre Lefort et Castoriadis, celui-ci tient à un souci constant d’une exigence démocratique contre toute domination arbitraire. Loin de réduire, comme a pu le faire un certain marxisme, la démocratie et la liberté à une illusion bourgeoise qui voile les rapports de domination effectifs, les deux penseurs ont toujours accordé une place centrale à la lutte pour l’émancipation, qui est à la fois lutte contre la domination économique et lutte contre la domination politique. En témoigne l’importance qu’a toujours eue pour eux la question du totalitarisme et leur refus conjoint de voir dans les libertés démocratiques de simples libertés formelles, dont le caractère illusoire tiendrait à ce que leur existence ne modifie en rien la structure profonde des rapports de classe. On peut certes noter sur ce point une différence entre les deux penseurs : à la fin des années soixante-dix, Castoriadis faisait encore un usage parcimonieux du vocable « totalitarisme », puisque pour caractériser la forme de domination bureaucratique à l’œuvre en Russie et dans les pays de l’Est, il utilisait l’expression « capitalisme bureaucratique total [7] », ce qui ne marque pas un écart considérable, mais cherche à articuler dans la même idée domination économique et domination politique, là où Lefort mettait peut-être davantage l’accent sur le caractère ouvertement politique de la domination. Ce dernier avait, quant à lui, utilisé très tôt le terme de totalitarisme pour rendre compte du régime d’oppression qui sévissait en Russie [8]. Mais peu importe en l’occurrence les différences de lexique, qui ne touchent pas à l’essentiel, tant l’intérêt de Lefort et de Castoriadis pour les mouvements de lutte et de résistance à l’oppression, pas seulement à l’Est d’ailleurs, aura toujours été vif.

7Lefort et Castoriadis affirment ainsi que les droits et les libertés, nés dans le sillage des révolutions modernes, n’ont en soi rien à voir avec le capitalisme, dont le marché ne constitue qu’une forme possible : la tendance lourde du capitalisme serait plutôt à la concentration, donc à la remise en cause du caractère autonome de la sphère politique [9]. En outre, ces droits et ces libertés, loin d’avoir été spontanément octroyés par la bourgeoisie, ont été au contraire le résultat de luttes constantes contre le pouvoir en place, auxquelles le prolétariat a lui-même grandement participé. Que ces droits et ces libertés soient partiels, et pour un certain nombre de nature défensive, comme le remarque Castoriadis [10], ne signifie pas qu’à l’origine ils étaient destinés à ne revêtir que cette forme restreinte. Le problème est que la bourgeoisie a opposé une forte résistance à des revendications d’ordre aussi bien politique (extension du droit de vote) qu’économique (reconnaissance du droit de grève) en s’efforçant de domestiquer une dynamique démocratique, afin de restaurer une hiérarchie dont la légitimité avait été battue en brèche.

8La critique du droit, en parallèle à la critique du capitalisme, expliquerait l’erreur qui aurait été, selon Lefort, celle de Marx, qui lisait dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen l’expression égoïste de l’individu bourgeois, sans vraiment porter attention au fait que la liberté d’opinion, par exemple, ne relève pas seulement d’un droit strictement individuel, mais qu’elle est également une liberté de rapports, témoignant de la naissance d’un espace public autonome échappant aux prérogatives du pouvoir politique [11]. Qu’il faille ensuite travailler à une extension effective de ces droits et de ces libertés, en les traduisant dans le cadre d’une transformation des rapports de subordination institués et en veillant à ce que l’exigence d’égalité soit vérifiée à l’aune du réel, implique précisément que soit reconnue la portée de la dynamique démocratique, ouverte par l’intrusion dans l’espace public du peuple comme instance de légitimation politique et qui excède de loin les intérêts de la bourgeoisie [12].

9Les mouvements de contestation de la domination bureaucratique en Russie et dans les pays de l’Est, en l’occurrence ici la Hongrie, constituent l’une des formes contemporaines de cette dynamique démocratique qui travaille les sociétés et vient introduire un désordre créateur dans une organisation politique et sociale figée. Là dessus, les analyses de Castoriadis et de Lefort à propos des événements hongrois de 1956 se rejoignent sans l’ombre d’une hésitation. Dès le début de son texte paru dans Libre, Lefort dit de la révolution hongroise qu’elle a constitué un événement qui restera à jamais gravé dans la mémoire historique, puisque, d’après lui, elle fut la première fissure importante qui a fait s’ébranler des pans entiers de l’édifice totalitaire, bien plus profonde que celle née du soulèvement de Berlin-Est en juin 1953 ou, trois ans plus tard, de la révolte en Pologne [13]. Celui-ci ne disait d’ailleurs pas autre chose dans son article de 1956 : la révolution hongroise doit se comprendre comme une contestation radicale de la domination totalitaire portée par tous les secteurs de la société hongroise [14]. Castoriadis insiste également dans son texte sur l’absolue radicalité de la révolution hongroise puisque l’insurrection du peuple hongrois est parvenue à ébranler les fondements du système de domination bureaucratique et de la politique de terreur totalitaire qui en est l’expression [15]. Et, dans la mesure où la société hongroise s’est montrée capable de mobiliser en un laps de temps aussi court (quelques semaines à peine, comme La Commune de Paris) une telle créativité politique, ce soulèvement revêt finalement autant de portée et de signification politique que trois siècles d’histoire égyptienne [16].

2 – …mais aussi quelques divergences

10Si Lefort et Castoriadis s’accordent donc pour reconnaître la créativité démocratique propre au soulèvement hongrois qui a bouleversé de fond en comble les structures de la société bureaucratique, ils ne font cependant pas porter l’accent sur les mêmes aspects de cette créativité, et c’est sans doute là que se situe le principal clivage : Lefort insiste bien davantage sur le problème de la division sociale, en montrant que l’exigence de syndicats libres constitue une demande qui suppose l’abandon du fantasme de société réconciliée ayant surmonté tous les clivages [17]. Ainsi les revendications émises par le Conseil central hongrois d’une reconnaissance publique de trois sources d’autorités différentes (fédération de conseils d’ouvriers, parlement élu au suffrage universel, syndicats libres) attestent d’une exigence conjointe d’auto-organisation collective et de pluralité démocratique [18]. Il s’avère en ce sens nécessaire d’aménager un espace de conflictualité, cadré par des normes institutionnelles reconnues par tous les citoyens, où les oppositions et les clivages puissent trouver leur expression. Des conflits sont, en effet susceptibles d’éclater entre le Conseil central en tant qu’organe représentatif des travailleurs et les travailleurs eux-mêmes qui peuvent légitimement ne pas s’y sentir représentés, ou au sein des travailleurs eux-mêmes, entre différentes catégories professionnelles [19].

11Pour Lefort, la démocratie doit comporter une pluralité d’instances et de réseaux de socialisation sans chercher à les intégrer de force dans une structure unitaire qui ne saurait être que mensongère. Puisque, dans une démocratie pluraliste, l’économie ne doit pas se confondre avec la sphère politique, bien que les deux domaines soient intriqués, il en résulte que l’individu-travailleur, avec ses intérêts spécifiques relevant de la sphère salariale, est différent de ce qu’il est en tant qu’individu-citoyen [20], ce qui ne signifie pas que ce clivage sera total et sans possibilité d’articulation ou de médiation [21]. En fait, là où Lefort met le doigt sur l’exigence d’une division assumée de la société et d’une reconnaissance de la différenciation intrinsèque au jeu démocratique, Castoriadis considère le projet d’établissement de démocratie directe dans le cadre des Conseils ouvriers comme une tentative pour abolir précisément la division instituée de la société et la séparation entre les divers domaines de l’activité collective et, plus largement, entre les différentes sphères de l’existence humaine [22].

12En effet, si Castoriadis reconnaît comme Lefort la formidable capacité d’ébranlement du pouvoir manifesté par le soulèvement hongrois, il cherche à montrer que celui-ci ne prend sa portée véritable qu’en référence à l’une de ses créations les plus importantes, pour ne pas dire la plus centrale, les conseils ouvriers, principal organe de base propice à l’expression de cette créativité démocratique portée par l’ensemble de la société hongroise. C’est d’ailleurs pour cette raison que Castoriadis continue de parler de révolution à propos du soulèvement hongrois en un sens quand même très différent de Lefort :

13

[…] Je pense que ce que contiennent en puissance les Conseils ouvriers hongrois, dans leur formation et dans leurs buts, c’est la destruction des significations sociales traditionnelles, héritées et instituées, du pouvoir politique, d’une part, et d’autre part, de la production et du travail – et donc le germe d’une nouvelle institution de la société. Ce qui entraîne, en particulier, une rupture radicale avec l’héritage philosophique en ce qui concerne la politique et le travail[23].

14On reconnaît là une caractéristique centrale de la pensée politique de Castoriadis : la politique au sens fort, ce n’est pas seulement la gestion et la transformation de la société dans une perspective réformiste ou revendicatrice procédant graduellement (c’est ce qu’il finira par reprocher à Lefort), mais l’auto-institution explicite et organisée de la société à travers laquelle les hommes rassemblés exercent une puissance collective souveraine et collégiale sur tout ce qui est en leur pouvoir. Et c’est justement ce qu’il pense voir dans le mouvement révolutionnaire hongrois.

15Lefort parle également de révolution à propos de la Hongrie (aussi bien dans son texte de 1957 que dans celui de 1977), mais c’est en une toute autre acception. Il n’emploie d’ailleurs jamais le vocable « mouvement révolutionnaire » comme le fait Castoriadis, car, selon lui, une telle expression renvoie au mouvement ouvrier, qu’il juge fondé sur une catégorie problématique – celle de processus historique pourvu d’une nécessité propre – et fallacieusement porté par le projet de dépassement de la division sociale, au risque précisément d’abolir le principe de la différenciation et du pluralisme démocratique. Aux yeux de Lefort, le soulèvement hongrois constitue pourtant bel et bien une révolution (en dépit de sa défaite) dans la mesure où se sont trouvés contestés aussi bien la légitimité du pouvoir en place que l’ensemble de la hiérarchie bureaucratique, sur la base d’un mouvement de contestation porté par l’ensemble de la population et non phagocyté par un parti d’avant-garde prétendant parler au nom de tous. Malgré son échec, ce soulèvement a révélé l’extrême vulnérabilité d’un système de domination dont la puissance ne parvient pas à masquer la grande fragilité.

16Castoriadis s’accorde certes sur ce point avec Lefort mais se sépare de lui pour ce qui concerne la finalité du soulèvement hongrois et, plus largement, sur les objectifs de tout soulèvement à visée démocratique et révolutionnaire. Bien qu’il reconnaisse, comme Lefort, qu’on ne saurait postuler un état idéal où viendrait s’épanouir une société enfin libérée de tous les maux, l’émancipation constituant un processus plus qu’un terme définitif [24], il ne cessera jamais de défendre le principe de l’auto-gouvernement. Il serait selon lui impossible de parler de démocratie sans postuler l’existence d’un peuple qui légifère sur lui-même et qui détient le pouvoir pour déterminer les orientations politiques de la cité. Alors que Lefort, dans son interprétation de Machiavel, explique le caractère insurmontable de la division sociale par l’asymétrie des places occupées par le peuple et par les Grands [25], estimant que son abolition revenait à détruire l’articulation symbolique qui permet de faire tenir ensemble les composantes du social, Castoriadis cherche à montrer qu’il n’y a aucune contradiction dans le projet de société autonome qui ne serait pas édifiée sur le principe d’un clivage insurmontable, et dans laquelle le pouvoir exprimerait effectivement la volonté d’un peuple souverain. Castoriadis soutient ainsi l’idée qu’une démocratie authentique doit permettre l’instauration d’un pouvoir exercé par l’ensemble des citoyens, sans qu’il soit nécessaire de poser une division structurelle entre le peuple et le pouvoir [26].

17Or, pour Lefort, et on entre ici dans le cœur du désaccord politique entre les deux penseurs, la remise en cause du caractère sacré de la loi et des institutions politiques ne doit nullement déboucher, contrairement à ce que pense Castoriadis, sur l’intronisation du peuple comme sujet politique reconnu en tant qu’origine et auteur de la loi. Il n’y a pas, à proprement parler, d’origine de la loi, personne ne pouvant se prévaloir (individu ou groupe) de la fonction d’institution des lois, qui relève de l’invention anonyme au sens fort du terme : personne n’est à proprement parler l’auteur de la loi. En fait, si Castoriadis et Lefort s’accordent tous deux pour estimer que toute société repose sur une absence de garantie ultime, ils divergent sur le problème de l’origine de la loi : dire, comme Lefort, que la société est traversée par du vide implique de reconnaître qu’elle est sans origine, et par conséquent qu’il est impossible de rapporter la loi à une instance originaire. Or si, pour Castoriadis, l’institution ne se fonde sur aucune garantie ultime, ce n’est pas parce qu’elle serait sans origine aucune, comme l’affirme Lefort, mais au sens où la loi n’a pas de fondement extra-social : en conséquence, ce sont les hommes, rassemblés sous la figure d’un collectif anonyme autonome, qui en forment la seule origine. Que, d’autre part, l’activité de la société instituante ne puisse se fonder sur aucune garantie transcendante ne change rien au fait que celle-ci se rapporte à elle-même en tant qu’origine consciente des institutions qu’elle crée en vertu de son pouvoir. En fait, Lefort pointe dans l’indétermination constitutive du régime démocratique le signe de son défaut d’origine, qui interdit de concevoir la démocratie comme le pouvoir du peuple, au sens où celui-ci serait l’auteur des lois et occuperait le pouvoir en personne. Castoriadis perçoit au contraire dans l’absence de fondation ultime de la loi la marque de son origine proprement humaine qui justifie l’exercice direct du pouvoir par le peuple dans sa dimension instituante.

3 – Deux conceptions différentes de la créativité démocratique ?

18Comprendre le point de discordance entre ces deux interprétations de la révolution hongroise, c’est en tout cas saisir le sens de l’antagonisme profond séparant deux conceptions de la créativité démocratique, Lefort défendant le principe de la représentation démocratique comme seule à même de pouvoir articuler le conflit inhérent à la vie sociale, Castoriadis y voyant au contraire l’obstacle à une véritable politique de l’autonomie qui ne peut s’exprimer que comme démocratie directe : si Lefort se refuse à penser la démocratie comme auto-institution explicite, c’est selon lui qu’une telle conception conduit à faire l’impasse sur la question du tiers permettant d’articuler le conflit inhérent au social, l’ordre symbolique de la loi étant nécessaire pour donner forme à la créativité politique [27]. Castoriadis défend à l’inverse l’idée qu’il n’y a au fond nulle nécessité à penser ensemble démocratie et représentation : la prétendue division que Lefort croit reconnaître au fondement de la vie sociale n’est pas une condition structurelle de la société, lui permettant de s’articuler au plan symbolique, mais constitue l’effet conjoncturel d’une division asymétrique et antagoniste du social [28] qui peut être surmontée moyennant une intervention politique orientée dans ce sens.

19L’analyse du désaccord entre Castoriadis et Lefort doit toutefois être nuancée, car les points de discorde ne sont pas toujours si nets, même au plus fort de leurs divergences : comme Lefort, Castoriadis reconnaît en effet que le rêve d’une société transparente relève du fantasme infantile et débouche immanquablement sur le cauchemar totalitaire. Il faut ainsi reconnaître au social une richesse qui dépasse tout ce que les individus rassemblés peuvent produire, puisque ce n’est qu’à partir de cette dimension première, cet imaginaire instituant de forme anonyme, qu’une création signifiante devient possible, et, de ce point de vue, sans doute n’est-il pas abusif d’évoquer le social sous les termes du « dehors », s’il est vrai que le social présuppose quelque chose qui ne peut être donné comme tel, un infra-pouvoir qui structure à l’origine ce qui peut faire sens pour les individus [29]. Les deux penseurs pointent bien, sous le terme de chaos ou celui de division, le désordre qui ne cesse de travailler la légitimité des institutions les mieux établies, et que l’on ne doit pas confondre avec le balbutiement de ce qui cherche à s’ordonner, puisqu’il constitue l’énergie toujours en excès sur ses retombées institutionnelles. Et, là où Lefort évoque la division et la conflictualité comme berceau de la liberté [30], Castoriadis renvoie à la tension entre société instituante et société instituée en tant que signe d’une créativité politique indéfinie [31]. L’écart entre la société instituante et la société instituée, c’est-à-dire le fait que l’activité politique qui est celle de la société sera toujours en excès par rapport à sa cristallisation dans des institutions, constitue précisément ce qui, pour Castoriadis, rend compte de la créativité démocratique venant bouleverser l’ordre des choses.

20Cette précédence de la création et de l’invention par rapport à l’ordre institué, qui ne peut s’exprimer qu’au travers des institutions effectives mais qui les dépasse infiniment, puisque sans cette effervescence celles-ci n’auraient aucune consistance, explique pourquoi une société ne peut coïncider avec elle-même, les institutions qu’elle se donne ne permettant pas de résorber la brèche qui la travaille, et par laquelle elle s’altère en s’ouvrant à ce temps de l’indétermination qu’est le futur.

Notes

  • [1]
    Voir Cornelius Castoriadis, « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie », repris in La Société bureaucratique, Paris, Éditions Christian Bourgois, 1990.
  • [2]
    Voir Claude Lefort, « L’insurrection hongroise », repris in L’Invention démocratique, Paris, Éditions Fayard, 1998, p. 193.
  • [3]
    Voir Cornelius Castoriadis, « La source hongroise », repris in Quelle démocratie, T. 1. Écrits politiques 1945-1997, T. III, Paris, Éditions du Sandre, 2013.
  • [4]
    Voir Claude Lefort, « Une autre révolution », repris in L’Invention démocratique, op. cit.
  • [5]
    Je me réfère en général aux deux articles de C. Castoriadis et de C. Lefort publiés dans le premier numéro de Libre en 1977 de préférence à leurs articles parus en 1956 dans le numéro 20 de Socialisme ou Barbarie car ils permettent de comprendre avec davantage d’acuité les raisons de leurs désaccords politiques de fond.
  • [6]
    Voir Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Edgard Morin, Mai 68 : La brèche suivi de Vingt ans après, Éditions Fayard, 2008.
  • [7]
    Voir Cornelius Castoriadis, « Le régime social de la Russie », in Domaines de l’homme, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 175-180.
  • [8]
    Voir à ce sujet le texte de Lefort « Le totalitarisme sans Staline », publié en 1956 in Socialisme ou Barbarie et repris in Éléments pour une critique de la bureaucratie, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Tel », 1979.
  • [9]
    Voir Cornelius Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime », in La Montée de l’insignifiance, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 235-236.
  • [10]
    Voir ibid., p. 236-237.
  • [11]
    Voir Claude Lefort, « Droits de l’homme et politique », in L’Invention démocratique, op. cit., p. 56-59.
  • [12]
    Voir Cornelius Castoriadis, « La démocratie comme procédure et comme régime », op. cit., p. 236.
  • [13]
    Voir Claude Lefort, « Une autre révolution », op. cit., p. 235.
  • [14]
    Voir Claude Lefort, « L’insurrection hongroise », op. cit., p. 223-224.
  • [15]
    Voir Cornelius Castoriadis, « La source hongroise », op. cit., p. 580.
  • [16]
    Voir ibid., p. 593.
  • [17]
    Voir Claude Lefort, « Une autre révolution », op. cit., p. 255.
  • [18]
    Voir ibid., p. 255-259.
  • [19]
    Voir ibid., p. 255.
  • [20]
    Voir ibid.
  • [21]
    Voir ibid., p. 258.
  • [22]
    Voir Cornelius Castoriadis, « La source hongroise », op. cit., p. 589.
  • [23]
    Voir ibid., p. 593.
  • [24]
    Voir Cornelius Castoriadis, Ce qui fait la Grèce 2. La cité et les lois. Séminaires 1983-1984, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 91.
  • [25]
    Voir Claude Lefort, « Machiavel : la dimension économique du politique », in Les formes de l’histoire, Paris, Éditions Gallimard, 1978, rééd. Coll. « Folio-Essais », 2000, p. 222.
  • [26]
    Voir Cornelius Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme, op. cit., p. 287.
  • [27]
    Voir Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Éditions Gallimard, 1972, rééd. Coll. « Tel », 1986 et 2008, p. 487.
  • [28]
    Voir Cornelius Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », in Le Monde morcelé, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 118.
  • [29]
    Voir ibid.
  • [30]
    Voir Claude Lefort, Le Travail de l’œuvre Machiavel, op. cit., p. 470-477. Voir également Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, Paris, Éditions Vrin/EHESS, 2005, p. 222-225.
  • [31]
    Voir Cornelius Castoriadis, « Socialisme et société autonome », in Quelle démocratie, T. 2. Écrits politiques 1945-1997, IV, Paris, Éditions du Sandre, 2013, p. 104-105.