Recension de l’ouvrage de Jean Lassègue et Antoine Garapon, La Justice digitale

1Voilà un ouvrage impertinent qui accomplit un travail salutaire : poser un diagnostic sur l’évolution récente de la justice sous l’effet des technologies numériques, et inviter le lecteur à considérer l’ampleur des changements induits. Les deux auteurs, Antoine Garapon (IHEJ) et Jean Lassègue (CNRS) parviennent à relever le défi en quelques 360 pages, en combinant leurs talents de spécialistes du droit et de l’épistémologie, tout en faisant valoir la spécificité de leur regard respectif : l’anthropologie de la justice et la théorie sémiotique de la culture. L’originalité de la méthode tient à ceci qu’elle évite l’approche par les performances et l’utilité, en questionnant de façon plus radicale la nature symbolique de la révolution numérique : révéler sa dimension graphique (le code), c’est suspecter la valeur mythologique de la croyance en la « délégation aux machines » (l’automatisation).

2La première partie du livre s’essaye à une définition de la justice digitale par un long détour anthropologique. En s’appuyant notamment sur les travaux de Claire Herrenschmidt [1] et Sylvain Auroux [2], les auteurs montrent que s’accomplit aujourd’hui une troisième révolution de l’écriture, dans le sillage de son invention mésopotamienne (lettres/nombres) : l’alphabet segmente et rend la langue potentiellement mécanisable ; la grammatisation la pense comme un outil objectivable (grammaires et dictionnaires), surtout à l’époque de l’imprimerie ; le codage informatique inaugure une écriture muette qui déploie son activité propre et ouvre de nouvelles possibilités culturelles. Aussi bien l’informatique en tant que technique constitue-t-elle une authentique forme symbolique (http://www.ruedescartes.org/articles/2019-1-lecture-du-livre-de-jean-lassegue-i-ernst-cassirer-du-transcendantal-au-semiotique-i-5/), à côté de celle du droit, et tout l’effort des deux auteurs consiste à détailler les modalités de ce conflit des normativités. Garapon et Lassègue soulignent d’emblée les limites de cette écriture, qui ne saurait parvenir à réduire complètement l’écart du physique et du sémiotique. Le calcul et le programme évacuent en effet des signes la sémantique, donc l’interprétation, et l’écriture informatique n’a pas toutes les propriétés plastiques d’un langage naturel, induites par la réflexivité. Qui plus est, une telle écriture est déliée de l’institution qui la régissait et de l’espace où elle était fixée, ce qui n’est pas sans conséquence pour le rituel judiciaire. Lassègue et Garapon forgent l’hypothèse suggestive que c’est la désymbolisation liée au caractère purement calculatoire qui explique la recherche d’une mythologie de substitution, sous la forme du contrôle de la machine par elle-même (chap. 1). L’utile rappel, succinct mais clair, des concepts de « calculabilité » (Turing [3]) et d’incomplétude (Gödel) permet d’expliquer l’échec du rêve de Hilbert d’une axiomatique primitive de la pensée mathématique, et de mieux comprendre la ligne de fuite sémantique de la pensée formelle. Le calculable est intrinsèquement limité et son expansion à tous les domaines de la vie ne saurait faire l’économie d’un moment symbolique, réflexif, qui replace la technique numérique dans l’espace-temps de la vie en commun actuelle – sauf dans le rêve mythologique d’une délégation intégrale aux machines (chap. 2).

3Ensuite, c’est la révolution proprement anthropologique qui est soulignée : si l’ordinateur est une machine graphique, son usage affecte la totalité de notre expérience vive, surtout depuis la banalisation du téléphone portable au début des années deux mille. Ce « fait social total » est convoyé par une idéologie politique libertarienne, en phase avec un imaginaire pirate et une époque néolibérale et mondialisée qui se méfie de l’État. Les aspects politiques, pour décisifs qu’il soient (les nouveaux biens publics informationnels paraissent paradoxalement devoir leur sens commun à des acteurs privés), sont pourtant dérivés de cette mutation symbolique, plus profonde. Il en va de même des transformations sociales induites par la legaltech (promesse d’un accès facilité à la justice, d’une démocratisation du droit, mise en concurrence des fonctions de médiation), et même des aspects cognitifs (substitution de la prédiction à l’interprétation, fétichisme algorithmique). L’un des diagnostics les plus saisissants des deux auteurs, inspiré autant de Cassirer que de Lefort, Gauchet et Ricœur, est celui d’un effacement du tiers et de la médiation institutionnelle, donc finalement d’une dénégation (illusoire) du symbolique (chap. 3). La révolution numérique affecte non pas les finalités, mais les modalités mêmes de la justice, donnant ainsi l’impression de donner naissance à rien de moins qu’à un nouveau droit naturel. Réunion virtuelle, serment à distance, élision du rituel attestent de la désorganisation profonde du cadre spatio-temporel de la justice qu’implique le numérique, en tant que nouvelle dimension du monde vécu. Mais la délégation exhaustive aux machines relève de la croyance magique en un monde déjà préordonné par le calcul, et dont les ordinateurs n’auraient qu’à collecter les données. Ce mythe s’ancre dans une pensée erronée qui définit la technique comme prolongement du corps, au lieu de penser la co-naturalité de la technique et de la société au sein de la culture, et doit être compris à la lumière de l’impossible effort d’auto-fondation des sociétés démocratiques. Si le numérique se présente comme un nouveau droit naturel interne au monde, c’est par un effet d’illusion (le scan des données juridiques est une nouvelle forme de représentation) qui fait oublier sa nature symbolique. Or le calculable n’est pas substituable au symbolique, de même que l’opérationnel n’épuise pas le signifiant (chap. 4). La technologie blockchain mérite, à elle seule, un développement propre, tant cette excroissance a des implications fortes pour la justice et ses métiers. Elle exploite en effet un déterminisme strict (par la cryptologie) qui renouvelle la notion de confiance par son ambition d’infalsifiabilité, au point que tous les liens politiques en sont potentiellement modifiés, à commencer par les obligations contractuelles qui prétendent se passer de la médiation institutionnelle et du tiers garant (contrats intelligents, organisations décentralisées de règlement des litiges). En arguant parfois d’une vocation redistributive (au contraire des plateformes), elle laisse croire à une illusoire démocratie des individus ; en réalité, un droit entièrement déterminant devient inhumain et antipolitique, car la justice a besoin d’un espace de jeu, d’indétermination, voire d’imperfection (chap. 5).

4La seconde partie de l’ouvrage examine ce que la justice numérique fait à l’idée de justice : l’altération de la structure de l’audience est altérée par le découplage de l’espace et du temps, la désintermédiation de la preuve (qui ne vise plus l’intime conviction au terme d’une procédure, mais « parle d’elle-même »), l’appauvrissement de l’expérience du procès (qui, avec l’éclatement des trois unités théâtrales, perd son efficacité symbolique), la déritualisation (chap. 6). Le juge risque de perdre son âme, du fait du caractère systémique d’une justice en ligne (online dispute resolutions ; tribunaux « à la commande », jurés-blockchain, sans jury ; construction intéressée de la vérité judiciaire ; élision du principe du contradictoire et de l’instance de la loi ; exécution automatique des décisions) qui, en constituant un quatrième terme surplombant les parties et le tiers de justice, en prônant des « solutions » plutôt que des jugements, risque de subvertir les principes démocratiques (chap. 7, en particulier p. 201-203). D’autre part, le rêve d’une fusion entre prescription et prédiction, à l’épistémologie douteuse, risque de dévier la norme juridique, en transformant les juristes en auxiliaires de stratégies économiques, et en détournant le raisonnement juridique (argumentatif, narratif et interprétatif) vers une soi-disant intelligence artificielle, dont les corrélations statistiques s’autorisent de la seule puissance de calcul et d’un prétendu déterminisme. Le risque est alors grand de raréfier les jugements, de renforcer les tendances majoritaires, de détrôner la sagesse pratique des juristes, d’éradiquer les opinions dissidentes, de pétrifier le temps judiciaire par le poids d’une mémoire infinie (chap. 8). En outre, la loi menace de disparaître au profit d’une norme personnalisée et plastique, une micro-directive variable dans le temps et l’espace, penchant vers l’injonction personnelle, donc susceptible de réintroduire des inégalités (du fait de la maîtrise variable des outils numériques). Aussi bien le nouveau modèle du pouvoir n’est-il pas tant celui, centralisé, du panopticon, que celui d’une nouvelle relation féodale entre individus et compagnies d’assurance, via des machines qui les « calculent » ; la justice pénale risque d’y perdre sa vocation rétributive pour punir des « risques » criminogènes, donc de déplacer le critère de la peine de l’acte vers l’intention ou la tendance (chap. 9). Ajoutons que les jugements peuvent être influencés par le contrôle horizontal (recommandations, notations utilitaires), la pression de la multitude (et ses risques d’exclusion), et les phénomènes moutonniers liés à l’influence ou à la rigidification des conduites (chap. 10). Enfin, les auteurs insistent sur le « grand ajustement » culturel induit par la révolution numérique, qui modifie la qualification juridique (tentée par l’automatisation), la norme juridique elle-même semblant émaner « naturellement » de la réalité par une sorte d’intensification numérique de l’expérience du monde (accélération, transformation permanente), faisant passer insensiblement d’une justice équitable (fairness) à une justice adéquate (fitness) par l’ajustement auto-correcteur (chap. 11).

5La courte troisième partie (chap. 12), plus prospective et normative, rappelle ce que l’idée de justice commande à la justice digitale. Elle revient sur le mythe central de la délégation aux machines, qui est au cœur des tendances actuelles du big data, de l’intelligence artificielle, du deep learning, etc. La justice est une idée réflexive, un appel (une protestation) contre le mal, au fond anthropologique archaïque, et que ne saurait épuiser totalement le numérique. Qu’une forme symbolique ait tendance à s’étendre indéfiniment, c’est dans sa nature. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne rencontre pas l’opposition des autres, ni qu’il ne soit pas besoin d’une instance d’arbitrage pour trancher entre ces concurrents au façonnement de la culture. Ce que nous apprend cette enquête d’anthropologie symbolique, c’est que la justice doit rester liée à une comparution, à un contexte singulier, à une présence institutionnelle du tiers, si elle veut protéger l’humanité de l’homme de l’automatisation et de la marchandisation. C’est pourquoi la conclusion des auteurs consiste à rappeler la différence des deux formes symboliques, et à plaider en faveur de leur articulation raisonnable, pour mieux résister aux risques de fusion.

6*

7Le lecteur saura gré à Lassègue et Garapon d’un art de la synthèse qui permet d’aborder un grand nombre d’enjeux contemporains, en révélant l’ampleur d’une mutation juridique dont chacun ne perçoit, au mieux, que des fragments. L’ouvrage, écrit dans une langue claire et accessible, réussit son pari d’une vulgarisation exigeante, avec peu de notes – peut-être lui manque-t-il toutefois une bibliographie permettant d’orienter et d’approfondir certains points (par exemple, sur Cassirer ou la notion de symbolique). Sa lecture en est facilitée par un habile découpage en courtes rubriques qui s’agencent sans répétition ni ellipse. Concrets et nombreux, les exemples retenus sont particulièrement éloquents (par exemple sur le test d’alcoolémie intégré au véhicule, p. 305). La thèse – que le mythe de l’automatisation cache une dénégation du symbolique – scande avec force l’ensemble du propos et en articule les mille et un détails. Elle confère au livre une portée critique et réflexive qui permet d’éviter le travers (de tant d’ouvrages du moment) d’une description trop pauvre, à peine sociologique, sur les « changements en cours ». En s’efforçant à un diagnostic nuancé, les auteurs contraignent leurs lecteurs à la complexité : la thérapie à inventer ne pourra se complaire dans le tout (numérique) ou rien (« défaire internet »).

8Outre de petites erreurs inévitables (ce n’est qu’après la parution du livre qu’on a appris la possibilité de pirater les blockchains, supposées inviolables [4]), on pourra regretter de légères approximations, telle que l’absence de distinction entre le numérique, internet (réseau de câbles) et le Web (l’une des applications d’internet, donnant lieu à un « monde » virtuel). Ou encore la confusion entre Web dit 2.0 (collaboratif) et 3.0 (« sémantique »), dans certains exemples (p. 273 [5]) ; voire l’indifférenciation de la collaboration et de la marchandisation (p. 277), comme si le co-travail numérique avait nécessairement un destin commercial. Plus grave est l’affirmation massive et, somme toute, un peu dogmatique, d’une connaturalité du numérique et de la mondialisation néolibérale (p. 29), comme si celle-ci n’était pas une politique (mise à mal, par exemple, par D. Trump) ; proximité qui expliquerait l’impuissance inévitable des États – comme si certains d’entre eux n’avaient pas montré qu’on peut parfaitement rétablir des limitations institutionnelles au sein d’Internet, sans même parler des efforts gigantesques de la Chine, par exemple, pour contraindre Internet lui-même. De même, l’idée d’une disruption native du numérique (p. 313) semble un peu rapide, car elle fait l’économie d’une réflexion sur le fait que la dynamique de création destructrice est bien davantage celle du capitalisme lui-même, surtout à son stade avancé, post-industriel.

9D’autre part, l’affirmation selon laquelle « le traitement de données de masse (big data) propose désormais de fournir une information individualisée en croisant données et métadonnées » (p. 94) devrait être nuancée, tant l’ambition clinique de la pensée formelle (notamment algorithmique) rencontre des limites conjoncturelles [6] et structurelles [7]. Enfin, plus radicalement encore, et aussi étrange que cela puisse paraître, on pourrait contester l’idée même d’une définition de l’informatique par la notion de « données » (data) censée « coder » la réalité externe (p. 32). En effet, certains informaticiens préfèrent utiliser la notion de « documents-pour-une-certaine-interprétation [8] », inventant des technologies de la suggestion, de l’interprétation, de la comparaison, bref de l’action assistée et non de l’action automatisée, de l’interaction homme-machine et non de la délégation aux machines (avec son fantasme inversé de conquête du pouvoir par les machines). Qu’ils soient ultra-minoritaires, dans le paysage informatique contemporain, n’enlève rien à la pertinence de leurs remarques.

Notes

  • [*]
    Lassègue, J., Garapon, A, La Justice digitale, Paris, Éditions des Presses Universitaires de France, 2018
  • [1]
    Herrenschmidt, Claire, Les Trois Écritures. Langues, nombre, code, Paris, Éditions Gallimard, 2007.
  • [2]
    Auroux, Sylvain, La Révolution technologique de la grammatisation, Liège, Éditions Mardaga, 1997.
  • [3]
    Lassègue, Jean, Turing, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 1998.
  • [4]
    Cf : « Once hailed as unhackable, blockchains are now getting hacked », in Technology Review, 19 février 2019 https://www.technologyreview.com/s/612974/once-hailed-as-unhackable-blockchains-are-now-getting-hacked/.
  • [5]
    Sans même parler des modèles intermédiaires situés entre la sagesse des foules (du web 2.0) et l’automatisation de la réflexivité (du web 3.0). Cf. par exemple : Bénel, A., Zhou, C., & Cahier, J.-P. (2010). Beyond Web 2.0… And Beyond the Semantic Web. In D. Randall & P. Salembier (Eds.), From CSCW to Web 2.0 : European Developments in Collaborative Design. London : Springer Verlag. Consulté le 1er juillet 2010, http://benel.tech-cico.fr/publi/benel_SPRINGER_2010.pdf
  • [6]
    Cf. Cardon, Dominique, À quoi rêvent les algorithmes : nos vies à l’heure des big data, Paris, Éditions du Seuil, 2015, surtout les chap. 2 et 3.
  • [7]
    Cf. Lacour, Philippe, La Nostalgie de l’individuel. Essai sur le rationalisme pratique de Gilles-Gaston Granger, Paris, Éditions Vrin, 2012 ; et La Raison au singulier. Réflexions sur l’épistémologie de Jean-Claude Passeron, Paris, Éditions des Presses Universitaires de Nanterre, 2020.
  • [8]
    Zacklad, Manuel, Bénel, Aurélien, Cahier Jean-Pierre, Zaher Lhédi., Lejeune Christophe, Zhou Chao (2007) « Hypertopic : une métasémiotique et un protocole pour le web socio-sémantique », in Trichet F. (éd.) Actes des 18ème journées francophones d’ingénierie des connaissances, Cépaduès, Toulouse, pp. 217-228. http://publi.tech-cico.fr/files/zacklad_IC_07.pdf. Pour une illustration de ce type de technologies, cf. https://hypertopic.org